Michel Leiris Zebrage

Michel Leiris Zébrage Gallimard Michel Leiris est né le 20 avril 1901. Tandis qu'il mène de « vagues » études de chi

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Michel Leiris

Zébrage

Gallimard

Michel Leiris est né le 20 avril 1901. Tandis qu'il mène de « vagues » études de chimie, il fréquente le Paris des noctambules d'après-guerre, et se lie avec Max Jacob et le peintre André Masson. Passionné de poésie, il rejoint le groupe surréaliste en 1924. De cette initiation aux arcanes du rêve et du langage naissent les poèmes de Simulacre (1925), plus tardivement les jeux de mots de Glossaire, j'y serre mes gloses (1939) et le roman Aurora qui ne paraîtra qu'en 1946. Angoissé par l'écriture, par son mariage en 1926, par sa rupture avec le groupe surréaliste, Leiris entame une psychanalyse en 1929. Désireux ensuite de se mesurer au réel, il accompagne de 1931 à 1933 la mission Dakar-Djibouti dont il publie une « chronique personnelle », L'Afrique fantôme, en 1934. Il travaille comme ethnologue au musée de l'Homme jusqu'en 1971 et mène, parallèlement à cette étude des autres, une étude approfondie de lui-même. Son premier essai autobiographique, L'âge d'homme (1939), ne fait que lui révéler de nouveaux jeux de masques dont il se propose de découvrir la règle dans les quatre ouvrages constituant La règle du jeu (Biffures, 1948 ; Fourbis, 1955 ; Fibrilles, 1966 ; Frêle bruit, 1976). Le ruban au cou d'Olympia (1981), Langage Tangage (1985) et À cor et à cri (1988) s'inscrivent dans la veine des textes autobiographiques et poétiques que domine, sans complaisance ni vanité, le souci de se connaître – par quoi passe, selon Leiris, la connaissance de l'autre, la connaissance du monde. Michel Leiris est mort à Saint-Hilaire (Essonne) le 30 septembre 1990. Faisant suite à Brisées (1966), Zébrage aujourd'hui publié est un recueil d'articles que Leiris avait préparé avant sa mort.

« 16 juin 1983 – Titre de livre ethnographique : Les Gens en question. 1er juillet 1983 – Sur sa demande, je fais cadeau à Jean Jamin de ce dernier titre de livre. Sur ma demande, il me rappelle le titre que j'avais prévu – mais oublié – pour un recueil éventuel de type Brisées : Zébrage (titre qui marquerait le caractère hétéroclite du livre). » Michel Leiris, Journal 1922-1989.

En joue ! À côté de Saint-Just, Manfred, Maldoror, dont le désespoir se colore des prodigieuses pyrotechnies de la colère, il y a des personnages certes moins exaltants, mais presque aussi touchants peut-être, à cause de la médiocrité même qui enveloppe leur mal et fait qu'il est à celui des premiers comme le fauteuil électrique sec et précis des temps modernes est au bûcher, au billot, belles architectures où la grandeur s'engendre, en même temps que les tourments. Parmi ces derniers personnages se rangent Adolphe, Obermann, et aussi ce Julien, le héros de Philippe Soupault, qui « écoutait son cœur qui ne répondait rien ». La révolte reste comme une manière d'espoir, un optimisme relatif qui fait que l'on pense pouvoir encore choisir et choisir quelque chose qui vaille mieux que l'acceptation. C'est cette dernière affirmation qui fait la force de ceux que nous aimons et les empêche de se laisser couler à pic dans le flot de vulgarité et de lâcheté qui les menace. Mais que répondre à ceux qui n'ont même plus cette unique espérance, s'opposer de toutes leurs forces au monde qui les écœure, lui tenir tête jusqu'au bout et être persuadés qu'en faisant cela ils agissent noblement ? Si démoralisé qu'il soit, Julien connaît lui-même une période de révolte. Il entre dans un café qu'il fréquentait jadis. Il crie au patron : « Voleur ! », à la caissière : « Putain ! » Mais il est bien vite repris par le grand désespoir qui le mine et lui fait préférer la franche futilité à une illusion grave qui ne serait que duperie. Il hante les bars. Il a des aventures sentimentales qui ne sortent pas de la banalité. La jalousie n'arrive qu'à peine à le tirer de son ennui et le remords même ne parvient pas à donner un relief à sa vie. « Je me fous d'être un assassin, dit-il. Comme une pierre, il tombait. » Ni le voyage, ni l'amour, ni la poésie, ni la morale ne combleront ce vide. Il faudra que Julien devienne une chose, un anonyme en habit noir, à qui sa vie n'apparaît plus que comme un œuf creux oscillant au sommet d'un jet d'eau et sur lequel il faut tirer. L'éternité n'est pour lui qu'une belle sphère brillante. La politique ne l'intéresse pas. Il restera dans son cachot douceâtre fait d'alcool et de fumée. Il ne saura plus quel livre lire, ni à quel endroit dîner. Tragique Buridan de l'irrationnel, pour qui les actes ont perdu toute hiérarchie. Se promener, fumer, parler, une poignée de main, un éclat de rire : c'est comme cela qu'un ressort casse. « ... Julien ferme les yeux. Derrière ce mur il ne voit rien qu'une plaine sèche et blanche de chaleur. Des monceaux d'herbes et des tas de poussières pâlissent. Un grand soleil dur tape à coups redoublés comme pour niveler l'horizon. Lui regarde le plus loin possible mais il n'y a rien. Toujours cette même plaine, toujours cette même sécheresse et ces touffes d'herbes grillées et ces mottes de terre qui seront de la poussière. » Le désert.

Une peinture d'Antoine Caron Un des souvenirs d'enfance les plus lointains que j'aie gardés est celui qui se rapporte à la scène suivante : j'ai sept ou huit ans ; je suis à l'école ; à côté de moi se trouve une petite fille aux longs cheveux bouclés et blonds ; elle et moi, nous étudions ensemble une leçon, dans le même livre d'Histoire sainte, posé sur une grande table de bois noir. Je vois encore très nettement l'image qu'à ce moment nous regardions. Il s'agissait du sacrifice d'Abraham. Au-dessus d'un enfant agenouillé, les mains jointes et la gorge tendue, le bras du patriarche se dressait, armé d'un énorme couteau, et le vieillard levait les yeux au ciel sans ironie, cherchant l'approbation du dieu sanguinaire auquel il offrait son fils en holocauste. Cette gravure – assez pauvre ornement d'une des pages d'un livre de jeunesse – m'a laissé une impression ineffaçable, et divers autres souvenirs cristallisent autour. D'autres légendes d'abord, lues dans des manuels d'histoire ou de mythologie, tels le mythe de Prométhée au foie rongé par un vautour, ou l'anecdote de l'enfant spartiate qui avait dérobé un renard, l'avait dissimulé sous sa tunique et, bien que le renard lui rongeât cruellement la poitrine, ne disait rien, aimant mieux souffrir mille morts que révéler son larcin. Des rêves ensuite, les premiers que je me rappelle avoir faits : une fois, je suis dévoré par un loup, une autre fois par un cheval, et c'est encore pour moi un souvenir pénible que celui du vieux fiacre mal peint, lavé de pluie, conduit par un cocher sordide, coiffé d'un antique haut-de-forme de cuir blanc. Puis ce sont d'autres images de ce livre d'Histoire sainte dont je parlais tout à l'heure, celles-ci représentant la mer Rouge engloutissant l'armée de Pharaon, les supplices raffinés infligés par Antiochus à la famille des Macchabées, le frère de Judas Macchabée lui-même périssant écrasé par la chute de l'éléphant qu'il venait de frapper à mort. Ces différents souvenirs s'associent pour moi à la menace que me fit un jour mon frère aîné de m'opérer de l'appendicite à l'aide d'un tirebouchon, ainsi qu'à celle que m'avait faite une fois un camarade de classe, avec qui je m'étais querellé, de me faire fendre le crâne à coups de hache par son père ; ils se rattachent aussi au sentiment désagréable que m'a laissé un accident survenu à un autre garçon du même âge que moi, qui s'était fait une coupure profonde au poignet et portait un très gros pansement, sous la blancheur duquel j'imaginais le poignet sanguinolent et presque complètement tranché, la main à peu près détachée de l'avant-bras. Viennent alors, par ondes de plus en plus larges et vagues, des souvenirs d'événements variés, tels que le bruit d'une rixe entendue un soir que je sortais avec mes parents de chez un oncle habitant un quartier mal famé, ou cris épouvantables poussés par une femme que venait de broyer le métro, à l'une des stations les plus sinistres d'une des lignes aériennes qui desservent les boulevards extérieurs. Beaucoup plus imprécis pour moi sont les souvenirs qui n'ont pas une base de cruauté. Mon enfance m'apparaît analogue à celle d'un peuple perpétuellement en proie à des terreurs superstitieuses, et placé sous la coupe de mystères sombres et cruels. L'homme est un loup pour l'homme, et les animaux ne sont bons qu'à vous manger ou à être mangés.

Je ne crois aucunement que cette façon de voir le monde me soit particulière, et il me semble qu'au contraire on peut lui accorder, sans hésiter, une très grande généralité. Si la tragédie, en matière esthétique, est essentiellement noble, ce n'est pas à cause de la majesté du langage ou de la grandeur des attitudes, mais parce que beaucoup de sang, apparemment ou non, y est versé. Œdipe aux yeux sanglants représentera toujours le summun du grandiose, tant il est proche, et par son crime et par ses blessures, de nos effrois d'enfants. Les grandes tueries, sur les tréteaux, du théâtre de l'époque élisabéthaine, les romans noirs ou frénétiques, et même Racine, dont la douceur ne fait que dorer la pilule des plus atroces actions, et dont le nom se trouve si bizarrement mêlé à l'Affaire des Poisons, déploient aussi leurs oripeaux cruels, chauves-souris sombres aux dents acérées et jalouses. Et c'est une raison identique qui fait que, de tous les contes, celui de Barbe-Bleue est sans doute le plus beau, avec ce colosse à la stature terrible, qui conserve dans une armoire plusieurs filles, dont les corps – tels des ciels pleins d'orages maléfiques – sont constellés de sang... Il appartenait légitimement à un homme qui fut le peintre de Catherine de Médicis d'être l'auteur d'un des tableaux qu'on peut classer à juste titre parmi les plus terrifiants et les plus admirables, et qui contient en germe une grande partie de la peinture actuelle, notamment celle de Chirico. Dans son Dogme et rituel de la haute magie (2 e édition, 1861), Eliphas Lévi rapporte, d'après la Démonomanie des sorciers de Bodin, une histoire qui est peut-être celle qui dépeint le mieux l'horreur démesurée de toute cette période où la grâce du groupe de peintres qu'on désigne sous le nom d'« école de Fontainebleau » voisine avec les barbaries des guerres de religion et le tragique usage des légendaires gants empoisonnés. Il y a toutes les chances pour que cette histoire soit fausse. Elle n'en est pas moins plus significative que beaucoup d'autres : « Atteint d'un mal dont aucun médecin ne pouvait découvrir la cause ni expliquer les effrayants symptômes, le roi Charles IX allait mourir. La reine-mère, qui le gouvernait entièrement et qui pouvait tout perdre sous un autre règne ; la reine-mère, qu'on a soupçonnée de cette maladie, contre ses intérêts mêmes, parce qu'on supposait toujours à cette femme, capable de tout, des ruses cachées et des intérêts inconnus, consulta d'abord ses astrologues pour le roi, puis eut recours à la plus détestable des magies. L'état du malade empirant de jour en jour et devenant désespéré, on voulut consulter l'oracle de la tête sanglante, et voici comment on procéda à cette infernale opération : « On prit un enfant, beau de visage et innocent de mœurs ; on le fit préparer en secret à sa première communion par un aumônier du palais ; puis, le jour venu, ou plutôt la nuit du sacrifice arrivée, un moine, jacobin apostat et adonné aux œuvres occultes de la magie noire, commença à minuit, dans la chambre du malade et en présence seulement de Catherine de Médicis et de ses affidés, ce qu'on appelait alors la messe du diable. « À cette messe, célébrée devant l'image du démon, ayant à ses pieds une croix renversée, le sorcier consacra deux hosties, une noire et une blanche. La blanche fut donnée à l'enfant, qu'on amena vêtu comme pour le baptême, et qui fut égorgé sur les marches mêmes de l'autel aussitôt après sa communion. Sa tête, détachée du tronc d'un seul coup, fut placée, toute palpitante, sur la grande hostie noire qui couvrait le fond de la patène, puis apportée sur une table où brûlaient des lampes mystérieuses. L'exorcisme alors commença, et le démon fut mis en demeure de prononcer un oracle et de répondre par la bouche de cette tête à une question secrète que le roi n'osait faire tout haut, et n'avait même confiée à personne. Alors une voix faible, une voix étrange et qui n'avait plus rien

d'humain, se fit entendre dans cette pauvre petite tête de martyr. “J'y suis forcé”, disait cette voix en latin : Vim patior. À cette réponse, qui annonçait sans doute au malade que l'enfer ne le protégeait plus, un tremblement horrible le saisit, ses bras se roidissent... Il crie d'une voix rauque : “Éloignez cette tête ! éloignez cette tête !” et jusqu'à son dernier soupir on ne l'entendit plus dire autre chose. Ceux qui le servaient, et qui n'étaient pas dans la confidence de cet affreux mystère, crurent qu'il était poursuivi par le fantôme de Coligny, et qu'il croyait revoir devant lui la tête de l'illustre amiral ; mais ce qui agitait le mourant, ce n'était déjà plus un remords, c'était une épouvante sans espoir et un enfer anticipé. » Cette scène se serait passée au château de Vincennes en 1574, soit huit années après celle où Antoine Caron peignait, sur de la soie, les Massacres d'une proscription de la République romaine. Il est curieux de remarquer que, à côté d'œuvres assez anodines attribuées à Caron, figurent des gravures pour une édition des Métamorphoses d'Ovide, ainsi qu'une grande partie des illustrations de la traduction des Images ou Tableaux de platte peinture, des deux Philostrate, par l'illustre hermétiste Blaise de Vigenère, faites (selon Nagler) d'après ses dessins. Les cavaliers rouges qui, dans les Massacres, traversent le ciel, au-dessus des monuments de Rome et des balustrades chargées de têtes coupées, architectures entre lesquelles se déroulent d'affreuses scènes de carnage, ne pourraient-ils pas avoir un sens plus profondément symbolique que celui de simples messagers de malheur ? Il est en tout cas certain qu'Antoine Caron prit un étrange plaisir à l'exécution de ce tableau. Il n'est que d'examiner les détails – principalement ceux du centre – pour se convaincre du goût très vif et très spécial (d'ordre sadique ou masochiste) que le peintre devait avoir de figurer ces fulgurantes horreurs. Comme un enfant torture des animaux domestiques et décapite des mouches, se ronge les ongles jusqu'au sang, ou encore joue à se faire peur, Antoine Caron, six ans avant la Saint-Barthélemy, tue en peinture des vieillards et fait s'enfuir des femmes échevelées. Songeant à ce qu'on raconte des pratiques ténébreuses de Catherine de Médicis et de son sorcier Ruggieri, on serait, pour un peu, tenté de dire qu'il s'agissait d'une sorte d'envoûtement. Voire même d'une préfigure de ce massacre dont le nom sonne comme un sourd tocsin à travers tous les temps : la Saint-Barthélemy, qui suivit de peu l'assassinat de Coligny, dont certains supposèrent que Charles IX, à son lit de mort, voyait revenir la tête, comme une tête tranchée. Ici ce sont, non des replis de baldaquin ou de tentures louches, mais des terrasses ensoleillées qui sont remplies de têtes de vieux amiraux aux regards morts, tandis que la grandeur du décor, riche en ruines, en constructions hautaines et compliquées, et en statues, fait ressortir encore l'éclat du sang, d'un rouge si pur, auprès d'un si grand nombre de pierres blanches1 ... Dans une cave, un vieillard dort. Tout au fond, trois triumvirs président au massacre. Avec les nuages, les chevaux rougeoyants se hâtent. Ridiculement, un homme tombe dans un puits. ... Mais c'est alors que sonne minuit et que les tragédiens chaussent leurs cothurnes de bronze coiffent leurs perruques de sang et viennent mimer l'abominable histoire

des taupinières convulsées à cause d'un peuple de fourmis Égouts coupés Boyaux tranchés Digues emportées Ponts rompus Dans le ventre des édifices les soupiraux offrent aux fuyards leurs caves oblongues cachettes obscures comme des entrailles maternelles Mais qu'on m'attaque à coups de pioche dans les gencives qu'une voix de chanvre humide m'étrangle ou que la bouche la plus ardente baise mes dents ce sera toujours la même chute de paroles en sonnailles à travers les cités solennelles tandis que tombent inéluctablement comme tombent les détritus le matin dans les rues les têtes coupées qui lèchent l'ombre et les pieds des statues dont le front va plus haut que tous les oiseaux blancs.

1 Ce tableau semble être de ceux que le destin a voués de toute éternité à d'étranges avatars. Si tout ce qui vient d'être dit au sujet des événements troublants auxquels il aurait pu être mêlé reste dans le domaine de la pure hypothèse, il n'en est pas moins vrai que, de nos jours, il a été le principal sujet d'un fait curieux. Un 11 novembre, jour anniversaire de l'armistice, il s'est trouvé – par quelle mystérieuse succession de hasards ? – que cette scène de massacre s'est décrochée, au beau milieu de la minute de silence, et est tombée à terre avec un bruit terrible...

Saints noirs À Georges Henri Rivière. Le caractère unique de la musique, de la danse, des spectacles et autres productions négroaméricaines est sans doute lié à ce fait très simple que deux pôles absolument contradictoires s'y trouvent en présence : d'une part, un peuple qu'on pouvait tenir pour encore dans l'enfance au moment où il fut transplanté d'Afrique en Amérique, d'autre part, une civilisation qui est à l'avantgarde du développement capitaliste, civilisation du fordisme et de la rationalisation. La valeur incomparable de tout ce que font les Noirs d'Amérique provient évidemment du rapprochement parfaitement insolite de ces deux pôles – l'un extrêmement primitif, l'autre à la tête de l'évolution moderne – ; toutefois il s'agit ici d'un équilibre très instable, du fait qu'au point de vue de la civilisation moderne les nègres d'Amérique sont en voie de progrès rapide et tendent à se dépouiller de plus en plus de leur caractère originel – caractère que d'aucuns attribuent à la race, mais dû plutôt, en vérité, à ce que ce peuple fut tout d'abord, en Afrique, placé dans des conditions nettement défavorables à son développement intellectuel et économique, puis accablé durant de longues années par le joug de l'esclavage, dont il vient à peine d'être libéré. Autant donc dire tout de suite qu'il convient d'admirer dans l'art d'Aframérique un édifice merveilleux mais sans doute peu durable, d'autant plus beau, d'ailleurs, qu'il est situé ainsi au cœur même d'une crise, point d'intersection de deux courants si divers : d'un côté, l'ancestralité magique et primitive, le vieux fonds de sentiments humains qui est à l'esprit de l'homme comme une matrice et comme une mère – de l'autre, le perfectionnement technique allant (sous la poussée de ce ferment utilitaire qui dans l'esprit de l'homme joue le rôle d'un père rigoureux et méchant) depuis la plus simple évolution en matière d'outillage jusqu'aux transformations intellectuelles, qui de plus en plus étroitement dépendent des facteurs économiques – duel de courants dont il est malheureusement certain que le second l'emportera, puisque de plus en plus le monde tend vers la mécanisation, et que l'utilitaire exerce sa paternité d'une manière chaque jour plus tyrannique, Saturne monstrueux qui dévore bien autre chose encore que ses propres enfants. Ainsi le jazz et l'ensemble de l'art des nègres d'Amérique peut se trouver défini comme une formation en quelque sorte hermaphrodite, comparable en cela aux formations les plus intéressantes, qui toutes reposent essentiellement sur un dualisme analogue, dans lequel elles puisent cette singularité violente et déchirée qui fait leur prix. Toutefois, c'est le côté maternel qui domine, et l'apparence mécanique du jazz lui-même, bien plus qu'au machinisme industriel, est liée à ce machinisme tout différent qui est celui des actions magiques, des gestes et des paroles rituelles. « Un lien m'unissait à Maman Célie, que je ne puis analyser et que je désespère de faire jamais bien comprendre, tant ses racines plongent en mon être au-delà des régions où siègent les facultés analytiques et ratiocinantes. Nous l'avions tous deux senti dès notre première rencontre. Il semblait que nous nous fussions toujours connus, que nous eussions été autrefois liés l'un à l'autre pour un

cordon ombilical d'ordre mystique, j'avais le sentiment d'avoir, enfant, sucé ses noires mamelles, de me retrouver auprès d'elle à la suite d'une longue absence. » Ces lignes, écrites dans L'Ile magique1 , par W.B. Seabrook, à propos de la vieille Haïtienne qui l'initia aux mystères du culte vaudou, expriment admirablement l'attirance singulière – d'ordre à la fois mystique et érotique – qu'exerce la race noire sur ceux qui la comprennent. Il ne s'agit certes pas de ce désir de régression infantile qui pousse certains mystiques vers la Vierge, comme s'ils devaient y retrouver la béatitude de leurs premiers ans et le giron tiède de leur mère, mais d'une passion pour une nouvelle mystique, ou plus exactement pour une nouvelle espèce de « sainteté », entièrement gratuite si l'on veut, sans rapport en tout cas avec aucune morale, – sainteté qui vous tombe dessus au moment où l'on s'y attend le moins, comme la pauvreté sur le monde ou une douche entre les deux épaules, s'écroule en un clin d'œil comme un château de cartes, qui renaît de ses cendres tel un phénix. En dehors du livre de Seabrook, je ne connais, comme pure expression de ce genre de sainteté, que le film noir Hallelujah. Qu'un homme soit joueur, lubrique, adultère, meurtrier, prêt à tous les sacrilèges comme à toutes les tentations, cela n'empêche nullement qu'il soit un saint. Tel est le cas du personnage principal de Hallelujah. Une femme, inversement, pourra n'être qu'astuce et que mensonge, cela ne voudra pas dire non plus qu'elle n'est pas une sainte, capable qu'elle est par moments d'un délire admirable, où sa grande exaltation pour le bien est confondue avec la plus intense excitation des sens, prête à toutes choses excepté sans doute à la médiocrité, sainte, en un mot, sainte comme Lilith mère des stryges et plus belle qu'Ève mère des hommes, sainte comme celle dont Gérard de Nerval disait : La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux. À une époque aussi plate que la nôtre, constellée seulement de petites partouses grotesques et de spéculations intellectuelles vaseuses, un film comme Hallelujah a de grandes chances de déplaire, ou encore de ne séduire que par le moindre de ses côtés, le côté pittoresque. En cette époque pourrie où les saints, taillés à la mesure d'une civilisation d'industriels, de commerçants et de banquiers, prennent la forme de figurines « honorables » et mesquines genre Thérèse de Lisieux, un tel film est important, parce qu'il vient nous rappeler quelle est la mystique véritable, celle qui n'a rien à voir avec la religion et les abominables simagrées des églises chrétiennes blanches, mais peut se retrouver dans tout : dans l'érotisme, dans l'alcool, dans le scandale, dans l'aventure de quelque ordre qu'elle soit – aussi bien dans la crise d'hystérie que dans la pâmoison sensuelle et l'extase sacrée. Libre aux intellectuels sucrés de faire fi de ce film et de parler à son propos de « snobisme nègre », l'emprise mystique de la race noire ne s'en exercera pas moins et n'en aura pas moins un fondement réel, parce qu'on peut y remonter, non comme un catholique veut remonter à la Vierge, mais comme pour un inceste, et qu'elle inflige une dure leçon à la race blanche artistiquement épuisée et fanée (uniquement capable maintenant de progrès technique), avec la force de son chant, de sa musique et de sa danse, qui s'imposent à nous par leur rythme, leur frénésie, leur prestige érotique et rituel.

Depuis Hallelujah, je rêve pour ma part d'une sainte analogue à cette Nonne sanglante qu'on rencontre à minuit à maint carrefour des romans frénétiques, d'une sainte au corps couleur de nuit, au voile souillé de boue, à la robe tachée de sang, traînant pieds nus et déchirés dans les bouges les plus sombres d'un quelconque Harlem ou Whitechapel, à demi folle, riant aux éclats, buvant à pleins verres le whisky et divaguant merveilleusement... Il serait bien aussi qu'elle crache à la figure de tous les Blancs – ou qu'elle les évangélise en se déhanchant et se troussant.

1 Firmin-Didot éditeur, Paris, 1929.

L'œil de l'ethnographe

(À propos de la mission Dakar-Djibouti)

Le 11 mai 1912 – j'avais alors onze ans – mes parents m'emmenaient au théâtre Antoine voir jouer Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, dont c'était la première représentation à ce théâtre. On se souvient du scandale que fit cette pièce, tirée par l'auteur d'un roman du même nom 1 . Deux séries de représentations de cet ouvrage, dans des versions plus courtes, avaient déjà eu lieu au Théâtre Fémina un certain temps auparavant. Toutes deux avaient été saluées par les rires méprisants de spectateurs incapables de saisir une poésie merveilleusement fraîche et neuve, mais d'une étrangeté telle que pour ces gens elle ne pouvait être autre chose qu'un pur tissu d'extravagances. Il en fut de même – et plus encore – aux représentations du Théâtre Antoine. Le sujet de la pièce est très simple : le paquebot Lyncée fait naufrage sur les côtes de l'Afrique tropicale ; accueillis généreusement par le souverain du pays, alors en lutte contre une tribu ennemie, les passagers, parmi lesquels se trouvent les membres d'une grande troupe de phénomènes genre Barnum, préparent une série d'attractions pour les fêtes du couronnement, qui aura lieu lorsque l'empereur du Ponukélé, leur hôte, aura annexé le royaume du Drelschkaff son rival. Au dernier acte on verra ce souverain, Talou VII, revêtu d'un manteau de gala représentant une carte d'Afrique, présider la cérémonie du sacre, qui se déroule sur la grande place de sa capitale, Ejur, entourée pour la circonstance de palissades dont chaque pieu supporte une tête coupée. Auparavant, le spectateur aura assisté aux répétitions de tous les numéros préparés par les passagers, à l'exhibition de tous les phénomènes, ainsi qu'à quelques intrigues de cour et différents supplices, d'une cruauté plus que raffinée, infligés à une poignée de traîtres. Parmi les inventions présentées, figure la fameuse « statue en baleines de corset roulant sur des rails en mou de veau » qui longtemps défraya la chronique et, parmi les tortures, celle qui consiste à graver au fer rouge, sur la plante des pieds d'un faussaire, le texte entier du document incriminé. Outre ce qu'il y a d'absolument génial dans de telles constructions poétiques, l'œuvre de Raymond Roussel – sans que l'auteur l'ait sciemment cherché – offre le double intérêt de présenter : d'une part une Afrique telle, à peu de chose près, que nous pouvions la concevoir dans notre imagination d'enfants blancs, d'autre part, une Europe de phénomènes et d'inventions abracadabrantes telle que peut-être elle se trouve figurée dans l'esprit de ceux que nous nommons avec dédain des « primitifs ». La première notion que j'ai eue de l'Afrique remonte à cette époque où, m'intéressant passionnément aux écrits de Raymond Roussel, que je connaissais en tant qu'ami de ma famille, je rêvais pays lointains et tortueuses découvertes, situant sur le même plan l'aventure du voyage matériel et l'aventure poétique, qui n'est, elle aussi, qu'un voyage, encore plus décevant, et beaucoup moins réel. Longtemps plus tard, connaissant déjà Marcel Griaule2 et m'occupant d'ethnographie (cette science qui a ceci de magnifique que, plaçant toutes les civilisations sur le même pied et ne considérant aucune d'entre elles comme plus valable qu'une autre a priori en dépit de la complexité plus ou moins grande des superstructures ou du raffinement plus ou moins accentué des notions

dites « morales », elle est la plus généralement humaine, parce que, non limitée – ainsi que la plupart des autres – aux hommes blancs, à leur mentalité, à leurs intérêts, à leurs techniques, elle s'étend à la totalité des hommes, qu'elle étudie dans leurs rapports entre eux et non d'une manière arbitrairement individuelle), longtemps plus tard, parvenu à cet âge voisin de la trentième année, où l'on commence à violemment regretter son enfance à cause de tout ce qu'elle contenait de poésie, j'eus la chance (grâce à des esprits sensibles comme moi à tout ce qui participe de cette féerie enfantine) d'avoir entre les mains le petit livre d'Helen Bannerman intitulé The Story of Little Black Sambo3 – classique parmi les contes de nursery – dont l'action se passe en Afrique ou bien aux Indes, peu importe, mais dans lequel je retrouvai, sous une forme tout à fait différente de celle qui m'avait tant frappé chez Roussel, en même temps que le merveilleux de mon enfance, la hantise exotique. HISTOIRE DE LITTLE BLACK SAMBO Il était une fois un petit garçon noir dont le nom était Little Black Sambo. Et sa mère s'appelait Black Mumbo. Et son père s'appelait Black Jumbo. Et Black Mumbo lui fit une belle petite Veste Rouge et une paire de belles petites Culottes Bleues. Et Black Jumbo alla au Bazar, et lui acheta un beau Parapluie Vert, et une ravissante petite Paire de Souliers Pourpres avec des Semelles Cramoisies et une Doublure cramoisie. Little Black Sambo, alors, n'était-il pas grandiose ? Donc il mit tous ses Beaux Habits et s'en alla faire un tour dans la Jungle. Et bientôt il rencontra un Tigre. Et le Tigre lui dit : « Little Black Sambo, je vais vous manger ! » Et Little Black Sambo lui dit : « Oh ! ne me mangez pas, s'il vous plaît, Monsieur Tigre, et je vous donnerai ma belle petite Veste Rouge. » Alors le Tigre dit : « Très bien, je ne vous mangerai pas pour cette fois, mais vous allez me donner votre belle petite Veste Rouge. » Donc le Tigre prit au pauvre Petit Black Sambo la belle petite Veste Rouge, et s'en alla disant : « Maintenant, c'est moi le plus grandiose Tigre de la Jungle. » Et Little Black Sambo continua son chemin, et bientôt il rencontra un autre Tigre, et celui-ci lui dit : « Little Black Sambo, je vais vous manger ! » Et Little Black Sambo lui dit : « Oh ! ne me mangez pas, s'il vous plaît, Monsieur Tigre, je vous donnerai mes belles petites Culottes Bleues. » Alors le Tigre dit : « Très bien, je ne vous mangerai pas pour cette fois, mais vous allez me donner vos belles petites Culottes Bleues. » Donc le Tigre prit au pauvre Petit Black Sambo les belles petites Culottes Bleues et s'en alla disant : « Maintenant, c'est moi le plus grandiose Tigre de la Jungle. » Et Little Black Sambo continua son chemin et bientôt il rencontra un autre Tigre, et celui-ci lui dit : « Little Black Sambo, je vais vous manger ! » Et Little Black Sambo lui dit : « Oh ! ne me mangez pas, s'il vous plaît. Monsieur Tigre, et je vous donnerai mes beaux petits Souliers Pourpres à Semelles Cramoisies et Doublure Cramoisie. » Mais le Tigre lui dit : « Que voulez-vous que je fasse de vos souliers ? J'ai quatre pieds, vous n'en avez que deux : vous n'avez pas assez de souliers pour moi. » Mais Little Black Sambo lui dit : « Vous pourriez les mettre à vos oreilles. » « Parfaitement, dit le Tigre, c'est une très bonne idée. Donnez-les-moi, et je ne vous mangerai pas pour cette fois. » Donc le Tigre prit au pauvre Petit Black Sambo ses beaux petits Souliers Pourpres à Semelles Cramoisies et Doublure Cramoisie, et s'en alla disant : « Maintenant, c'est moi le plus grandiose Tigre de la Jungle. » Et bientôt Little Black Sambo rencontra un autre Tigre et celui-ci lui dit : « Little Black Sambo, je vais vous manger ! » Et Little Black Sambo lui dit : « Oh ! ne me mangez pas, s'il vous plaît. Monsieur Tigre, et je vous donnerai mon beau Parapluie Vert. » Mais le Tigre dit : « Comment voulez-vous que je tienne un parapluie, quand j'ai besoin de toutes mes pattes pour marcher ? » « Vous pourriez faire un nœud à votre queue, et le porter de cette manière » dit Little Black Sambo. « Parfaitement, dit le Tigre. Donnez-le-moi, et je ne vous mangerai pas pour cette fois. » Donc, il prit au pauvre Petit Black Sambo son beau Parapluie Vert, et s'en alla disant : « Maintenant, c'est moi le plus grandiose Tigre de la Jungle. » Et le pauvre Petit Black Sambo s'en alla en pleurant, parce que les méchants Tigres lui avaient pris tous ses beaux habits. Tout à coup il entendit un horrible bruit qui résonnait ainsi : « Gr-r-r-r-r-rrrrrrr », et devenait de plus en plus fort. « Oh ! Dieu, dit Little Black Sambo, ce sont les Tigres qui reviennent me manger ! Que faire ? » Vite, il courut à un palmier et jeta un coup d'œil de derrière l'arbre pour voir ce qu'il y avait.

Et là, il vit tous les Tigres qui luttaient et se disputaient pour savoir lequel d'entre eux était le plus grandiose. Et à la fin, ils furent si en colère qu'ils bondirent tous, quittèrent tous les beaux habits, et commencèrent à s'entredéchirer avec leurs griffes et à se mordre les uns les autres avec leurs grandes énormes dents blanches. Et ils vinrent roulant et culbutant juste au pied de l'arbre derrière lequel Little Black Sambo était caché, mais lui sauta bien vite derrière le parapluie. Et les Tigres s'attrapèrent tous mutuellement par la queue, en se querellant et se mordant, de sorte qu'ils se trouvèrent placés en rond autour de l'arbre. Alors, quand les Tigres furent bien petits et bien loin, Little Black Sambo sauta sur ses pieds, et cria : « Oh ! Tigres ! pourquoi avezvous quitté tous vos jolis habits ? Est-ce que par hasard vous n'en auriez plus besoin ? » Mais les Tigres répondirent seulement : « Gr-r-rrrr ! » Alors Little Black Sambo dit : « Si vous en avez besoin, dites-le, ou bien je les emporte. » Mais les Tigres ne voulaient pas se lâcher la queue, de sorte qu'ils pouvaient seulement dire : « Gr-r-r-r-rrrrrrr ! » Donc Little Black Sambo remit tous ses beaux habits et s'en alla. Et les Tigres étaient très, très en colère, et ils ne voulaient toujours pas se lâcher la queue. Et ils étaient si en colère qu'ils coururent autour de l'arbre, essayant mutuellement de se dévorer, et ils coururent de plus en plus vite, jusqu'à tourbillonner si vite qu'on ne pouvait plus voir leurs jambes du tout. Et ils coururent toujours plus vite et de plus en plus vite, jusqu'au moment où ils fondirent, et laissèrent seulement une grande énorme flaque de beurre fondu (ou « ghi » comme on dit dans les Indes) autour du pied de l'arbre. À cet instant Black Jumbo rentrait chez lui de son travail, avec un grand énorme pot de cuivre dans les bras, et quand il vit ce qui restait de tous les Tigres il dit : « Oh ! quel délicieux beurre fondu ! Je vais l'emporter à la maison pour que Black Mumbo fasse la cuisine avec. » Donc, il mit le tout dans le grand énorme pot de cuivre et l'emporta à la maison pour que Black Mumbo fasse la cuisine avec. Quand Black Mumbo vit le beurre fondu, combien elle fut ravie ! « Maintenant, dit-elle, nous allons avoir des crêpes pour dîner ! » Donc elle prit de la farine, et des œufs, et du lait, et du sucre, et du beurre, et fit un énorme gigantesque plat de crêpes absolument exquises. Et elles les fit frire dans le beurre fondu qu'avaient produit les Tigres, et les crêpes furent jaunes et brunes, juste comme de petits Tigres. Et ils s'assirent tous pour dîner. Et Black Mumbo mangea vingt-sept crêpes, et Black Jumbo en mangea cinquante-cinq, mais Little Black Sambo en mangea cent soixante-neuf, car il avait si faim !

Le petit garçon noir pleurant sur ses habits volés, dans la forêt pleine de tigres qui pourraient encore le dévorer mais qu'il mangera lui-même avec un appétit de petit cannibale ; les deux rois nègres de Roussel qui se battent en duel, déguisés en Marguerite de Faust, à l'acte II de la pièce précitée (je vois encore leurs bonnets de dentelle, leurs joues noires encadrées de magnifiques tresses blondes, et j'entends les cris horribles qu'ils poussaient) ; la jeune condamnée qu'on fait mourir à l'acte III, en l'exposant à l'un de ces affreux orages des régions tropicales, le front muni d'un long paratonnerre et les pieds chaussés de brodequins métalliques en communication avec le sol ; ce souverain sauvage qu'on vit longtemps sur des affiches, coiffé d'un gibus, porteur de manchettes impeccables qui faisaient un étonnant contraste avec ses oripeaux bigarrés, et des talons Wood-Milne fixés à cru sous ses pieds nus ; autant d'images à peine plus fantaisistes que les représentations qu'un Européen moyen peut se faire d'un pays exotique, ne voyant guère plus loin que Malikoko roi nègre, le succès du Châtelet, même s'il est cultivé, car alors sa culture européenne lui met des verres déformants dans l'esprit, il ne peut faire abstraction de ses tics et de ses manies purement locales, et tout ce qui vient des hommes d'autres climats et d'autres races, il le voit à travers sa mentalité blanche, c'est-à-dire, sans qu'il s'en rende compte, d'une manière entièrement fantasmagorique. Un voyage d'études effectué selon les disciplines ethnologiques – tel celui auquel je compte collaborer, sous la direction de mon ami Griaule, entre Dakar et Djibouti – doit contribuer à dissiper pas mal de ces erreurs et, partant, à ruiner nombre de leurs conséquences, entre autres les préjugés de races, iniquité contre laquelle on ne s'élèvera jamais assez. Cela suffit pour donner à cette entreprise, en plus de son intérêt scientifique, une grande portée humaine.

Quant à moi, qui vois surtout dans le voyage – outre la meilleure méthode pour acquérir une connaissance réelle, c'est-à-dire vivante – l'accomplissement de certains rêves d'enfance, en même temps qu'un moyen de lutter contre la vieillesse et la mort en se jetant à corps perdu dans l'espace pour échapper imaginairement à la marche du temps (en oubliant aussi sa propre personnalité transitoire par la prise d'un contact concret avec un grand nombre d'hommes apparemment très différents), je souhaite – si peu de goût que j'aie pour le prosélytisme – que le plus possible de mes amis artistes ou littérateurs, pour la plupart absorbés aujourd'hui par des préoccupations en fin de compte uniquement esthétiques, ou engagés dans des querelles stériles de groupe à groupe, fassent comme moi : qu'ils voyagent, non en touristes (ce qui est voyager sans cœur, sans yeux et sans oreilles), mais en ethnographes, de manière à devenir assez largement humains pour oublier leurs médiocres petites « manières de blancs » (ainsi que disent certains nègres) et ce qu'ils s'imaginent être leur « personne » d'intellectuels, se rapprochant du héros, naïf peut-être mais d'autant plus admirable, de ce conte songoï que je trouve infiniment touchant4 : Un homme dont le nom était Abarnakat, voyageait avec ses compagnons. Un cordon rouge était attaché à son cou et il avait une couverture rouge et un âne. Il attachait son âne à son pied et étendait sa couverture pour dormir. Un jour qu'il dormait, l'un de ses camarades se leva, détacha le cordon de son cou, l'attacha à son propre cou, souleva doucement Abarnakat pour retirer la couverture rouge, détacha l'âne, alla sous un arbre, étendit la couverture et attacha l'âne à son pied. Lorsque Abarnakat s'éveilla et qu'il vit cet homme, un cordon rouge attaché à son cou, l'âne attaché à son pied et lui-même couché sur la couverture rouge, il dit : « Cette personne est Abarnakat ; et moi, qui suis-je ? » Et il se leva en pleurant.

1 Raymond Roussel, Impressions d'Afrique, Alphonse Lemerre, éd., Paris, 1910. Il convient de noter que, contrairement à ce que pourrait faire croire le titre de son livre, Raymond Roussel n'était jamais allé en Afrique au moment où il l'écrivit. Il avait seulement lu des récits de voyage. 2 Je vis Marcel Griaule pour la première fois en juillet 1929. C'est une date dans ma vie... Mes premières lectures ethnographiques remontent à quelques années auparavant. De même que plusieurs autres, je suis venu à l'ethnographie par « l'art nègre ». 3 Helen Bannerman, The Story of Little Black Sambo. Première édition : Londres, octobre 1899. La traduction publiée ici a été faite d'après l'édition de 1928 (Chatto and Windus, ed., London). 4 Pères Hacquard et Dupuis, Manuel de la langue songay, Paris, 1897, pages 75-76. Conte songoï de Tombouctou reproduit sous le titre « Simplicité » par Maurice Delafosse dans L'Âme Nègre, Payot, éd., Paris, 1922.

Le « caput mortuum » ou La femme de l'alchimiste Lorsque, au début de l'été 1930, l'écrivain et voyageur américain W.B. Seabrook, séjournant alors à Toulon (où il travaillait à la relation du voyage qu'il venait d'effectuer en Afrique tropicale, vivant avec les Yafoubas de la Côte d'Ivoire et les Habbés de la région de Bandiagara), m'envoya les photographies ici reproduites, qui représentent une femme porteuse d'un masque de cuir conçu par lui et exécuté sur ses indications à New York, je ne le connaissais que depuis peu. Je l'avais vu pour la première et alors unique fois le 12 avril, au cours d'un entretien d'à peine plus d'une heure, dans un petit café situé en face de l'hôtel modeste où il avait fixé sa résidence, près du Théâtre de l'Odéon. M'étant présenté à Seabrook comme le rédacteur d'un compte rendu de L'Ile magique, son curieux reportage sur les Noirs de Haïti, la sorcellerie de ce pays et le culte vaudou (cf. Documents, 1929, no 6, pp. 334-335), je fus tout de suite séduit par un accueil merveilleusement cordial, et par l'aspect et les manières de cet homme, très attachantes avec leur apparente rudesse, car on sentait qu'il y avait là, avant toute autre chose, un élément vraiment « humain ». Rapidement, la conversation sauta les bornes des conventions et des banalités. Seabrook et moi aimons les nègres ; nous sommes l'un et l'autre passionnés d'occultisme (moi, en curieux, lui, en pratiquant) ; mais surtout nous sommes tous deux plus que sceptiques en ce qui concerne l'intérêt de la civilisation occidentale moderne, et pleinement convaincus qu'une des seules tâches valables qu'un homme puisse se proposer d'accomplir est l'abolition, par quelque moyen que ce soit (mysticisme, folie, aventure, poésie, érotisme...), de cette insupportable dualité établie, grâce aux soins de notre morale courante, entre le corps et l'âme, la matière et l'esprit. Il n'en faut pas plus pour que d'emblée nous nous soyons sentis amis et pour que – aujourd'hui que j'ai la perspective de quitter l'Europe d'ici peu et d'en être éloigné durant pas mal de temps – je me rende compte que Seabrook sera l'un des rares hommes qui me manqueront au cours de cette absence et, parmi ceuxlà, un de ceux qui me manqueront le plus. Vers la fin de l'entretien que je mentionne ici, Willie Seabrook, après que je lui eus parlé d'un certain nombre de pratiques mystiques des ascètes tibétains (souvenirs d'un article de Mme Alexandra David-Neel que j'avais lu, sur le conseil de mon ami Marcel Jouhandeau, dans la Revue de Paris du 10 avril 1930), Willie Seabrook me rapporta l'histoire suivante, qu'on lui avait racontée à lui-même, lors de son voyage en Arabie : « Dans un monastère de derviches, un jeune ascète se fait particulièrement remarquer par sa piété et ses capacités mystiques. Le vieux moine qui le dirige dans tous ses exercices, constatant ses progrès, le fait venir à lui. Il lui dit approximativement ceci : « Tu t'es avancé très loin dans la voie mystique. Mais pas encore jusqu'à ce terme dernier, frontière qu'il te reste à franchir. Tu es maintenant prêt : si tu le veux, tu peux voir la face de Dieu. » Il lui conseille alors d'aller passer la nuit dans une mosquée

en ruine située à quelque distance du couvent, de réciter certaines prières, d'effectuer certains rites ; sûrement, il verra la face de Dieu. En proie à un trouble violent, le jeune ascète refuse. Chaque jour le vieux moine le poursuit. Le jeune répond toujours qu'il n'est pas digne, et ne dissimule pas l'horreur sacrée que lui cause l'idée de se trouver face à face avec Dieu. À force d'insister, le vieux finit par vaincre cette résistance, et le jeune moine se rend à la mosquée. « Le lendemain, ne voyant pas paraître son disciple, le vieux moine le cherche et, ayant fini par le découvrir, s'aperçoit qu'il est livide, affreusement défait et ravagé. À une question du vieillard qui lui demande s'il est bien allé à la mosquée et s'il a bien fait tout ce qui lui avait été prescrit, le disciple répond oui. À une autre question, savoir s'il a bien vu la face de Dieu, le disciple répond oui. Sur une troisième question, comment est faite la face de Dieu ? le jeune derviche reste sans voix et se met à trembler. Mais, pressé de questions, grelottant de terreur il finit par répondre : qu'il a vu la face de Dieu mais que c'était son propre visage, et qu'ainsi il s'est retrouvé, au cours de cette nuit passée dans les débris de la mosquée, face à face avec Dieu, c'est-à-dire avec lui-même. » Cette histoire – aussi belle que la légende à laquelle Gérard de Nerval fait allusion dans Aurélia et dans laquelle un chevalier « combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était luimême » – je me la remémorai quand je reçus les photographies de masques de Seabrook et je compris, à la faveur de ce rapprochement, pourquoi l'on peut tirer une jouissance profonde (en même temps érotique et mystique, comme tout ce qui est sous le signe de la complète exaltation) du simple fait de masquer – ou de nier – un visage. S'il est une activité qui doit passer à l'un des premiers plans parmi les innombrables activités humaines, c'est bien celle du déguisement. Depuis la plus simple parure, le goût de la toilette, celui des uniformes, jusqu'aux déguisements totémiques et aux tatouages et peintures en passant par les costumes et masques de théâtre, les travestis de carnaval, les oripeaux clownesques, le maquillage des femmes et la cagoule des pénitents, il semble bien que l'homme, à peine a-t-il pris conscience de sa peau, n'ait rien de plus pressé que d'en changer, se précipitant tête baissée dans une excitante métamorphose, qui lui permet de s'affranchir de ses étroites limites en revêtant une autre peau. Il n'y a pas si loin de l'attitude du sauvage qui s'identifie à un animal, ou à une autre espèce naturelle, au moyen de son costume totémique, à celle de l'homme pour qui certains détails de la parure d'une femme sont des facteurs puissamment érotiques. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'une attirance exercée sur nous sans que nous en ayons conscience par ce qui nous est étranger. Tel détail d'une toilette en désordre, tel qu'accessoire intime, jarretière ou vulgaire soulier, nous exaltera par son caractère d'objet manufacturé, d'objet chargé d'une grande valeur sociale, opposé brutalement à la pure nudité et tirant de cette contradiction une profonde étrangeté. On touche ici, d'ailleurs, à la source du fétichisme érotique, très proche du fétichisme religieux et du culte des reliques, parce que s'y manifeste un même mode de pensée magique, tel que la partie y est prise pour le tout, l'accessoire pour la personne, et que la partie y est non seulement égale au tout, mais même plus forte que le tout, comme un schéma est plus fort que l'objet qu'il représente, partie ou schéma étant des sortes de quintessences, plus émouvantes et expressives que le tout, parce que plus concentrées, et aussi moins réelles, plus extérieures à nous, plus étrangères, assimilables à des déguisements par lesquels la réalité – et, en raison de cette ambiance, l'homme lui-même – est métamorphosée.

Revenant aux masques qui nous occupent, nous constatons d'abord qu'ils participent de ces espèces de déguisements. Grâce à eux, la femme devient méconnaissable, plus schématique, en même temps que l'image de son corps s'impose avec un surcroît d'intensité. Par eux aussi, tel un fantôme de chair qui se révèle brusquement dans le recoin ténébreux d'une chambre ou sur une route mal définie qui passe au bord d'un puits, la femme est rendue beaucoup plus inquiétante, beaucoup plus mystérieuse et, devenue presque anonyme puisque son visage a été supprimé, elle acquiert une affolante généralité, avec ce dur carcan de cuir ou de métal, géométrie sévère qui la cache en partie. Il ne s'agit plus d'une personne déterminée, mais d'une femme en général, qui peut être aussi bien toute la nature, tout le monde extérieur, que nous sommes ainsi mis à même de dominer. Outre qu'elle souffre sous le cuir, qu'elle est vexée et mortifiée (ce qui doit satisfaire nos désirs de puissance et notre fondamentale cruauté), sa tête – signe de son individualité et de son intelligence – est insultée et niée. Devant elle, le partenaire n'est plus en présence d'une « créature de Dieu » dont la face, hissée au sommet des épaules, semble faite pour contempler les astres ou tout autre symbole d'élévation ou de pureté, mais il se trouve en mesure d'user, avec quel plaisir sacrilège ! d'une simple et universelle mécanique érotique. Cette même joie que devait ressentir le jeune derviche de la légende (malgré qu'innocemment – ou bien hypocritement – il en fût effrayé) en supprimant le visage de Dieu pour substituer à celui-ci son propre visage, le partenaire de la femme ainsi masquée doit l'éprouver, joie satanique, parce que d'abord elle est sadique et qu'elle se complique ensuite d'un crime de lèse-divinité. L'amour réduit ainsi – très lucidement – à un processus naturel et bestial, du fait que le cerveau, grâce à ce masque, est symboliquement écrasé, la fatalité qui nous oppresse enfin matée (puisque cette femme entre nos mains n'est plus, grâce à cet instrument que la nature elle-même, pétrie des lois aveugles, sans âme ni personnalité, mais, pour une fois, enchaînée totalement à nous, comme cette femme est enchaînée), le regard – cette quintessence de l'expression humaine – pour un temps aveuglé (ce qui confère à la femme en question une signification encore plus infernale et souterraine), la bouche réduite à un rôle animal de blessure (grâce au mince orifice qui la laisse seule visible), le règlement courant de la parure entièrement inversé (ici, le corps est nu et la tête masquée, alors que, d'ordinaire, c'est la tête qui est nue et le corps masqué), autant d'éléments qui font de ces morceaux de cuir (matière dont sont faits les bottes et les fouets) des engins prodigieux, admirablement adéquats à ce qu'est au vrai l'érotisme : un moyen de sortir de soi, de briser les liens que vous imposent la morale, l'intelligence et les coutumes, une manière aussi de conjurer les forces mauvaises et de braver Dieu ou ses succédanés, cerbères du monde, en possédant et contraignant l'univers tout entier, leur propriété, dans une de ses parcelles particulièrement significatives, mais qui n'est plus différenciée. Posée sur une architecture vivante dont les pieds nus restent plongés dans une fange strictement sensuelle, la tête voilée se perd peu à peu dans des nuages gonflés d'orages métaphysiques. Il n'est plus question maintenant d'une femme douée d'un état civil quelconque, ni même d'une figure représentant à nos yeux le féminin éternel. De grands alphabets de vapeur passent bien loin audessus du sol, dominant de très haut les gratte-ciel de New York (où Seabrook séjourne

actuellement) et les bâtisses culs-de-jatte de Paris (où je me trouve moi-même, mon stylo à la main, écrivant cet article pour Documents). Belle comme la vache Hathor, la femme masquée tel un bourreau – ou, telle une reine, décapitée – se dresse ; et, se tenant debout droit devant elle avec sa face devenue celle d'un Dieu, le partenaire admire son corps, rendu encore plus magnifique par l'absence de visage, qui la fait à la fois plus véridique et plus insaisissable, et la transforme graduellement en une sorte de chose en soi obscure, tentante et mystérieuse, – résidu suprême qu'on peut colorer de la valeur aussi bien la plus idéale que la plus sordidement matérielle, la chose en soi – énigmatique et attirante autant qu'un sphinx ou une sirène – grande matrice universelle à laquelle le vieil Hegel, quand il la concevait comme le « produit de la pensée, et précisément de la pensée qui recule jusqu'à l'abstraction pure, du moi vide qui se donne pour objet cette identité vide de lui-même », donnait le sobriquet de caput mortuum, terme emprunté aux anciens alchimistes, qui l'appliquaient à cette phase de l'œuvre où tout semble pourri quand tout est régénéré.

Le voyageur et son ombre « Il faut encore que je parle ici d'un fait assez curieux. J'ai beaucoup voyagé. Notamment en 1920-21 j'ai fait le tour du monde par les Indes, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les archipels du Pacifique, la Chine, le Japon et l'Amérique. (Pendant ce voyage, je fis une halte assez longue à Tahiti, où je retrouvai encore quelques personnages de l'admirable livre de Pierre Loti.) Je connaissais déjà les principaux pays de l'Europe, l'Égypte et tout le nord de l'Afrique, et plus tard je visitai Constantinople, l'Asie Mineure et la Perse. Or, de tous ces voyages, je n'ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m'a paru que la chose méritait d'être signalée tant elle montre clairement que chez moi l'imagination est tout. »

Ces lignes extraites de Comment j'ai écrit certains de mes livres, ouvrage posthume de Raymond Roussel qui paraîtra bientôt aux éditions Alphonse Lemerre et dont La Nouvelle Revue Française publiera des fragments dans l'un de ses prochains numéros, peuvent de prime abord susciter un certain étonnement : comment un écrivain et voyageur tel que le fut Roussel, si épris d'étrangeté et d'exotisme, auteur de livres pourvus de titres (il est vrai plutôt paradoxaux) tels qu'Impressions d'Afrique et Nouvelles Impressions d'Afrique, a-t-il pu ne rien mêler de ses voyages à son activité d'écrivain ? Quelques documents sur la manière dont voyageait Roussel permettront peut-être de résoudre la question. L'un des premiers voyages qu'ait faits Roussel est la croisière aux Indes qu'il effectua, plusieurs années avant la guerre, en compagnie de sa mère. Cette dernière, obsédée par l'idée qu'elle pourrait mourir en route, avait emporté son cercueil. Quant à Roussel, bien avant que le paquebot eût atteint une latitude assez basse pour qu'on pût voir la Croix du Sud, il s'inquiétait de son apparition, interrogeant quotidiennement le personnel du bord, et bien plus préoccupé, semble-t-il, de cette constellation que de toutes les curiosités naturelles ou ethniques qu'il allait voir. Deux ans après la guerre, il fit le tour du monde seul, sans domestique, n'ayant avec lui qu'une valise contenant quelques effets qu'il renouvelait dès qu'ils étaient usés. De la correspondance qu'il échangea avec une amie dévouée, j'extrais – grâce à l'obligeance de celle-ci – quelques passages qui montrent dans quel esprit il faisait ce voyage. D'une carte postale en couleurs envoyée de Melbourne et représentant une rue de cette ville très moderne, avec de beaux immeubles et un tramway : « Melbourne ne te plairait pas car c'est plein de hand-somes (sic) cabs. Moi, je me délecte, car j'adore ce genre de locomotion. J'ai déjà employé le chauffage aux bougies car ici, j'ai trouvé l'hiver ; pendant la première partie de la traversée, je crois qu'elles auraient fondu sans que je les allume. Comme ma chambre donne en plein nord, j'ai le soleil toute la journée. Il y a des huîtres exquises et comme nous sommes dans les mois sans r, c'est tout à fait la bonne saison. Je me propose de manger un de ces soirs de la soupe au kangourou, c'est une grande spécialité de l'Australie. Les courses de chevaux sont une frénésie. Il y a sept champs de courses à Melbourne et toutes les grandes villes sont à l'avenant ; quant aux petites, elles en ont au moins un. C'est ici la patrie de Melba, son vrai nom est Armstrong et Melba est un surnom tiré de Melbourne. Il y a près d'ici deux stations de bains de mer qui s'appellent Brighton et Menton. C'est bien la peine de venir si loin pour excursionner à Brighton et à Menton, ce que j'ai fait. »

D'une carte postale envoyée de Tahiti et représentant un site océanien classique, des palmiers au bord de la mer :

« À Papeete, j'habite rue de Rivoli juste à l'envers de celle de Paris. Si ma rue de Rivoli manque de Rumpelmeyer, en revanche, on y mange des fruits étonnants. Je suis juste le voisin de la reine et nous sommes en très bons termes. Elle sait très bien le français et est très intéressante quand elle parle de son île. J'ai entendu l'autre nuit des “himénés”, ce sont des chœurs tahitiens tout à fait étranges et poétiques. »

Alors qu'il naviguait en Océanie, Roussel avait reçu de sa confidente une lettre dans laquelle elle lui disait combien elle l'enviait de pouvoir admirer tant de choses, notamment les couchers de soleil qui devaient être si beaux ! Il lui répondit qu'il n'avait rien vu de tout cela, travaillant dans sa cabine et n'en étant pas sorti depuis des jours. Durant son tour du monde, Roussel avait si souvent fait et défait sa valise qu'il avait pris en horreur toute espèce de bagage, dont la vue même lui était désagréable. Telle est la raison pour laquelle il se fit construire une roulotte automobile, avec laquelle il se rendit en Italie. Plusieurs communiqués parurent dans la presse à l'occasion de cette randonnée ; en voici un, paru dans Le Matin du 13 décembre 1926 : « Un curieux raid en roulotte. – Paris-Rome et retour par la Suisse et le Mont-Cenis sans quitter un seul jour sa propre demeure, tel est l'étrange record que vient d'établir M. Raymond Roussel dans sa roulotte automobile comprenant tout un luxueux appartement avec salle de bains. Sur son parcours, la roulotte a été visitée à Chamonix par le sultan Moulay Youssef, au château de Moncaliéri, par la regrettée princesse Lætitia Bonaparte, et à Rome, par M. Mussolini qui en a très attentivement étudié chaque détail. M. Raymond Roussel a été reçu en audience particulière par le Pape qui s'est également intéressé à ce curieux genre de tourisme. Comme on le voit, le grand poète de Locus Solus n'est pas moins novateur dans le domaine de la réalité que dans le domaine du rêve. »

Lors de son voyage en Perse – qu'il effectua par les moyens courants – Roussel avait à peu près cinquante ans. Depuis un certain temps déjà, il était obsédé par la crainte d'avoir des cheveux blancs ; sur le conseil d'un médecin réputé, deux fois par semaine, il promenait de place en place sur ses cheveux un séchoir à air chaud, le maintenant à chaque endroit jusqu'à sensation de brûlure. Disant que s'il y manquait une seule fois, il cesserait de suivre ce traitement, ayant rompu la « série », il lui arriva – dans des endroits où il ne pouvait utiliser l'appareil, qu'il avait emporté avec lui – de le remplacer par des casseroles préalablement chauffées ; une fois même, faute de casserole, il employa une plaque de métal chaude, près de laquelle il dut s'agenouiller. De Bagdad, il écrivait à son amie : « L'autre jour, j'ai crevé un pneu à Tyr ; je trouve cela assez élégant. De Beyrouth, j'ai fait des excursions dans le Liban puis j'ai été à Damas où il y a de la glace à la guimauve extraordinaire ; me voici à Bagdad, le pays des mille et une nuits et d'Ali-Baba, ce qui me fait penser à Lecocq ; les gens ont des costumes plus extraordinaires que ceux des figurants de la Gaîté. Ma chambre donne sur le Tigre ; j'ai visité les ruines de Babylone. »

Et, d'Ispahan : « ... En allant à Téhéran, j'ai passé une nuit à Écbatane, la capitale de Darius et de Xerxès. J'ai fait une excursion à la mer Caspienne, le royaume du caviar. J'espérais en manger de l'extra-frais, mais ce n'est pas encore la saison et celui qu'on m'a donné était un peu salé. Si là j'étais en avance pour le caviar, ici, à Ispahan, je suis en retard pour les roses. La Perse est très curieuse, mais très inconfortable. On peut se croire en 1346 de l'ère chrétienne et non de l'hégire. »

Certaines villes étaient tabou pour lui, celles auxquelles se rattachaient des souvenirs particulièrement heureux de son enfance : par exemple, Aix-les-Bains (où il ne voulait même pas passer en chemin de fer), Luchon, Saint-Moritz, villes dans lesquelles il ne voulut jamais retourner, de peur de gâcher ses souvenirs.

Pendant une période de sa vie, il ne voyagea jamais en train de nuit, souffrant d'angoisse quand il se trouvait sous un tunnel et tenant en conséquence à savoir toujours où il était. Lorsqu'il mourut à Palerme, le 14 juillet 1933, il était décidé à ne plus revenir à Paris. De l'ensemble de ces traits, il ressort que Roussel n'a jamais à proprement parler voyagé. Il paraît probable, en effet, qu'à aucun moment il ne fut dupe du métier de touriste, que jamais l'extérieur n'entama l'univers qu'il portait en lui et que, de tous les pays visités, il ne voyait que ce qu'il y avait mis d'avance, éléments en absolue correspondance avec cet univers qui lui était particulier. Son voyage à Tahiti ne fut guère autre chose qu'un pèlerinage à la tombe de l'héroïne de Pierre Loti ; la Perse le fit penser aux opérettes qu'il aimait et les costumes de ses habitants aux chienlits de la Gaîté. Situant par-dessus tout l'imaginaire, il semble avoir éprouvé pour tout ce qui était théâtre, trompel'œil, faux-semblant, un attrait bien plus vif que pour la Réalité ; dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, il déclare par exemple que les Nouvelles Impressions d'Afrique n'ont point eu pour point de départ des sites réels, mais que primitivement « il s'agissait d'une minuscule lorgnette-pendeloque, dont chaque tube, large de deux millimètres et fait pour se coller contre l'œil, renfermait une photographie sur verre, l'un celle des bazars du Caire, l'autre celle d'un quai de Louqsor ». Comme tout vrai poète, Roussel qui, plus que quiconque, dut se sentir seul au monde, traînait partout avec lui son cortège d'anges et de démons : hantise des astres, amour du luxe et du confort, goût enfantin des friandises, manie des gloires consacrées, des merveilles classées et des noms du Gotha, obsession du vieillissement et de la mort, nostalgie de sa première enfance, et cette angoisse irréductible qui ne l'étreignait pas que sous les tunnels. Où qu'il fût, il se retrouvait toujours identique à lui-même, avec ses habitudes, ses hantises et le regret des premières années de sa vie, bagage qu'il emportait nécessairement avec lui tout comme, allant aux Indes, sa mère avait emporté son cercueil. Ainsi qu'il le fit en roulotte, Roussel voyagea « sans quitter un seul jour sa propre demeure », celle – somptueuse et terrible – que lui bâtissait, à travers tous les paysages, son immuable tourment intérieur.

L'Abyssinie intime L'Éthiopie est une des dernières régions de l'Afrique où il soit encore agréable de voyager. J'entends « voyager » non pas au sens où l'entendent les touristes (qui, alors qu'ils devraient être de souverains flâneurs, ne sont le plus souvent que de vulgaires gens pressés) mais au sens de plus en plus perdu qu'avait ce mot autrefois, quand voyager n'était pas une question d'horaire ni même de calendrier, voire d'itinéraire, mais partir simplement à l'aventure, sans trop savoir où l'on arriverait, ni surtout quand l'on arriverait. Parmi les multiples incommodités auxquelles bon gré mal gré doit se plier celui qui s'y déplace (incommodités devant lesquelles les sybarites peuvent renâcler, mais qui constituent la substance même d'un voyage, c'est-à-dire l'essentiel de son attrait) il faut noter l'absence de routes. Et là n'est pas le moindre charme de cette contrée où l'on a si peu l'impression d'exotisme – tant choses et gens nous rappellent, à bien des égards, ce qui nous est le plus familier – mais si fort l'impression d'archaïsme, qui est dans le temps ce que l'exotisme est dans l'espace et nous donne en Abyssinie une étrange sensation de vie antérieure, comme si revenait brusquement à notre mémoire une existence que nous aurions menée au Moyen Âge et comme si, à chaque pas fait dans ce pays, nous faisions surgir tout un passé et nous y reconnaissions. Tandis qu'en région colonisée on peut rayonner presque partout les reins calés dans une automobile, il n'est pas question, à l'intérieur de l'Abyssinie, de circuler autrement que par caravane de mulets, le grand mode de locomotion sur les hautsplateaux, réservant aux régions les plus basses et les plus chaudes, où les Éthiopiens eux-mêmes ne se sentent pas chez eux, l'usage des caravanes de dromadaires. Un tel moyen de transport est idéal pour le promeneur et suffirait, à mon sens, pour faire voir n'importe quel lieu de la terre – ou peu s'en faut – sous un angle enchanteur. Alors que dans un véhicule quelconque, on est séparé du paysage, enfermé dans une construction mouvante (sorte d'idéale prison dont le directeur, soucieux de la distraction des détenus, ferait défiler devant eux, à grand renfort de machinerie, des panoramas plus féeriques les uns que les autres mais que les détenus ne regarderaient jamais qu'avec une moue dégoûtée), alors qu'en automobile, par exemple, on va toujours trop vite pour observer ou questionner, se déplacer à cheval ou à mulet est le procédé rêvé, qui permet d'avoir la même communication intime avec le sol qu'en s'en allant à pied, tout en allant plus vite et plus confortablement, en ménageant sa dignité (puisqu'il est dégradant, en Éthiopie comme dans beaucoup d'autres pays, de pérégriner à l'aide des modestes moyens humains que sont les jambes) et occupant une position privilégiée au point de vue optique, car, si l'on reste bien au cœur du paysage comme en voyageant pédestrement, de plus l'on domine légèrement la situation, ce qui accroît l'agilité d'esprit et l'optimisme en même temps que cela élargit dans des proportions appréciables le champ de la vision. C'est dire que les impressions rapportées d'Éthiopie, terre classique des caravanes, seront colorées d'une teinte particulière selon le mode de déplacement adopté par le voyageur.

Quelqu'un qui se rend en Abyssinie par le chemin de fer, montant d'une traite des mythologiques palmiers en zinc de Djibouti jusqu'aux eucalyptus acclimatés de la capitale, rapportera de cette dernière une image toute faite, aux traits entièrement puisés dans les livres et manuels, et dont les dominantes sont le « Lion de Juda », l'aventure légendaire de Salomon et de la reine de Saba (union dont est issu le premier Menelik) et tout ce qu'on raconte de ce peuple dont la religion est un christianisme monophysite se rattachant au rite copte : l'énigmatique « Prêtre Jean » qui des siècles durant défraya les chroniques de la chrétienté, et les mœurs chevaleresques de cette nation dont l'état social est si proche de notre féodalité, et les fusils Gras dont les cartouches sont employées comme monnaie, et les guerriers portant crinière de lion au front, ceinture-cartouchière et bouclier, et la cupidité mielleuse des petits chefs, et la volubilité gesticulatoire des plaideurs, et les esclaves au faciès négroïde, et les couples créancier-débiteur enchaînés, et les voleurs aux pieds et mains coupés, et la castration infligée à nombre des Italiens vaincus à Adouah, et les peintures rutilantes qui ornent les églises, et l'air de caravansérail d'une ville comme Addis-Ababa, sa foule bariolée, ses notables qui ne sortent qu'à mulet, fréquemment la bouche voilée et escortés d'hommes en armes dont les pieds nus se hâtent, son palais impérial étincelant et minable, son marché puant le beurre rance, le suint et le piment, ses femmes à longues toges blanches qui vont en se dandinant, ses légations entourées de jardins et ses maisons à toit de tôle ondulée, luxe bon marché tranchant sur la médiocrité des paillotes, et dérisoires dans leur prétention comme le sont ces hobereaux misérables qui se pavanent au milieu de familiers, « mangent leur pays » (selon l'expression consacrée), vivent en pressurant les paysans et traînent partout derrière leurs chausses une soldatesque parasite. Ainsi qu'il est de règle, le voyageur ne voit rien en dehors de ce qu'il attendait déjà, c'est-à-dire quelques curiosités, des détails pittoresques et, dans le meilleur des cas, ce qui – en fait – demeure de lambeaux de la grande fresque archéologique qu'il avait agencée dans sa tête, grâce à ses lectures plus ou moins consciencieuses ou à sa plus ou moins vaste érudition. Il observe, avec un intérêt généralement proportionnel à son intelligence, le notable, le soldat, le fonctionnaire, le prêtre, le marchand, etc. Mais ce qu'il ne voit autant dire jamais c'est le peuple, – j'entends ce qui correspond chez nous à la notion (d'ailleurs abstraite) d'« homme de la rue » en ce qui concerne les villes, de « brave cultivateur » s'il s'agit des campagnes. Cet élément, infiniment ondoyant et varié, et hérissé de toutes les particularités individuelles, cet élément prééminent pour qui veut se faire une idée vraie d'un pays, cet élément essentiel qu'est la masse du peuple lui échappe totalement, parce qu'il ne fait que passer et, voyageant par des moyens modernes, n'entre pas dans l'intimité des choses et des gens. Mais pour celui qui non seulement circule à l'intérieur mais vient de l'intérieur, et entre par les confins, ainsi que j'ai eu le bonheur de le faire lorsque j'accompagnais la mission Dakar-Djibouti (qui pénétra en Abyssinie par Métamma après de longs démêlés avec les douaniers éthiopiens, séjourna plusieurs mois à Gondar où elle n'avait jamais eu l'intention d'aller et ne sortit d'Abyssinie qu'après plusieurs changements d'itinéraire dus au hasard des événements), l'impression est tout autre : beaucoup moins apparente est ce qu'on pourrait nommer l'Abyssinie classique – figure de Musée Grévin –, beaucoup plus cette Abyssinie intime dont si peu de récits de voyage ont rendu compte parce qu'elle est faite de choses moins saillantes et contrastant à un moindre degré avec le milieu auquel était habitué le voyageur.

Dîner chez Pépin le Bref, faire des affaires avec Étienne Marcel, passer les douanes en se faufilant tant bien que mal à travers les embûches d'un Philippe le Bel, telle est une des premières sensations qu'éprouve le chef de caravane quand il doit se débrouiller avec les vendeurs ou loueurs de mulets, s'empiffrer de nourritures solides et liquides en échangeant de grands discours avec les chefs, échapper dans la mesure où il le peut à leur rapacité fiscale. Mais s'il daigne accorder quelque attention à ses rapports avec les domestiques, avec les paysans, en dépit de toutes les petites incompatibilités dont il peut s'irriter, il découvre toute une intimité, une espèce de fraternité, au moins de saine cordialité, tant il est vrai que les hommes sont toujours des hommes et que, partout où il s'en trouve, il est simple de s'entendre avec eux quand il n'y a aucune raison matérielle de conflit. Cette femme qui vient de remplir sa jarre au puits, cette famille réunie dans son intérieur au pauvre toit de chaume après les divers travaux de la maison, du bétail et des champs que, de même que chez nous, on laboure à la charrue, ces femmes assises sur leurs talons et préparant le coton, cet homme qui hèle un de ses compagnons, d'un flanc de colline à un autre, en lançant de stridentes modulations, ces enfants qui profitent de ce que le maître a le dos tourné pour griffonner des figures baroques sur la porte de l'église où ils sont réunis pour étudier, ce forgeron qui travaille patiemment à la fabrication d'un encensoir, ce sorcier qui s'y connaît dans les amulettes et dans les simples, ces possédées qui évoquent les esprits comme autour d'une table tournante, cette femme aux cheveux impeccablement nattés qui déambule en minaudant sous son parasol de vannerie, ces longs bavardages autour des tasses de café, ces gens qui se pressent au marché, discutant des prix, causant à deux ou à plusieurs, se faisant admirer, se saluant, sacrifiant dévotement à la mondanité inhérente à toutes les foires (qu'il s'agisse de la plus élégante des ventes de charité ou de celle de Fouilly-les-Oies), ces nobles qui sortent de la messe entourés de fusils, ces femmes qui jacassent en remontant de la fontaine, gourmandent leur esclave ainsi qu'on fait d'une cuisinière ou se confient les traits qu'elles ont faits à leurs maris, ces muletiers qui lutinent les filles dans les maisons d'hydromel, ces hommes qui se battent, après boire, ces bandits qui rançonnent un pays ainsi qu'on met en coupe réglée toute une corporation dans un quartier de Chicago, ces lamentations déchirantes, ces pleurs voulus autour d'un mort, cette psalmodie des prêtres et ces condoléances le plus souvent hypocrites – ne retrouvet-on pas dans tous ces menus aspects que je cite à peu près au hasard un grand nombre d'aspects essentiels à notre propre mode de vie ? Je ne nie pas, bien entendu, qu'au-delà de ces analogies formelles il y ait d'énormes différences. Mais n'est-il pas humiliant pour nous, qui nous disons civilisés et prétendons à la culture, d'être avant tout sensibles aux dissemblances et, dominés par le choc de première vue, la surprise, l'inévitable dépaysement, de nous y attacher bien plus qu'aux ressemblances ? Quelques chansons entendues à Gondar et notées grâce aux soins de mon compagnon Abba Jérôme, extravagant lettré abyssin qui avait vécu à Rome, habité Nice, Paris et se disait « niçois » quand on lui demandait quelle était sa vraie patrie – Abba Jérôme, qui connaissait le positivisme, les doctrines de Charcot et croyait à la magie –, quelques chansons recueillies à la bouche d'une femme qui joignait à l'attrait d'une voix rauque et déchirante l'irréalité d'une vierge préraphaëlite, me sont restées en mémoire et je ne puis me les rappeler sans émotion, tant la résonance en est peu étrangère : « Quand, je la vois penchant la tête de côté, mes os se brisent en morceaux.

Quand je prends congé d'elle, mes yeux sont pleins d'eau ! » Et encore : « Je marche, je marche et je dis : Je suis fatigué ! L'amour m'a coupé en morceaux avec son sabre. » Et encore : « Il te tuera peut-être, l'homme est hardi comme la mort. Quant à moi, je ne te tuerais pas, si j'étais Dieu ! » Et encore : « L'amour ne vieillit pas. Comment vas-tu, ma maladie ? » Et encore : « Si j'étais chique, je serais entré sous ses ongles, Je serais entré entre ses doigts, je boirais son sang, Qu'on m'extirpe avec l'aiguille, pourvu que j'aie bu son sang ! » Et encore toutes les autres chansons, improvisées ou semi-improvisées, celles des musiciens professionnels qui viennent vous complimenter pour que vous leur donniez quelque argent, celles des muletiers qui entonnent des refrains de chasse en escortant la caravane, celles des militaires vantards, celles des prostituées qui provoquent les hommes à boire et à aimer. Parmi les souvenirs les plus vivaces que j'ai gardés d'Abyssinie il y a ces souvenirs de chansons ; parfois un bout d'air me revient, cristallisant autour de lui toute une scène ou tout un paysage : le chef de l'église Saint-Jean, qui était un fin gourmet et un fameux ivrogne en même temps qu'un magicien habile et un juriste prudent, solide patriarche aux jambes un peu pourries et à l'œil un peu trouble, mais qui faisait si bien quand il trônait chez lui, au milieu de sa famille, et présidait les repas, faisant lui-même la distribution ; les séances de possession chez la vieille illuminée qui soignait les femmes prises par les génies zar, épouses légères dont la maladie n'était qu'un prétexte pour passer la nuit loin de chez leur mari ou pauvres malheureuses dont toute l'ambition n'était souvent que de pouvoir acquérir un poulet qu'elles offriraient en sacrifice au génie qui les tourmentait ; châteaux croulants de Gondar qu'on dit avoir été bâtis par des artisans portugais ; quartier musulman d'Addis-Alam, si propre à côté des quartiers chrétiens, et où l'on boit de très bon café parfumé à la girofle ; et la savane torride du Walqaït où, marchant vers l'Érythrée, notre caravane cheminait sous la protection manifeste des gardes que le gouvernement nous avait délégués et celle, clandestine, du brigand qui tenait la région. Je crois que peu de pays répondent d'une manière aussi complète que l'Abyssinie à ce que peut légitimement attendre un amateur de voyages. Mais combien y a-t-il de gens qui sachent véritablement voyager ? Plus qu'un art d'apprendre l'art du voyage est, me semble-t-il, un art

d'oublier, d'oublier toutes les questions de peau, d'odeur, de goût et tous les préjugés, et je n'ai jamais perçu avec autant d'acuité ce que c'est que d'être en voyage que dans les lieux où j'en venais à ne même plus savoir ce que j'y étais venu faire, me demandant quel bizarre démon avait bien pu m'y pousser. Il s'agit aujourd'hui moins d'accroître nos connaissances que de nous dépouiller, afin de retrouver ce que devraient garder toute leur vie les hommes : une fraîcheur de vision pareille à celle des enfants. Loin de demeurer lié aux seuls soucis de distraction ou de culture, l'art de voyager devrait être à la base d'un nouvel humanisme, qui s'avère de jour en jour plus nécessaire mais reste malheureusement tout entier à créer.

Bois rituels des falaises « L'œil rouge du masque est venu au village. L'œil du masque est un œil de soleil, l'œil du masque est un œil de feu, l'œil du masque est un œil de lance, l'œil du masque est un œil de flèche, l'œil du masque est un œil de hache, il est rouge. » (Discours en langue secrète de la société des hommes, chez les Dogon de Sanga.)

Les falaises de Bandiagara (cercle de Mopti, ex-Soudan français [Mali actuel]) – d'où Denise Paulme et Deborah Lifszyc ont rapporté pour le musée d'Ethnographie une remarquable collection d'objets en bois (parmi lesquels plusieurs statuettes anthropomorphes d'un type peu connu et une nombreuse série de serrures sculptées montrant l'évolution d'un style spécifique) – les falaises de Bandiagara, ainsi nommées en l'absence de toute grande eau sous forme de fleuve, lac ou mer, sont constituées par une ligne presque ininterrompue d'à-pic ou d'escarpements séparant, sur une longueur de quelque deux cents kilomètres, le plateau central nigérien de la plaine voltaïque. Sur les tables rocheuses du plateau lui-même et dans les éboulis (magma de blocs chus tout droit de la hotte du chiffonnier lunaire) habitent les Dogon – appelés aussi au singulier Kado et au pluriel Habé (c'est-à-dire « païens » ou « infidèles » dans la langue des Peul, les principaux mahométans de la région) – extraordinaires montagnards dont le nom-frégoli peut sembler au profane une douteuse farce-attrape, mais qu'on doit croire avoir été posés là parce qu'il était urgent de prouver que, tant en Afrique qu'au Tibet ou chez les Noirs du pôle découverts par Edgar Allan Poe, un monde matériellement chaotique peut être le théâtre d'une prestigieuse civilisation. C'est une aubaine fort rare pour le moderne voyageur africain que de tomber, au sortir de tant de villages, de régions entières passés au laminoir de la colonisation (nettoyage par le vide aux ravages duquel il conviendrait de joindre ceux, à peine moindres, liés à la diffusion de l'islamisme), sur ces espèces de cristallisations mythiques que semblent composer, au moins à première vue, les villages dogon. Amas de constructions de boue séchée à toit plat formant terrasse et à façade creusée de niches ; de greniers coiffés de chapeaux pointus, de cases sacrées aux contours arrondis de mokas et ruisselantes des traînées blanches de la bouillie de mil provenant des derniers sacrifices ; d'abris à dur profil préhistorique, formés de gros piliers supportant une épaisse toiture de fagots de mil et destinés à déverser quelque fraîcheur sur les palabres des hommes. Dédales de ruelles étroites, aggravées d'angles, de recoins et débouchant tout à coup – comme les boyaux d'accès d'une plaza de taureaux ou d'un théâtre romain – sur le désert d'une place publique. Abords à mine légèrement inquiétante, taraudés qu'ils sont de multiples poches rocheuses, anfractuosités, auvents, cavernes, où l'on dépose tantôt les morts, tantôt les chiens crevés, tantôt les masques portés par les jeunes gens au cours des

cérémonies funèbres, tantôt encore ces immenses bois, sculptés à l'un des bouts en forme de masque, que les Dogon taillent à peu près tous les demi-siècles à l'occasion de vastes fêtes d'initiation précédées, selon le témoignage de quelques-uns des plus chenus et des plus doctes, par l'apparition dans le ciel d'un signe rouge annonciateur. Arbres, à peine moins patibulaires, dont le rôle magique ou religieux est indiqué par un amoncellement de jarres cassées, tout à l'entour. Plus rassurants, de petits champs cultivés à la houe, soigneusement entretenus, qu'il suffirait de regarder attentivement pour deviner que ceux qui les travaillent sont de solides et honnêtes laboureurs, doués de toute la componction voulue pour desservir les cultes familiaux ou agraires, mais très d'attaque quand il s'agit des vieilles saouleries rituelles à la bière de mil qui marquent le rythme de la vie civique, ou bien des danses masquées, des affrontements d'hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, des simulacres de combat, des secouements fougueux de lances vraies ou feintes, de mousquets détonant, de chassemouches et de torches auxquels donne lieu le décès d'un parent mâle ou d'un confrère. En dépit du degré de complexité élevé que leur civilisation a d'ores et déjà atteint, vies technique, économique, religieuse, morale sont encore chez les Dogon trop intimement associées et mêlées pour qu'on puisse essayer de tracer une limite précise entre ce qui est pour eux objet d'art et ce qui est objet d'utilité. Il n'y a pas comme dans notre monde industrialisé ce divorce, cette répartition (ou mieux : éparpillement) des êtres et des choses, telle que bon gré mal gré l'« œuvre d'art », coupée de ses racines d'efficacité immédiate, se trouve réduite, sortie des mains du créateur, à n'être qu'un divertissement d'esthètes. Qu'on envisage une serrure, un volet de grenier nés du travail d'un forgeron dogon, l'on constate qu'ils tirent une égale efficience de la vertu mystique des figures d'ancêtres dont ils sont décorés, que de l'action physique de leur système proprement dit de fermeture. Tout au plus, la prudence devrat-elle inciter à admettre que l'adjonction d'un mécanisme aussi ingénieusement agencé pourrait bien dénoter qu'il y a déjà, faisant son nid dans l'esprit des Dogons, une appréciable dose d'incrédulité. Qu'on envisage d'autre part les masques (œuvres non plus de techniciens ou d'artisans spécialisés mais de la masse de la population, puisque tout membre mâle de la société, sitôt atteint l'âge requis, est initié à leur confection) l'on s'aperçoit qu'en même temps que passibles d'un jugement esthétique (car tout Dogon, n'en déplaise aux puristes qui voudraient ne voir là qu'affaire de conformisme religieux ou magique, sait fort bien distinguer un beau d'un mauvais masque) ils répondent à un besoin pratique défini. Reproduisant chacun dans ses traits – fantastiques, animaux ou humains – un élément fondamental du groupe ou de la nature en général, portés par les exécutants de ces grandes danses qui prennent place dans les funérailles d'un homme et dans les fêtes de levée du deuil, les masques forment l'une des pièces maîtresses de ces manifestations à caractère nettement polyvalent qui allient, entre autres aspects divers, la réjouissance franchement spectaculaire (voire le mardi-gras à chienlits ou même le repas à déféquer partout) au rite le plus hautement religieux puisque, faute de telles danses, corps social et cycle même des choses persisteraient à pâtir de la lésion causée par le départ d'une âme, qu'il s'agit de maintenir correctement séparée du monde des vivants en attendant le moment de sa prochaine incarnation. Les plus marquants des objets rassemblés par Denise Paulme et Deborah Lifszyc – cavalier aux bras levés dont le geste a pour but, suivant les connaisseurs indigènes, de faire communiquer la terre avec le ciel (et qui se rapporte apparemment à un culte d'ancêtres, abandonné après le décès de la

femme dans le grenier de qui l'objet fut découvert enfoui) ; personnage debout se cachant le visage des deux mains, « parce qu'il a honte » ont confié les experts ; voire cette mince figure à l'allure trouble de mandragore mal équarrie (et que, de fait, les collectrices durent déterrer de leurs propres mains, l'ayant trouvée enterrée jusqu'au cou dans un village dont les habitants exigèrent qu'elles l'exhumassent elles-mêmes, vu qu'elle leur restait totalement mystérieuse étant l'œuvre de la population qui avait habité avant eux la région) – tranchent sur l'habituelle production soudanaise par un étonnant pathétique. L'on aimerait être à même d'affirmer que ceux qui les sculptèrent, tout en restant soumis au cadre rituel strict, ont subi individuellement l'emprise d'un mouvement passionné, analogue à cette pulsation profonde qui est l'un des ressorts premiers du lyrisme moderne. Mais devant de tels objets – incantations figées ou effigies, dont chacune est une pierre angulaire sur quoi repose l'ordre du monde – amateurs d'art comme ethnologues doivent s'arrêter court ; car il faudrait une nouvelle chiromancie pour explorer à fond ces énigmes arborescentes et faire rendre gorge à leurs replis ligneux.

Faire-part Le monde changé en chambre d'hôtel meublé – où tous, gesticulant, nous attendons de crever –, le soleil réduit aux proportions d'une ampoule électrique luisant à deux doigts de nos têtes en une sordide intimité, les affres du cheval tordu comme un Pégase pris soudain dans quelque affreux coupe-gorge, le taureau – seul vainqueur – dardant éternellement ses cornes, les personnages convulsés, la table dure, l'oiseau s'égosillant : inutile de chercher des mots pour tenter de décrire cet abrégé de notre catastrophe noire et blanche, la vie que nous vivons, pareils aux pièces d'un échiquier qui seraient capables de sentir comme autant de couteaux tous les rapports hostiles qui s'établissent entre elles, selon le bon plaisir des joueurs et sans que leurs soubresauts de douleur puissent infléchir en rien les règles d'une sauvage géométrie. Prendre une plume, aligner des mots comme s'ils devaient ajouter quelque chose au Guernica de Picasso est, de toutes les tâches, la plus vaine. En un rectangle noir et blanc tel que nous apparaît l'antique tragédie, Picasso nous envoie notre lettre de deuil : tout ce que nous aimons va mourir, et c'est pourquoi il était à ce point nécessaire que tout ce que nous aimons se résumât, comme l'effusion des grands adieux, en quelque chose d'inoubliablement beau. Tel le cri du « cante hondo » qui doit attendre l'être monté jusqu'à la gorge du chanteur pour que se nacre, s'irise enfin sa peste venue de la terre, entre les doigts de Picasso se cristallisent et se diamantent les vapeurs noires et blanches, haleine d'un monde à l'agonie que les plus hideux météores – surins de notre amour – perceront bientôt jusqu'aux os.

Gens de la Grande Terre Maurice Leenhardt, bien connu des ethnologues par les trois admirables ouvrages qu'il avait consacrés déjà à l'ethnographie et à la linguistique néocalédoniennes, vient de résumer, en un livre écrit pour le grand public, les observations qu'il a recueillies au cours d'un séjour de quelque vingtcinq années en Nouvelle-Calédonie. Missionnaire de la Société des missions évangéliques, Maurice Leenhardt eut l'opportunité de pénétrer très intimement la société canaque, vivant en contact quotidien avec les indigènes et apprenant surtout (ce dont on ne saurait trop le louer) à se placer de plain-pied avec eux, se dépouillant de sa mentalité européenne et s'imprégnant, sans cesser d'être un observateur sagace, d'une vision du monde qu'il n'apparaît nullement exagéré de qualifier de « canaque ». Ceux qui ont eu le bonheur d'entendre Maurice Leenhardt à son cours de l'École des Hautes Études savent ce qu'ici je veux dire : cette façon extraordinairement familière de parler des « gens de la grande terre », de décrire leur art, d'analyser leurs représentations, en donnant à l'auditeur l'impression que c'est un Canaque qui parle – un Canaque, certes, étonnamment conscient du sens profond de ses croyances et de ses coutumes, mais un authentique Canaque. Il eût été regrettable que la saveur particulière de cet enseignement oral n'eût pas été condensée dans un livre et que Maurice Leenhardt s'en fût tenu à la publication de ses trois volumes de l'Institut d'ethnologie, sans chercher à extraire de cette somme d'observations et de documents scientifiques ce qui en fait l'intérêt directement humain. Dans le tableau qu'il nous donne de la vie et de la pensée canaques aussi bien que dans les pages où il décrit comment cette pensée s'est modifiée au contact de la civilisation européenne, l'auteur semble ne jamais se départir de ce principe qui devrait être la règle d'or de tous les ethnographes : il n'y a de connaissance réelle que par identification. Qu'il nous parle de l'agencement matériel de la case, du village et de ses dépendances, de la manière dont le couple humain – par la répartition des cultures en cultures masculines et féminines – inscrit en quelque sorte son reflet sur le sol, de l'économie vivrière et du travail artisanal, de la signification symbolique des échanges de monnaie, du mariage en tant qu'événement doué d'une portée non seulement domestique mais sociale (intersection des deux lignées, paternelle et maternelle), de la fête du pilou comme « moment culminant de la société » au cours duquel on célèbre les naissances, initie les jeunes, honore les morts et confirme le lien qui unit au groupe des parents paternels celui des parents maternels ; qu'il parle des totems en tant que figurations mythiques du flux vital transmis par le sang maternel, ou des dieux en tant qu'ancêtres sublimisés, Maurice Leenhardt garde des choses une vision totalitaire (au sens du « tout est dans tout » des occultistes) et non pas dissociée, linéaire comme celle que nous devons à nos activités elles-mêmes morcelées et mécanisées à un degré beaucoup plus considérable que dans les sociétés dites « sauvages ». Cette manière de représenter chaque élément du milieu social et, plus largement, du monde comme une espèce de carrefour ou point d'entrecroisement des divers courants affectifs qui soustendent la vie du groupe serait-elle devenue celle de Maurice Leenhardt dans l'unique mesure où elle

lui fut dictée par les Canaques ? L'on pourrait croire plutôt qu'a joué ici cette mystérieuse affinité qui fait que le véritable ethnographe trouve son peuple, c'est-à-dire celui qui secrètement lui correspond et qu'il comprend si bien qu'on peut se demander s'il n'y avait entre eux, dès l'origine, une sorte de complicité ou de corrélation.

Antilles et poésie des carrefours Le trop bref séjour que j'aurai fait en Haïti est, ce soir, à la veille même de se terminer. Demain, au début de l'après-midi, je prends l'avion et vendredi matin, si tout va bien, je dois être à la Martinique, qui fut la première étape du voyage de trois mois que j'aurai fait dans celles des Antilles où l'on parle ma propre langue, c'est-à-dire le français. Je dois très prochainement m'embarquer pour la France et je puis formellement vous assurer que – malgré la joie certaine que j'aurai à retrouver les miens – c'est avec un petit serrement de cœur très réel que je verrai le rideau se fermer sur ces trois mois qui m'apparaissent déjà – au seuil, presque, du souvenir qu'ils sont – comme trois mois où j'aurai vécu, à peu près quotidiennement, sous le signe de la féerie. Et si je dis « féerie » soyez bien assurés que ce n'est pas là simple façon de parler ; je crois pouvoir établir – sans qu'on puisse me reprocher de céder à l'inflation verbale – que les trois mois en question relèvent bien de la « féerie » ou, si vous le préférez, furent de la poésie vécue, de cette poésie dans laquelle on circule avec sa chair et avec son sang, ce qui mène beaucoup plus loin que celle où simplement l'on se promène entre des plates-bandes de mots. Parvenu, donc, presque au moment où il faudra que, pour moi-même, je m'efforce de résumer, de confronter tous mes souvenirs afin d'en extraire l'essentiel, d'en tirer cette leçon qui doit être tirée de toutes les expériences vécues – leçon sans quoi cela ne vaudrait guère la peine de les vivre – il me semble que c'est à vous, habitants de la République d'Haïti c'est-à-dire du pays qui aura fait l'objet non seulement de ma dernière étape mais d'une étape qui m'apparaît déjà moins comme une conclusion que comme un couronnement, il me semble que c'est à vous que je dois la primeur de mes impressions, avant de me retrouver, tant à la Guadeloupe qu'à la Martinique, dans la banlieue de mon propre pays. Il va sans dire que de telles « impressions » – dont j'aimerais vous faire part – ne sont rien qu'impressions, c'est-à-dire : réactions provoquées par un contact de seule surface, à fleur de peau si l'on peut dire, contact qui – s'il finit par se répercuter jusqu'à la sensibilité profonde – ne le fait qu'à travers les sensations les plus légères, les plus fugitives. Hors de question, donc, que je vous parle des Antilles en fonction des nombreux problèmes graves qui s'y posent : problèmes économiques, problèmes sociaux, problèmes d'alimentation et de santé dont un voyageur – à moins d'appartenir à cette variété humaine qui, telles certaines espèces animales unanimement tenues pour inférieures, semble ne pas pouvoir se promener autrement qu'avec sa carapace – dont un voyageur ne peut manquer de mesurer l'importance, à proprement parler, vitale mais dont, s'il est doué d'un minimum de probité intellectuelle, il se gardera bien de parler trop hâtivement parce que la solution de tels problèmes exige qu'on s'inspire de quelque chose de beaucoup plus réfléchi que de simples « impressions » recueillies en un laps assez réduit de temps pour qu'elles portent, plutôt que sur d'autres aspects moins visibles peut-être et en tout cas moins séduisants, sur ces aspects pittoresques – je dirais presque : touristiques – qui sont, en quelque endroit qu'on se trouve, les premiers à se présenter à la vue...

Il n'en est pas moins vrai, pourtant, que de telles « impressions », si fragmentaires et si rapides soient-elles, ont une certaine réalité, du simple fait d'avoir été vécues, et qu'elles traduisent, à tout le moins, le choc émotif qu'a produit sur quelqu'un, de façon immédiate, le coup d'œil qu'il a jeté sur les Antilles. Qui plus est, il n'est pas interdit de penser que ces aspects, si l'on veut « pittoresques », représentent pour chaque pays (dans la mesure même où ils diffèrent pour chacun des divers pays) un ensemble de traits spécifiques auxquels ce serait un grand tort que de refuser toute valeur puisque, pour un pays aussi bien que pour un individu, la manière dont il est susceptible de frapper les yeux d'autrui fait partie intégrante de sa personnalité et puisqu'il est certain également que, comme l'a indiqué Marcel Schwob, il est d'un intérêt beaucoup plus grand, au moins sur le plan esthétique, d'envisager un être dans les différences qu'il présente avec les autres êtres que dans ses ressemblances. Ce qui constitue le pittoresque par excellence, j'entends : ce qu'on appelle communément la « couleur locale », n'est rien autre que cette spécificité, cette différence dans son expression concrète la plus frappante... Sans plus m'attarder sur ce que je ne vois aucun inconvénient à qualifier de « précautions oratoires » (car, moi qui fais profession d'écrire et puis donc, sans outrecuidance, me regarder comme un spécialiste de l'emploi du langage – sous sa forme graphique sinon sous sa forme orale, – je suis mieux placé que quiconque pour savoir que manier la parole, c'est-à-dire la pensée, ne peut se faire à la légère, sans étiquette, sans précautions, parce que, même si l'on ne croit pas à la vertu magique des mots, c'est, à coup sûr, l'une des pires formes du péché contre l'esprit que d'exposer, en mésusant du langage, à de profondes altérations le message personnel que chacun de nous se devrait de formuler à l'intention d'autrui si l'on admet qu'il n'est de véritables rapports humains qu'à partir du moment où peut s'instaurer un dialogue), sans plus m'attarder, dis-je, à ces précautions de début, qui ne sont pas un vain cérémonial mais, de même que les rites pour le pratiquant d'une religion, sont des éléments indispensables à la bonne marche de l'opération, j'en viendrai, d'un coup, à la justification du titre de ma conférence : Antilles et poésies des carrefours... Il est patent qu'au point de vue ethnique comme au point de vue culturel il est permis de regarder les Antilles comme un effectif « carrefour ». Lieu de rencontre – l'un des plus extraordinaires qui soient au monde – de groupes humains hétérogènes et de courants de civilisation orientés dans les sens les plus différents, véritable chaudron de sorcière où s'est élaborée l'une des mixtures les plus rares et les plus chatoyantes que puisse avoir à goûter un Européen comme moi qui, certes, est bien loin de n'avoir que mépris pour la forme de culture qui est son pain quotidien, mais est avide, intensément, d'une nourriture plus savoureuse et plus stimulante susceptible de porter à son potentiel le plus élevé son imagination. Bien que ces considérations d'ordre (mais c'est un bien grand mot) scientifique ne soient pas étrangères au choix que j'ai fait de cette image, je ne ferais guère que constater, avec un air très docte, l'évidence la plus banale si je m'en tenais à cela. Il me faut m'expliquer plus à fond sur cette notion du « carrefour », point d'intersection, pivot de rose des vents ou croisée de chemins qui me paraît l'équivalent, dans le domaine de l'expérience poétique, à ce qu'était ce point fixe dont ont parlé les alchimistes, authentique carrefour lui aussi puisqu'il s'agissait du lieu immuable et absolu d'où rayonnaient les forces universelles en même temps que du centre unique de convergence où toute la diversité du monde se résolvait.

Ce qui me séduit tout d'abord dans l'expression « carrefour », c'est qu'elle est empruntée au vocabulaire de la voirie. Rien de plus terre à terre, de plus quotidien que ce croisement de routes ou de rues qu'on appelle un carrefour : endroit où passent des gens, des véhicules de toutes les espèces, certains plus luxueux et d'autres moins opulents, certains plus lents et d'autres plus rapides, – endroit qui m'apparaît comme le symbole de toute la poésie de la campagne et de la rue, et je pourrais bien dire : de la poésie tout court, puisqu'à mon sens une poésie qui serait perdue dans les nuées, sans racines solides dans le sol que nous foulons, ne serait que rêverie vague, médiocre échappatoire aux conflits et aux déchirements de la vie, à ces multiples et harassantes contradictions auxquelles rien ne saurait nous faire échapper sinon à la manière des autruches qui se cachent la tête pour se protéger d'un danger alors qu'une attitude virile implique, en premier lieu, lucidité. Poésie, donc, battant le sol d'un pas bien décidé et s'avançant les yeux tout grands ouverts sera cette poésie à laquelle j'ai assigné comme attribut le « carrefour » mais ce ne serait encore là qu'une vue bien incomplète, si je ne voulais retenir d'une image qui m'a fasciné que son aspect le plus immédiat, sans nulle tentative pour la décortiquer quitte à lui faire rendre l'âme à la réduire à rien à force de l'avoir triturée. Si j'envisage, maintenant, le carrefour non plus sous l'angle trivial qui fait parler d'une « Vénus de carrefour » (encore qu'une telle épithète pourrait, sans trop d'inexactitude, être appliquée à la poésie à qui n'est jamais tout à fait étranger cet élément aguicheur, voire charlatan, qui vient s'immiscer plus ou moins dans toutes les magies) mais si je vois plutôt dans ce carrefour, qu'il soit ou non la toile de fond sur laquelle se profile quelque Vénus, un lieu où, à partir de points divergents, viennent s'opérer des rencontres, je trouve immédiatement sur mon chemin certaines définitions récentes de la poésie. Déjà Baudelaire, cherchant dans un passage de ses Écrits intimes à définir ce qu'était pour lui la beauté, a marqué qu'elle impliquait nécessairement coïncidence, rencontre, de deux éléments, par définition, hétéroclites : l'un, de majesté immuable, sculpturale et, si l'on veut, classique ; l'autre, essentiellement ondoyant, mobile, fugace, « moderne » en somme si l'on prend ce terme dans sa signification étymologique qui le fait dépendre du mot « mode ». Pour qu'il y ait beauté, il faudra donc que viennent à se rencontrer – en quel problématique carrefour ? – image de l'éternité et image de ce qui lui est le plus opposé : la courte écume dont le scintillement nous séduit dans chaque vague qui se brise à l'extrême pointe du temps. D'autres poètes, ceux-ci de notre siècle, essayant à leur tour de donner une définition de ce qu'était leur beauté (dont ils prenaient pour prototype l'image poétique) ont essayé de déterminer quels sont les caractères d'une image poétique vraiment belle, c'est-à-dire efficace, agissant comme un philtre sur l'imagination. Dans le courant de la guerre 1914-1918 c'est Pierre Reverdy, l'un des plus grands poètes français vivants et l'un de ceux dont la vie peut passer, poétiquement parlant, pour l'une des plus exemplaires, c'est Pierre Reverdy qui, dans un recueil d'aphorismes, écrit à peu près ceci : l'image poétique a pour fonction de réunir deux réalités distinctes en un même tout, qui est la métaphore ou l'image même ; plus l'écart sera considérable entre les deux réalités ainsi confrontées, plus étrangères, au moins apparemment, seront-elles l'une à l'autre et plus leur rapprochement, d'autre part, aura l'air naturel, plus l'image sera belle et forte. Magnifique définition, qui nous fait voir clairement

comment la poésie ne peut se présenter que sous un double aspect : sorte de corps étranger, insolite, composite, venu d'on ne sait où, tombé comme un bolide, et, d'autre part, (ce qui constitue le vrai miracle) corps qui se présente comme aussi simple que le pain quotidien... Surenchérissant sur la définition de Pierre Reverdy, voici André Breton qui, vers les débuts de l'époque surréaliste, formule quant à l'image poétique l'exigence suivante : ce ne sont pas deux réalités éloignées l'une de l'autre qui doivent être rapprochées mais deux réalités totalement étrangères qu'il s'agit d'unir en un composé dont les éléments, liés par une sorte de miracle qui est, précisément, la poésie, se présentent, pratiquement, comme à tel point disparates que si ce composé mérite bien encore le nom d'« image » il ne saurait plus, en tout cas, être question d'y voir une métaphore puisque les deux éléments ainsi traités sont trop hétéroclites pour qu'il puisse y avoir de commun entre eux le moindre élément de comparaison donné d'avance... Me référant au passage des Écrits intimes de Baudelaire auquel je viens de faire allusion et essayant de tirer de sa définition du beau les ultimes conséquences, j'ai essayé moi-même – dans un essai sur la tauromachie considérée du point de vue esthétique – de mettre au jour ma propre conception du beau, dont je considère la course de taureaux espagnole comme l'illustration la plus typique qu'aient pu m'en fournir les institutions de l'Occident : beauté résultant de la confrontation d'une structure éminemment classique, l'ordonnance même de la course – aussi précise qu'un rituel – et ses règles très strictes, tout à la fois techniques et stylistiques – côté apollinien de la chose, si l'on reprend le vocabulaire nietzschéen, – confrontation de cet élément tout d'ordre et d'intelligence avec l'élément dionysiaque ou de pur déchaînement, de force aveugle et sombre, que représente le taureau et le danger constant qu'il fait poser sur les représentants de la règle (autrement dit les toreros), élément trouble que représentent également les perpétuelles altérations – ou menaces d'altération – que les intrusions fougueuses de l'animal apportent à la rigueur géométrique dont doit user le torero. Convergence, comme dans la beauté baudelairienne, d'un élément d'éternité (l'architecture imposante de la règle) avec un élément purement fortuit, circonstanciel (la mobilité inquiétante du taureau, par quoi tout est remis, à chaque instant, en question). Il me semble que la beauté d'une corrida tient à ce qu'elle se situe au lieu géométrique ou au point de rencontre de ces deux réalités étrangères l'une à l'autre : l'impassibilité, d'une part, en quoi doit se figer le torero (dont tous les mouvements devront apparaître dûment contrôlés), la frénésie, d'autre part, qui est le propre du taureau avec ses cornes constamment en quête d'une proie moins décevante que les étoffes de couleur dont on l'appâte et qu'on dérobe. Me voici fort loin, à ce qu'il semble, des impressions dont je voulais vous faire part relativement aux Antilles mais il me semble pourtant que cette digression portant sur le caractère composite, voire même contradictoire, inhérent à tout ce qui est beauté – à tout ce qui relève de cette beauté qui « sera convulsive ou qui ne sera pas » comme l'a écrit André Breton – est de nature à vous faire mieux comprendre pour quelles raisons, qui dépassent le goût du simple contraste piquant, j'ai été si fort ému par quelques-uns de ces « carrefours » où viennent se fondre ou se couper des trajectoires distinctes, comme à l'exact emplacement où s'opère la rencontre du torero muni de sa cape avec la charge du taureau. Je me replacerai donc, mentalement, non loin de Fort-de-France, sur la route du Rocher, qui mène de l'hôtel du Vieux Moulin à la route de Balata. N'ayant pas de véhicule à ma disposition, je

descends vers la ville à pied, en dépit du soleil, comme je le fais chaque matin. À quelques pas devant moi, je vois s'avancer une jeune fille, presque une fillette, vêtue d'une courte robe noire et à la peau très foncée ; c'est une bergère qui mène sa chèvre et je l'entends chantonner, sur un vieil air d'allure très Île-de-France : « Jamais deux sans trois, ah ! ah ! ah ! ah ! Jamais deux sans trois... » Sous le soleil tropical et dans le décor somptueux d'une végétation luxuriante, cette apparition franchement africaine qui surgissait devant ma vue tandis que mon cœur s'émouvait à entendre une de ces vieilles chansons pareilles à celles que pouvait chanter Sylvie, la légendaire amie de Gérard de Nerval, me plaçait d'un seul coup à l'un de ces carrefours mentaux où l'on se sent comme étourdi ou égaré, dans un état d'incertitude délicieuse qui tient à ce qu'on est en face de quelque chose qui semble être à la fois le comble de l'insolite et le comble du familier. Ainsi, dans le cadre le plus exotique que puisse imaginer un habitant des régions tempérées, au détour d'un chemin que j'empruntais tous les jours je me trouvais face à face avec mon enfance elle-même sous l'apparence de cette jeune bergère noire qui chantait, sur un air nullement africain, un vieux chant de folklore. Comme si, m'inspirant du grand poète Aimé Césaire et de son Cahier d'un retour au pays natal, j'avais voulu que les Antilles fussent, pour moi aussi, le lieu où s'accomplit un retour, c'est une impression de redécouverte de mon enfance qui fut l'une des premières que j'éprouvais à la Martinique, dans une région pourtant fort éloignée, au moins kilométriquement, du Paris où je suis né. Ce mélange d'exotisme et de familiarité, si frappant pour le Français d'Europe qui vient pour la première fois à la Martinique et à la Guadeloupe (mélange qui, du reste, s'explique le plus simplement du monde par l'histoire de ces deux îles, devenues maintenant des départements français dont la singularité est d'être situés sous les tropiques), je le retrouvais également dans ces fêtes patronales dont les attractions permanentes sont, à la Martinique, les manèges de chevaux de bois, les tables où se pratique surtout le jeu de dés qu'on appelle serbi, les ajupa ou tonnelles enfin, où se débitent les boissons. Combien j'ai trouvé beaux ces étonnants chevaux de bois où il semble que le sculpteur ait tenu (faute d'une technique plus savante ou par économie) à ne faire rien de plus que le minimum strictement indispensable à suggérer l'image du cheval ! Je n'hésite pas à affirmer que j'ai retrouvé là quelque chose d'aussi émouvant, dans sa nudité et dans son dépouillement, que dans les plus élaborées des sculptures africaines. Pour qui connaît la France et sait ce qu'un manège de chevaux de bois peut receler comme potentiel de féerie pour un enfant de la ville aussi bien que pour un enfant de la campagne, ma réaction n'a rien de surprenant : retrouver toute la noblesse et toute la simplicité de la sculpture nègre dans un humble manège de chevaux de bois, imité de ceux d'Europe, a, certes, quelque chose de bouleversant. Comme est bouleversant également – pour une autre raison : celle de la grâce toute pure, manifestée spontanément, sans la moindre affèterie – comme est bouleversant également le geste de la main qu'accomplissent les joueurs de serbi pour lancer leurs dés sur la table, déclenchement preste de la main gauche suivi d'une retraite rapide qu'accompagne un claquement des doigts : l'une, entre autres, des manifestations de cet extraordinaire don rythmique qui me semble être un apanage des Africains et des descendants d'Africains. Élégance de mouvement qui, dans le cas de ces joueurs de dés, apparaît comme d'autant plus fascinante qu'elle prend pour occasion une activité fort éloignée de toute idée de grâce : un jeu où il se gagne et où il se perd de l'argent.

Il s'agit ici, en somme, de carrefours qui n'ont d'existence que sur le plan culturel. Mais une des choses qui surprennent le plus l'homme du continent qui voyage aux Antilles, c'est la variété – positivement inouïe – des paysages qui voisinent dans ces îles souvent minuscules. À la Martinique, par exemple, on se croirait tantôt en Normandie (à voir ces prairies où paissent des vaches), tantôt en Suisse (à cause du caractère franchement montagnard de tel village à clocher perché au sommet d'un morne), tantôt en Polynésie (pour peu que, descendant vers la mer, on se baigne sur une plage bordée de palmiers), tantôt dans la forêt équatoriale, quand pointe l'énorme fleur rouge du balisier, comme une arme étrange à plusieurs dards greffés, en un même plan vertical, sur une courte hampe qui fait figure de poignard. Carrefour aussi – mais, celui-là, il m'en coûte de l'évoquer car il est trop sinistre pour qu'on puisse encore, à son propos, parler bénignement de poésie – carrefour que représente à la Martinique en un coin si restreint du monde que le contraste est encore plus choquant, la cohabitation d'êtres humains vivant à des niveaux de fortune extrêmement différents, depuis les grands propriétaires fonciers aux arrogantes villas jusqu'aux travailleurs des plantations, qu'on voit logés dans des cases presque aussi sommaires que les plus humbles des cases africaines. Étant fermement résolu à ne point outrepasser mes droits de voyageur trop pressé pour avoir pu recueillir autre chose que des impressions, je n'examinerai pas cet aspect social – si brûlant – de la question et je me tournerai plutôt vers un site insolite, une sorte de pays lunaire ou – mieux encore – de ville qu'aurait anéantie la peste à où ce ne seraient plus que des fantômes (souvent charmants, du reste) qui peupleraient les rues en plein midi. À Saint-Pierre de la Martinique – qui fut détruite comme on sait, vers le début de ce siècle, par l'éruption du Mont Pelé, on se trouve en présence d'une ville dont on jurerait qu'un habile metteur en scène y a soigneusement tout calculé en vue d'un effet de surprise et, très artistement, a jugé bon d'y assembler des choses disparates en un prodigieux chaos propre à faire croire au promeneur qu'une apocalypse s'est accomplie ou qu'il est en train de rêver. Maisons rebâties, sans qu'ait changé leur emplacement, dans les ruines et dans les cendres sur lesquelles a repoussé la régénération (restes, par exemple, à demi enterrés de l'ancienne prison sur lesquels on a planté des bananiers qui étalent, non loin des pierres calcinées, leur vert étincelant). Séduisant musée volcanologique qui fait songer, avec ses documents photographiques sur l'éruption, ses échantillons de minéraux étranges et ses objets bizarrement déformés par la chaleur que recelait la nuée ardente, à l'un de ces parcs d'attractions pour poètes dont on rêvait à l'époque surréaliste. Grand mur ravagé qui représente tout ce qui a subsisté du théâtre et auquel est accolé un buste d'allure romaine ramassé dieu sait où, tandis que tout en haut de ce mur, à l'orée d'une sorte de jardin, est posée – sur un caisson de bois – une statue de grandeur à peu près naturelle qui représente une femme nue couchée à plat ventre et se redressant sur ses deux bras, la tête rejetée vers l'arrière en une pose qu'on pourrait croire lascive. C'est Saint-Pierre renaissant de ses ruines, mais une femme qui se trouvait là au moment où je visitai les ruines du théâtre, et que j'interrogeai, jugea bon de m'expliquer qu'il s'agissait de l'effigie d'une jeune fille « morte deux fois », disait la femme, parce que, déjà brûlée par la nuée de feu qui s'abattit sur la ville, elle s'était jetée dans un réservoir d'eau avec l'espoir qu'elle trouverait dans l'élément humide un refuge contre l'élément igné ; carrefour d'une autre espèce, celui-là, Charybde et Scylla de feu et d'eau où la pauvre jeune fille – à en croire ce que disait la femme – aurait trouvé la mort.

J'ai, certes, subi une fascination, me trouvant en ce lieu si justement approprié au goût d'un amateur de « carrefours » (puisque telle est l'image que j'ai choisie pour signifier la conjonction d'éléments dissemblables d'où naît la poésie). Mais ce que je me sens porté à retenir, surtout, de cette visite des ruines d'un théâtre, ce sont les propos de cette femme, l'espèce de légende ou de mythe que, spontanément, elle avait inventé. J'y vois une marque de cette merveilleuse faculté imaginative, de cette aptitude – en dehors même de toute culture littéraire – à la création poétique, don qui m'a semblé foisonner aux Antilles et se manifester, tant à la Martinique qu'à la Guadeloupe ou ici même, jusque dans des inscriptions offertes à l'entendement de tous ceux qui savent lire, sans qu'il y ait besoin pour eux de faire autre chose que marcher à travers les rues, voire même se tenir immobile à quelque authentique carrefour. Entre autres documents que j'ai systématiquement recueillis au cours de ce voyage, figure une liste, que d'aucuns jugeront futile, mais à laquelle je n'ai pas honte d'attacher un certain prix, parce qu'elle me paraît très riche de contenu poétique. Il s'agit tout bonnement d'une liste comprenant tous les noms de véhicules (cars, camions, canots) et tous les noms de boutiques ou de débits divers que j'ai pu rassembler. Je vous en cite quelques-uns, parmi ceux que j'estime les plus caractéristiques... À la Guadeloupe, j'ai trouvé : « La nouvelle souplesse », « L'étoile au grand large », « La main de Dieu » (noms de cars), « Fleur de ma jeunesse » (nom de canot), « Amour sans fin », « Le Don Juan », « Le fils du Grand Maître », « Malgré le hazard » (noms de cars ou de camions), « Aux milleet-une petites choses » (nom d'un magasin de nouveautés). À Port-au-Prince même, pour désigner des cars : « Cœur humain », « Les cœurs unis », « Chose humaine », « Cœur propose », « La vie drôle », « La vie humaine », etc... Ces noms – dont beaucoup, paraît-il, sont chargés de sous-entendus et répondent surtout au besoin de se concilier la chance d'une manière ou d'une autre – témoignent, quelle que soit leur motivation, d'un goût évident de la formule qui laisse entendre ou du cliquetis verbal qui séduit. Il n'est pas exagéré de les regarder comme relevant de la poésie et, pour peu qu'on se réfère à l'anonymat de nos autobus et autocars européens, l'on ne peut s'empêcher de trouver bien prosaïque – voire même discourtoise à l'égard de la clientèle qui s'y fait transporter – l'habitude de se contenter d'un numéro pour désigner un véhicule dont se trouve ainsi soulignée la nature de pure machine, de produit né d'une industrie, ce qui en fait quelque chose de très différent de ces véhicules des Antilles, créatures susceptibles de recevoir le baptême et rangées, de ce fait, dans la catégorie des choses qu'on traite un peu à la manière d'êtres vivants et qui peuvent entretenir avec nous des rapports, presque, d'intimité recelant (à l'inverse de ce qui se produit pour nos propres objets fabriqués) une certaine chaleur humaine. Je ne vous donnerais, évidemment, qu'un bien pauvre aperçu de ce potentiel poétique dont sont pour moi chargées les Antilles si je me contentais, trop fidèle à mon propos, de m'en tenir au pittoresque, de relever quelques aspects amusants du paysage ou de la rue et de vous raconter une ou deux anecdotes montrant soit, par exemple, à quel point la Martinique est imprégnée de folklore français, soit encore combien, dans cette même île (et l'on pourrait à coup sûr trouver maints exemples analogues dans les autres Antilles), l'esprit populaire est prompt à la fabulation. Je vous ai parlé, dès mes premières phrases, de « féerie » et je vous ai affirmé que ce n'était pas là simple façon de parler. Si donc, je veux tenir honnêtement mes engagements il me faut maintenant

m'expliquer cartes sur table et vous dire dans quelles circonstances exactement j'ai rencontré, voire même touché comme une chose palpable, cette poésie de chair et d'os à laquelle j'ai fait allusion quand j'ai parlé de « féerie », autrement dit : d'un merveilleux auquel on adhère plus qu'à une simple fiction, d'un merveilleux en quelque sorte concrétisé et d'une richesse assez nuancée pour vous faire presque croire, lorsqu'il advient que vous en ayez le spectacle, que vous bénéficiez d'un don des fées. Beaucoup d'entre vous riront peut-être – ou, tout au moins, souriront – si je leur dis que c'est dans les cérémonies et dans les danses vaudouesques, dans ces espèces de « carrefours » ou de points de rencontre représentés par les unfor, que j'ai trouvé cette féerie dont je vous parle avec tant de conviction. Il est bien entendu qu'écrivains et journalistes à la recherche de tout ce qui peut exciter l'appétit d'un public blasé nous ont rebattu les oreilles avec cette religion Vaudou, ses rites mystérieux et les scènes de déchaînement collectif dont elle serait le prétexte, éléments admirablement propres à faire saliver d'aise les amateurs de curiosités ou de sensations fortes. Il est entendu également que le vaudou a ses professionnels, dont les buts sont souvent intéressés, soit qu'ils tirent bénéfice de la naïveté des fidèles (comme cela se pratique, d'ailleurs, dans d'autres religions) soit qu'ils mettent à profit l'avidité des touristes quant aux choses qui relèvent de la « couleur locale ». Il n'en reste pas moins que dans toutes les manifestations de ce genre auxquelles il m'a été donné d'assister j'ai trouvé – si je m'en tiens au seul point de vue esthétique – une satisfaction, un sentiment d'être comblé, qu'aucun spectacle d'Occident (sinon, peut-être, les courses de taureaux, à cause de leur allure de sacrifices où tout serait à la fois imprévu et réglé) ne peut plus me donner, vu la décadence véritable où est tombé notre théâtre, réduit maintenant à un rôle de pur divertissement et littéralement mutilé par la séparation stricte qui, dans la suite des temps, s'est peu à peu opérée entre spectateurs de la salle et acteurs de la scène. Assistant à un rite vaudouesque, vous êtes à chaque instant intégré à l'action. Votre voisin ou votre voisine, jusqu'à présent si calme, s'agite soudain, se convulse, semble entrer en fureur ; il vous faut songer à votre protection si vous ne savez pas accomplir les gestes et prononcer les paroles qu'il faut pour l'apaiser et si vous ne voulez pas courir le risque d'être, par exemple, renversé avec votre siège. Vous pourriez croire que je plaisante ? Il n'en est rien, et je veux simplement introduire, au moyen d'un tel exemple, l'idée de cette participation indispensable du spectateur à l'action, de cette nécessité qu'il y a pour lui d'éprouver même la menace de l'action, participation faute de quoi il n'y a pas vraiment théâtre mais simple gesticulation stérile sur des tréteaux. La tragédie grecque à ses débuts ressemblait certainement à ce qu'on voit encore (ne serait-ce qu'à l'état de traces) dans les rites vaudouesques : possession de l'acteur, qui est vraiment inspiré par le dieu et joue moins qu'il n'incarne ; indistinction complète entre acteurs et public puisque le chœur, à l'origine, n'était rien autre que toute la foule, assemblée pour assister au drame sacré qui se consommait. Musique, en outre, et danse, qui concourent à l'action d'un bout à l'autre, le rituel se déroulant assujetti à un rythme et toutes ses parties composantes s'ajustant comme autant de figures de ballet. Extraordinaire amalgame, où alternent avec des crises violentes et des moments d'enthousiasme s'exprimant par des cris et des bondissements toutes sortes de gracieuses salutations de cour, peut-être dérivées des danses européennes du XVIIe ou du XVIIIe siècle et s'alliant, sans qu'on puisse parler de contraste tant leur fusion paraît achevée, avec les éléments typiquement africains. Dans l'ensemble : une longue série de drames et de comédies où se trouvent mêlés tous les genres... une longue représentation de mystère à

laquelle toute l'assistance est mêlée, dans laquelle chaque individu, pour peu qu'il s'y abandonne, est appelé à jouer son rôle et où le sacrifice sanglant s'associe aux grâces les plus exquises. Bref, un spectacle complet où, comme dans la course de taureaux qu'on peut regarder comme l'expression la plus imagée de la civilisation espagnole avec tout l'arc-en-ciel de sentiments humains qui est son soubassement, la violence tragique apparaît dominée par le style et par le protocole, ce qui est le signe même du grand art si l'on admet que la beauté ne peut se produire ailleurs qu'à un « carrefour », là où viennent converger, en une surprenante unité, les éléments les plus contradictoires, là où tout ce qu'on met en jeu se présente comme une frénésie équilibrée, comme une géométrie imposée à une violence abrupte. En dehors de tout point de vue religieux ou moral, je suis entièrement persuadé que les rites vaudouesques remplissent une fonction psychologique importante : même rôle d'instrument de catharsis, de purgation des forces sombres en vue d'un apaisement que celui qu'on attribuait à l'ancienne tragédie grecque ; moyen d'ouverture aussi, pour les déshérités et pour tous ceux que le train dont marche notre monde ne peut laisser qu'insatisfaits, d'un univers merveilleux où il est loisible à chacun de se mouvoir comme un dieu, de se transfigurer et, devenant un pivot pour l'attention et pour la sollicitude de tous, de prendre temporairement une revanche sur la dureté du sort ; moyen encore, par la joie des danses et des chants menant à un paroxysme, de toucher ce vieux tuf avec lequel tout homme a besoin, périodiquement, de se trouver en contact pour retrouver des forces. Il serait, sans doute aucun, dérisoire de n'avoir fait cette conférence que pour aboutir à une apologie du culte vaudouesque, moi qui ne suis nullement un esprit religieux – moins encore un de ces amateurs de sensations dont je me suis moqué – mais simplement un homme qui cherche sa route, est inquiet quant au sens et au destin que peuvent avoir les civilisations ; un homme qui aime la poésie, dans la mesure où s'y reflètent les grands désirs de son espèce et dans la mesure, également, où il espère y trouver sa propre formulation. Dans des conjonctures aussi graves que le sont les conjonctures présentes, quand c'est toute la vie collective elle-même qui a l'air de se trouver sous la menace de plonger dans l'absurdité, il peut sembler pourtant qu'il y a une leçon à tirer de ces quelques aspects qui m'ont frappé, parmi d'autres aspects du pittoresque antillais. De même que la religion vaudouesque repose sur un syncrétisme (mélange de vieux paganisme africain, de catholicisme, de symbolisme occuliste et peut-être de rites indiens) il me semble que les Antilles – et particulièrement la République d'Haïti qui a su, par elle-même, conquérir sa liberté – ont une voie à nous montrer, dans la mesure où elles sont le support géographique d'une civilisation qui, en raison même des éléments de provenances diverses qui s'y rencontrent, représente une sorte de syncrétisme. C'est dans cette mesure même où les Antilles sont à proprement parler un « carrefour » qu'elles ont la possibilité d'élaborer une civilisation où une juste part serait faite à ces aspects apollinien et dionysiaque de l'existence dont aucun des deux ne peut être sacrifié à l'autre sans que l'homme en ressorte mutilé. La poésie d'Haïti, c'est pour moi, avant toute autre chose, cet espoir que j'emporte de voir s'y développer une civilisation moins strictement utilitaire que ne le sont les civilisations du type occidental et où tous les besoins humains trouveraient leur satisfaction, non seulement pour ce qui touche à la vie physique, mais quant à la nécessité où nous sommes de donner

quelque chose en pâture à notre imagination, sous peine de mourir d'ennui, et quant aux désirs qui sont liés à ce qu'il y a de plus profond dans notre affectivité. Je vous remercie tous, sur le point de prendre congé de vous, pour le spectacle que vous m'avez donné d'un pays tel que je puisse repartir avec l'espoir que je viens, à l'instant même, de formuler, moi qui m'apprête à prendre demain, vers le milieu de la journée, un avion de la Pan American Airways pour retourner à Port-au-Prince et Fort-de-France puis à Paris, dans cette Europe en proie au trouble où il devient de plus en plus difficile de s'abandonner aux puissances de la poésie et, à plus forte raison, d'éprouver l'émerveillement heureux que j'éprouvais lorsque j'étais enfant et qu'on m'emmenait à la féerie.

Martinique charmeuse de serpents C'est au printemps de 1941 – en pleine époque vichyssoise – que les deux auteurs de ce livre, faisant à la Martinique une escale forcée alors qu'ils étaient en route pour les États-Unis, ont vécu la double expérience du miracle des tropiques et de l'horreur coloniale, expérience qui en l'occurrence aura eu pour théâtre l'une de ces îles qu'on pourrait, sans trop d'excès, qualifier de paradis, n'était l'ombre honteuse qu'y fait régner, avec le préjugé racial, l'oppression de la masse. Un tel petit livre, simple recueil de textes (pour la plupart poétiques) et de dessins, ne vise point à donner un aperçu d'ensemble de ce qu'était en 1941 – et est encore, malgré ce qu'il est convenu d'appeler l'« assimilation » – la Martinique. Suite, plutôt, de notations cursives, tantôt lyriquement émerveillées, tantôt plus sèches et plus amères, comme les pages où Breton se borne à raconter, entre autres faits qui parlent par eux-mêmes, l'assassinat du communiste Aliker, coupable d'avoir tenu tête à l'un des plus grands propriétaires blancs du pays. A cela joint – outre un dialogue philosophique inspiré aux deux auteurs par une promenade en l'un des plus beaux lieux du monde, le gouffre d'Absalon – une étude que Breton écrivit, durant son séjour à New York, sur l'homme qui incarne aujourd'hui l'espoir de la masse martiniquaise : le grand poète Aimé Césaire. Si les Esquisses martiniquaises et les autres ouvrages consacrés à la Martinique par Lafcadio Hearn vers la fin du siècle dernier présentent, du pays et de ses habitants, un tableau qui de nos jours encore demeure éblouissant et dont, à chaque pas hasardé ici ou là dans l'île, un détail se retrouve – soit qu'on se dise, assistant à telle scène, que cela avait déjà été vu et noté par Hearn soit qu'à l'inverse on soit saisi d'émotion à l'approche d'un endroit dont il a parlé (telle, à Saint-Pierre, la rivière Roxelane aperçue de ce pont d'où Hearn regardait les laveuses) – il restait à montrer, sous le plumage bigarré, quelques-uns des replis saignants, sous l'idylle, le drame et, derrière le charmant décor où se meuvent des êtres non moins charmants, la hideur d'une exploitation qui n'a pas désarmé. Pour séduisante qu'apparaisse la Martinique à travers le bref ouvrage de Breton et Masson, la note tragique y est, et nul, quand il l'a lu, ne saurait croire encore au mythe des îles heureuses. Echevèlement tropical, préciosité XVIIIe siècle, certain côté légèrement saugrenu qui n'en est que plus savoureux, noms de lieu d'une simplicité émouvante, grand lyrisme dont Césaire s'est fait le porte-parole, rien ne manque de l'indispensable, et n'ont été oubliés dans l'échantillonnage ni le régime policier dont Breton et Masson ont fait l'expérience en 1941, ni le conflit social persistant entre féodaux arrogants, inquiets de maintenir, coûte que coûte, leurs privilèges, et gens de couleur soucieux non seulement de mieux vivre, mais d'être reconnus par tous dans leur dignité d'hommes. Pour exprimer les traits essentiels d'un pays, la poésie, le discours comme à bâtons rompus et le dessin tracé en toute liberté, sans intention naturaliste, s'avèrent ici plus efficaces que la manière descriptive commune à la plupart des spécialistes du récit de voyage, genre, certes, attrayant, mais que son caractère de vue prise du dehors (sans même parler des trop tentants coups de pouce) rend bien souvent fallacieux.

L'expression de l'idée de travail dans une langue d'initiés soudanais La société des hommes peut être définie, chez les Dogon de Sanga (cercle de Bandiagara, exSoudan français [Mali actuel]), comme la formation qui réunit, par rapport à la masse des femmes et des enfants, l'ensemble des hommes appartenant aux diverses familles agnatiques en ligne étendue qui constituent la communauté villageoise. Pourvue de sa hiérarchie et de son culte propres, elle représente, en regard des autorités qui président à la vie journalière du village (chef religieux, conseil des chefs de famille, etc.), un pouvoir doué d'une relative autonomie exprimant essentiellement la suprématie des hommes mûrs et des adultes non castés sur les autres éléments de la population. Dans tous les rites – funéraires et autres, publics et non publics – où la société des hommes se manifeste en tant que telle, une langue spéciale (très fruste) est employée, distincte du dogon courant et dont les dignitaires de la confrérie possèdent seuls la connaissance intégrale. Les expressions par lesquelles les Dogon désignent cette langue marquent qu'elle est sentie par eux comme étant le parler réservé à ces rites : en langage courant, sigi so, « langue sigui » (référence au sigi, cérémonie de caractère quasi national qu'on célèbre tous les soixante ans à la mémoire de l'ancêtre mythique regardé comme le premier mort) ; en langage d'initiés, sigi yara, « paroles sigui », ou awa non, « parole [ou : voix] de l'awa » (référence à la société des hommes elle-même, symbolisée par ses masques et autres instruments cultuels). La plupart des textes sigui qui ont pu être recueillis1 consistent en prières, récits à caractère mythique, formules propitiatoires, incantations adressées à des objets sacrés tels que le rhombe (dont le vrombissement figure la voix de l'esprit ancestral qui est la puissance directrice de la société des hommes), etc. ou bien en pièces intervenant de manière plus ou moins réglée dans l'ordonnance générale des cérémonies : oraisons funèbres (dans lesquelles est évoqué ce qui fut l'activité essentielle du défunt), exhortations aux exécutants des danses masquées et non masquées dont le rôle dans les rites apparaît capital. Quant à la teneur de ces textes (consistant chacun en une suite de versets presque tous clairement définis par la présence d'une même syllabe finale) on constate qu'en dehors de certains thèmes particuliers, relatifs aux masques et autres objets concernant le culte des morts, nombre des thèmes qui y sont mis en jeu se retrouvent dans les textes religieux du dogon courant et répondent à de véritables lieux communs, tels ceux qui se rapportent à la production du mil et à la distribution de nourriture. Vivant dans le cadre d'une civilisation qui a pour base technique l'agriculture à la houe, les Dogon accordent aux travaux agraires et à leur contexte social une place éminente dans leurs préoccupations ; c'est donc à maintes reprises qu'on trouvera, dans les textes sigui, des allusions à des opérations telles que le défrichement, le labour, les semailles, ainsi qu'à la préparation de la bouillie de mil qui, chez les cultivateurs de la savane africaine, constitue la base de l'alimentation. Abatage des petits arbres, puis combustion des broussailles préalablement coupées et des souches laissées en place :

neñu nuñon komdyu neñu danu bibire boy danu igiru kwi won danu dyu managa boy danu yonugu boy buge danu pore dyeñunu boy

Il prend une herminette, l'herminette travaille, travaille l'arbre, l'arbre tombe ; le soleil frappe l'arbre, l'arbre sèche, il met le feu au bois2 .

Un peu avant les semailles – qui se font au début de la saison des pluies – le cultivateur retourne la terre de son champ : koru igiru pa igiru koru pa won simmay

Le fer gratte la terre, la terre gratte le fer, il sue au soleil3 .

Dans la terre retournée à la houe le cultivateur sème le grain qu'il a emporté dans une outre, puis il enterre le grain en le piétinant : nuñon badyanga managa boy koru bige igiru dyu sagya boy dyê badyanga pore dyeñunu bire igiru kameni boy gani yara bire boy

Il met la main dans l'outre, la grande houe touche la terre, ayant introduit [sa main] dans l'outre de mil, il met [le mil] en terre, ses pieds travaillent bien4 .

Avant de consommer le mil récolté et emmagasiné dans des greniers, on procède à son vannage : pogo perye nuñonu komdyu yara bire dyê yeni tuñuyo boy La femme, avec une calebasse, travaille bien le mil qui devient propre5 .

Enfin, avec le grain préalablement broyé, on prépare la bouillie assaisonnée de fruits de tamarin dont tous se nourriront : dyê larani perye dyeñunu kuru dyu sagya boy nuñon yara bire boy kuru pini yara bire boy nuñon yara bire boy dyê dyidyum tuñuyo boy dyê dyidyum perye pore kamenu boy wadya perye dyu sagya boy dan (u) totom pini perye tuñuyo boy nuñon yara bire tuñuyo boy nuñon gyina balaga dyeñunu boy bin ti boy

On remplit la calebasse de mil, on met [ce mil] sur une pierre ; les bras travaillent. la petite pierre travaille, les bras travaillent, cela devient de la farine6 . On met la farine dans une calebasse, on met de l'eau dans la calebasse. on met dans la calebasse des fruits de l'arbre amer, les bras travaillent bien [pour mélanger avec la mouvette]. Tous en mangent avec leurs mains, les ventres sont pleins7 .

D'un premier examen de ces textes – dont je ne donne ici que des spécimens – il résulte que le travail agricole apparaît hautement valorisé dans la tradition dogon : le thème le plus constant de

l'oraison funèbre est la louange adressée au mort pour avoir travaillé de ses bras et produit des céréales dont tous les siens ont pu se nourrir. Pendant l'une des beuveries communielles auxquelles donne lieu la fête du Sigui, une louange de même ordre est adressée aux cultivateurs : dyê larani dyê yara bire boy dyê dyumo larani dyê yara bire boy

Celui-au-petit-mil a travaillé le petit mil, celui-au-gros-mil a travaillé le [gros] mil8 .

De même, il arrive qu'un discours s'ouvre sur une salutation aux cultivateurs, analogue à certaines des formes de salutation en usage dans la langue courante : tanga yo woni yo yuru yo

Merci pour la brousse ! Merci pour le soleil ! Merci pour le froid9 !

étant entendu – comme pour les salutations courantes10 olu po, « merci pour la brousse », et nay banu po, « merci pour le soleil chaud » – qu'on rend ainsi grâces au travailleur pour l'effort qu'aux diverses heures (fraîches et chaudes) de la journée il a fourni en défrichant la brousse ou cultivant son champ en dehors du village. L'activité du chasseur est elle aussi prisée dans la mesure où elle a contribué à l'alimentation du groupe dont fait partie l'intéressé. Dans l'oraison funèbre prononcée lors des obsèques d'un chasseur, on raconte comment le défunt, tout jeune, avait rapporté à ses proches du gibier qu'ils avaient mangé : i pini danu señene yo gunño nemdyu bin ti boy balaga dyeñene bin ti boy ye poryo nemdyu balaga dyeñene bin ti boy ye dyau nemdyu balaga dyeñene bin ti boy ye atan nemdyu balaga dyeñene bin ti boy yere bige yeni tuñuyo boy

Adolescent ! Ton père s'emplit le ventre de [cette] viande, [en] mangea, s'[en] emplit ; ton petit frère mangea la viande, s'[en] emplit ; ta mère mangea la viande, s'[en] emplit ; ton camarade mangea la viande, s'[en emplit. Tu étais un homme bon11 !

Il semble ressortir de ces discours que, dans l'esprit des Dogon, la notion de production demeure inséparable de celle de consommation, et de consommation somptuaire à quelque degré : l'homme dont on peut dire qu'il était un « homme bon » (c'est-à-dire un homme qui remplissait correctement ses devoirs) est un homme qui a non seulement travaillé mais distribué et fait consommer par les autres les denrées alimentaires qu'il avait produites. La vie sociale n'est qu'un cycle d'échanges : celui qui donne avait lui-même reçu, ne serait-ce que le lait dont sa mère l'a nourri avant qu'il soit devenu assez grand pour travailler et produire ; lorsqu'un village a fini de fêter le Sigui, après une dernière beuverie les vieillards, en effet, prononcent une sorte de discours de clôture dans lequel il est dit : ye dyau wadya non dyeñunu boy nuñoni yara bire tuñuyo boy gani yara bire tuñuyo boy puro yara bire tuñuyo boy dyu yara bire tuñuyo boy

Vous avez bu le lait de vos mères [vos] bras ont remué, [vos] jambes ont remué, [vos] yeux ont remué, [votre] tête a remué,

nemdye yara bire tuñuyo boy

[votre] corps entier a remué12 .

formules qui sont des allusions à un passé plus ou moins lointain ainsi qu'au passé immédiat (il a fallu travailler beaucoup pour faire face aux dépenses du Sigui et, en dansant, l'on y a dépensé aussi beaucoup de forces) et formules qui engagent aussi l'avenir : la fonction essentielle du Sigui étant d'assurer la continuité des générations, on rappelle à tous ceux, grands et petits, qui viennent d'y participer ce qui est le cours même de la vie ; de même que grâce à la nourriture qu'ils ont reçue ils sont devenus vigoureux et actifs, de même qu'ils viennent de boire, manger, danser, d'autres enfants naîtront qui à leur tour grandiront et s'activeront dans les travaux techniques aussi bien que dans ces danses rituelles regardées comme des devoirs tout aussi impérieux que les occupations directement productrices13 . D'un examen plus serré de ces textes – effectué au point de vue du vocabulaire – il ressort que, parmi les termes employés pour désigner les diverses activités (ou l'aptitude à s'y livrer), il en est un qui se présente avec une fréquence particulière : yara bire, réduit (dans de nombreux passages d'autres textes) à bire, dont le premier des exemples donnés ici offre la forme intensive, bibire. Quels sont donc le sens exact, les usages et la valeur de cette locution ? On constate tout d'abord que l'expression yara bire, littéralement « chose active [ou : belle, ou : bonne] », et le terme bire (exprimant cette idée d'activité, ou d'essence belle et bénéfique), terme emprunté à la langue courante dans laquelle il veut dire « travail », sont employés l'un aussi bien que l'autre pour décrire de multiples façons de s'activer. Outre le travail à l'herminette pour défricher, le mouvement des pieds pour enterrer le grain qu'on vient de semer, l'action de vanner, celle de manier la meule mobile ou la mouvette, le travail agricole en général et le fait pur de se mouvoir avec quelque intensité, la locution (yara) bire – suivie ou non de la copule verbale tuñuyo – désigne les opérations les plus variées. Sculpter un masque de bois : danu yara bire tuñuyo boy neñu yara bire tuñuyo boy neñu yara bire ba yere danu awa tuñuyo boy awa tuñuyo boy

L'arbre est bien travaillé, l'herminette travaille bien, l'herminette frappe bien, voici l'arbre devenu masque, c'est un masque14 .

Forger :

toroku larani koru yara bire boy

Celui-à-la-cloche [c'est-à-dire le forgeron, désigné par la clochette spéciale qui est son attribut] travaille le fer15 .

Filer : lezipuro pini gongo danu sogo yara bire tuñuyo boy La jeune fille travaille le coton au fuseau, vizye tangani boy [l'homme] tisse la bande16 .

Coudre :

koru pini vizyu yara bire boy

Lit. « l'aiguille (1-2) est chose en action (4-6) [sur] l'étoffe (3) », c'est-à-dire : il coud17 .

Tirer avec une arme : danu kebere degu sagya boy sogo pini yara bire boy

On place la planche contre la maison, les jeunes font marcher les arcs18 .

Donner des coups : i pini yere dan (u) sogo pogo dyu yara bire tuñuyo boy Le petit tape sur la femme avec [son] bâton19 .

Exécuter des peintures rupestres : bige gyina igiru neñe ire kuru kommo yara bire tuñuyo boy

Tous les hommes, avec la terre rouge, peignirent bien [lit. « firent chose belle » ?] la caverne de pierre20 .

Célébrer un rite : sigi yara gyina ire yara bire tuñuyo boy

Lit. « que toutes les (3-4) choses (2) du Sigui (1) soient (7-8) choses (5) en action (6) » ? c'est-à-dire : qu'on célèbre les rites du Sigui21 .

Danser, – soit que le danseur exécute une mimique de travail, soit qu'il remue son corps entier ou telle partie de son corps, soit qu'il exécute certains gestes avec les accessoires dont il est muni. De nombreux versets dans lesquels intervient la locution yara bire figurent dans les exhortations aux danseurs masqués qui constituent une part importante de la littérature sigui, à chaque type de masque répondant selon ses traits et sa signification particulière, à côté des motifs généraux, ses motifs spéciaux d'exhortation, et l'ensemble du discours représentant ce qu'en dogon courant l'on appelle tige, c'est-à-dire une sorte d'incantation rythmée ou de devise qui est à la fois remerciement à la personne, à l'animal ou à la chose qu'on veut se concilier en lui adressant cette formule, et description tendant à faire persévérer dans son être la personne, l'animal ou la chose en question. Pour ce qui concerne les danseurs masqués, leur crier par exemple une phrase telle que gani yara bire tuñuyo boy qu'on pourra traduire par « les jambes sont belles [ou : actives] » et aussi bien par « que les jambes remuent » ou « remuez les jambes » (déclarer formellement que les danseurs ont des jambes belles et actives revenant à les encourager à en faire usage) c'est à la fois les louer de leurs jambes vigoureuses, les remercier de la peine qu'ils se donnent pour accomplir le rite, les inciter à remuer encore plus fort et assurer, pour le futur, à leur action le maximum de vertu. Tous les discours d'exhortation aux danseurs masqués sont émaillés d'expressions de ce genre. Allusions à une mimique de travail :

awa danu sogo igiri yara bire tuñuyo boy danu sogo igiru pa nuñon yara bire tuñuyo boy

Masque de bois, que [ton] bâton remue bien la terre ! Que [ton] bâton gratte la terre ! Que [tes] bras remuent bien !

exhortation au masque gomintogo dont le porteur feint, dans sa danse, de manier un instrument agricole et à qui l'on peut crier également : Laboureur, remue bien [ta houe de] fer22 .

koru larani koru yara bire tuñuyo boy

Idée de mouvement en général : gani yara bire (tuñuyo boy)... nuñon yara bire (tuñuyo boy)... dyu yara bire (tuñuyo boy)... gyina yara bire (tuñuyo boy)... wau dyamme yara bire tuñuyo boy... badyanga vizyu yara bire tuñuyo boy perye yara tuñuyo boy... danu sogo yara bire tuñuyo boy... dyu yeni boy gani yeni boy nuñoni yeni boy nemdyu yara bire tuñuyo boy vizyu yara bire tuñuyo boy

Remue les jambes !...

Remue les bras !... Remue la tête !... Remue bien tout [ton corps] !... Remue bien [ta] queue de cheval23 !... Remue bien [tes] sandales ! Remue bien [ta] calebasse24 !... Remue bien [ton] bâton25 !... Remue la tête ! Remue les jambes ! Remue les bras ! remue bien [ta] chair ! Remue bien [ton] costume26 !

Ce dernier exemple montre que le mot yeni (déjà rencontré avec le sens de « bon ») et la locution yara bire peuvent être employés indifféremment pour engager à l'action, constatation à quoi se prête également l'exhortation à celui des masques qui représente un yona ou voleur rituel, personnage dont l'une des activités essentielles consiste en certaines occasions à prendre part avec ses collègues à une sorte de chasse organisée contre les animaux domestiques, dont ils consommeront ensuite la viande : nemdyi larani yo puro puro yeni boy... lit. « celui-à-la-viande (1-2), tes yeux (3-4) sont (7) des yeux (5) bons [ou : actifs] (6) », c'est-à-dire : que tes yeux accomplissent leur office, qu'ils regardent27 , – verset auquel s'ajoutent des versets de structure identique s'appliquant successivement à la tête, aux jambes et aux oreilles du danseur, ainsi qu'à l'arme dont il est pourvu (une crosse de bois), le sens général du discours étant d'inviter le yona à déployer tous les moyens dont il dispose pour effectuer sa chasse rituelle. D'une manière générale, les deux termes bire et yeni apparaissent comme s'opposant, dans le vocabulaire sigui, au terme yonu ou yonugu, « mauvais, en mauvaise condition, nuisible », terme appliqué à tout ce qui exerce ou subit une action maléfique. C'est ainsi qu'on dira : degu yonugu boy, « la maison est mauvaise », pour exprimer l'idée de la destruction d'une maison ou du deuil qui y règne, alors que degu yara bire tuñuyo boy, « la maison est chose qui se fait », exprime l'idée de sa construction28 ; de même, à balaga yonugu, « bouche mauvaise », qui se dit d'une chose émoussée, s'oppose balaga yeni, « bouche bonne », désignant ce qui est pointu ou tranchant ; quand il s'agit

d'exprimer l'idée d'infirmité, celle de maladie ou celle de mort violente, c'est le mot yonu (gu) qu'on rencontre : de quelqu'un, par exemple, qui marche lentement ou péniblement, on dit gani yonugu tuñuyo boy, « [ses] jambes sont mauvaises », une phrase telle que pogo dyu yonugu tuñuyo boy, « le mal est sur la femme » ou « le corps [ou : la vie] de la femme est mauvais (e) », veut dire qu'une femme est malade, et la phrase baga yonu tuñuyo boy, « le mouton est mauvais », signifie qu'on a tué un mouton29 . Enfin, yara bire et yara yeni, au sens général de « bien », se trouvent opposés à yara yonugu, « mal », dans telle formule récitée lors de certains sacrifices à l'emblème de la société des hommes : yara yonugu non beber syo boy yara yeni emme nuñon komdyu boy yara bire emme nuñon komdyu boy

Que la parole qui fait les choses mauvaises s'éloigne ! Recevons les choses bonnes ! Recevons les choses bonnes30 !

La même idée de bien, de chose à l'activité bénéfique se retrouve dans l'usage fait de bire pour désigner la main droite (nuñon bire) conçue comme la « bonne main » par opposition avec la main gauche (nuñon gugêy) et c'est à cause de cette même acception générale qu'on voit yeni s'opposer à mimi, « faux, courbe, sinueux », pour exprimer l'idée de ce qui est juste, droit, correct. À cette notion de bien se confondant avec celle de mouvement ou de travail dans la mesure où il s'agit d'activité utile, s'adjoint une idée esthétique, tant pour bire que pour yeni. Au porteur du masque syim par exemple, on criera (sous la forme suivante, sensiblement différente des encouragements vus plus haut) des compliments sur la beauté de son masque pourvu d'un très haut cimier, sur celle de ses parures de fibre et sur la jolie ornementation de l'ensemble de son déguisement : yara bire ye dyu sagya boy De belles choses sont placées sur ta tête, yara bire ye gani sagya boy de belles choses sont placées sur tes jambes, yara bire ye nuñoni sagya boy yara bire vizyu sagya boy de belles choses sont placées sur tes bras. de belles choses sont placées sur tes vêtements31 .

Des compliments du même ordre sont adressés au sadimbe, dont le masque est surmonté par une figuration féminine en bois sculpté : ye dyu yere dyu yeni tuñuyo boy

Voici ta tête, c'est une belle tête32 !

Enfin, dans une phrase comme sê yeni tuñuyo boy, « la bouillie est bonne », est impliquée l'idée – à quelque degré esthétique – de chose plaisante au goût. Notons, par ailleurs, que bire aussi bien que yeni est susceptible d'un emploi adverbial : giñe so bire so

Les tambours parlent, parlent bien33 .

et que ce mot – dans la mesure sans doute où il exprime l'idée d'un travail qui s'effectue – est souvent postposé à un verbe pour indiquer l'aspect accompli, autrement dit la notion d'une action entièrement réalisée ou d'un état totalement acquis :

perye nuñon komdyu bire degu bonugo dyu sagya boy

lit. « il prend (2-3) la calebasse (1), cela se fait (4), il la met (8-9) dans (7) le grenier (5-6) », c'est-à-dire : ayant pris une calebasse, il la met dans le grenier [pour la remplir de mil]34 .

Signalons que la même idée de travail qui s'effectue, comme expression du déroulement du temps, semble se retrouver dans l'usage qui peut être fait de la locution yara bire bayre35 pour indiquer que l'action exprimée par le verbe invariable est une action future : yara bire bayre logo dyeñunu boy Il s'en ira demain36 .

On voit donc que dans la langue initiatique des Dogon de Sanga il est deux termes à peu près synonymes dont la signification recouvre à la fois une idée de travail, de mouvement au sens le plus large et une notion relevant de la morale et de l'esthétique : nature bénéfique d'une chose, beauté ou agrément que présente cette chose. Il semble que le dénominateur commun à ces notions sans grand rapport apparent entre elles soit l'idée d'activité utile bien menée, tantôt prise en elle-même tantôt dans ce qui apparaît comme la source ou comme le produit d'une telle activité : les masques sont beaux à cause de leur efficacité religieuse et du travail soigné dont ils résultent, les membres des cultivateurs sont beaux de toutes les richesses matérielles qu'on attend de leur activité et il en est de même, sur le plan du rite, pour les corps des danseurs qui se meuvent avec grâce et vigueur parce qu'ils ont été bien nourris et qui contribuent, en se dépensant ainsi, à la bonne marche du cycle de la vie. Il paraît légitime de déduire de tout ceci que, dans l'esprit des Dogon, le travail (qu'il soit technique ou rituel) n'est pas conçu autrement qu'en fonction du bien qui en résulte socialement ; pénible certes, mais méritoire et n'allant pas sans une certaine beauté, il est regardé par chaque individu comme un moyen d'acquisition de prestige au moins autant que de gain immédiat. L'effort de celui qui cultive et l'effort de celui qui danse à l'occasion d'une cérémonie ne sont point tellement différents, puisque de l'accomplissement correct de ces divers devoirs résultera pour celui qui les remplit un même bénéfice : jouir du prestige de l'« homme bon » qui grâce à son activité a pu nourrir autrui, susciter l'enthousiasme [provoqué] par le « beau » danseur qui met en branle des forces tendant elles aussi à assurer la permanence de la collectivité. En dehors même du cadre traditionnel, c'est un mobile de ce genre qui pousse nombre de jeunes gens dogon à s'en aller chaque année en Gold Coast britannique [Ghana actuel] s'employer à un travail salarié dans les mines ou sur les plantations : revenir non seulement bien vêtu mais chargé de cadeaux à distribuer aux proches, c'est se montrer un homme bel et bon, un homme qui n'a ménagé ni son habileté ni sa peine, qui fait brillante figure et dont l'activité ne reste pas sans profit pour son entourage. Si l'évolution économique que subit la société dogon comme les autres sociétés soumises au régime colonial tend au bouleversement des normes coutumières du travail et si l'on peut prévoir que, pour un nombre de plus en plus grand d'individus, les travaux de la terre verront peu à peu s'amenuiser le prestige qu'ils doivent aujourd'hui encore à leur contexte religieux, l'on constate que dans l'état présent des choses le faste sous toutes ses formes (distribution de denrées ou autres biens, accomplissement de rites spectaculaires tels que les danses masquées ou non masquées, port de belles

parures, etc.) représente pour un peuple tel que le peuple dogon l'une des principales justifications de l'effort.

1 Voir mon travail sur La langue secrète des Dogons de Sanga, « Travaux et mémoires de l'Institut d'ethnologie », t. L, Paris, 1948. La plupart des textes cités ici, notés d'une façon simplifiée, sont extraits de ce travail, auquel je renvoie le lecteur curieux de lire ces textes notés phonétiquement et accompagnés d'une traduction mot à mot. Tous ont été traduits sur place avec les informateurs dogon qui les avaient fournis, le lieutenant Dousso Wologuyem faisant office d'interprète. Dans le présent article, les conventions suivantes ont été adoptées : n tildé (ñ) représente « gn » comme dans le français « campagne » ; l'accent circonflexe placé sur une voyelle indique la nasalisation de cette voyelle ; tout fragment de mot ou de phrase correspondant à un élément facultatif est placé entre parenthèses ; dans les traductions, toute insertion faite pour éclairer le sens ou indiquer une autre traduction possible est placée entre crochets. 2 La langue secrète..., texte 16, versets 9-13. 3 Ibid., versets 6-8. 4 Ibid., texte 14, versets 9-12. 5 Marcel Griaule, Masques dogons, « Travaux et mémoires de l'Institut d'ethnologie », t. XXXIII, Paris, 1938, p. 88, verset 134. 6 Le mil est ici écrasé entre une meule fixe et une meule mobile. Dans un autre texte, allusion est faite au pilage du grain dans un mortier : pogo danu sont nuñonu komdyu yara bire boy, « la femme travaille bien avec le pilon » (Griaule, ibid., verset 132). 7 La langue secrète..., texte 14, versets 17-27. 8 Ibid., texte 11, versets 8-9. 9 Ibid., texte 1, verset 1. 10 Parmi ces salutations, l'une des plus fréquemment employées est bire po, « merci pour le travail ». 11 Ibid., texte 18, versets 48-53. 12 Ibid., texte 11, versets 12-17. 13 D'après un récit recueilli par Griaule (op. cit., p. 492 sq.), récit étiologique relatif au masque dyodyomini ou « picoreur », le fait de revêtir le masque pour danser, comme le veut le rituel funéraire, sur la terrasse de la maison d'un homme qui vient de mourir est considéré comme une occupation au moins aussi méritoire que d'aller travailler aux champs. Par ailleurs, la société des hommes frappe d'une amende le jeune homme qui se dérobe au devoir d'exécuter les danses masquées quand il en est requis. D'une manière générale, l'accomplissement des rites est regardé comme entraînant de la fatigue, ne serait-ce que parce qu'il faut produire des denrées pour faire face à la consommation impliquée par les cérémonies ; mon informateur et interprète Ambara Amtaba (homme au caractère, il est vrai, quelque peu nonchalant) résumait son point de vue sur la question en disant de la religion dogon que, par comparaison avec les pratiques de l'Islam, « c'est beaucoup de fatiguement ». 14 Ibid., texte 24, versets 24-28. 15 Ibid., p. 418. 16 Ibid., texte 17, versets 20-21. Chez les Dogon le tissage, comme la couture, est une occupation masculine. 17 Ibid., p. 418. 18 Ibid., p. 461. L'expression danu kebere désigne la planche ordinairement utilisée comme lit et qui, au cours de ce qu'Ambara Amtaba nommait en français les « amusements » (c'est-à-dire les jeux rituels auxquels donnent lieu les obsèques d'un homme), sert de cible pour les exercices de tir à l'arc – exercices essentiellement spectaculaires dont les protagonistes cherchent surtout à faire montre de style et à impressionner les spectateurs par leur mimique – auxquels participent les jeunes garçons. 19 Ibid., texte 3, verset 52. 20 Griaule, op. cit., p. 120, verset 690. Il s'agit de l'exécution de figures symboliques sur la paroi d'un abri rocheux où se trouve déposé l'emblème de l'ancêtre mythique que commémore le Sigui. 21 Ibid., p. 97, verset 293. 22 La langue secrète..., texte 43 A. 23 La « queue de cheval » n'est autre qu'un chasse-mouches, instrument d'apparat dont beaucoup des danseurs masqués sont munis. 24 Encouragements aux masques ya gule, « jeunes femmes », dont les porteurs – jeunes hommes travestis – tiennent d'une main une paire de sandales et de l'autre une calebasse, attribut essentiellement féminin. Ibid., texte 31, versets 9 et 11. 25 Encouragement au masque syim, fait en bois de rônier et dont le porteur s'appuie de la main gauche sur une tige d'épineux ornée de cercles rouges, blancs, noirs. Ibid., texte 53. 26 Encouragements au masque goyana, « griote », porté par un jeune homme en travesti. Particulièrement coquet, le costume de griote est abondamment garni de cauris et comporte, comme les autres masques, une série de jupes et d'ornements de bras et de jambes en fibres tressées et teintes. Ibid., texte 33, versets 5-9.

27 Allusion aux yeux figurés dont la cagoule que porte le danseur est pourvue en sa partie postérieure, en plus des ouvertures antérieures correspondant aux yeux réels. Ibid., texte 39 A. 28 Ibid., p. 418 et texte 19, verset 36. 29 Ibid., p. 205. 30 Ibid., texte 6 C. La « parole qui fait les choses mauvaises », c'est-à-dire l'intention – ou, plus généralement, l'influence – qui produit le mal. 31 Ibid., texte 53, verset 7. 32 Ibid., texte 42, verset 2. 33 Ibid., texte 3, verset 24. 34 Ibid., texte 14, verset 16. 35 Bayre : formé vraisemblablement de bay, en dogon courant « jour », suivi du démonstratif sigui yere. Yara bire bayre, « chose active [jusqu'à] ce jour » ? 36 Ibid., p. 412.

Justice pour Jacques Rabemananjara Le 12 mars 1946 au soir, je me rendais rue Saint-Roch à l'hôtel Montana, devant retrouver là quelqu'un que je ne connaissais que de fraîche date : Jacques Rabemananjara, poète malgache qui tenait à me rencontrer – moi écrivain et ethnographe – parce qu'il n'ignorait pas que j'étais, comme il l'était lui-même, en quête de ce nouvel humanisme que tant d'intellectuels appartenant aux diverses races souhaitent aujourd'hui voir s'instaurer. Je n'avais rien lu de Jacques Rabemananjara, qui non seulement est l'auteur de plusieurs recueils de poèmes parus les uns à Madagascar (L'éventail de rêve et Aux confins de la nuit), un autre à Gap (Sur les marches du soir) mais a écrit une pièce de théâtre, Les Dieux malgaches, publiée à Paris en 1942 alors que, surpris par la défaite au cours d'un stage administratif qu'il effectuait en France, il était empêché de retourner dans son pays natal. Je ne savais rien du curriculum vitae pas plus que de la personne de Jacques Rabemananjara sinon qu'il était étudiant, qu'il écrivait et que, visiblement, il y avait en ce garçon d'un climat autre que le mien un feu dont la brûlure très intérieure semblait, plutôt que la pigmentation originelle, être cause de la chaude et sombre coloration qui ajoutait au caractère romantique de sa physionomie. C'est à la Maison des Lettres que presque par hasard nous nous étions connus, à l'issue d'une réunion d'étudiants qui s'était tenue sous le patronage de Présence africaine, la revue (alors encore dans sa période de gestation) dirigée par l'essayiste sénégalais Alioune Diop. Pressé par cet animateur, j'avais accepté de faire pour le groupe une causerie intitulée Le Surréalisme et l'unité, courte esquisse dont le but était de montrer comment, pour maints intellectuels occidentaux de ma génération, le surréalisme s'est présenté comme un moyen de restaurer l'intégrité de l'homme gravement lésé dans notre civilisation hyperindustrielle où la différenciation des classes sociales, la division du travail extrêmement poussée et la complication effarante des techniques font que chacun y est perdu, dans ses rapports non seulement avec autrui mais avec les objets, alors que dans les sociétés qu'on appelle sommairement « primitives » l'individu, placé dans un monde à sa mesure, ne subit pas une semblable aliénation. Mon auditoire comprenait un certain nombre de jeunes gens de couleur, pour qui je voulais établir qu'une synthèse est nécessaire entre la pensée occidentale qui se veut rationnelle et tels modes de penser en vigueur plus particulièrement dans des sociétés moins touchées que les nôtres par le mécanisme. L'exposé était suivi d'une discussion et j'avoue que, mauvais dialecticien, je fus mis en difficulté par un Européen marxiste qui m'accusa de masquer – en faisant jouer d'autres notions que celle de la lutte des classes – un problème réductible à la pure et simple exploitation des peuples colonisés par leurs colonisateurs. Après quelques molles ripostes, je laissai dire ; mais c'est alors qu'intervint, avec une fougue que je n'ai pas oubliée, l'inconnu qu'était pour moi Jacques Rabemananjara : le surréalisme n'était pas la « voie de garage » que mon contradicteur dénonçait ; loin de n'être qu'un esthétisme il répondait à une expérience authentique, celle de ces [prétendus]

« primitifs » qui (eux du moins) le vivent quotidiennement. Sur le ton d'un visionnaire ou celui d'un apôtre prêt à monter au bûcher, Rabemananjara ébauchait – torrentiellement – un discours qui était une défense de la poésie en même temps que ma propre défense et, à la joie que j'éprouvais en écoutant cet enthousiaste, il se mêlait la honte d'avoir plaidé ma cause avec si peu de foi que la seule coopération de ce prophète m'évitait de perdre la face. Quelques jours ou quelques semaines après cette séance dont un ou deux témoignages d'accord et de sympathie se joignant à celui de Jacques Rabemananjara ne m'empêchaient pas de garder un souvenir désagréable, nous nous retrouvions, mon défenseur et moi, dans la petite chambre qu'il occupait rue Saint-Roch à l'hôtel Montana. Ce soir-là, il n'était plus le même ; j'avais en face de moi un homme au regard perdu et au visage torturé qui m'expliquait, avec la même passion que le soir de la conférence mais une passion désolée, combien il se sentait déraciné : plus Malgache, puisque la culture qu'il avait reçue faisait qu'il ne pensait même plus dans sa langue maternelle ; pas français puisque aux yeux de la plupart des Français il était ce qu'on appelle un « indigène ». Alors que je lui savais gré de m'avoir l'autre soir secouru, c'était lui qui, maintenant, paraissait réclamer mon assistance : cette synthèse du rationnel et de l'irrationnel qu'il m'avait entendu préconiser, constitution d'une intégrité humaine à laquelle la civilisation occidentale pas plus qu'aucune autre civilisation connue ne saurait à elle seule parvenir, il l'appelait de toutes ses forces, ne pouvant plus supporter de s'éprouver à tel point divisé et espérant que je pourrais l'aider à voir un peu plus clair sur un problème pour lui d'autant plus grave qu'il lui fallait, en somme, souffrir d'une division de surcroît puisque le déracinement s'ajoutait à cette aliénation d'ordre général, propre à ceux qui vivent au sein de la civilisation capitaliste d'Occident. S'il n'était pas en mon pouvoir d'apporter grand réconfort à Jacques Rabemananjara (et cela d'autant moins que je reste fort loin, pour ce qui me concerne, d'avoir tranché le problème), je crois qu'il éprouva ma sympathie et je veux espérer que cette conversation à cœur ouvert avec quelqu'un qui se rangeait, quelles que fussent ses idées, dans le groupe des colonisateurs lui procura du moins un moment de relative euphorie. Lors de cet entretien – passé lequel nous n'eûmes jamais l'occasion de nous revoir, car Jacques Rabemananjara regagna bientôt Madagascar – mon hôte me fit don d'une brochure que le Groupe d'études malgaches venait de publier, Un Malgache vous parle... Avec une grande noblesse de ton, le rédacteur critique le colonialisme, pas encore mort bien que voilé maintenant d'un peu plus d'hypocrisie ; il dit toute la déception ressentie dans les pays d'outre-mer devant le fait que plusieurs de ces mêmes peuples qui se firent contre Hitler et ses alliés les « champions de la liberté, les garants de l'indépendance des peuples » se sont « affirmés avec tant de force que pour eux-mêmes, que pour eux seuls » ; mais si aux élus malgaches l'auteur de la brochure assigne pour tâche de « travailler pacifiquement au triomphe du mandat dont les a chargés la volonté populaire : la restauration de la souveraineté nationale » (car « exiger d'un peuple qu'il renonce à jamais à l'idée d'une indépendance, c'est, à proprement parler, exiger de lui qu'il se résigne au suicide »), il déclare formellement que « l'image de la France reste associée en Europe et en Amérique à l'idée la plus pure, la plus séduisante que l'homme se fait de l'indépendance » et, après avoir défendu ceux qu'on veut faire passer pour de dangereux « nationalistes » de professer la haine des Français, il dénonce essentiellement la confusion par laquelle les intérêts des seuls colons se trouvent identifiés avec ceux des pays colonisateurs.

En mars 1947, un an après notre entrevue, éclatait l'affaire de Madagascar. Jacques Rabemananjara, devenu député, était arrêté avec d'autres représentants du Mouvement démocratique de rénovation malgache. Le 12 juin de la même année, dans la prison civile de Tananarive, il écrivait un poème où figurent ces versets : « Du sang, je n'en ai point versé. De la mort, je n'en ai point semé. Mes doigts sont clairs comme un printemps. Mon cœur est neuf comme une hostie. » Avec le poète et député africain Léopold Sédar Senghor, qui publia dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française ce chant de Rabemananjara, je me refuse à croire que le « chantre de la noblesse et de l'amour ait fait verser du sang innocent » et c'est pourquoi, en cette heure où un courant d'opinion semble à nouveau se dessiner en faveur des patriotes malgaches internés depuis huit années, je regarde comme un devoir élémentaire de lui apporter ce témoignage.

Le savoir-vivre du créateur Au lendemain de la guerre de 1914, alors que j'ignorais à peu près tout de l'art moderne et qu'encore presque lycéen je brûlais de vivre avec mon siècle, les tableaux de Fernand Léger étaient les seules œuvres cubistes que je comprenais : la franchise de leurs lignes autant que de leurs couleurs et la volonté arrêtée qui s'y manifestait d'exprimer l'homme contemporain, celui qui vit en symbiose avec les machines, ne me posaient aucun problème ; je me sentais à l'aise devant ces toiles d'une netteté si éclatante, dont la logique m'apparaissait avec évidence et qui étaient à mes yeux la figure même de ce « clairon de modernité » en trouée jaune dans l'un des Dix-neuf poèmes élastiques de Blaise Cendrars. Très vite sont venues d'autres admirations, à mesure que j'apprenais à regarder ce qu'il y avait derrière le décor de mon époque et que je soumettais chaque chose à une contestation ; mais je n'ai jamais oublié que Léger fut pour moi le tout premier initiateur, précisément : le technicien dont la manière cartes sur table me découvrit un jour que le cubisme n'était pas une divagation d'esthètes ainsi que trop de gens, autour de moi, le prétendaient. J'en ai gardé pour lui et pour son art une tendresse particulière et je pense – comme Apollinaire le pensait, étrangement nous semble-t-il aujourd'hui, de Marcel Duchamp qui fut un ami de Léger – que nul autre que cet homme au talent mesurable et direct n'est sans doute mieux à même de « réconcilier l'Art et le Peuple ». Par-delà les jugements nécessairement académiques, je retiens que Léger, grand peintre en toute simplicité, était pourvu de cette vertu qui est la marque des artistes les plus valables : avoir une vue assez exacte de sa fonction de créateur pour pratiquer le véritable savoir-vivre, la politesse authentiquement royale, celle qui consiste en une absence fondamentale de toute morgue et une espèce de divine gentillesse. C'est pourquoi l'on aura un quotidien regret de ce géant, si peu sophistiqué mais si fin, et dont tout l'extérieur annonçait qu'à l'intérieur aussi il était propre comme un sou neuf.

Sur le voyage de Magellan La terre n'est peut-être pas sphérique. Elle est peut-être plate, et infinie – du moins très grande – avec reproduction périodique des mêmes objets, ce qui fait croire, lorsque partis de A dans une direction quelconque nous nous trouvons de nouveau en A, que nous avons fait le tour du monde, alors que c'est simplement un A1, identique à A, que nous rencontrons après un voyage non pas circulaire mais rectiligne.

Supposons Magellan parti de A1. Son expédition atteint A2, lieu identique à A1 et qu'il prend par suite pour celui-ci, y reconnaissant les mêmes objets et les mêmes personnes. Pendant ce temps, en A1, arrive une autre expédition Magellan, partie de A, et les amis du Magellan A1 reconnaissent celuici dans le Magellan A, qui croit lui-même retrouver les siens. Donc il est possible que chaque point de la terre soit répété une infinité de fois, et par conséquent chaque objet et chaque individu. Mais, comme deux corps identiques n'ont pas de raison de se comporter différemment, chaque mouvement d'un individu Na se trouve identique répété (et naturellement dans la même direction) par tous ses semblables Nn. Il est donc impossible que nous rencontrions jamais un de nos sosies car, quand nous nous rapprochons de lui, il se rapproche d'autant d'un autre, en s'éloignant évidemment de nous comme cet autre s'éloigne de lui. Toutefois ceci peut justifier la superstition des Anciens, qui croyaient que, pour un individu quelconque, la rencontre de son double était un signe de mort. En effet – si l'on admet notre hypothèse – il n'est pas normalement possible de rencontrer son double (ou plutôt l'un de ses multiples doubles). Si cette anomalie vient à se produire cela ne peut s'expliquer que par de graves perturbations dans le fonctionnement organo-cosmique de l'individu qui fait cette rencontre (puisque logiquement, sainement, il ne devrait jamais la faire, deux corps identiques placés en milieux identiques devant nécessairement agir identiquement) – perturbations capables de causer, sous peu, la mort.

« Tout ce qui existe est situé » « Tout ce qui existe est situé. » Phrase liminaire de la préface très classique qu'en 1916 Max Jacob écrivait pour Le Cornet à dés, livre au titre ambigu évoquant, sous la forme bien délimitée d'un objet de nature morte, le hasard sans limites, ce hasard dont le nom provient d'un terme arabe désignant un jeu de dés, de sorte que l'axiome mallarméen – auquel il n'est pas exclu que Max Jacob ait songé – pourrait se lire : Un coup de dés jamais n'abolira le jeu de dés. Cornet, qui n'est pas sans ressembler au gobelet de l'escamoteur. Dés, qui pourraient figurer dans un tableau cubiste de la grande époque et font traditionnellement partie des accessoires de la Passion, puisque c'est aux dés que les soldats romains jouèrent entre eux la tunique du Christ. Prendre au mot Max Jacob et tenter de le situer, lui, classique par sa maîtrise de la langue, la limpidité de son style et sa volonté rarement démentie d'organiser le texte en une claire composition, mais romantique par le baroque d'une invention qui va du plus grave au plus burlesque, l'appel fréquent à l'expérience vécue (fût-ce dans la vie seconde d'un rêve ou d'une rêverie), la profondeur viscérale du sentiment et l'ouverture sans réticence aux grands aveux, situer cet homme aux facettes si nombreuses, mais chez qui le souci artiste, les abandons passionnés et le désir primordial de vraie vie apparaissent finalement fondus en une bouleversante unité, est une tâche épineuse pour l'essayiste quel qu'il soit et pire encore, cela va sans dire, pour celui qui ne dispose que de quelques pages. Nul doute pourtant qu'un premier pas sera fait, si l'on saisit ce qu'avec Max Jacob est le poème en prose, dont Le Cornet à dés constitue l'illustration la plus typique en même temps que le manifeste. Quand il porte la griffe de Max Jacob, le poème en prose est, plutôt qu'un poème écrit autrement qu'en vers (définition toute formelle à laquelle échappent quelques pièces tant du Cornet à dés que de recueils tels que les Visions infernales), un poème qui revêt une allure prosaïque et s'avère non moins discret dans ses dimensions : le plus souvent, bref ensemble de petites phrases, sans résonance musicale ou presque, et qui en toute simplicité décrivent quelque chose, racontent un fait apparemment réel ou manifestement imaginaire, énoncent une réflexion – ensemble qui parfois prend figure d'apologue mais, d'ordinaire, reste suspendu dans le vide comme s'il s'était agi seulement de montrer, à travers prosaïsme et discrétion poussés volontiers jusqu'à la gageure, que de n'importe quoi l'on peut tirer une poésie intense. Or le fait est que, lors même qu'on croirait que l'auteur a mis délibérément toutes les chances contre lui, l'étincelle jaillit. Quelle peut en être la raison ? Si les vues émises par Max Jacob sur l'idée à la fois technicienne et authentiquement inspirée qu'il se faisait de son art ne donnent pas le mot de l'énigme, elles jettent du moins quelque lumière sur ce qui, par destin, ne peut que demeurer impénétrable. Parfaitement circonscrits et « situés » de la manière la plus nette, autrement dit : mis à distance, placés dans l'éclairage qui leur est propre et, aussi banal que soit le contenu et naturelle que soit toujours l'expression, détachés de l'opacité quotidienne grâce à l'ironie légère et à la pureté du ton, ces textes, si proches de nous bien que les choses y semblent chaque fois étrangement transfigurées, s'offrent comme des concrétions isolées, émergeant de la totalité informe et cristallisant soudain, à

l'instar du précipité de nombres en lequel les dés se figent après la bousculade chaotique. Sur un fond d'immensité – l'immensité de « tout ce qui existe » – surgit, comme par sortilège, une chose dont on peut vite faire le tour et qu'on tiendra pour ainsi dire dans sa main : le poème, qui avant tout affirme son existence et dont le principal mystère est cette existence même, résultat de l'opération, rebelle à toute analyse, par le moyen de quoi ce qui est énoncé tranche sur la neutralité de tout le reste. Soumis à ce régime sur lequel – sans malice de prestidigitateur feignant de dévoiler pour embrouiller plus encore – Max Jacob s'est expliqué, autant que faire se peut, dans la préface du Cornet à dés, puis dans son Art poétique et dans les Conseils à un jeune poète parus peu d'années avant qu'il mourût victime d'une barbarie qui ne vit en ce chrétien par illumination que le juif décrié qu'il était de naissance, le poème en prose apparaît doté du même pouvoir privilégié que le rêve. L'intrigue en serait-elle d'une entière platitude, celui-ci ne laisse-t-il pas, lui aussi, dans la mémoire une troublante traînée de poésie, à cause de l'air qu'il a de se profiler sur un écran de nuit et d'être « entouré de silence », trait que Max Jacob tenait pour caractéristique de ce qu'il appelait l'œuvre située ? « Une œuvre ne vaut pas par ce qu'elle contient, mais par ce qui l'environne », écrit-il au jeune correspondant à qui il a d'abord appris qu'on ne saurait être poète sans avoir une vie intérieure, qui nous aura rendu perméable au lieu de nous clore sur nous-même. « Il faut que les mots “Bonjour, bonsoir !” soient environnés par une immense philosophie de la nature, de la société, de l'astronomie, de la métaphysique, etc. » Modeste de format et articulé aussi finement qu'un insecte à la membrure délicate, le poème en prose tel que Le Cornet à dés en proposait un premier échantillonnage ne peut être considéré comme un bibelot qu'auraient patiemment ciselé des mains esthètes. Écrit au ras du sol, sauf pour de moqueuses préciosités, et doué presque toujours d'une véracité de constat (qu'il s'agisse d'un fait remémoré ou bien imaginé sur-le-champ, voire suscité par l'écriture même), le poème se présente, non comme un endimanchement, mais comme la simple mise en noir sur blanc de l'une quelconque des multiples combinaisons possibles entre les éléments follement divers qui s'entrechoquaient dans la tête et dans le cœur de l'écrivain au moment où il prenait la plume. De l'une quelconque, car il semble qu'en l'occurrence nulle hiérarchie n'intervienne et que soit accueilli, en une complète absence de morgue, le plus terre à terre comme le plus subtil, le plus indifférent comme le plus lancinant, la séquence de roman populaire comme l'inscription de peinture chinoise, le dicton de moraliste comme l'effusion lyrique. Combinaisons, car s'il est sûr que celui qui jette ainsi les dés ne veut écarter rien de ce qui existe ou pourrait exister, du moins procède-t-il en mariant des éléments qui s'appellent l'un l'autre en vertu de leurs affinités, et non en juxtaposant comme au hasard. Ce qui tombe sur le papier, ce sont bien des êtres nouveaux, surprenants autant qu'un joyau perdu ou qu'une vieille chaussure à clous qu'un filet a sortis de la mer, bizarrement damasquinés par le sel ou par les moisissures, mais ce ne sont ni des monstres ni des assemblages hétéroclites de pièces et de morceaux. Constructions inattendues, mais dont la viabilité se révèle aussitôt, tels sont toujours les produits auxquels semblent avoir donné naissance le geste sans apparat de secouer le cornet. Avec ces poèmes qui témoignent, vus en bloc, d'un si romantique dédain de la discrimination et, chacun considéré en soi, d'une si classique précision d'horloger, Max Jacob se montre épris d'universel et soucieux d'ordre, autant que peut l'être quelqu'un pour qui le catholicisme aura

représenté, non seulement un bâton propre à l'aider à marcher plus droit, mais une réponse à ce désir vital : se situer à sa juste place dans un monde assez providentiellement organisé pour que toute créature y ait son rôle à jouer. Qu'à ce désir ardent d'humanité exacte en même temps que plénière, ambition tout à la fois humble et démesurée, la foi chrétienne ait fourni ou non une réponse plus réelle que la poésie – coup de dés à jamais pris dans le cercle du jeu de dés – il serait ici et maintenant déplacé d'en discuter, s'il est entendu qu'à chaque chose revient son lieu et son temps. De quelque façon, toutefois, qu'on se situe par rapport à ce fils de boutiquiers de Quimper, d'abord parisianisé, puis conduit à Saint-Benoît-sur-Loire par sa conversion, l'on ne peut nier que c'est le même déchirement profond qui le porta, cherchant où et comment la question pourrait se résoudre, vers la pratique religieuse et qui fit de lui, par-delà toute appartenance, un grand poète sous sa défroque bigarrée d'arlequin.

Boule blanche pour « L'Enfant polaire » Pour détecter les influences qu'un écrivain a subies et mesurer leur ampleur, suffit-il d'en rechercher les marques dans son œuvre ? Si, en toute objectivité, je me réfère à mon propre cas, je constate qu'à plusieurs reprises j'ai parlé de Georges Limbour et exprimé, sous des formes diverses, la grande admiration et la grande amitié que j'ai pour lui. Mais le fait est qu'on ne pourrait découvrir que dans peu de mes écrits les signes patents d'une influence qui se serait exercée de lui à moi. Bien plutôt, nous situerait-on aux antipodes l'un de l'autre : son style à lui, si libre et si aisé, en face du mien, si rocailleux et compliqué ; son allure merveilleusement dégagée, alors que je cherche péniblement ma voie entre ce que je nommerai, usant des termes les plus simples sans méconnaître ce qu'ils ont d'approximatif, « art pour l'art » et « engagement » ; sa fraîcheur de réaction devant les choses, si opposée à ma façon de n'aborder les réalités qu'à travers maints détours. Il est pourtant certain que les écrits de Georges Limbour et la manière dont il a conduit sa vie ont revêtu pour moi une haute importance et que j'eusse été, assurément, un homme très différent de celui que je suis si nous ne nous étions jamais rencontrés. C'est en 1922, alors que j'en étais encore à mes tout premiers essais de plume, que pour la première fois je l'ai vu. Cela se passa dans l'atelier d'André Masson, que je connaissais depuis peu, au légendaire 45 de la rue Blomet qu'habitait également Joan Miró (dans un atelier immédiatement voisin de celui de Masson et qui n'était lui aussi qu'un pauvre atelier d'artisan donnant de plain-pied sur la cour). Avant même que des liens de camaraderie se fussent établis entre nous, Max Jacob, qui à cette époque était mon maître en poésie, m'avait parlé de Limbour comme de quelqu'un que je devrais prendre en exemple : un vrai poète, me disait-il en substance, et qui avait, du poète, la démarche aérienne alors que dans tout ce que je faisais j'étais, moi, lourd et guindé ; un garçon au commerce de qui je ne pourrais que gagner et qu'il me fallait assidûment fréquenter si je voulais devenir moi-même un poète. Or c'est ainsi que, toujours, j'ai regardé Limbour : le poète-né, celui qui bénéficie d'une sorte de don du ciel et qui jamais, au grand jamais, ne s'abaissera jusqu'à se battre les flancs dans l'espoir – en l'occurrence toujours déçu – de faire surgir le lyrisme. Jusqu'à ce jour, je n'ai cessé de lui envier ce don et j'admire aussi qu'à cause, en grande partie, de son dédain à l'endroit de tout ce qui peut ressembler à une stratégie littéraire il soit resté plus obscur, et de beaucoup, qu'on aurait pu s'y attendre. À croire qu'il a voulu prouver – mais il est peu probable qu'il s'en soit jamais vraiment préoccupé – que, la poésie étant par essence un dépassement de la vie, il est impossible à un véritable poète de ne pas être, au moins dans une large mesure, un marginal qui ne s'est pas laissé réduire au dérisoire état de fleuron de culture. Cet esprit profondément libertaire vis-à-vis de nos us et coutumes bourgeois, Limbour n'en a-t-il pas témoigné par ailleurs, en passant, pour le travail ou les loisirs, une grande partie de son existence dans des pays quelque peu périphériques puis, tout récemment, en participant d'enthousiasme à deux voyages successifs dont le sens le plus clair était de rendre hommage à la jeune révolution dont Cuba est aujourd'hui le cadre.

J'ai donc envié Limbour, tout d'abord comme poète, mais je l'ai envié aussi quand il s'est fait voyageur. À cet égard, c'est lui qui a très tôt montré la route au casanier que j'ai toujours été de nature et, dans cette émulation, j'aurais certainement été sollicité à un moindre degré par l'idée romantique du départ, motif originel du choix qui m'a conduit à visiter une grande part de ce qu'on appelle communément le tiers-monde. Journaliste en Rhénanie, professeur en Albanie et en Égypte (marchant alors dans la foulée de Nerval après l'avoir fait dans celle d'Apollinaire), cela conférait à Limbour, en ces années 20, une auréole d'aventure et il semblait s'être attaché à mettre en actes, autant que faire se peut, le beau mythe de géographie, de nomadisme et de désir insatiable que constituait son premier conte publié, L'Enfant polaire, où d'entrée se trouvait indiquée une voie poétique qu'il préciserait ensuite et approfondirait, mais dont à nul moment il ne s'écarterait. Présence d'un fil conducteur, manifeste comme dans L'Enfant polaire ou dans L'Acteur du Lancashire (en l'espèce, la houille et ce qui s'y rattache, filon parcourant de bout en bout le récit depuis l'apparition du cheval blanc remonté d'une mine située au-dessous du trou du souffleur jusqu'à l'épisode final de l'envol de ballons d'enfants, en passant par les bateaux charbonniers, les canalisations dont le sous-sol des villes est taraudé, les puits et le gaz d'éclairage) ou bien simple répercussion d'échos (tels, dans Le Cheval de Venise, le fer à cheval porte-bonheur et la tête dorée de boucherie chevaline, répondants du cheval vivant qui est le pivot de ce conte) ou encore glissement d'un terme à un autre auquel une analogie le lie et jeu d'appels mutuels entre tous ces termes (dans cette sorte de « chasse spirituelle », La Chasse au mérou, traitée sur le mode du roman picaresque, autostop de vacancier, pêche sous-marine promue aventure cosmique, bowling comme un lancer d'astres, circulation du cosmonaute). Ainsi, dans tous les contes et romans de George Limbour, l'histoire est sous-tendue par un subtil réseau de correspondances, qui double son intrigue et joue un rôle comparable à celui que tiennent, dans la peinture, ces rappels de formes ou de couleurs qui donnent au tableau une structure que le sujet ne suffirait pas à lui donner. N'échappent à cette règle ni Histoire de famille avec sa multiple oisellerie comprenant, outre ses oiseaux de proie, chauves-souris et corbeaux, deux « bohémiennes nègres » dont les étranges oripeaux bariolés font de drôles d'oiseaux ni Les Vanilliers où tout gravite autour de la double notion de défloration et d'insémination artificielle jouant tantôt dans le monde humain, tantôt dans le monde végétal, ni La Pie voleuse, roman à deux volets symétriques où l'on voit, dans le décor idyllique d'un village de pêcheurs, l'Espagne touristique se muer en l'Espagne tragique de la guerre civile comme par un maléfice qui ferait virer du rose au noir nombre des éléments en jeu, ni Le Bridge de Madame Lyane bâti en contrepoint sur la Budapest soumise aux éclairages fastes ou néfastes de ses diverses saisons et sur la lumière tamisée du bar nocturne où le cancer de la tenancière mûrit comme un soleil à côté du dragon chinois dont s'orne la lampe du pianiste. Irisée de toutes les couleurs qui s'échelonnent entre le vert strident de l'humour et le rouge profond de l'émotion, une imagination toujours souverainement libre mais jamais débridée (sauf pour quelques véhéments discours que profèrent les héros des œuvres anciennes) s'incarne en une écriture à sa parfaite ressemblance : de quelque genre que les textes de Limbour relèvent (poésie, nouvelle, critique d'art ou chronique), le développement de la phrase semble y être exactement calqué sur celui de l'invention ou, plutôt, ne pas s'en distinguer, coulée unique dont l'étonnante capacité de subjuguer d'emblée tient à ce qu'au lieu d'être traduction elle n'est jamais qu'elle-même et

pourrait être dite absolument directe, sans la légère nuance d'ironie qui la situe comme sciemment littéraire et ne cesse, à aucun moment, de créer la distance nécessaire au jaillissement de l'étincelle. Sans doute est-ce cette extraordinaire qualité de langue qui a permis à celui que Max Jacob, presque d'instinct, avait tout de suite placé si haut de démontrer désinvoltement, lorsqu'en 1965 sa pièce Élocoquente (alors vieille de plus de quinze ans) fut représentée par la compagnie lyonnaise du Théâtre du Cothurne, que ce qui compte au théâtre c'est, essentiellement, un langage qui passe la rampe. Autrement dit, un langage poétique par définition, si l'on admet qu'il y a poésie dès qu'un charme, au sens le plus fort du temps, s'exerce de l'écrivain au lecteur et dès que le premier se fait entendre du second en éveillant en lui une suite de résonances, au lieu de ne faire que plus ou moins intelligemment soliloquer ou feindre d'engager un dialogue. Mais encore faut-il, pour que le courant harmonique s'établisse, une certaine finesse d'ouïe de la part du lecteur ou du spectateur et cela constitue assurément, au moins dans l'état présent des choses, un obstacle sérieux à l'adhésion du grand public. Outre son exemplaire inertie en toutes les circonstances où il serait utile de tant soit peu jouer des coudes, n'est-ce pas parce qu'une telle finesse est malheureusement bien loin d'être le lot de tous que Georges Limbour, grand poète à chaque battement du cœur de ce qu'il écrit, mais poète sans fracas ni vain étalage, n'a pas trouvé la vaste audience qu'une société moins grossière que la nôtre ne manquerait pas de lui accorder ? Reste que l'intervention d'une influence – souterraine ou sous-marine – de cette manière de horscaste dans une part appréciable de la littérature moderne serait infailliblement mise en évidence par un exégète qui voudrait bien mener à fond sa recherche.

« Trois fois dit, comme pour mieux enfoncer le clou... » Trois fois dit, comme pour mieux enfoncer le clou, le mot « éden » annonce – dès le seuil de ce livre – que ce n'est pas un enfer, non plus d'ailleurs qu'un paradis, que Pierre Guyotat se propose de faire visiter. Maints lecteurs, certes, seront rebutés par ce qu'un pareil livre a d'abrupt et (si l'on veut) de choquant, vu les règles de savoir-vivre littéraire auxquelles notre société reste soumise, en dépit de bien des entorses ! Mais n'est-ce pas, justement, par son absolu défaut de concessions – soit d'un côté soit de l'autre – qu'un tel ouvrage fait tache sur la quasi-totalité de la production d'aujourd'hui ? Maniaquement, estimeront les plus sévères, l'auteur suit son idée ou, plutôt, s'engage à fond dans l'infini d'un discours qui ne prétend rien démontrer, ne cherche pas à « raconter », mais vise simplement à montrer ou, plus exactement, à piéger le lecteur par le moyen d'un compte rendu minutieux, qui dénote chez Pierre Guyotat – quelque opinion qu'on puisse avoir de son œuvre – à tout le moins une capacité d'halluciner à quoi n'atteignent que fort peu d'écrivains. De ce texte, dont la note presque exclusive est un érotisme exacerbé, cartes sur table au point qu'il peut paraître aussi sordide qu'un étalage de pièces à conviction sur un bureau de magistrat ou de policier, il est certain qu'une poésie sans complaisance se dégage. Cela, parce que les choses y sont prises sur un mode auquel les nuances psychologiques sont étrangères et qu'on ne peut même pas qualifier de « biologique » (ce qui serait trop restrictif et risquerait en outre de suggérer un vitalisme tout proche du panthéisme), mode qui est en vérité celui du contact pur et nu – exempt de toute interprétation faisant écran – avec des corps vivants et les objets fabriqués qui constituent leurs coques ou leurs appendices. Mis en jeu de façon égalitaire ou peu s'en faut, êtres et choses sont, en effet, donnés ici pour rien de plus que ce qu'ils sont dans la réalité stricte de leur présence physique, animée ou inanimée : hommes, bêtes, vêtements et autres ustensiles jetés dans une mêlée en quelque sorte panique, qui évoque le mythe de l'éden parce qu'elle a manifestement pour théâtre un monde sans morale ni hiérarchie, où le désir est roi et où rien ne peut être déclaré précieux ou répugnant. Poésie implicite, que relaye parfois une poésie explicite : ces moments où, au-dessus du magma qu'agite seule la quête d'assouvissement que mène chacun des protagonistes, une parole humaine se fait jour, d'autant plus émouvante qu'elle semble émerger – comme par miracle – d'une couche d'existence où toute parole est abolie.

Folklore et culture vivante Faute de critères objectifs permettant de le définir avec rigueur, on peut tenir le folklore pour ce qui, dans une société, est non seulement transmis de génération à génération, mais représente à l'intérieur de sa culture un ensemble de savoirs, de dires et de façons de faire qui ont essentiellement une valeur de legs ancestral, autrement dit : les éléments traditionnels par excellence. Ces éléments seront ou bien acceptés sans restriction par les intéressés, mais précisément en tant que patrimoine hérité des ancêtres, attitude impliquant déjà une certaine prise de distance (qui ne va pas, toutefois, jusqu'à traiter en simples survivances ces éléments reconnus comme d'origine lointaine) – ou bien acceptés, mais sentis comme vestiges d'une autre époque, ce qui est, sinon s'en détacher, du moins les situer dans une sphère à part. Comprenant tout ce qui fait l'objet d'une telle prise de distance, plus ou moins marquée et plus ou moins consciente, de la part des membres de la société en question, le « folklore » est donc une catégorie particulière de la « culture traditionnelle », laquelle englobe, non une part seulement, mais la totalité de l'héritage culturel que depuis plusieurs générations les jeunes reçoivent de leurs anciens. Définition de principe et qui, pratiquement, appelle cette réserve : il sera toujours quelque peu arbitraire de décider de ce qui est folklore et de ce qui ne l'est pas, dans une société donnée, car le même élément culturel qui, pour les uns (ceux qui prennent ainsi leurs distances), est un tant soit peu « folklore », en fait sinon en théorie, reste, pour les autres, « culture traditionnelle » (puisqu'il ne donne pas lieu à cette sorte de mise entre parenthèses). On notera que la notion de folklore – comme celle d'ethnographie – est née dans des sociétés industrialisées ou en voie d'industrialisation, et que c'est généralement à propos de telles sociétés qu'on parle de folklore, comme si elles étaient les seules à posséder ce reliquat d'états sociaux dépassés. Mais, en vérité, il est sûr que toutes les sociétés en ont un, car admettre le contraire serait admettre qu'il existe des sociétés sans histoire, et telles que la tradition s'y transmettrait sans que son autorité soit jamais mise en question. Simplement le folklore est non seulement plus aisé à distinguer chez soi – là où l'on est le mieux à même de distinguer ce qui est ancien (immémorial ou presque) et ce qui ne l'est pas – mais plus apparent, grâce au contraste, et en situation plus radicale de « folklore » représentant un anachronisme, dans une société par ailleurs « moderne ». De tout ceci, il faut conclure que le folklore est, au moins dans une large mesure et sans doute plus nettement encore que le domaine plus vaste qui constitue le champ de l'ethnographie (connaissance directe qu'un observateur prend d'une culture très différente de la sienne), affaire de point de vue. Et l'on peut ajouter qu'un ethnographe – soit un Occidental dans la plupart des cas actuels – est sujet à cet aveuglement particulier : dans la culture d'un pays de ceux qu'on dit « sous-développés » et présentant globalement – pour cet observateur généralement de formation occidentale, de sorte que sa perspective est conditionnée plus ou moins par la technolâtrie – une allure archaïque, voir l'ensemble de cette culture sous l'angle du folkore (autrement dit : de la tradition pétrifiée, en quelque sorte donnée une fois pour toutes) et méconnaître ainsi ce qu'elle peut avoir de vivant et de

plus ou moins ouvert au changement, à côté d'éléments proprement folkloriques et traités à quelque degré comme tels par les intéressés.

SOUS QUELS ASPECTS SE PRÉSENTE LE FOLKLORE

Par définition, les faits sociaux qui relèvent du folklore offrent un aspect vétuste, au moins relativement et, en pratique, ceux d'entre eux qu'on remarque surtout sont les plus pittoresques, ceux qui attirent aussitôt l'attention grâce au décalage frappant dû à leur archaïsme souvent doublé d'un exotisme – un exotisme qui peut jouer sans qu'il s'agisse d'un autre pays, mais seulement d'un autre milieu : campagne, par exemple, par rapport à la ville ; province par rapport à la capitale ; voire classes ouvrières par rapport aux classes bourgeoises, portées à regarder au moins implicitement comme folkloriques certains us et coutumes des classes ouvrières, usages qui leur paraîtront naïfs ou désuets (liés à des modes anciennes) par rapport à leurs propres us et coutumes, de sorte qu'elles tendront – exemple entre autres – à considérer que le fait de trinquer appartient au folklore, mais non le rite qui consiste à porter un toast. Pittoresques, beaucoup de ces éléments auxquels l'homme du dehors est plus sensible qu'à d'autres peuvent même être dits touristiques, dans la mesure où ils sont pour chaque culture (à l'échelle du peuple ou du groupe) quelque chose de singulier et de « typique » et représentent, en somme, ce qui – suivant l'expression familière – « vaut le voyage », un voyage qui n'est pas nécessairement lointain et peut, à la limite, être celui d'un bourgeois visitant un bal-musette et s'amusant des traditions, typiques pour lui, qui y règnent. Alors que quantité d'éléments folkloriques, n'exprimant guère que les différences les plus visibles (comme il en va de bien des danses, costumes et artisanats) ou les plus piquantes esthétiquement (ce que musique et littérature orale illustrent abondamment), peuvent ne pas avoir une importance capitale dans la vie de la société envisagée, on est enclin, de l'extérieur, à les valoriser en tant que les plus authentiques, vertu dont – jouant en proportions variables – vétusté supposée (qui donne l'impression de toucher ou d'approcher le fond premier), originalité (soit la qualité singulière, qui ne provient pas d'une imitation) et naïveté à tout le moins apparente (dénotant, semble-t-il, un certain « primitivisme ») paraissent être la garantie. Essentiellement nationaux, régionaux ou propres à une catégorie professionnelle, ces éléments – ou bon nombre d'entre eux – s'avèrent spécifiques de ce groupe humain plus ou moins étendu. Ces aspects particuliers, l'observateur étranger les remarque tout spécialement et l'Occidental, qu'il soit ethnographe ou non, les recherche tant dans le tiers monde que dans les pays occidentaux, alors qu'il n'accordera pas la même attention à des aspects plus vivants, mais empreints à ses yeux d'une certaine banalité. Cela, quant à l'ethnographe, parce que son intérêt scientifique même est excité par les différences que représentent entre elles les diverses cultures (l'un des objectifs majeurs de l'enquête ethnographique étant de faire ressortir ce qui distingue des autres la société considérée) ; et quant à l'amateur – cas de loin le plus fréquent – parce qu'il attache assez généralement du prix aux spécificités, un peu comme on en attache aux « spécialités régionales » (à celles d'ailleurs, par goût de l'inaccoutumé, et à celles de chez soi, par habitude ou bien en raison aussi de l'effet produit sur les gens de l'extérieur, éventuellement admiratifs ou alléchés). Il en résulte qu'une grande partie du

folklore au sens strict ou de ce qui, d'une manière plus générale, présente dans une culture un caractère sui generis manifeste devient aisément – tout comme les « spécialités régionales » – affaire de syndicat d'initiative ou organisation équivalente, dont le rôle est de protéger, voire de développer, les éléments de notre culture traditionnelle qui séduisent particulièrement l'étranger ou nous rehaussent à ses yeux. Enfin, l'on ne saurait omettre de noter que le folklore – conformément, d'ailleurs, au sens étymologique de ce terme – possède à double titre un caractère populaire : d'abord, dans la mesure où, pour ce qui concerne du moins les sociétés industrialisées, il se conserve mieux dans les couches sociales moins « instruites » que dans les autres, intégrées par l'éducation et par le genre de vie à une sphère culturelle à la fois plus cosmopolite et plus directement influencée par la civilisation industrielle ; mais aussi dans la mesure où de tels éléments traditionnels sont à quelque degré le bien indivis de tous les membres d'un groupe (quelles que soient leurs positions hiérarchiques respectives) et où certains de ces éléments sont l'affirmation spectaculaire de la singularité de ce groupe, affirmation qui dans le cas, par exemple, de bien des fêtes se fait au niveau de la voie publique et intéresse donc la totalité du groupe. FONCTION DU FOLKLORE EN TANT QUE TEL

Propre à un groupe donné, dont il marque la singularité, le folklore est tout naturellement appelé à jouer le rôle de signe distinctif ou de drapeau. Une anecdote – dont on pourrait sans doute trouver ailleurs des équivalents – paraît montrer qu'à cet égard une grande importance peut lui être accordée, là même où on ne lui assigne pas délibérément une telle fonction et où, du reste, la notion de folklore n'a même pas cours. Il s'agit d'un propos que me tint à Paris il y a quelques années, au cours d'une conversation amicale, un Africain qui avait, en 1931, aidé dans ses travaux une mission ethnographique dont je faisais partie : le Dogon Ambara Sodamma, que je retrouvais maintenant vieux chef de famille malien. Malgré son traditionalisme rigoureux – auquel n'est probablement pas étranger l'intérêt pour ses propres coutumes qu'ont développé en lui ses longs contacts avec des ethnographes – Ambara Sodamma, dont autrefois déjà j'avais pu mesurer toute la vivacité d'esprit, ne laisse ni d'apprécier ce qu'il connaît de l'Europe (où lors de notre nouvelle rencontre il avait accepté de venir, pour se faire soigner dans un hôpital parisien), ni d'admettre comme un progrès cette innovation : l'emploi de camions pour transporter jusqu'à un grand marché, Bandiagara, les oignons que les gens de sa région, Sanga, cultivent depuis longtemps dans un but commercial. Or ce même homme, qu'on ne saurait taxer de misonéisme borné, déclare péremptoirement, à propos de certaines coutumes ancestrales, que maints jeunes Dogon, à l'en croire, n'observent plus avec autant de sérieux et de soin qu'il le faudrait : « Les Dogon ont toujours fait comme cela. » Argument sans réplique, qui exprime une adhésion inconditionnelle et sous-entend que, si les Dogon veulent rester les Dogon, ils doivent continuer de faire ainsi, d'où la nécessité de maintenir des rituels auxquels nombre de jeunes participent avec moins de zèle que leurs prédécesseurs et qui, n'ayant plus autant de sens pour ces jeunes, tendent en somme à n'être plus pour eux que « folklore », comme ils tendent d'ailleurs à l'être – dans une mesure plus faible – pour Ambara Sodamma qui, lui, leur reste indéfectiblement

fidèle et en connaît les dessous, mais ne trouve pour les justifier de meilleure référence que la tradition. Tout se passe donc comme si, pour ne pas perdre leur identité, les Dogon avaient besoin du signe distinctif que constituent ces rituels en passe de devenir folklore, dans une région où les ethnographes auront – bien malgré eux – préparé les voies du tourisme (comme suffirait à en témoigner une carte postale malienne actuellement en circulation et qui reproduit plusieurs vues caractéristiques au-dessous de cette mention : « Visitez le pays Dogon »). On observe que le folklore, en tant que signe distinctif ou drapeau, sera généralement mis en vedette dans les pays soucieux d'affirmer qu'ils ont une « culture nationale », notamment ceux qui ont accédé récemment à l'indépendance, soit accordée sous la pression des revendications, soit conquise par la voie de la lutte armée. Dans ces pays, durant la période de lutte, l'idée de « culture nationale » a pu, au demeurant, constituer un moyen de faire prendre conscience et de pousser à l'action, l'un des grands objectifs à atteindre étant d'ailleurs la possibilité d'un libre développement de cette culture ; d'autre part, la lutte même peut avoir été un facteur de création culturelle à base plus ou moins folklorique (chants, spectacles populaires, etc.). Fera généralement l'objet d'une pareille mise en vedette le folklore d'un pays qui se trouve sous la coupe ou sous l'égide d'un autre pays, mais qu'on tient à persuader qu'il garde sa personnalité et dont soi-même on se flatte de respecter la personnalité. Ainsi, à l'époque coloniale, la façon dont les aspects spectaculaires des cultures locales étaient mis à l'honneur à l'occasion des fêtes officielles, tel le 14 juillet dans les territoires alors français. Malgré la différence des contextes, on peut observer dans le monde socialiste – où il est entendu que chaque pays ou « minorité nationale » conserve ses caractères propres et où l'on valorise la culture populaire (celle qui est le fait des masses et non l'apanage de couches économiquement favorisées) – une façon quelque peu démagogique de monter en épingle le folklore – ensemble résiduel utilisable au moins partiellement dans le cadre des fêtes ou des loisirs – afin (semble-t-il) de faire oublier le bouleversement profond de la culture en cause par l'effort d'aménagement techno-économique et le genre d'éducation qui lui est lié, outre que – moyennant les ajustements nécessaires – le folklore peut constituer un instrument de propagande. À la limite, il pourra jouer le rôle d'une sorte de ghetto où, au moins implicitement, on enferme une « culture nationale » pour la rendre anodine tout en accordant une satisfaction à ses tenants. À Pékin, en 1955 – à l'époque dite des « cent fleurs » – André Haudricourt, spécialiste des cultures sud-asiatiques, qui faisait partie comme moi d'une délégation de l'Association des amitiés franco-chinoises, me rapporta un entretien qu'il avait eu avec une jeune fille de nationalité miao, étudiante de l'Institut des minorités nationales. En bonne marxiste-léniniste, cette jeune fille se déclarait sans religion ; mais pourtant elle ne reniait en rien le sacrifice du buffle (rituel capital chez les Miao), disant simplement que ces rites « ce sont nos coutumes nationales ». Conçu comme élément de la culture nationale sans plus, et relevant donc du folklore plus que de l'idéologie, le sacrifice du buffle – inséré en fait dans un système d'idées fort différent du marxisme-léninisme – n'est pas, aux yeux de la jeune étudiante, en contradiction avec celui-ci : d'une part, les deux choses se trouvent situées pour elle à deux niveaux distincts, pensée rationnelle et sentiment, de sorte que sa perplexité possible se trouve neutralisée ; d'autre part, grâce à l'étiquette « coutumes nationales », le marxisme-léninisme accorde une place au rite en question, ce qui montre sa largeur de vues et sa

capacité de tout intégrer. C'est, en somme, moyennant l'attribution d'un statut folklorique à un élément de culture vivante qu'est résolu le problème posé par l'incompatibilité des deux systèmes. '

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LE MAINTIEN D UN FOLKLORE EST IL SOUHAITABLE

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Un développement techno-économique même limité – comme il en était dans le cadre du colonialisme – entraîne un sérieux recul de la culture traditionnelle, pour diverses raisons : tendance à adopter des modes plus rationnels de travail, influence de cette rationalisation sur la manière dont est pris le temps (qui passe de plus en plus du qualitatif au quantitatif et devient en quelque sorte l'objet d'une comptabilité), apparition de nouveaux besoins, élargissement des horizons, etc. Malgré les contreparties (à tout le moins apparentes) que peut avoir ce recul en régime colonial ou néo-colonial, on constate que dans l'immédiat – tant qu'il dure, puis jusqu'à ce qu'en disparaissent les séquelles – un tel régime exerce une influence stérilisatrice sur la culture des pays qui lui sont soumis1 . En effet, s'il donne à des individus une instruction poussée, ce n'est qu'à un nombre des plus limités, et selon des programmes visant essentiellement à faire d'eux des « commis » ou des agents de la puissance tutrice ou économique dominante, de sorte que ces gens, voués à une aliénation qui les amènera presque toujours à se couper de la masse moins « instruite » et de ce fait plus attachée à la culture traditionnelle, pourront être considérés – la plupart – comme perdus en tant qu'animateurs possibles de celle-ci. Quelle qu'en soit la doctrine, un régime colonial ou néocolonial agit toujours, directement ou non, dans un sens plus ou moins assimilateur. Non seulement les intellectuels à peu d'exceptions près, mais l'ensemble de la population à tout le moins des centres, seront portés à imiter le colonisateur, parce que leur éducation les y a incités, et à cause du prestige dont pour eux est empreint le modèle que leur offrent ceux qui socialement tiennent le haut du pavé. Pour certains autres, la raison – inverse mais non moins puissante – qu'ils ont de s'assimiler est qu'ils se rendent compte que l'oppresseur ne peut être vaincu que par ses propres armes. Dans le cas particulier des artistes (au sens occidental du terme), rares seront ceux qui échapperont au double écueil représenté, d'un côté, par cette imitation, et de l'autre, par la tendance à se faire plus autochtones qu'ils ne le sont, comme s'ils prenaient de leur propre personnalité une vue empreinte d'exotisme. Enfin, pour ce qui concerne les arts traditionnels, non seulement ils seront atteints dans leurs sources mêmes – restant au mieux tels qu'ils sont – mais leur dégradation se trouvera beaucoup aidée, un marché étant ouvert à la production commerciale de camelotes genre « art d'aéroport », etc., et une recherche, trop délibérée pour n'être pas a priori viciée, de la « couleur locale » se développant sous la pression de la demande de la clientèle. Des critiques analogues pourraient être formulées à propos de groupes humains qui ne sont pas soumis au colonialisme ou au néo-colonialisme à proprement parler, mais se trouvent, de fait, en situation coloniale (paysans indiens de l'Amérique latine, par exemple). De plus, on sait que maints groupes marginaux et maintes cultures sont menacés, ici et là, de disparition, cas très divers dont chacun mériterait une étude spéciale (comme, à dire vrai, tous ceux qui viennent d'être envisagés en bloc). Cependant, étant entendu que comme toute règle celle qui suit peut avoir ses exceptions (dues notamment au jeu fréquent d'un mécanisme syncrétiste assurant au moins une survie à tel aspect,

religieux par exemple, d'une culture traditionnelle), il n'est pas téméraire d'affirmer que, d'une manière générale, tout assujettissement – quelle qu'en soit la forme et s'agirait-il de groupes humains isolés ne subissant l'oppression que très indirectement – est un facteur d'étiolement sinon de dépérissement pour les cultures en cause. En régime socialiste, il se produit un recul du même ordre, mais avec cette importante compensation, là au moins où règne une conscience proprement socialiste : l'énorme effort pour l'instruction des masses et pour leur promotion sociale. Au demeurant, même si l'on ne peut négliger la réserve faite plus haut (passage des cultures régionales ou nationales de l'état de culture vivante à celui de folklore plus ou moins pétrifié ou dénaturé), la valorisation de la culture « populaire » en tant que telle, jointe à la diffusion massive du savoir (soit ce qu'on appelle communément la « culture », au sens classique de somme des principales connaissances acquises par l'espèce humaine et réalisations qui illustrent son histoire), semble devoir favoriser l'élaboration d'une culture nouvelle. Les cultures propres aux sociétés non industrialisées paraissant donc promises soit à la transformation, soit à la disparition pure et simple, faut-il travailler à ce qu'elles subsistent du moins comme folklore dans la société désormais industrialisée, voire tenter de sauver – faute de pouvoir faire plus – les éléments anciens qui constituent leur folklore ? En principe, il y a de solides raisons pour répondre affirmativement à cette question. Il semble indéniable, en effet, que le processus d'industrialisation, dans lequel le monde est engagé, conduit à l'uniformité. Or celle-ci est, par définition, une pauvreté, l'uniformisation impliquant le rejet de nombreux éléments culturels particuliers, qui avaient peut-être leur valeur mais ne sauraient être intégrés à la culture nouvelle ; et, pratiquement, l'uniformité serait un facteur de stagnation, vu le manque de cette source de changement : la confrontation des différences, l'observation de ce qui se fait ailleurs et la critique qui peut en découler de ce qui se fait ici. Si l'uniformisation des cultures devait aboutir à « la meilleure des cultures dans le meilleur des mondes possibles », il n'y aurait évidemment pas lieu de déplorer ce processus. Mais le fait est qu'il n'en est rien : cette marche vers l'uniformité est due au grand pouvoir d'expansion dont dispose une culture entre autres, qui tend à s'imposer ou à être admise partout, capacité essentiellement liée à sa puissance techno-économique, qui l'amène à exercer une sorte d'« impérialisme culturel ». Non qu'elle soit intrinsèquement supérieure, mais en raison de ses capacités de produire et de diffuser ses produits, la culture qui actuellement exerce cet impérialisme, c'est la culture occidentale (ou dite telle, car en fait elle résulte d'apports très divers et a eu simplement pour creuset l'Europe, puis son annexe outre-Atlantique). Aujourd'hui, l'aire de cette culture dépasse, en effet, de beaucoup l'Occident conventionnel, puisqu'elle englobe des pays tels que, par exemple, l'Union soviétique et même le Japon, qui sur le plan à tout le moins de la technique peuvent être regardés comme occidentaux, et puisque, par ailleurs, elle s'est répandue dans le tiers monde non seulement au niveau technique mais au niveau idéologique (notamment sous la forme du marxisme, d'origine occidentale). Cependant la puissance techno-économique n'est pas tout, même si l'on porte à son actif sa capacité d'engendrer – comme cela s'est produit dans l'Europe machiniste – une critique et une idéologie de combat. Certes, l'on ne saurait, sans nier l'idée même de progrès, rejeter une uniformisation allant dans ce sens : que tous les pays atteignent uniformément un niveau aussi élevé que possible quant à

l'efficacité des techniques et quant à l'organisation égalitaire de l'économie. L'on ne peut pourtant pas méconnaître que pareille rationalisation entraîne à certains égards des pertes sèches. Dans le domaine des arts – pour ce qui concerne notamment l'architecture, le mobilier, etc. – le développement de l'industrie implique une standardisation à base de fonctionnalisme. S'il s'agit de produire en série des objets susceptibles d'être largement diffusés, il faut qu'ils soient le plus possible adéquats à leur fonction : l'objet plus commode et, de surcroît, qu'on se procure aisément et à bon marché sera préféré à un autre. Or, même si l'adéquation fonctionnelle n'exclut pas la beauté des formes, cette tendance à stéréotyper est nocive dans la mesure où elle mène à produire des objets en quelque sorte déshumanisés ou dévitalisés en raison de leur caractère impersonnel. D'autre part, l'industrialisation s'opère, non seulement au détriment des artisanats victorieusement concurrencés, mais – indirectement à cause des changements de perspective qu'elle introduit – au détriment des « arts libres ». Ceux-ci en effet, dans les sociétés industrielles de type capitaliste, tendent pour les usagers – et cela se répercute sur la plupart des créateurs – à ne plus être qu'un luxe, voire une matière à spéculation financière (comme il en est trop souvent de la peinture et de la sculpture, qui sont loin de n'avoir que des amateurs désintéressés), tandis que sous les régimes où ces arts ne sont pas réduits quant à leur place dans la vie sociale, au rôle parasitaire de jouets pour privilégiés, mais utilisés comme moyens d'éducation, de propagande, etc., ils subissent une autre espèce de déshumanisation, en devenant ainsi fonctionnels à un second niveau, au lieu de constituer un secteur où l'imagination des hommes – soit usagers, soit agents – peut s'exercer sans nulle contrainte. Et ce n'est pas seulement sur le plan esthétique (évoqué ici comme particulièrement illustratif, sans plus) mais sur bien d'autres plans que ce secteur se trouve inhumainement rétréci par l'emprise croissante des impératifs de production. S'il semble que s'insurger contre l'industrialisation – cette attitude serait-elle fondée – soit entreprendre une lutte du pot de terre contre le pot de fer, et si les sociétés non industrialisées doivent en passer par là pour résister aux autres, peut-être n'est-il pas utopique de s'efforcer de maintenir, en réaction contre la tendance uniformisatrice de la civilisation industrielle, des zones non alignées, qui en elles-mêmes vaudraient comme ouvertures (comparables à ce qu'en termes d'urbanisme on nomme des « espaces verts ») et représenteraient ces différences souhaitables parce qu'elles aident à une critique constructive – effort ne portant au besoin que sur de minces secteurs, tel le folkore dont la subsistance même indiquerait qu'il y a là un point de résistance à exploiter. À ces raisons qu'on peut avoir, théoriquement, de travailler au maintien des folklores s'opposent, pratiquement, des raisons moins fortes de penser que ce serait, de toute manière, gaspiller ses efforts. Tout d'abord, il est entendu que, d'une culture traditionnelle, le folklore ne représente qu'une partie, et pas toujours la plus précieuse, souvent superficielle au contraire et ne jouant qu'un faible rôle dans la vie de la société. De plus, vouloir maintenir à tout prix certains éléments spectaculaires du folklore, c'est les vouer à l'artificialité : formes mortes ou coques vides, ils auront un caractère à proprement parler « académique », puisqu'il ne s'agira plus que d'une répétition mécanique et qu'on sera en présence d'un document dépouillé de son contenu, ou pourvu d'un autre contenu, et qui dans un cas comme dans l'autre n'aura plus de rapport – ou qu'un lointain rapport – avec le sens qui sous-tendait et animait sa forme. Par ailleurs, le folklore virant souvent à l'attraction pour étrangers, le protéger, n'est-ce pas aider à ce processus de touristification qui fait qu'en certaines

régions – on le constate en France – les commodités permettant de voir les choses sans peine (restaurants, hôtels, garages, postes à essence, signalisations, etc.) se multiplient au point d'être, paradoxalement, plus visibles que les choses à voir, processus allant de pair avec la prolifération des boutiques où se vendent souvenirs, antiquités locales ou produits artisanaux et avec le développement – sur le plan du mobilier comme sur celui de l'architecture – d'un style « rustique » qui, prétendument paysan, est l'inauthenticité même et ne peut donc pas être tenu pour un utile contrepoids au style « fonctionnel » ? Enfin, il ne faut pas oublier ce danger : que le maintien systématique d'un folklore ne soit qu'un alibi, une manière de faire passer la muscade quand, en fait, on procède à de grands changements. Qui plus est, l'on peut se demander si pareils essais de sauvetage ne sont pas hors de propos, en raison d'une vanité préjudicielle : ce qui est profond, « authentique », dans une culture a quelque chance de persister, fût-ce en revêtant d'autres formes. Aux Antilles, par exemple, où les cultures locales peuvent être regardées, en gros, comme résultant d'une interaction entre cultures européennes et cultures négro-africaines (ou, à tout le moins, non européennes) modifiées les unes et les autres par la transplantation, l'on observe des traits – non « folkloriques » mais parfaitement vivants – auxquels il n'est pas téméraire d'attribuer une origine africaine : sans compter nombre de pratiques et de croyances appartenant au domaine magico-religieux et à celui du divertissement, solidarité familiale étendue, entraide sous des formes diverses, importance des coutumes funéraires, caractère hautement jubilatoire des fêtes, etc. Malgré les bouleversements culturels que la vie d'esclave entraînait pour les Noirs africains, ces traits n'ont pas été détruits mais ont seulement subi des modifications en s'adaptant au nouveau contexte. En ce cas, il est vrai, la persistance peut s'expliquer par le fait qu'il y a bien eu transformation du mode de vie, mais non passage à la civilisation industrielle. Aussi l'exemple des Noirs des États-Unis est-il sans doute plus probant : chez ceux-ci, le jazz et son évolution montrent qu'en civilisation industrielle un trait au moins des cultures africaines, la valeur accordée au rythme, a pu rester vivant et constituer l'armature d'une musique qui, loin de demeurer folklorique, a reçu de grands développements. En conclusion de tout ceci, l'on peut dire qu'il est à peine paradoxal de poser cet axiome : ce qu'on croit devoir protéger, parce que menacé (estime-t-on) de disparaître à brève échéance, est souvent ce qui en vaut le moins la peine, parce que représentant le plus précaire, le moins profondément ancré, le plus dépendant des changements de contexte – bref, le plus circonstanciel. Cela, toutefois, ne saurait justifier un fatalisme qui porterait à se laver les mains de ce que peut devenir une culture traditionnelle battue en brèche par l'industrialisation. -

QUE FAUT IL FAIRE

?

Si « conserver » apparaît vain mais si, d'autre part, les cultures traditionnelles comprennent des éléments dont la perte serait un dommage pour la culture en train de se faire, c'est en s'attachant non à la lettre, mais à l'esprit – soit en donnant au contenu la primauté sur le contenant – que des pays qui travaillent à sortir de l'état dit de « sous-développement » pourraient, en principe, obvier à cette perte.

Que doit-on, toutefois, entendre par « contenu » ? Sens ou fonction ? Et de quelle fonction s'agirat-il ? L'exemple de cultes à base de possession tels que le vodu haïtien, la santeria cubaine ou le candomblé brésilien peut apporter quelque lumière sur cette question. En raison même de sa cause supposée – schématiquement : substitution, à la personnalité du possédé, de la personnalité d'un dieu ou génie agissant et parlant à sa place – la crise de possession signifie que ce dieu ou génie est présent. Permettre avec lui un contact utile (curatif ou autre), telle est la fonction immédiate qu'on attribue à cette crise. Or, à cette fonction expressément reconnue, il s'ajoute – sans que les intéressés s'en rendent compte, sauf peut-être certains des prêtresguérisseurs – une fonction au second degré : le rôle d'espèce de « théâtre vécu », équivalant tant soit peu au psychodrame, que joue cette crise toujours plus ou moins spectaculaire. Avec la rationalisation qu'implique l'évolution industrielle, le sens de ces rites et leur fonction immédiate ne peuvent évidemment que se perdre. Sans doute, leurs formes extérieures peuvent persister comme folklore. Mais cela demeurerait secondaire, même si cela n'entraînait aucune dégradation comparable à celle des chants et danses vodu qu'exécutaient il y a déjà une vingtaine d'années, de façon bien moins convaincante qu'en séance, des groupes folkloriques pourtant d'une certaine authenticité puisqu'ils se composaient essentiellement d'adeptes. L'important, ce n'est pas la persistance de ces manifestations spectaculaires (que d'autres pourront remplacer, notamment les grandes fêtes populaires que certains pays socialistes savent organiser) ; l'important, c'est qu'une société industrialisée dispose d'un « théâtre vécu » permettant – fonction au second degré – à ses membres de dépasser périodiquement, dans le déchaînement de la transe, leur condition de rouages dans un système productif tel que les loisirs tempérant la contrainte du travail ne sont guère plus que des pauses. Il semble donc qu'il n'y ait pas lieu de s'attacher au maintien – artificiel dans ses résultats puisqu'il aura été recherché – de manifestations qui ont, certes, leur valeur, mais seront privées de sens à brève échéance et que, du reste, il suffit d'étudier, en les enregistrant – grâce au cinéma et au magnétophone – en même temps qu'on en recueille le matériel (objets sacrés, instruments, vêtements, etc.) pour posséder sous la forme de documents ce que, de toute façon, l'on ne pourrait plus posséder qu'à un état pseudo-vivant2 . En revanche, on peut envisager les moyens qu'il y aurait de sauvegarder, au prix d'une adaptation, l'exercice de cette fonction restée valable qu'est la fonction au second degré. Parmi les pertes qu'a entraînées ou a chance d'entraîner le développement industriel, d'autres que celles du « théâtre vécu » – et certainement plus graves – peuvent être notées : perte de l'habileté manuelle dont disposent nombre de gens, sinon la plupart, dans les sociétés où l'on doit faire beaucoup de choses par soi-même (à cela Cuba et la Chine, notamment, apportent une réponse partielle, avec leur effort pour combler le fossé entre travail manuel et travail intellectuel) ; perte de la mémoire dont sont doués, sortes de dictionnaires vivants, de nombreux individus dans les sociétés qui ne possèdent pas l'écriture ; perte de la connaissance directe et fine du milieu naturel impliquée dans les cultures fondées sur la chasse et la cueillette (cette connaissance, on peut admettre que les guérilleros ruraux la retrouvent dans une certaine mesure, mais seulement tant que dure la guérilla, qu'on ne saurait guère institutionnaliser) ; perte des techniques très poussées de contrôle de son propre corps que l'Inde traditionnelle tout particulièrement a développées en liaison avec la mystique

(cela, récupéré très partiellement, sans parler du rôle que la pratique rationnelle des sports joue dans un sens analogue, grâce à la diffusion du yoga, plus ou moins laïcisé, en Occident, et à l'emploi thérapeutique de la « relaxation », qui dérive de celui-ci). Ces pertes – qu'il ne serait pas inutile d'inventorier systématiquement – touchent la personne ellemême et, à ce niveau, elles ne sont pas compensées par le fait qu'un équipement technique perfectionné et la division du travail qui lui est corrélative dotent une société de pouvoirs dépassant de loin ceux d'une société moins bien organisée à cet égard. L'individu ainsi diminué personnellement, qu'il soit conscient ou non de cette diminution, est sujet à un certain malaise : plus ou moins confusément, il se sent réduit à l'état d'atome dans un monde où jouent des mécanismes qui lui échappent et dont les pays socialistes eux-mêmes, malgré leurs efforts d'« explication », ne peuvent pas rendre compte en détail. Pour recenser ces pertes, et imaginer les moyens de les pallier autant qu'il se peut dans chaque cas particulier, il est nécessaire de posséder des connaissances ethnologiques générales et de procéder à des recherches en profondeur. Donc, il faut souhaiter une extension des études ethnologiques, et une extension telle que, bien entendu, l'ethnologie cesse d'être, pratiquement, le monopole des anciens pays colonisateurs. En dépit de la méfiance très naturelle que de nombreux intellectuels ont à l'égard de l'ethnologie occidentale (qui, s'étant développée historiquement dans le cadre du colonialisme, est fréquemment regardée comme un instrument de celui-ci), il serait bon que ses acquisitions soient diffusées, fût-ce avec les correctifs nécessaires : pour avoir une vraie conscience de soi, il faut se situer par rapport aux autres, savoir ce qu'ils sont et savoir comment nous voient ceux qui nous ont regardés. Quant aux recherches, comme il est évident qu'on ne peut se reconnaître soi-même sans se connaître par soi-même, il va de soi qu'elles devraient être menées par des membres des sociétés intéressées, mieux armées qu'ailleurs (ne serait-ce que linguistiquement) pour en étudier à fond la culture et de surcroît placés dans des conditions telles qu'ils enquêteront selon d'autres angles de vue, voire avec d'autres méthodes d'approche. Néanmoins, il est souhaitable que ces recherches soient menées aussi par des étrangers : d'une part, l'étranger voit des choses que ne voit pas celui qui observe de l'intérieur ; d'autre part, si – dans un domaine déterminé – l'étranger, à l'inverse de l'originaire, manque chez lui d'institutions répondant à la fonction au second degré, il est plus apte que celui-ci à constater que dans toutes les sociétés – y compris la société universelle, composée d'individus tous entièrement désaliénés, qu'il s'agit de construire – un tel besoin devrait trouver satisfaction – point sur lequel, sa propre culture s'avérant déficiente à cet égard, il peut se sentir personnellement frustré, de sorte qu'il sera mieux à même que quiconque d'apprécier la valeur de telles institutions. Si, en raison du caractère artificiel de ce à quoi l'on risquerait d'aboutir, il apparaît dangereux que des mesures officielles visent au maintien d'un folklore (déjà tel dans la culture traditionnelle ou bien partie de celle-ci persistant sous cette forme au sein de la culture nouvelle), il semble que pousser délibérément à une adaptation doive être également évité, car cette autre sorte de « dirigisme » serait probablement aussi nocive que la première : en cette matière comme en matière d'art, rien ne peut être fait de vivant et de valable si la spontanéité est entravée. Par contre, ce qui peut être envisagé, c'est de donner à cette adaptation toutes facilités de s'accomplir, voire même d'y aider, si l'on voit qu'un élément traditionnel tend à s'intégrer de cette

manière à la culture nouvelle ou peut lui être intégré utilement (ainsi, la Chine rationalisant l'acupuncture et la pharmacopée traditionnelle) ou bien en sens inverse, faire bénéficier – si besoin est – une nouveauté technique, idéologique ou autre de l'appui d'un trait traditionnel, ce qui d'ailleurs se produit souvent de soi-même (voir, à Cuba, le mode « coup de main » selon lequel s'effectuent zafra et autres travaux agricoles répondant à la planification socialiste et, en Chine, l'usage non seulement didactique mais symbolique du petit livre rouge contenant l'essentiel de la pensée de Mao Tsé-toung). Quant au folklore au sens strict, il conviendrait de le laisser poursuivre librement sa course en attendant – ce qui ne peut manquer de se produire sous la pression des nouvelles façons de faire et de penser – qu'il meure de sa belle mort ou que, par chance, il s'adapte et trouve ainsi un « second souffle ». Autrement dit, ne le tuer ni en lui portant atteinte directement (sous prétexte qu'étant un résidu archaïque il est nécessairement contre-révolutionnaire), ni en l'emmaillotant de soins qui le momifient. Si toute intervention officielle, même discrète, paraît inopportune, il semble qu'au contraire l'étude systématique de l'ethnographie – celle du pays même (en ne dédaignant pas d'utiliser les occasions d'observation ou d'enquête directe que travaux et loisirs peuvent offrir à des nonspécialistes) et celles des autres pays – présente un intérêt, qui n'est pas seulement théorique : posséder ces connaissances – dont l'exposé devrait occuper une large place dans les programmes de l'instruction publique, dans ce que diffusent les mass media et dans toutes les manifestations qui peuvent avoir une valeur didactique – ce serait, d'une part, garder un lien conscient avec la culture traditionnelle de son propre pays et se rendre compte de ce qu'elle a apporté – et pourrait apporter – de spécifique ; d'autre part, acquérir des faits sociaux en général une vue différente de celle que permettrait la seule considération de la civilisation industrielle (état auquel le tiers monde a des raisons vitales de s'efforcer d'atteindre, en même temps toutefois qu'il lui faut construire autre chose, la lutte contre l'impérialisme ne pouvant avoir pour seul objectif le règlement de problèmes d'appropriation), d'où – à l'intérieur de chaque pays procédant à une « révolution culturelle » – la présence d'un facteur de remise en question de la valeur même de ce type techniciste de civilisation dont, par comparaison, le caractère contingent et limité ne peut que ressortir. L'existence aussi de données positives introduisant à une critique utile en ce sens que des réalisations concrètes pourraient en découler, fût-ce en des temps lointains et dans des domaines inattendus. On disposerait ainsi d'une forme raisonnée de cette critique permanente, et « sauvage » le plus souvent, qui joue sur le terrain des conduites comme sur celui des idées et sans laquelle une culture, ne se modifiant plus sensiblement, cesse par définition d'être vivante.

1 Le poète et leader politique martiniquais Aimé Césaire a dénoncé vigoureusement cette influence dans son Discours sur le colonialisme (Paris, Présence africaine, 1955). 2 À Guanabacoa, quartier périphérique de La Havane, une section du musée local présente ainsi, de manière très saisissante, une documentation relative à la santeria et autres cultes afro-cubains. Notons par ailleurs que ces cultes, très répandus à Cuba, sont assez forts pour y être encore pratiqués malgré les difficultés entraînées par le changement de mode de vie (rationnement rendant plus malaisé de se procurer les denrées nécessaires aux cérémonies, travaux agricoles dans lesquels la population est engagée, etc.). Des groupes d'amateurs de musique – et non de « folklore » au sens propre du terme – consacrent régulièrement des réunions à la musique d'origine Yoruba et à d'autres types de musique cubaine. Par ailleurs, des spectacles de ballets s'inspirent, très librement et

sans viser à la pieuse reconstitution, des mythes et des rites relevant de ces cultes. Enfin, des études d'ethnographie afro-cubaine – études dont Fernando Ortiz avait été le grand promoteur – sont menées par l'Institut d'ethnologie, tandis que, dans le cadre des activités de l'I.C.A.I.C., de courts métrages ont été filmés, présentant un intérêt ethnographique.

Pour Wifredo Du caillou l'arête De la plante l'épine De la bête les dents De l'homme ou dieu le pic ou la foudre En flèche toujours et dans l'étau de l'angle aigu jusqu'à presque fermer ses ailes mais lui jamais ne se niant et comme si non hagard ouvert plutôt à toutes semences il prenait souffle au fin bout de l'épée terriblement isocèle et déployait son éventail Petits yeux et petites cornes à la base comme au sommet avançant des pions des points des pointes ici et là ils veillent Promontoires d'astres éclatés bogues de la terre du ciel et de la mer dynamite à cris stridents

Autour de Joan Miró suivi de Repentirs et ajouts Erik Satie a parlé quelque part d'un certain type de musique, entièrement à créer et qui serait ce qu'il qualifiait de « musique d'ameublement ». Musique distincte autant des actuels fonds sonores employés à la radio et au cinéma que de la musique concertante. Musique produite simplement en un lieu où il se passe autre chose (exposition, par exemple) et qui existe comme pour elle-même, sans que personne l'écoute autrement que d'une oreille distraite. Musique qui ne requiert nulle attention soutenue, mais s'impose avec évidence. Ainsi pourrait-on dire de la peinture de Miró, aussi éloignée de la décoration que de l'ordinaire peinture de chevalet. Peinture, simplement, qui se produit à la façon quasi involontaire des graffiti et anime la paroi verticale contre laquelle elle est accrochée, la rend vivante auprès de nous vivants, la peuple d'êtres dont l'existence figée semble, à jamais, parallèle à la nôtre. Une toile, pour Miró, n'est pas chose à orner un mur ; c'est elle-même, plutôt, qui est le mur qu'on orne, qu'on transforme en quelque chose de vivant. Côté art rupestre (ou graffiti) de la peinture de Miró. Cette peinture est, à proprement parler, « graffito » parce qu'elle tient autant du dessin que de l'écriture. Dans sa première période surréaliste, Miró a fait, d'ailleurs, usage de mots écrits sur ses tableaux, comme une légende (ainsi, le titre de la célèbre chanson française « Auprès de ma blonde... » inscrit sur une banderole au bas de la toile qui porte ce nom) ou bien comme un élément complémentaire de la couleur et du dessin (ainsi, le mot « Yes » dans la figure d'homme baptisée Le Gentleman). La peinture de Miró, à la fois élémentaire et précieuse. Tout repose sur la qualité du trait, le charme des couleurs. Rien à expliquer quant à cette peinture, qui elle-même n'explique rien. Si Miró n'oublie jamais que la peinture est avant tout affaire de lignes et de couleurs, son art, pourtant, n'a rien d'abstrait lors même qu'il est peu lisible. Paracelse a indiqué – je crois bien – qu'il n'y aurait pas seulement possibilité d'une chiromancie (système de divination basé sur l'observation des lignes de la main) mais possibilité de mantiques reposant sur l'interprétation de chacune des espèces de lignes qu'on rencontre, tant dans le corps humain que dans l'ensemble de la nature : lacis des veines, dessins offerts par l'écorce des arbres, tracé des sentiers et des routes, etc. Le dessin de Miró semble se proposer à l'exercice d'une mantique de ce genre : significatif en lui-même et non pas simplement par les objets qu'il décrit. L'art de Miró, comme une cravate rutilante ou comme un beau complet anglais. Couleurs éclatant souvent – sur fond de terre ou de ciel – tel le son de la longue et tonitruante clarinette qu'on appelle

la tenora et à qui sont confiés les soli dans les orchestres catalans par lesquels sont accompagnées les rondes populaires connues sous le nom de « sardanes ». Caractère profondément réaliste de l'œuvre presque entier de Miró, à l'inverse de ce qui se constate chez son compatriote Dali. Dans les œuvres récentes de Miró, femme, lune (ou autres astres), oiseau sont des thèmes fréquents. Femmes réduites à leurs stricts attributs, émouvantes comme la statuette préhistorique dite « Vénus de Lespugue » (aux mamelles et au bassin d'une ampleur démesurée) ou les figures à face de chouette gravées sur des pierres dressées. Sifflets des îles Baléares, qu'aimait tant Miró : figurines humaines ou animales, en plâtre colorié, très rudimentaires. Miró, le premier surréaliste à avoir fait des « objets » (qui ne sont pas des sculptures et diffèrent également des « constructions » cubistes telles qu'en ont fabriqué Picasso et Laurens). Caractère enfantin, folkloristique du merveilleux chez Miró. Rien de sophistiqué chez lui comme chez tant d'autres surréalistes. Ce n'est nullement, sous ses doigts, le fruit qui se change en étoile, mais plutôt l'astre qui devient pomme de terre ou radis. Surréalisme paysan, de terroir. Faunes, centaures, sirènes : créatures fantastiques encore à demi engagées dans la nature élémentaire. Ainsi des inventions de Miró. Miró faiseur de fables, et non faiseur de mythes comme André Masson par exemple. Il nous reporte à l'âge ancien des contes de bonne femme qui commençaient par « Il était une fois... » ou « Du temps que les bêtes parlaient... » Je songe ici, également, à ce petit récit qu'on faisait dire (paraît-il) à mon frère Pierre, quand il n'était encore qu'un très jeune enfant : Deux petits poulets étaient frères Et pourtant ils ne s'aimaient pas... Côté nursery-rhymes de l'art de Miró. C'est avec lui que pour la première fois j'ai rencontré Sandy Calder, l'homme du cirque et l'inventeur de ces jouets pour adultes que sont les « mobiles ». Miró, Espagnol court et râblé, un peu Barbier de Séville ou bien Sancho Pança. Chevaucheur de grisons plus que de rossinantes. Analogie avec le Federico García Lorca de la farce pour marionnettes Le Retable de Don Cristobal. Sorte d'opéra-bouffe ou de cavatine rurale que chante la peinture de Miró. Légèreté, alegría de son art, où les signes masculins et féminins s'étalent de la façon la plus ouverte, sans goût de mort ni relents de psychanalyse. Magie blanche, s'opposant à tant de magies noires.

Une sarabande de farfadets, une nuit de Walpurgis dans l'air sans brume du Midi méditerranéen. Cela, tout à fait éveillé, aux antipodes du rêve. Rapports avec les dessins animés de Walt Disney plus qu'avec Breughel et Jérôme Bosch. Quand il était le voisin de Masson, 45, rue Blomet (occupant un atelier dont la netteté contrastait avec le délabrement dostoïevskien de celui de Masson) et alors que les tableaux qu'il faisait ressortissaient encore à la manière scrupuleusement exacte de La Ferme, Miró disait à ses familiers que son intention était maintenant de peindre, par exemple, un « arlequin à tête de grenouille ». Il songeait ainsi à reprendre – selon les voies qui devinrent les siennes propres – le fameux thème des arlequins de Picasso, l'un des leitmotive de l'art de notre siècle. C'est, au bout du compte, quelque chose d'entièrement inédit qui en est sorti. Le premier acquéreur de La Ferme est le poète américain Evan Shipman, qui vivait alors à Paris et a toujours été un fervent amateur de courses de chevaux (courses au trot, surtout, à l'exclusion totale des courses d'obstacles, qu'il regardait comme une barbarie à cause des risques auxquels y sont exposés les chevaux). Oscillation constante, chez Miró, du simple au compliqué, de la nudité à la surcharge (presque comme de graffiti qui s'accumulent ou comme de palimpsestes), du quotidien au fantasmagorique. Mais, toujours, cet extraordinaire naturel qui, dans le tableau La Ferme, séduisait à tel point Shipman, poète et ami des chevaux. Humour le plus authentique, c'est-à-dire dépourvu de toute ironie. Selon les dires de l'un de nos amis communs, Miró se serait, autrefois, piqué d'allier le « flegme britannique » à la « morgue espagnole ». Côté « tiré à quatre épingles », respectueux de sa personne, qu'il a toujours eu, lui pour qui peindre paraît exiger un certain cérémonial comme – pour d'autres Espagnols – aller a los toros. Son sérieux imperturbable. À Palma de Mallorca (où il se trouvait en vacances et où nous étions un jour passés le voir, mon ami Raymond Queneau et moi, en quête d'un endroit où nous établir dans l'île pour la durée de l'été) Miró se fait apporter par sa domestique une carte immense de Mallorca (si grande qu'il faut nous y mettre à nous trois pour convenablement la déplier) et nous montre du doigt, comme sur un plan de bataille qu'il convient d'examiner avec méthode, les plages où il nous conseille d'aller. « À bas la Méditerranée ! » cri séditieux proféré par Miró au banquet Saint-Pol-Roux, qui fut une des plus bruyantes manifestations surréalistes. Picasso andalou, Gris castillan et Miró catalan. Rapport de son art avec les sardanes : lyrisme empruntant la forme sans bavures et bien carrée d'une musique de village. Le taureau – fondamental chez Picasso et qui, même chez Gris, se manifeste parfois à la cantonade (voir le tableau intitulé Le Torero) – n'apparaît pas chez Miró ou n'apparaît, si tant est qu'on puisse l'y trouver, que de manière exceptionnelle. À Barcelone, ville natale de Miró, il y a, d'une part, des amateurs de courses de taureaux et, d'autre part, des amateurs de matches de football. Miró, absolument non taurin, se range-t-il pour autant du

côté de ces derniers ? Il partage, du moins, leur volonté d'être « modernes » et témoigne de quelque goût pour la culture physique et pour les sports, lui dont Ernest Hemingway – qui l'avait vu s'exercer dans une salle de boxe – disait qu'il ne manquait pas de capacités pugilistiques, compte non tenu, toutefois, du fait que la boxe implique la présence d'un adversaire. Audacieux en toute innocence, sans idée préméditée de provocation. L'abandon pur et simple au bon plaisir de l'imagination est seul ici à susciter, chez les uns, le scandale, chez les autres, l'émerveillement. En Italie l'été dernier, assistant à une représentation de Rigoletto donnée le soir en plein air par l'Opéra de Rome dans les ruines des thermes de l'empereur Caracalla, mon ravissement quand pour le premier acte la scène s'illumina entre les deux énormes blocs de maçonnerie qui l'encadraient : éclairage surnaturel, créant un îlot de jour dans la masse de la nuit et où acteurs et accessoires prenaient un étonnant relief ; même allure vraie, quoique d'un autre monde, que celle revêtue par tout ce que je voyais au théâtre lorsque j'étais petit et qu'on m'y emmenait. Ensuite, charmante entrée d'enfants, qui dansent affublés de fausses barbes et coiffés de bonnets de bouffon comme Rigoletto lui-même. À la fin du divertissement, on amène au milieu de la scène une grande boîte cubique portée sur un brancard ; la boîte s'ouvre et il en sort comme un diable un personnage lui aussi en costume de bouffon et barbu, qui lance des fleurs aux figurants et figurantes déguisés en seigneurs et dames de cour prenant part à la fête censée se dérouler dans les jardins du palais du sémillant duc de Mantoue. Qualité unique de cette lumière et fraîcheur d'invention du ballet me paraissent aujourd'hui comparables à ce qu'est, à mes yeux, la peinture de Miró. Histoire à moi racontée, il y a des années, par un Chinois qui faisait ses études à Paris et travaillait la chimie biologique à l'Institut Pasteur. C'est un conte populaire dont le héros est un jeune homme très studieux, qui se prépare au mandarinat. Il lui faut subir un examen très difficile et, malgré toute sa science, il est en passe d'échouer : faute grave que ne lui pardonneront pas ses juges, l'un des caractères idéographiques du texte qu'il avait à rédiger est dessiné de manière incorrecte. Or il se trouve qu'une bête à bon dieu – ou autre petit insecte – juste au moment où l'examinateur lit le devoir vient se poser sur la feuille, exactement au point voulu pour que soit complété l'idéogramme défectueux. Je pense que les œuvres de Miró, souvent, pourraient être assimilées à l'idéogramme dont il est question dans ce conte : une touche ou note infime, posée comme par miracle, apparaît indispensable pour qu'elles aient leur plein sens. L'accent aigu placé sur l'o du nom de « Miró » ne semble-t-il pas être là pour rappeler le rôle des animalcules ou simples corpuscules de couleur vive dont il arrive que soient ponctués ses tableaux ? Art tout de spontanéité, art sensible, art ouvert, la production de Joan Miró n'a que faire des commentaires esthétiques et des démonstrations en forme. La seule conclusion possible de ces notes est un conseil pratique sur la façon la meilleure d'aborder une œuvre de Miré : faire le vide en soi, la regarder sans arrière-pensée et s'y baigner les yeux, comme dans une eau où ils pourront se laver de la poussière accumulée autour de tant de chefs-d'œuvre. Grâce à cette candeur retrouvée s'ouvriront toutes grandes, en nous, les portes de la poésie.

1947 * Dans son art, Miró paraît négliger de plus en plus l'anecdotique, pour ne s'attacher qu'à l'essentiel. Parlant de lui, on se doit – et on lui doit – d'user, autant qu'il se peut, d'une rigueur égale à la sienne. Éviter donc, dans cette mise à jour, l'abus que naguère j'avais fait des fioritures. Ne plus céder à la tentation du pittoresque. Çà et là, corriger ou préciser. Ce que l'art comporte toujours d'« anachronique » – et je crois ne pas me méprendre sur le sens que Marcel Duchamp, à qui je la dois, donnait à cette expression – il semble que Miró ait réussi à l'éliminer. Ni avant, ni après, et pas non plus d'à côté, dans ses œuvres d'aujourd'hui. Quelque chose s'est produit – ici même, sur-le-champ – quand il était au travail et l'on dirait, lorsque notre œil regarde, que cette chose – prise en flagrant délit de sortie des limbes – devant nous se produit à l'instant. Femme, oiseau, astre ou peu importe quoi n'ont ici pas plus de passé qu'ils ne s'encombrent d'allusions : ils apparaissent – ou se laissent poser – et c'est tout. Des œuvres totalement au présent, et qu'on saisit d'un coup, sans résidu, voilà ce que Miró fait maintenant. Soudaineté, instantanéité (à tout le moins apparente) qui équivaut à une espèce d'éternité, puisque toute durée – tout étalement dans le temps – semble réduite à néant, l'œuvre serait-elle, en fait, le fruit d'une longue maturation jalonnée par un certain nombre de tels instants. Pas de passé : ni réminiscence, ni projet antérieur à la mise en route, ni sens symbolique préexistant. Pas d'avenir : il ne s'agit pas de faire parvenir, par le truchement de l'œuvre, un message voué à un déchiffrement lors de son arrivée : l'œuvre dit mais, littéralement, ne veut rien dire. La toile ou le papier blanc : ni écran sur lequel on projette, ni surface qu'on s'ingénie à organiser, mais lieu vacant où quelque chose se passe. Quant à lui, mon ami Joan, il a, bien sûr ! son passé, son folklore, ses racines catalanes. Mais cela ne concerne que lui. Et si cela se sent dans ses travaux, c'est à peu près comme le bouquet d'un vin qui – pour le dégustateur patenté – sera bourgogne ou bordeaux de tel cru et de telle année, mais pourra tout aussi bien être goûté sans que soit posée la question de la provenance et de la date. Son goût de l'art populaire, non par recherche de petit-maître s'appuyant sur un folklore au charme suranné, mais par désir de revenir aux sources. Plutôt que dentelle finement jaunie, l'écume sans âge, qui procède d'avant préhistoire et histoire. Parler d'enfance à propos de Miró, on le peut. Mais seulement si c'est de l'enfance du monde et non de sa propre enfance que l'on parle. De même, j'ai jugé commode de le ranger du côté de l'opéra-bouffe. Sans doute est-ce permis, si l'on entend par là, non point assimiler son langage à un babillage puéril, mais constater que jamais il ne tombe dans un pathos de grand opéra. (Toutefois, ce qu'il entre d'impromptu, balle au bond,

flèche de tout bois, dans son travail devrait inciter plutôt à évoquer la commedia dell'arte : peindre ou graver avec la vivacité toujours ouverte d'un Arlequin ou autre masque jouant, comme on dit, « au canevas ».) En revanche, c'est tout à fait à tort que, sensible à la gaie féerie colorée qu'il propose, je me suis laissé aller à nommer le si faussement enfantin Walt Disney ! Jeu de construction, beau jeu d'enfance ou d'adolescence, à l'état presque pur dans les lithographies... Fabriquer toutes sortes de choses à partir d'un nombre limité d'éléments combinés et recombinés : changements ou permutations de couleurs, changements de fond, changements d'orientation, etc. Ainsi – affaire de montage – Pierrot le fou devenant Lutte rituelle et Cascade, les Polyglottes se faisant Chevauchées ou vice-versa. Jeu kaléidoscopique, aux possibilités presque infinies. Mettre debout, couché. Incliner. Retourner. Superposer. Essentiellement : manier, expérimenter (faire, pour voir ce que cela donnera). Prendre ce qui vous tombe sous la main. Employer comme des matières naturelles des matériaux humains (ou morceaux d'une nature humanisée). N'est-ce pas ainsi qu'interviennent – liés aux traits et explosions de couleurs dont le noir n'est pas la moins vivante – caractères d'imprimerie, empreintes de fibro-ciment ou de grosse toile écrue, et autres précieux fragments de réalité très banale ? Malgré son appartenance (indiscutable, et de toujours déclarée) à ce courant, l'invention – chez Miró – relève moins du surréalisme au sens strict (façon d'orienter imaginairement les choses vers d'autres sens ou d'autres fonctions que ceux qu'ils ont d'ordinaire, façon aussi de les agencer en des conjonctions surprenantes ou de les enrober d'extraordinaire) que d'un certain « primitivisme » : inventer à la manière de l'homme des origines, manipulant, essayant, façonnant à tâtons ses concepts et ses outils. Quête d'un en-deçà de la culture plutôt que de son au-delà – ou par-delà – surréaliste. Côté Robinson : tirer tout d'une pauvre caisse d'outils échappée au naufrage. Travail en prise directe sur la matière – que l'homme doit marquer de sa griffe – et non affirmation transcendante d'humanité par la mise en jeu de motifs qu'on dépouille de leurs références à une utilité trop immédiate. Impossible de dire, d'un tel travail, qu'il est intellectuel plus que manuel, ou bien l'inverse. Une main qui est intelligence, et non servante de l'intelligence. En cela, Miró semble résoudre – avec les moyens du bord et dans la sphère qui lui est propre – l'un des problèmes les plus brûlants de notre époque. Avec Miró – qui sait que tout peut signifier et qu'il n'y a donc pas de frontière entre « figuratif » et « non figuratif » – des choses prennent figure, comme si un indéfini, coagulant soudain, s'était de soimême arrogé une identité. A telle enseigne qu'il serait oiseux de se demander si l'artiste, oui ou non, cherchait à figurer. Il était là, certes, mais peut-être au seul titre de médiateur – modeste et discret, et se contentant d'aider à ce qui, apparemment, s'amorce de son propre mouvement – au lieu d'agir comme un intrus pour qui en faire à ses quatre volontés est une sorte de point d'honneur. – Art ? Anti-art ?

– Art sans doute, puisque technique et goût jouent dans l'opération un rôle déterminant. Mais anti-art, dans la mesure où l'opérateur est, en l'occurrence, plus proche de l'homme de métier que de l'esthète. Pas d'art valable, d'ailleurs, qui ne soit anti-art (en rupture plus ou moins catégorique avec l'art d'auparavant) et pas non plus de soi-disant anti-art qui (vu sa manière toujours tant soit peu spectaculaire de s'inscrire en faux) ne soit encore de l'art. Que les lithographies aient – la plupart – gagné en ampleur et en virulence, faut-il porter cela au compte de l'art ou à celui de l'anti-art ? Grand art plus vigoureux et plus dépouillé ? Ou anti-art, faisant fi des gentils manèges d'autrefois ? « Qualité unique de cette lumière et fraîcheur d'invention du ballet me paraissent aujourd'hui comparables à ce qu'est, à mes yeux, la peinture de Miró. » Passablement à la légère, j'avais écrit cela à propos d'une représentation de Rigoletto agrémentée d'une entrée dansée par des enfants incarnant, semblait-il, des Rigolettos miniatures qui rappelaient – dans le rectangle étonnamment lumineux que la scène découpait au sein de la nuit romaine – tels personnages à la grâce biscornue qu'a pu tracer ou modeler Miró. Animé surtout par mon désir d'associer Verdi, musicien qui me touche cartes sur table (ou, pourrais-je préciser, comme le déploiement revigorant quoique lancinant de quelque flamboyante sardane), à un artiste que j'aime, lui aussi, en ce qu'il a de solaire (frappant droit, et n'exigeant nul alanguissement au long d'obscurs détours), j'en appelais assez gratuitement à ce que je croyais fantaisie elle-même assez gratuite : pourquoi, à Rigoletto le bouffon tragique, ajouter une bande de jeunes bouffons paradoxalement barbus ? Or, j'ignorais que le metteur en scène avait voulu montrer les fameux nains qui, à la cour de Mantoue, étaient un ornement des fêtes et dont aujourd'hui, dans le palais ducal, on visite les appartements faits à leur exacte mesure. Cette fantaisie avait donc un fondement réel, et la trouvaille qui m'avait tant réjoui par sa fraîcheur n'était nullement gratuite... Ainsi mise au point, l'allusion – trop fioriture – à Rigoletto ne se prête que mieux à jouer son rôle d'apologue : d'autant plus fraîche, certainement, apparaît l'invention chez Miró, qu'il y a intime connivence avec les données concrètes et non pas gratuité (intervention arbitraire du caprice) dans ce qui, parfois, semble lui avoir été dicté rien que par le bon plaisir. Autre faute que j'ai commise : en 1947, j'avais écrit « Miró » avec un accent grave, alors qu'il faut un accent aigu et le texte parlait expressément de cet accent qui me semblait, plus encore que l'accent aigu, de nature à surprendre un francophone. Analogue matériellement à celle de l'étudiant chinois dont je rapportais l'histoire – heureux, cette fois, de jeter un pont entre une très lointaine Asie et Joan Miró (que la géographie rattache à cette Méditerranée qu'un soir de haute turbulence il avait cru devoir insulter) – ma faute d'orthographe serait-elle susceptible de révéler quelque chose ? En vérité, je ne pense pas qu'il y ait lieu de l'interpréter comme on le pourrait d'un lapsus : quant à Miró, cela n'apprendrait rien et, quant à moi, cela ferait voir tout au plus que la profonde singularité de l'art de Miró me paraissait devoir se refléter dans son nom. Toutefois, cette erreur de l'édition ancienne, il s'imposait de la rectifier. Déformer le nom de quelqu'un, n'est-ce pas – idéalement – porter atteinte à sa personne ? Et, si minime que soit cette atteinte, de manière pire encore s'il s'agit d'un peintre et graveur tel que Miró, dont les œuvres récentes montrent plus que jamais quelle importance un

« simple corpuscule de couleur vive » – accent délibéré ou point d'impact – peut avoir là où liberté et minutie, chance et savoir-faire, nature et artifice apparaissent miraculeusement conjugués. 1970

« Posthume, ce livre ne l'était-il pas déjà... » Posthume, ce livre ne l'était-il pas déjà quand il prit forme ? Mêlant la vie et la mort plus intimement encore que celui qui l'a précédé (le Livre des rois de Bretagne centré sur l'homérique figure de Georges Cocaign, aussi bien demi-dieu celtique qu'ancien colonial travaillé par l'alcool, le paludisme, les prurits sexuels et l'invention poétique), ne force-t-il pas les temps à s'interpénétrer et les lieux à basculer l'un dans l'autre, comme si toutes choses – passées ou présentes, vécues ou imaginées, perçues ou apprises soit par lecture soit par ouï-dire – y étaient vues sous l'angle de l'éternité ? Autrement dit : saisies comme des reflets tous éphémères regardés de là où, tout s'égalant à tout, aucun classement utilitaire ne cloisonne le monde toujours en train de se faire et de se défaire et ne ligote par de trop stricts papiers d'identité chacun de ses éléments, ainsi amputé de ses ramifications sensibles. Que les pages finales (une soixantaine de la copie dactylographiée) n'aient pas été revues par l'auteur autant qu'il l'aurait voulu importe peu : ce qui compte ici, ce n'est pas tel morceau – fût-il parole d'or parfaitement sertie dans son contexte –, mais le mouvement lyrique de l'ensemble et la façon dont s'y efface la frontière entre rêve et réalité. Plutôt que d'un surréalisme – courant auquel, très jeune, s'agrégea Yves Elléouët, lié à André Breton avant même d'avoir épousé sa fille Aube – il s'agit, tant avec l'épopée du retraité Cocaign qu'avec la geste de Falc'hun qui, sous l'angle de l'état civil, est un colporteur en « bijouterie, mercerie, optique » voué professionnellement et sans nul doute par goût à un certain vagabondage, de ce qu'on pourrait nommer (dans un esprit nullement théologique, mais pour la commodité critique) un réalisme transsubstantié. Je veux dire : un mode d'écriture tel que la réalité, au-dessus de laquelle il n'est pas question de se placer par un super-naturalisme de pure rêverie comme celui dont Nerval parlait à Dumas à propos des Chimères, y est à la fois présente et dépassée, mode naturaliste si l'on veut, mais tel qu'à chaque instant, sous la pression d'une impétueuse efflorescence, la pensée, qu'aurait pu engluer le prosaïsme, bouscule la logique du récit et greffe sur lui des tentacules inattendus, tout en restant fortement ancrée dans la vie quotidienne. En l'occurrence, la vie de terre et de mer qui a pour théâtre la Bretagne, particule du monde dans laquelle l'écrivain trop tôt disparu pour avoir pu donner toute sa mesure aura plongé (si l'on se fie à l'espèce de preuve fournie par l'existence des deux livres) les plus tenaces de ses racines, en raison certes de son ascendance, mais sans doute plus encore par un choix dont il est impossible de déterminer jusqu'à quel point il fut délibéré ou reposa sur une inclination dont il n'était pas le maître, vers le pays où il avait tout lieu de se sentir dans son climat. Bretagne légendaire (où sonnent les cloches d'Ys, la « Cité engloutie »), Bretagne traditionnelle (non moins terrienne que marine, et nantie de ses églises, de ses logis vétustes et de ses cimetières comme de ses bateaux perdus en mer), Bretagne touchée par la modernité (avec ses plages touristiques, ses bars à juke-boxes et ses cinémas) constituent les points d'appui d'un roman qu'en

dépit de sa localisation précise et de son abondance en scènes croquées sur le vif le lecteur même le plus superficiel ne saurait qualifier de régionaliste, le pittoresque folklorique, aussi colorées que soient les descriptions, n'y tenant guère plus de place que n'en tiennent les aperçus d'ordre sociologique, et le cadre géographique étant constamment brisé, sinon au niveau de l'événement narré, du moins à celui de la phrase (souvent envolée vers des lointains tout à fait extérieurs à l'Armorique). Incontestablement, c'est de cette péninsule et de tels de ses habitants jeunes ou vieux, vivants ou défunts, qu'il est toujours question, mais cette péninsule, telle qu'elle nous est montrée, est moins une région qu'un microcosme, parcelle exemplaire du monde contenant tout, les grandes données naturelles que sont le ciel, la terre et la mer aux diverses saisons et tout l'humain – d'amour, de liesse, de travaux et de mort – autant que l'inhumain dans lequel l'homme, quoi qu'il fasse, ne cessera pas d'être baigné. Que l'auteur ait songé – ainsi que me l'a dit sa compagne – à intituler son roman Horus, nom du dieu égyptien associé au faucon et à qui se réfère l'une des méditations nervaliennes les plus classiques formellement en même temps que les plus riches de secrètes résonances, mais qu'il se soit finalement arrêté au titre Falc'hun, mot qui en Bretagne désigne le faucon et est ici le nom du protagoniste d'un fantastique survol, cela semble indiquer que, s'il n'a pas cru bon de placer son récit sous un signe qui n'eût pas manqué de donner couleur de symbole à un texte relevant essentiellement du réalisme poétique, c'est du moins une manière d'Horus qu'était pour lui le fier gaillard Falc'hun, coureur de filles, pilier de bistrot et rêveur familier des vieilles pierres, châteaux en ruine et autres pièces à conviction du cérémonial romantique. À l'égal d'Horus, fils posthume d'Osiris et réparateur du mal causé par le meurtre de celui-ci qui régnera sur l'empire des morts quand sa force lui aura été rendue, Falc'hun – qui sent revivre en lui son ancestral parrain alcoolique et qui, peut-être dernier d'une lignée, repaît son regard rapace des souvenirs qu'il exhume comme si, parvenu à fin de course, il voulait procéder à une récapitulation – n'apparaît-il pas lié à la mort en même temps qu'il en est la véhémente négation par l'ardeur gloutonne et volontiers salace dont il témoigne à l'égard de la vie ? Je dirai plus : lié à la mort dans la mesure où c'est son amour forcené de la vie et le culte brûlant qu'il lui voue à travers l'acte amoureux dont il est si friand qui le pousse à unir dans une seule étreinte vie et mort, pas plus séparables que l'avers et le revers d'une même médaille. En plusieurs endroits, au demeurant, de ce texte torrentueux qui charrie sans apparente discrimination le plus noble et le plus trivial, incante la nature et donne voix même aux pierres, texte constitué surtout par les réminiscences pleines de verdeur et les cogitations de l'homme au nom d'oiseau prédateur – dans la tête de qui le rose et le noir, la jubilation dionysiaque et la mélancolie, le burlesque et le funèbre alternent et souvent se fondent – une note peu appuyée mais singulièrement tragique se fait entendre, d'autant plus frappante qu'elle semble venir d'une sorte d'au-delà du récit et devoir être portée moins au compte de Falc'hun effectuant dans sa mémoire une ronde analogue à celle qu'il effectue sur les routes avec son triporteur, qu'au compte du narrateur dont le héros, qui tantôt s'exprime à la première personne et tantôt se trouve mis à distance par l'emploi de la troisième, est à n'en pas douter le truchement, sans pour autant se confondre avec lui, malgré l'osmose qui veut qu'on ne sache pas toujours lequel des deux doit être vu derrière les lignes. Plusieurs fantômes de suicidés étrangers à tout cimetière breton hantent en effet ce roman et font courir conjointement à la trame bariolée que tissent la mémoire et l'imagination du marchand

ambulant – cercle parfait jusqu'à proximité des ruines séculaires d'un même château fort la même silhouette brune juvénilement aimée se profile dans les pages finales tout comme dans les premières – une trame plus lâche et plus ténue, sorte de discrète Légende dorée guère indiquée qu'en filigrane. Presque dès le début, et se manifestant à trois reprises sur le mode insinuant de l'élégie, se dessine l'image ophélienne de l'Anglaise « V.W. » (Virginia Woolf), morte en eau douce avec des cailloux dans ses poches ; vers le milieu, celle – qui ne se laisse que deviner – d'un contemporain d'Yves Elléouët, le poète et sculpteur Jean-Pierre Duprey (« l'avenue du Maine où quelqu'un s'est pendu » dira seulement le narrateur, qui par ailleurs saluera au passage un autre lieu saint, finistérien celui-là, le manoir que Saint-Pol Roux le Magnifique s'était fait bâtir non loin d'un site préhistorique) ; puis, tout à la fin, la haute figure du matador Belmonte qu'une balle de revolver délivra d'un amour qui n'était plus de son âge, Belmonte dont le nom, appelé par un jeu d'assonance, surgit à un détour de phrase, après l'évocation du noyé dont le corps fracassé, par accident ou non, a ensanglanté un rocher du rivage et juste quand, dans la maison abandonnée dont le héros a fait son ultime nid d'aigle et où, bientôt bourré à mort, il accomplira en l'explorant de nuit une vraie descente aux enfers, « la bête qui monte, qui monte » du populaire jeu de nourrice devient cette bête funeste qui monte en nous depuis notre naissance et un beau jour est là (façon de boucler le récit en se reportant, pour illustrer la dernière seconde, à une image vaguement érotique tirée de la prime enfance, comme si la vie n'était qu'un retour à la matrice dont nous sommes sortis et comme si les contrastes de ce livre allègrement débraillé dont la fête charnelle n'est que l'un des deux pôles trouvaient à se résoudre dans cette allusion indirecte au mouvement cyclique qui fait que, sur fond de néant, mort et naissance se rejoignent). Si le radical retour sur soi qu'est la mort volontaire représente un moyen d'échapper à la tyrannie des années et de boucler librement sa boucle, cela n'exclut pas la possibilité d'une autre façon de se rendre maître de sa vie et de flouer ainsi le destin : faire la somme des éléments de son propre passé (ainsi que furent rassemblés, selon le mythe, les membres dispersés du dieu Osiris) et les revigorer par et dans l'écriture qui – la restitution fût-elle absolument fidèle – est à même de les faire exister sous une forme d'un particulier éclat et de les conduire ainsi à un semblant d'achèvement. Fiction que l'authenticité de son ton suffit à dénoncer comme nourrie d'expériences intensément vécues, l'ouvrage d'Yves Elléouët, aussi grande qu'y soit la part de l'imaginaire, semble répondre au besoin éprouvé lucidement ou obscurément par maints poètes de prendre de leur vie une vue globale et de proposer une image d'eux-mêmes plus ou moins transfigurée, mais telle qu'on pourrait croire que celui qui l'a façonnée n'aurait pas pu la faire aussi ressemblante si, déjà de l'autre côté de la barrière, il n'avait été dans la seule posture qui lui permît une saisie totale qu'il résumerait en quelques traits éblouissants. Une image dictée par un besoin de ce genre, c'est cela que paraît être Falc'hun, personnage panique dans l'esprit de qui vie et mort vont la main dans la main et en qui, la lecture à peine entamée, l'on est porté à reconnaître un substitut de son inventeur, décrit par anticipation tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change. Substitut mi-solaire mi-lunaire, auquel on est en droit d'attribuer le rôle d'un Horus, dont l'œil de faucon – instrument d'un large tour d'horizon – n'a laissé se perdre aucune des proies qu'un pèlerinage mental aux nombreuses et diverses stations lui offrait et par l'entremise de qui, un passage au mythe s'opérant, la fatalité qui pesait sur un être de

chair et d'or aura été virtuellement dominée en se trouvant projetée sur un plan où la disparition physique de l'individu cesse de tracer une infranchissable limite.

Panorama du « Panorama » À Roland Barthes. Demeuré presque ignoré dans une livraison de La Nouvelle Revue Française (no 267, 1 er décembre 1935), un conte de Georges Limbour, Le panorama, semble particulièrement représentatif de sa manière, cette manière difficile à étiqueter qui fit de lui l'un des plus grands écrivains de notre époque en même temps qu'un auteur peu lu, ce à quoi son mépris, non de la littérature, mais de la stratégie des lettres a contribué probablement autant que le caractère hors catégorie de la plupart de ses œuvres. Sans doute rirait-il s'il me voyait ainsi le breveter et, de surcroît, ne va-t-il pas de soi qu'il ne s'agit pas là de quelque chose de mesurable ? Que l'on permette pourtant à un ami que ses écrits ont toujours fasciné d'essayer – moins en critique qu'en curieux – de détecter le mécanisme de cette fascination. Histoire très simple en apparence, Le panorama peut ainsi se résumer, si l'on retient seulement ce qu'un programme théâtral – rédigé suivant les normes – donnerait pour son argument, argument réaliste en ce sens qu'il ne comporte rien qui n'ait pu être emprunté à la vie courante. Quelques gamins et gamines, qui jouent ensemble chaque jeudi dans un jardin familial perché sur les hauteurs dominant une ville maritime absorbent – défiant une mise en garde dont le bien-fondé ne leur semble pas absolument certain – une mixture composée de diverses baies, parmi lesquelles des cubas, que le vieux jardinier et les parents leur ont dénoncés comme étant un poison. Tous indemnes, ils se retrouvent au matin en plein cœur de la ville, où ils se sont donné rendez-vous après l'école, et – enivrés de se sentir seuls et libres – ils font, au sortir d'un sommeil inquiet, l'exaltante découverte d'une double beauté : celle de la ville, que jusqu'alors ils connaissaient fort peu et jugeaient laide et redoutable, se moquant des gens plus âgés qui habitaient ou fréquentaient la maison au jardin et s'écriaient à toute occasion : « Quel magnifique panorama ! » en contemplant la cité étendue devant eux ; celle aussi de Gilberte, l'une des filles de leur bande, devenue en cette seule nuit « belle, belle, belle, belle pour la vie ». Que le nœud de ce récit, où l'angle de vision est celui de jeunes êtres qui franchiront bientôt le seuil de la puberté et se posent des questions sur la nature et le cours des choses, soit une sorte d'épreuve initiatique – témoignage d'audace et rupture d'interdit, démystification et introduction à la vie, passage (mangé le fruit défendu ou bu le philtre) des charmes d'un éden enfantin aux vertiges du grand port qui est le domaine des adultes – cela suffirait à donner au Panorama, aussi discret qu'en soit le ton, une dimension mythique. Mais il n'y aurait là rien de plus qu'un symbolisme ingénieux, si la leçon lisible dans ce conte d'une merveilleuse ténuité ne s'y présentait en filigrane et comme émanant de sa texture même, qui s'avère innervée – sans que le procédé, si procédé il y a, bride en rien le naturel – par une intrigue au second degré, au regard de quoi l'intrigue résumable fait figure de prétexte ou de sous-produit. Or, ce n'est pas une suite d'événements moins immédiatement décelables qui constitue cette autre trame, mais un enchaînement poétique d'éléments liés soit par

analogie, soit par opposition. Tantôt l'un annoncera l'autre ou cet autre apparaîtra comme expressément appelé par le premier ; tantôt un jeu de contrastes en conjuguera plusieurs deux à deux, en séries de symétries entrelacées. Posées presque dès les premières lignes, les baies de cuba – fruits affirmés vénéneux, dont le nomcarrefour fait rêver les jeunes héros à des lointains exotiques et, pour leur chroniqueur, évoque aussi la déesse romaine Cuba, protectrice du sommeil des enfants – introduisent subrepticement une illustration miniature de la sphéricité, qualité formelle dont on s'apercevra, poursuivant la lecture et la menant avec attention (car ce qui se dessine ici n'est pas indiqué, il s'en faut ! à gros traits), que, revêtant les aspects les plus divers, elle joue le rôle d'un leitmotiv par lequel le texte serait traversé, sinon régi, du commencement à la fin. Des baies de cuba – espèces de petites cerises avec quoi les enfants se bombardent ou qu'ils écrasent entre leurs doigts, mais dont le narrateur assure qu'elles ne sont pas perdues car « c'est la nuit que ces graines germeraient dans leur cœur » – on passera (non sans y revenir et non sans rencontrer un peu plus tard, sphères poétiquement parfaites, les larmes « artistiquement arrondies et perlées » que verse un enfant au berceau chez qui elles semblent attester « une longue expérience obscure de la douleur ») à la boule de jardin dont un trépied de fer supporte la convexité polie, miroir sur lequel, matériellement, s'inscrivent toutes sortes de reflets aux contours bizarres et qui déploie, idéalement, un large éventail d'images dans l'esprit des adolescents, quand ils s'interrogent à son propos : planète ; aérolithe lâchant comme un lest, pour remonter vers « son monde de mercure et d'argent », des « êtres fantastiques » de l'ordre des obèses, femmes-troncs et autres phénomènes que les cirques exhibent ; petites boules brillantes des arbres de Noël ; cristal globulaire dont usent les voyantes (exprimant ce scandale aux yeux de Gisèle, fille ombrageuse et passionnée qui est un peu la meneuse : la liberté en danger si l'avenir est prévisible) ; grelots d'on ne sait quel métal ornant les vêtements des bouffons, qui comme les fous, les nains et les désossés ressortissent à un monde étranger mais qu'il n'est pas exclu de découvrir à l'intérieur de soi (n'importe qui, avance Gisèle, ne peut-il par exemple « se réveiller somnambule » ?) de même qu'on se découvre « une forme burlesque » quand on se regarde dans la boule. Puis le mystérieux accessoire de jardin – globe terrestre dans la songerie nocturne de l'un des mangeurs de poison, effrayé d'y voir au passage Cuba, « l'île rouge éclatante comme un diamant qui jetait, du cœur du monde, une lueur accusatrice » – trouvera, concrètement, des analogues dans la cité, quand les enfants y seront descendus au lendemain de l'épreuve : fixées elles aussi sur des trépieds, boules métalliques de taille similaire qu'on voit aux terrasses des cafés et – boule sans attache en même temps que de beaucoup la plus volumineuse comme si, avec celle-là, l'image (ou la graine) atteignait sa pleine maturité – l'aérostat qu'avait annoncé, presque au début, le tableau des enfants formant autour de la boule de jardin, où l'on apparaît « joufflu et ballonné », « un cercle comme une foule qui regarde gonfler un ballon », puis la silhouette du jardinier, « ce vieillard soufflé, porté par son ballonnement à travers les âges et qui arrive tranquillement du fond des temps pour faire sa partie de cartes », l'aérostat, « sans nacelle » et donc rigoureusement sphérique qui, au dernier paragraphe, élève au-dessus de la ville son miroitement d'aluminium (où semblent « remuer des figures ») et, signe du voyage vers des ailleurs, s'en va en direction de la mer. Sphéricité. Circularité, impliquée par l'une au moins des acceptions de panorama, mot incitant d'autre part le lecteur à croire que c'est le conte ainsi intitulé, et pas seulement l'un de ses principaux

motifs, qui est une vue panoramique (un aperçu global du monde et de l'existence). Circularité, dont tel objet (présent effectivement ou par allusion), tel mouvement ou tel détail de l'extérieur de l'un des personnages seront les successives incarnations. D'entrée (la phrase d'ouverture), sphère et cercle ont été préfigurés par le jardinier « tourné comme un pot à tabac » et coiffé d'une calotte ; puis vient l'« œil rond » du perroquet (qui fait tourner sa langue dans son bec) et, peu après, il sera dit que les enfants, s'animant en une ronde, tournent souvent autour de la boule de jardin « comme en un carrousel ». Métaphoriquement, chaque baie de cuba est « un chaton de bague » portant – condensé de nos tendances profondes, mais Limbour n'y insiste pas – « une parcelle de mort, une petite pensée de passion ou de crime peut-être ». C'est, de plus, dans un récipient rond, « grande cuvette de la chance et du risque toute constellée de numéros », exactement dans un saladier, que Gisèle, assise sur une brouette aux rayons de roues doublés par une toile d'araignée, fait tourner son pilon pour broyer les ingrédients de la mixture aux effets dangereusement aléatoires, tandis qu'au plafond – comme s'il fallait un double aussi à ce tournoiement – une guêpe tourbillonne « comme un derviche tourneur ». Et ne pourrait-on pas relever encore, autre figure participant du cercle, le « petit cerne lilas » qui ombre les yeux de Gilberte quand, au matin, elle apparaît devant ceux qui la trouveront si belle ? Rotation de la terre (le globe terrestre qui tournait dans la rêverie angoissée de Lucien et lui montrait Cuba). Roue de la fortune (le saladier à la fois roulette et chaudron de sorcière). Cercle des naissances et des morts, répondant au mouvement même de la vie, ascension pour les uns alors que d'autres en sont à la décadence : au prix d'un risque mortel, garçons et filles s'élèvent d'un cran dans les degrés des âges ; d'une blancheur virginale comme le requiert sa jeunesse, le cercueil de Marie – la cousine « catéchisante et rougeaude » dont la lourde présence a troublé l'harmonie qui régnait entre les autres et à qui, sans lui dire ce que c'était, l'on a donné sa part de la douteuse potion, en se gardant toutefois de la convier au rendez-vous – traverse le rêve de Gisèle, à qui la boule a par ailleurs montré, avec les étranges avatars qu'elle semble imposer aux personnes, qu'en des sortes de « métempsycoses » nous pouvons être envahis par des âmes autres que la nôtre ; le vieux jardinier, ce gnome débonnaire dont les pipes en terre font penser à des os fossiles, a pour contrepartie – commençant à monter alors que, lui, il achève sa descente – le bébé qu'allaite sa jeune mère, spectacle que surprendra l'un des garçons, dont le petit monstre excitait la hargne, mais qui maintenant regarde avec émerveillement « la poitrine molle et gonflée » (« le lait guérit du poison », se dira-t-il, cueillant machinalement des cubas et s'abîmant dans une extase naïvement amoureuse qui le fera passer « par les tourments de la mort et le délire des résurrections ») ; enfin, au port, là même où sont amarrés les yachts, prestigieux instruments de loisir, il y a ce que Lucien – point délivré de ses affres nocturnes – appelle, sans que nul de ses camarades (trop joyeux de n'être plus des enfants) réagisse à ce propos funèbre, « le coin des suicidés », angle de bassin dans l'eau morte duquel quelques dernières boules de cuba, jetées, rejoindront des débris de toutes espèces. Phantasmes de la nuit et activités diurnes. Haine et désir. Mort et naissance. Vieillard et petit enfant. À ces contrastes qui se superposent sans se recouper (car il ne s'agit pas de symboles qui convergeraient vers une vérité figée) d'autres s'ajoutent, inscrits dans le décor même : jardin haut perché et ville qui s'étend à ses pieds (pour les adolescents, délices de la nature florale et horreurs fumeuses du monde industriel, d'où l'ambiguïté du plaisir dispensé par la balançoire, dont la

descente vous met « presque dans les bras des rosiers » alors que, prenant de la hauteur, on aperçoit « l'épouvantable cité » dont les fumées montantes menacent le jardin ; mâts et cheminées de bateaux désaffectés pointant au-dessus de hangars – sombre détail du panorama – et beaux yachts tout blancs que les adolescents verront ancrés dans le port ; labyrinthe de verdure, propice aux jeux effrénés, et table au tapis vert autour de laquelle les grandes personnes jouent sagement aux cartes (celles-ci oscillant entre deux fonctions divergentes puisqu'elles sont, non seulement passe-temps, mais moyen de lire l'avenir, au grand dam de l'impétueuse Gisèle qui, par goût de la liberté, affirme que « les prédictions sont des blagues » et se refuse à croire aux philtres d'amour, qui obligent à des sentiments faux par définition) ; reliées entre elles par un large escalier, terrasse supérieure, où brille la boule qui appartient « selon les jours et les humeurs enfantines, au monde solaire ou à celui de la lune », et partie inférieure du jardin, avec la remise à outils où Gisèle préparera la mixture, et le « tonneau des philtres » dont l'eau croupie – que rappellera l'eau polluée du « coin des suicidés » – contient nombre de détritus, de moisissures équivoques et de cadavres d'insectes (autre contraste du haut et du bas, que double l'opposition entre l'éclat de la boule astrale et le caractère manifestement terrien de celui qui l'a installée comme il a planté les cubas, le jardinier aux vêtements maculés) ; abhorré par les jeunes autant que le perroquet « d'éducation bourgeoise », l'araucaria, d'une part, et, d'autre part, le foisonnement quasi sauvage de plantes sur lequel tranchent ses allures « bénisseuses » ; enfin, dedans et dehors, connu et inconnu, le jardin bien clos et la rue, d'où vient parfois une musique qui séduit et fait peur parce qu'on se demande si quelqu'un de vivant en est vraiment la source. Suivie quelquefois du bruit de la sonnette tirée (toujours en vain) par l'énigmatique exécutant, cette musique, qui touchera Gisèle jusqu'aux larmes, est loin d'être la seule à résonner dans Le panorama. Parmi les jeux de glaces et autres illusions qui abondent dans ces quelques pages, inépuisable palais des mirages et des échos, s'insinuent notamment « de petites notes aiguës, flûtées, d'une tendresse qui eût rendu charmante l'apparition d'un squelette dansant », sont issus de la chute et du bris de l'une des pipes du jardinier. Y pénètrent aussi, après la « musique démente, mais tendre, ravissamment tendre » que les gamins – dont l'un estime que la boule de jardin et les grelots des fous de cour doivent être de même matière – entendent quand ils pensent tant à la folie de Charles VI (pour qui les cartes furent inventées) qu'à celle d'Ophélie qui se noya en chantant, le bruit de gong produit par une baie de cuba lancée contre la boule, puis – dans un final dont les douze coups de midi tombant de l'horloge du théâtre sont, avec la sirène d'un navire, les derniers accents musicaux – les gaies sonneries des tramways et le grincement que « l'archet de leur rail » leur arrache aux tournants, « vrai cri de liberté », « déchirant appel de plus de liberté encore », pour les jeunes qui, en enfreignant l'interdit, ont constaté l'inanité de ce que leur disaient les vieux, sans doute soucieux essentiellement de protéger des arbustes contre les déprédations. Dans le conte survolé ici pour mon propre éclairement, comme dans presque tous les écrits de Limbour, d'autres musiques que celles-là – ou allusions à la musique – pourraient être trouvées sans peine. S'il est donc patent que ce thème est l'un de ceux qu'il met en œuvre le plus volontiers et si l'on peut en déduire que la sensibilité musicale est l'un des traits marquants de ce poète qui (à en juger du moins par ce qu'il a bien voulu publier) ne s'est que rarement exprimé en vers, une preuve plus secrète de sa propension musicienne n'est-elle pas fournie par la teneur même de ses textes ? À quoi répond, en effet, ce réseau de correspondances (par similitude ou l'inverse), de reprises et

d'échos dont est tissé Le panorama – réseau qu'une analyse mot par mot ne manquerait pas de révéler plus serré encore – sinon à un mode, probablement dicté par cette sensibilité plutôt que délibéré, de composition polyphonique ? En passant par les boules de cuba et la boule de jardin, on va, somme toute, d'une sphère (ou forme évoquant la sphère) à une autre forme de cet ordre : du « pot à tabac » du début au ballon de la fin. Telle serait la ligne conductrice, jalonnée de termes s'appelant – mélodieusement – les uns les autres et combinée à d'autres lignes ou séries d'accents : ligne tracée, entre autres, par les jeux et sports, avec les cartes, la balançoire, le yachting et (à l'arrière-plan) le billard, sans compter (sous le voile de comparaisons) la roulette ainsi que l'art du funambule, évoqué dans l'allégresse lumineuse de la séquence urbaine ; ligne des fleurs, répandues à profusion dans la matérialité du jardin, et semées çà et là dans les replis du discours, puis expressément représentées en ville par les tulipes du square (gardé par un invalide qui est un pendant du vieux jardinier) et par le marché aux fleurs, proche de l'endroit où les rebelles ont pris rendez-vous ; thème des fruits, dont les cubas ne sont pas les seuls échantillons ; thème aussi des oiseaux, des insectes ailés – papillons, guêpe, abeilles – et, plus largement, de tout ce qui est aérien ; thèmes idéaux de la mort, de l'amour et de la liberté, valeur que tout le texte – si affranchi dans son ordonnance qu'on n'imagine pas quelle autre leçon pourrait s'en dégager – tend à poser comme majeure. Incluant en outre diverses oppositions, dont celle du poison et du lait, donnée en cinq mots mais non moins frappante que celle de la ville et du jardin indiquée plus longuement, l'ensemble se déroule comme si rien ou presque n'intervenait sans amener sa réplique ou ses répliques ou bien son opposé, la dernière image refermant ce que la première avait ouvert et bouclant la boucle en quelque sorte. Forcera-t-on les faits en notant que – bien que les deux écrivains ne se situent nullement dans la même zone – ce développement non strictement circulaire, puisqu'il y a rapport de transposition et non identité entre le point de départ et le point d'arrivée, mais qu'on pourrait dire en spirale, n'est pas sans rappeler ce que Raymond Roussel (féru de musique lui aussi et autant, pour le moins, que Limbour) faisait systématiquement quand il agençait des récits dont la dernière phrase n'était autre que la première, revenant en da capo, inchangée quant aux sons mais décalée par calembour ? Fondamentalement, la différence est toutefois celle-ci : dans un texte comme Le panorama il y a jeu d'images, brassées en une suite complexe d'associations si aisées qu'on doit les présumer tout à fait libres, et non unique jeu de mots arbitrairement établi, pris pour base de travail et constituant le cadre rigide dans lequel celui-ci s'exercera. Musique, donc, vu cette consonance du début et de la fin mais, plus encore, vu l'enchevêtrement d'accords et de discords qui à chaque page sensibilise l'ensemble banal de réalités – effectives ou supposées – dont traite le récit et, combinaison d'éléments dont chacun pousse des antennes vers autre chose, fait sourdre de ce noyau à la fois limité et illimité un merveilleux d'autant plus surprenant et efficace qu'il se passe de surnaturel (catégorie qu'à tout le moins la voix de Gisèle, hostile aux magies qui violentent l'avenir ou altèrent les êtres, conteste explicitement1 ). Musique, en ceci également que la phrase – étonnamment fluide et qui ne doit pas plus à ce qu'on a nommé prose rythmée qu'elle ne relève du style à périodes – pénètre autant qu'une mélodie et offre un exemple saisissant de cette « musique démente, mais tendre, ravissamment tendre » dont il est

question dans Le panorama et qui répond (on peut le conjecturer) à ce que Limbour, écrivant, voulait entendre et faire entendre. Certes, ces considérations scolaires, ce découpage trop proche d'une mise en pièces, n'aboutissent guère qu'à reculer le problème. Resterait, en effet, à savoir comment il se fait qu'un conte de Limbour apparaît si spontané alors qu'à l'examen ce serait plutôt d'une composition savante, où tout vient quand il le faut, qu'il semblerait procéder, à savoir aussi pourquoi son langage – où cristallisent ardeur, humour et mélancolie – est, à ce point, mélodie. Qu'un intense désir de liberté anime les jeunes héros du Panorama et que la moralité informulée de ce récit soit que l'infraction qu'ils ont commise leur a permis de la conquérir, cela tient sans doute à ce que, pour tout ce qui concerne Limbour, « liberté » est finalement le mot clé. Si au lieu de déjouer par définition le raisonnement un miracle pouvait s'expliquer, l'on dirait volontiers que c'est grâce à la totale liberté d'esprit dont témoignaient (comme aujourd'hui son œuvre) ses propos et ses façons d'agir qu'il a pu, vivant à fond chaque instant, s'ouvrir avec une fraîcheur d'un autre âge à l'entière gamme des vibrations du monde, tandis que – sans autre guide-âne que les affinités d'idée à idée – sa plume faisait courir sur le papier une écriture rapide et déliée.

1 Si le surnaturel intervient dans ce conte, ce n'est qu'entre guillemets, à travers les dits ou les pensées des protagonistes : ainsi le philtre de Tristan et Yseult, que Gisèle prend pour exemple, ou le musicien jamais vu, qui peut être un saltimbanque mais aussi bien un fantôme. Unique détail insolite : l'aérostat dont Limbour – probablement inattentif ou indifférent à la curieuse anomalie qu'il y aurait là – spécifie qu'il n'a pas de nacelle.

Le grand jeu de Francis Bacon Dès le deuxième des entretiens dans lesquels, dialoguant avec son ami David Sylvester, il s'explique cartes sur table sur sa vie et sur son art – tels qu'il les voyait entre 1962 et 1975, précision nécessaire, cet art pas plus que cette vie n'ayant encore bouclé sa boucle et l'intéressé n'étant pas de ces gens qui s'endorment sur une vérité qu'ils croient détenir une fois pour toutes – Francis Bacon donne, il me semble, le mot clé qui permet de situer, autant que faire se peut dans le cas d'un artiste dont chaque exposition montre combien il est capable de renouvellement, ce peintre reconnu comme l'un des plus grands de notre époque, mais difficile à caractériser dans la mesure où il s'écarte de tous les sentiers battus. Le jeu par questions et réponses auquel s'adonnent censément les deux partenaires venant à mettre en cause, comme à son début même, le problème crucial de l'art figuratif – dont Bacon se réclame expressément – et de l'art non figuratif, l'interrogé, qui tout au long des entretiens marque à plusieurs reprises sa défiance envers ce qu'il nomme l'illustration (c'est-à-dire la transcription trop littérale), déclare en propres termes : Voyez-vous, je pense que l'art rend compte, je pense que c'est un reportage. Et je pense que dans l'art abstrait, puisqu'il n'y a pas de reportage, il n'y a rien d'autre que l'esthétique du peintre et ses quelques sensations. Il n'y a là jamais aucune tension. « Tension » : il semble que cette notion, jetée sur le tapis par l'interviewé lui-même, puisse servir de fil conducteur à quiconque veut déceler sur quoi repose l'extraordinaire pouvoir d'envoûtement dont sont douées les œuvres et la personne de Bacon. Tension, d'abord, entre ces deux pôles : d'une part, la volonté de figurer et donc de n'être pas abstrait ; d'autre part, celle de ne pas « illustrer » et donc de fabriquer une image qui s'éloignera de la représentation tenue pour normale par le sens commun et de ce fait sera relativement abstraite. Double volonté, d'où il résulte que le travail de Bacon prendra l'allure d'un combat mené sur deux fronts, avec menace perpétuelle de se laisser dominer par l'une des deux tendances et de tomber soit dans l'abstraction, soit dans l'illustration. Longtemps du moins, c'est en spéculant délibérément sur ce qu'on pourrait nommer des hasards subjugués que Bacon aura tenté de résoudre ce problème qui, abordé en toute rigueur, devient une quadrature du cercle : figurer sans illustrer. Accidents purs (liés à ce que le maniement du pinceau ou de la brosse comporte nécessairement d'incertain), accidents suscités (par projection à peine dirigée de peinture sur la toile en cours, ou par frottage ou zébrage renvoyant au chaos les formes en passe de virer au décalque), ces deux modes d'intervention du hasard, dont l'artiste exploitera les effets tels quels ou à travers ce qui alors lui sera suggéré, contribueront à l'écarter de la figuration trop directe. Écart, toutefois, que doit contrebalancer un effort concerté d'adhérence au motif (qu'il s'agisse du motif de départ ou d'un autre, apparu à un détour du chemin), puisque l'image, sans référence à quelque chose de réel ou de représentable, ne pourrait être qu'un vain assemblage de formes et donc pas même une image. D'où cette tension exacerbée propre à la peinture de Bacon, qui non seulement fraie sa voie entre deux tendances qu'il sait contradictoires, mais use de moyens

irrationnels pour parvenir à un enregistrement voulu fidèle et espéré d'autant plus « poignant » (terme que Bacon ne dote d'aucune connotation sentimentale) qu'il aurait été obtenu grâce à une sorte de qui-perd-gagne. Recherche plus ou moins expresse d'un comble de tension, sans doute est-ce à cela que répond l'œuvre entier de Bacon, aussi bien comme auteur de grandes compositions, qui sont bien moins des scènes sur quoi pourrait se broder un récit que des confrontations d'êtres et de choses qui nous frappent de leur présence et ne font guère qu'être là, sans qu'il se passe entre eux quoi que ce soit qui réponde à un scénario tant soit peu anecdotique (hormis, parmi quelques autres formes de lutte ou d'étreinte, la copulation qui réunit souvent deux de ces êtres, fondus alors en un même et indivisible motif par l'amour, autrement dit par ce qui est la tension et l'ambiguïté mêmes). Bien qu'en principe la tragédie ou le drame, trop narratifs, soient exclus de cet art, on ne peut nier que le tragique brûle plus qu'à feu couvert dans des œuvres comme les bouleversantes effigies posthumes de George Dyer, expressions non jugulées d'un déchirement intime, ou comme l'imposant triptyque de 1976 qui, en raison tant des brutales oppositions formelles dont sa sévère architecture est le cadre que de son thème central, un homme, notre contemporain, aux prises avec un vautour, atteint à une sombre puissance qui permet d'y voir l'apothéose prométhéenne des peintures plus anciennes que Bacon intitulait « Crucifixions ». Du reste, est-il abusif de regarder – quelle que soit la discrétion de l'artiste à ce propos – comme marqué de naissance par une tension tragique un art qui se révèle toujours fondé sur des interactions de termes antagonistes, dont la plus manifeste est le contraste à peu près constant entre l'intensité des êtres ou objets figurés et la neutralité de leurs entours, les premiers peints avec maintes superpositions de traits et de couleurs (sortes d'accumulations orageuses d'où le thème se dégage), les autres peints en à-plat ? Que surgisse d'un espace théâtral, quasi abstrait et dans lequel il n'arrivera rien de réductible à une intrigue, telle présence qui sera essentiellement le surgissement d'une présence, voilà – somme toute – le but abruptement réaliste que Bacon poursuit avec le plus d'acharnement. Sortes de faire-valoir, les fonds, chez lui, sont moins des créateurs d'ambiance que la condition logique de pareils surgissements. Il en va de même, semble-t-il, des espèces de dispositifs scéniques qui apparaissent dans nombre de ses tableaux (dispositifs dont l'unique rôle est de faire mieux voir, en encadrant à la façon dont un scripteur souligne le passage assez important pour devoir être mis en évidence) et l'on peut même se demander si ce n'est pas dans une intention analogue – que la chose, même s'il s'agit des éléments imaginaires qu'il associe volontiers aux éléments réels, soit vue avec la crudité d'un événement qui se produit – qu'il lui est advenu plusieurs fois de prendre comme tremplin le thème de la crucifixion pour en retenir, outre l'exhibition de viande presque de boucherie qu'implique la mise en croix, l'armature traditionnelle de ses représentations et, après la version où les figures païennes des Erinyes s'intègrent paradoxalement au mythe chrétien, passer à celles encore plus libres où le drame religieux subit une transposition absolument laïque et actuelle, l'ordonnance cependant ne perdant rien de sa dignité. Sur le plan thématique, tension, en ce cas précis, entre tradition et modernité (celle-ci affirmée, comme dans une grande partie de l'œuvre de Bacon, de la façon la plus aiguë par des accessoires industriels de notre vie quotidienne) de sorte que l'on pourrait croire que le peintre avait – spontanément – fait sienne la phrase de Baudelaire assurant qu'une moitié de l'art est « l'éternel et l'immuable » et l'autre la modernité, soit « le transitoire, le fugitif, le contingent ». Et sur

le plan plastique à proprement parler, c'est d'une tension du même ordre que la peinture de Bacon témoigne en règle générale puisque, par la mise en page, elle s'avère respectueuse de l'art des grandes époques en même temps que, par la facture, elle s'affirme peinture d'aujourd'hui ouverte aux distorsions les plus extrêmes. Tension due, en somme, à ce que s'affrontent, d'un côté, l'irrationnel (ces « accidents » sur lesquels compte le peintre et l'abandon à ce que l'instinct lui dicte) et, de l'autre côté, le rationnel (l'exercice de son esprit critique pour choisir la base de départ, puis user des hasards avec discernement). De ce conflit résulte un équilibre dont les fruits n'apparaissent pas comme les produits harmonieux de quelque compromis mais émeuvent en tant que fulgurantes attestations d'un duel de forces qui n'a pas trouvé d'apaisement. Au demeurant, ne va-t-il pas de soi que, de toute manière, une semblable détente serait incompatible avec les visées de quelqu'un que l'idée d'un repos possible rebute tellement qu'il dit en substance dans l'un des entretiens que cette réussite absolue, parvenir à l'œuvre unique et parfaite – celle où tout serait dit sans qu'il y ait à y revenir – lui paraît finalement redoutable, aussi vivement qu'il y aspire, car une telle œuvre couperait court à tout développement ultérieur ? Que dans la vie Bacon ait la passion du jeu (non des échecs comme un Marcel Duchamp, mais de ce jeu plus sauvage, la roulette, pratiquée sans l'appui mathématique d'aucune martingale), il n'y a là rien qui puisse surprendre. Pour une large part, l'on dirait en effet qu'il mène son travail à la façon dont on court sa chance en souhaitant, certes, le gros lot mais en aimant surtout à la courir, lui qui estime d'ailleurs que l'art de notre temps, faute de mythes capables de le nourrir et de le justifier, ne peut plus être qu'un jeu, que l'artiste se doit seulement d'« approfondir » s'il veut produire quelque chose de valable. Avoir un goût effréné de la vie et la vivre avec avidité tout en sachant qu'elle est dénuée de sens et qu'on ne peut lui en donner un que pour soi et pendant un temps terriblement limité, conviction atterrante mais qui semble apporter à Bacon un surcroît d'énergie, telle est (autant que permettent d'en juger ses propres déclarations) la tension fondamentale qui rend sa personnalité si fascinante. Tempérée par son désir despotique de peindre encore et toujours et par une prudence instinctive le sauvant là où d'autres se perdraient corps et biens, une folle ardeur à vivre sans rien se refuser se conjugue en lui avec une lucidité qui le prive de tout espoir. Situation vertigineuse entre toutes, qui porte à croire qu'il faut prendre au pied de la lettre ce que cet homme à la fois effervescent et contrôlé, qui sait allier les manières les plus délicates à la violence de ses débridements, confiait à Sylvester, à savoir qu'il se sent tournoyer entre la vie et la mort comme la pièce de monnaie du jeu de pile ou face. Ce peintre qui se veut rien que peintre (et peut-être sculpteur, ainsi qu'il dit y songer) mais qui ne saurait se contenter d'être un brillant manipulateur de couleurs et de formes que n'animerait aucun démon – ce peintre qui se défend de dramatiser mais à qui, sans qu'il vise à autre chose qu'à une certaine « immédiateté », le tragique saute constamment à la gorge aboutit à des créations d'autant plus saisissantes que tout appel du pied, discours lyrique, manège démagogique dans un sens ou dans l'autre en est absent. Créations pantelantes, parfois grinçantes, toujours tendues jusqu'à l'écartèlement et dont il est visible pour chacune que sa cohérence est le résultat – arraché de justesse

et précaire, dirait-on, mais qui n'en est que plus vivant – d'une empoignade positive entre intelligence et impulsion, flegme et frénésie, mesure et démesure.

« Ne pas se contenter d'être ce que l'on est... » Ne pas se contenter d'être ce que l'on est, il semble que ce soit un privilège de notre espèce et que, dès les temps les plus reculés, les représentants de celle-ci aient procédé comme s'ils avaient été poussés par le besoin de modifier à tout le moins leur aspect extérieur et, ainsi, de maquiller en quelque sorte ce qu'ils ont reçu de naissance. Que très tôt ceux qui nous ont précédés aient pris, fûtce seulement sur le plan de la construction mythique, des libertés avec l'apparence humaine considérée comme susceptible d'être métamorphosée jusqu'à en devenir presque méconnaissable, n'est-ce pas ce que nous montre l'art préhistorique avec, exemple notoire, l'énigmatique figure d'époque aurignacienne de la grotte ariégeoise dite des Trois-Frères, qu'il s'agisse (comme on l'a cru longtemps) d'un danseur déguisé en bête au chef couronné de bois ou (interprétation plus récente) d'un dieu mi-humain mi-bestial ? Par ailleurs, un coup d'œil panoramique sur les données de l'ethnographie n'amène-t-il pas à constater que nulle part, et même là où l'on serait tenté de regarder comme relativement « primitifs » les groupes qu'ils forment, nos congénères ne se présentent comme des animaux nus (bruts, tels quels, non altérés par rapport à ce qui leur est originellement donné) et, d'une manière générale, dépourvus – tant au point de vue physique qu'au point de vue mental – de sophistications qui (changements apportés au corps de l'individu aussi bien masculin que féminin par ajout fût-ce du plus minime accessoire ou par atteinte directe et, au niveau moins élémentaire des rapports sociaux proprement dits, réglementation du commerce sexuel, élaboration de langages et de rituels complexes, etc.) éloignent l'espèce humaine telle que nous la connaissons de ce qu'on peut tenir pour l'état de nature et la posent précisément en cette espèce très singulière, distincte des autres non seulement par l'ampleur de ses capacités d'intervention (notamment dans le domaine technique), mais en ce sens que tout semble se passer pour elle comme si elle avait paradoxalement pour destin de refuser obéissance au seul destin. « Le pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est », c'est ainsi qu'en Occident, au début de notre siècle, un essayiste aujourd'hui quelque peu oublié, Jules de Gaultier, définissait ce que, se référant au contenu psychologique du célèbre roman de mœurs de Gustave Flaubert, il nommait le bovarysme, tendance dans laquelle il voyait, à travers l'illustration exemplaire que le comportement d'un personnage de fiction lui en fournissait, l'une des forces motrices de l'esprit humain, force particulière à nous, qui sommes toujours portés à nous illusionner sur nous-mêmes et plongés, d'ailleurs, dans un monde que l'illusion régit et qui n'est en définitive qu'un produit de la pensée. Quelques réserves qu'on puisse faire sur les vues philosophiques, assez confuses il faut le reconnaître, de celui qui ne s'inspira pas même d'un mythe mais d'une création littéraire pour forger cette notion, il paraît difficile de ne pas admettre qu'avec celle-ci il avait, du moins, souligné à juste titre l'importance d'un trait qui en tous pays et à toutes époques fait de l'homme quelque chose, pourrait-on dire, de différent de l'animal qu'il est.

Mus peut-être par l'angoisse inhérente à l'idée de la mort, angoisse qui leur serait propre selon l'opinion commune qui veut que l'espèce humaine soit la seule dont les membres sachent qu'un jour ils ne vivront plus, les gens de toutes races se sont dotés d'institutions et d'usages qui, même si ce n'est pas là le but expressément visé, leur fournissent des moyens de cesser, du moins pour un temps et de manière tout imaginaire, d'être l'homme ou la femme qu'on est dans l'existence quotidienne, pratiques fort diverses qui (sans préjudice de motivations plus directement utilitaires) sont pour l'individu des occasions concrètes d'échapper dans une certaine mesure à sa condition, comme s'il lui fallait d'une façon ou d'une autre effacer des limites qui sont par définition celles d'un être périssable et doué de pouvoirs précaires. Être hors de soi (comme l'implique la transe, état psychique auquel en vérité l'animal curieusement dévoyé qu'est l'homme n'est sans doute pas seul à pouvoir accéder, et comme les mystiques y parviennent dans leurs extases), se propulser dans un autre monde (ainsi que fait le chaman), devenir un autre que soi (ce à quoi revient la possession, nullement rejetée chez de nombreux peuples et même souvent intégrée à des cultes parfaitement licites), ces trois types de rupture – non recherchés comme tels, mais plus radicaux que ceux dont art et jeu offrent plus ou moins ouvertement des moyens – apparaissent, quels que soient les buts consciemment poursuivis, comme de réalisation presque courante dans des sociétés moins industrialisées que ne le sont les nôtres, où prévalent officiellement des idéologies rationalistes liées à leur développement technique très poussé et où la vie, loisirs compris, s'avère beaucoup plus mécanisée et minutée, du moins en milieu urbain. Qu'à propos de tels phénomènes on parle d'« états seconds », cette étiquette – qui demeure négative – n'apporte aucun éclaircissement, car elle n'indique pas ce que sont de pareils états et moins encore par quelles voies on y parvient. Certes, les observations faites à ce sujet ont fourni la matière d'une littérature abondante et d'autant plus diverse qu'elle varie en fonction non seulement des champs d'observation mais des disciplines respectives des auteurs. Toutefois, malgré l'indéniable qualité de nombre de ces études et aussi large que soit l'éventail des points de vue adoptés, l'obscurité reste grande, à l'image même de ce que les états en cause – atteintes à tout le moins partielles, encore que temporaires, à l'identité de celui qui les vit – ont de trouble par définition. Or, ne serait-ce qu'au niveau du vocabulaire, cette confusion se trouve aujourd'hui beaucoup réduite par l'ouvrage qu'un spécialiste de la recherche ethnomusicologique, Gilbert Rouget, a consacré au rôle que la musique joue, ou ne joue pas, dans cet ensemble de phénomènes. De tous les arts, la musique est probablement celui qui touche le plus directement la sensibilité et paraît, plus que tout autre, permettre à l'individu de plonger dans un état de ravissement que volontiers on qualifierait d'extase ou d'être saisi par ce transport que la philosophie de la Grèce antique a nommé « enthousiasme » et qui, affectant telle une possession la totalité de la personne, peut en certains cas (témoin ces concerts de musique rock qui amenaient leurs jeunes auditeurs à briser les fauteuils) se traduire par des violences presque aveugles. Que la musique se développe dans le temps, comme il en est de la poésie, qui n'est pas seulement un jeu d'idées et d'images mais a elle aussi ses valeurs rythmiques et mélodiques, voilà sans doute ce qui lui donne cette emprise : ne dirait-on pas que de tels états sont des paroxysmes auxquels on ne saurait atteindre sans une sorte d'imprégnation qui exige une certaine durée pour se produire et peut être regardée comme l'action

plus ou moins insistante qu'exerce sur nous un déroulement extérieur auquel nous nous trouvons intimement associés ? Pareil pouvoir, semble-t-il, ne peut être le fait d'une œuvre plastique, aussi fortement qu'elle émeuve, car la contemplation visuelle – même prolongée et même si, au lieu de procéder d'un coup, elle se fait en allant de détail à détail – n'est pas fondamentalement liée à la coulée du temps, comme l'est l'appréhension de quelque chose qui, par voie d'audition ou de lecture, entraîne l'esprit dans une manière d'aventure en laquelle on serait tenté de dire que c'est le temps lui-même qui s'exprime, ce temps toujours ouvert que l'on vit comme si chacun de ses instants ne prenait sens qu'à la lumière de l'instant suivant. Rien d'étonnant, donc, à ce que la musique soit l'accompagnement d'un grand nombre de rituels, ces ensembles d'actions constituant – quels qu'en soient les buts et les dessous – une suite de mouvements enchaînés dans un ordre déterminé, suite non moins réglée qu'une représentation théâtrale et qui, tranchant elle aussi sur la vie courante et revêtant une forme hautement traditionnelle, implique à ce double titre une certaine stylisation. Cette tendance à se détacher du commun est, il va de soi, propice à l'intervention d'éléments proprement esthétiques et notamment de la musique, qui apparaît souvent liée à l'activité elle-même fortement stylisée qu'est la danse et contribue à distancier le rituel – le situer dans une autre sphère, en l'espèce celle du sacré – en même temps que, chez les intéressés qui d'instant en instant s'imprègnent de son développement, elle suscite une étroite participation émotive au déroulement de cette suite privilégiée, le rituel dont elle est l'un des aspects. À la limite, peut-être faudrait-il admettre que la musique n'est pas seulement un élément important de beaucoup de rituels, mais que sa seule écoute, le seul fait de s'attacher à sa perception en se laissant pénétrer par elle et en se pliant mentalement à ses cadences et inflexions, est déjà une ébauche du semblant de rite que sont les auditions (d'opéras ou d'autres œuvres musicales) organisées dans des salles ou d'autres lieux affectés à ce genre de manifestations. Apte à galvaniser en quelque sorte la personne, à la tirer de son ornière d'une façon ou d'une autre, la musique serait en somme l'un des moyens par excellence d'engager temporairement dans une espèce de rêve éveillé tant soit peu comparable à ce qu'est le bovarysme au sens strict (les états d'âme d'une Emma Bovary avide de s'élever au-dessus de la médiocrité de sa vie provinciale et, telle une possédée incarnant l'un de ses dieux en une sorte de théâtre vécu, se fabriquant un personnage avec tant de bonne foi qu'elle assumera ce rôle jusqu'à en mourir, s'étant « monté la tête » comme d'autres s'abandonnent à un esprit qui, selon une représentation très répandue, leur monte sur la tête). Si la transe et la possession sont des voies par lesquelles on sort expressément de soi, l'une des premières questions qu'est amené à se poser celui qui étudie ces phénomènes porte sur la nature exacte des relations que chacun de leurs modes très divers peut avoir avec la musique, moyen (comme je l'ai dit en d'autres termes) de substituer au moi ordinaire un moi sublimisé et que l'observation montre associé très fréquemment à l'atteinte de pareils états. Connaissant pour l'avoir vécu ou par de multiples témoignages quelles vives émotions peut procurer la musique, ne sera-t-il pas porté à croire que les sons et les rythmes agissent pour ainsi dire d'eux-mêmes et font en l'occurrence fonction de drogues qui engendreraient quasi automatiquement leurs effets ? L'importance d'être fixé sur ce point ne saurait échapper à ceux qui, sans avoir besoin pour cela d'être des ethnologues, se défient des interprétations hâtives fondées implicitement sur ce postulat : la perméabilité toute spéciale qu'auraient aux excitations sensorielles immédiates des gens appartenant à des sociétés qui, techniquement moins équipées, nous paraissent

plus proches de la nature que ne le sont les nôtres. Or c'est à une telle interrogation entre autres qu'une réponse est fournie en quelque mesure par le long et scrupuleux travail ici présenté. À quelques conjonctures qu'elle réponde, la transe – qui si constamment, en raison des circonstances dans lesquelles elle survient et de la forme qu'elle revêt, s'avère relever du rite malgré l'apparent abandon – se présente comme un état plus ou moins spectaculairement distinct de l'état ordinaire. Comment s'opère pareil changement et comment se fera, ensuite, le retour à la norme ? Quelles sont les modalités spécifiques de cet état, modalités qui varient selon les cultures et, au sein d'une même culture, selon les fonctions remplies et selon les puissances supposées en jeu ? Telles sont les questions qui d'emblée se trouvent soulevées. Et, comme de telles conduites s'organisent en des scénarios parfois des plus complexes, il faut, dans chaque cas typique, traiter ces conduites comme éléments d'une séquence dont on enregistre le développement, de sorte que c'est un point de vue dynamique par définition qu'adopte celui qui veut mener à bien cette étude. Un tel point de vue, Gilbert Rouget l'a fait sien expressément, quand il a recherché quels peuvent être les rapports entre ces phénomènes et la musique qui en est l'accompagnement dans la plupart des cas mais non toujours (comme en témoignent, par exemple, les accès de possession démoniaque qui en Europe donnèrent lieu autrefois à des procès en sorcellerie et, plus près de nous, la crise hystérique). Est-il téméraire de dire que c'est parce que, musicien, il était particulièrement enclin à observer les choses dans leur mouvance, comme on suit le déroulement d'une mélodie, que Gilbert Rouget s'est attaché avec tant de minutie non seulement à distinguer les divers moments d'une transe (suivie à travers les attitudes et gestes qui la manifestent), mais à noter les variations qui dépendent des degrés d'expérience auxquels accède le patient, depuis les transes « sauvages » dont souvent il est la proie tout d'abord jusqu'à des transes nettement ritualisées et, en quelque sorte, plus conformistes, quelle que puisse être leur violence ? Quoi qu'il en soit, l'un de ses grands mérites sera d'avoir beaucoup affiné l'analyse de ces phénomènes en les prenant dans leurs diverses phases et aux divers stades de leur évolution, comme dès le principe l'y invitait d'ailleurs son propos : déterminer la nature de la corrélation plus ou moins étroite qu'il est loisible d'observer, assez généralement, entre transe qu'expriment des comportements particuliers et intervention musicale, choses qui l'une et l'autre étalent leurs fluctuations sur une certaine durée. Certes, il est impossible de résumer en quelques lignes les conclusions très nuancées que Gilbert Rouget pose, avec une prudence extrême, après analyse serrée d'une masse de faits ethnographiques de provenances fort différentes et examen des vues sur l'influence profonde que, du moins pour un temps, la musique et le chant sont susceptibles d'exercer sur leurs auditeurs, vues puisées tant chez Platon et chez Aristote que chez les musicologues arabes et ceux de la Renaissance, ce à quoi s'ajoutent aussi bien les théories avancées par des chercheurs modernes que les idées émises par JeanJacques Rousseau. De ces conclusions, que l'auteur se garde de donner pour définitives, il est pourtant permis de retenir ceci : assurément, il semble que la musique, qui intervient à tout le moins lorsque la transe constitue un moment fort d'une séquence cérémonielle, soit un facteur de poids, encore que non indispensable, pour qu'un homme ou une femme entre en transe ; toutefois, mis à part des cas tels que celui des Bochiman d'Afrique australe chez qui la transe est le plus souvent provoquée par l'« échauffement » progressif dû à des danses auxquelles incitent des chants qui ne sont guère que de pures émissions vocales et ne sont pas réservés à pareilles fins, cela dans un

contexte tant soit peu dramatique puisque le but poursuivi est de se protéger contre la maladie ou de guérir quelqu'un, jamais à ce qu'il semble – et pas même quant à la « transe émotionnelle », étroitement dépendante de la sensibilité esthétique et dont la culture arabe offre des exemples typiques – la musique en tant que combinaison sonore agissant par son seul impact sur les nerfs, sans être accompagnée de paroles ou constituer par elle-même une manière de discours doué d'une signification, n'est en mesure d'engendrer la transe. Cette constatation paraît donc réduire à néant l'idée reçue suivant laquelle ce serait un paroxysme musical (jeu virulent des tambours, par exemple, ou de quelque instrument que ce soit) qui, par une sorte de contagion, déclencherait directement et à lui seul cet autre paroxysme, la transe. Pour que la musique, si obsédante ou véhémente soit-elle, en vienne à produire de tels effets, tout porte à regarder comme nécessaire qu'elle mette en valeur un texte, fût-il objectivement des plus minces, ou que, chargée de sens, elle joue un rôle analogue à celui d'une devise qui interviendrait comme un signal, ou qu'à tout le moins elle entraîne (comme c'est presque toujours le cas) à l'agitation corporelle de danses dont elle règle plus ou moins le rythme, étant entendu au demeurant que, mise au service d'un rituel visant à la protection du groupe ou de l'un de ses membres quand ce n'est à un salut spirituel, elle prend de ce fait même un sens quelque peu pathétique et n'est donc pas le simple appui d'une activité motrice. De sorte que, par-delà sa vertu propre, ce serait comme élément d'un ensemble qu'elle agirait en l'occurrence, et cela de surcroît dans une ambiance, par ailleurs variable, de tension affective, autrement dit quand ceux qui entreront dans le scénario certes changeant mais moins improvisé que stéréotypé de la transe sont déjà dans les dispositions voulues pour que leur conduite publique se dramatise (se théâtralise) en quelque sorte, et non selon un processus infaillible, indépendant de la situation. Outre l'intérêt que l'ouvrage ainsi orienté (par son développement même et sans qu'aucune idée préconçue ait été le fil conducteur) présente en tant que large recueil de documents et sagace mise en ordre de notions jusqu'à présent insuffisamment passées au crible, c'est une précieuse valeur de démystification qu'il faut lui accorder. À la lumière des faits rassemblés par Gilbert Rouget et de son argumentation, l'on est induit, en effet, à estimer non seulement que la musique associée à la transe a moins pour fonction de la provoquer que de l'organiser, mais, d'un point de vue beaucoup plus large, que partout et en presque toutes circonstances, jusque dans les milieux qui intellectuellement font figure de parents pauvres aux yeux de la plupart des Occidentaux et lors même que paraît se manifester cette absence de contrôle dont à première vue la transe offre un exemple frappant, les comportements des êtres humains sont plus souvent modelés qu'on ne le croit d'ordinaire par les représentations que leur esprit se fabrique et, d'une manière générale, plus étroitement assujettis qu'on ne le pense communément aux artifices de cette culture qui, bien que non innée, mais socialement acquise, tend à constituer en chacun une sorte de seconde nature hors de laquelle, même hors de soi, il ne saurait se placer. En d'autres termes, il semble que nous n'ayons guère de conduites qui seraient celles d'êtres d'une ingénuité totale ; presque toujours, elles passent par ce que nos rapports avec notre milieu nous ont appris ou par ce que celui-ci attend plus ou moins de nous, de sorte qu'on peut sans abus les regarder, sinon comme contre nature, du moins comme dénaturées au sens étymologique de cette expression. Bête capable plus que toute autre (c'est le moins qu'on puisse dire) de se déguiser, de s'aliéner, de se projeter ailleurs et de se dépasser pour s'engager dans de multiples voies, l'homme, à quelque époque et quelque latitude qu'il appartienne, n'est-il pas par

vocation un suppôt de l'imaginaire, dans la mesure en tout cas où, qu'il se trouve ou non être le jouet de quelque bovarysme institutionnel ou privé, il est conditionné, au niveau collectif comme au niveau individuel, par le monde de pure convention que la masse de symboles et de signes qui foisonne dans son cerveau lui crée ?

« Et, en arrivant devant Manille... » Publié quelque cinq ans après la mort de Raymond Queneau, Contes et propos représente l'accomplissement d'une intention expresse de l'auteur, qui se proposait de rassembler sous ce titre un certain nombre d'écrits en prose qu'à ne prendre en compte que leurs dimensions, des plus modestes même quand ils ne sont pas ce qu'il a baptisé « texticules », on peut considérer comme mineurs. Ces textes tous marqués d'une touche de froide absurdité qui incline à les ranger du côté de ce qu'André Breton a nommé l'« humour noir », mais dont la diversité baroque témoigne surtout d'un esprit encyclopédiquement ouvert à la singularité, textes inédits quant au plus ancien, éparpillés quant aux autres, Jean-Marie le peintre, fils de l'écrivain, et Robert Gallimard, qui se sont occupés de l'édition de ce recueil, les ont chronologiquement disposés, faute d'un plan préétabli ou de quelque autre indication qui aurait pu être la base d'une ordonnance plus significative. Or, parmi ces textes classés sans idée préconçue et en visant au plus simple, il se trouve que le premier et le dernier projettent (me semble-t-il) une lumière curieusement précise sur ce qu'à tout le moins son lecteur attentif, ou quiconque a eu comme moi la chance d'entretenir avec lui un long et amical commerce, peut regarder – sans pour autant prétendre avoir fait le tour d'une personnalité que la complexité de ses facettes ne rend que plus attachante – comme la manière de Raymond Queneau, manière d'être et, partant, manière d'écrire. Et en arrivant devant Manille, premier présage de l'Orient, Stobel comprit combien ses errances n'avaient jamais servi qu'à le ramener à des points connus. C'est dans un conte intitulé Destinée, écrit en 1922 et donc antérieur à tout ce qui jusqu'à ce jour fut imprimé de Raymond Queneau, que figurent – prophétiquement pourrait-on dire – ces lignes qui, d'entrée de jeu, illustrent un trait assurément constant chez lui : sa défiance envers l'exotisme, défiance manifeste dans l'ensemble de ce qu'il a produit, le plus souvent situé, quand localisation il y a, en milieu urbain ou suburbain aussi spécifiquement français que pouvaient y engager tant la nationalité de l'auteur que la langue en laquelle se modelait son écriture du dimanche tout comme sa voix de tous les jours et, pour ce même personnage que son patronyme rattache prosaïquement au chêne et au chien, façon générale de penser qui n'a pu que contribuer à le détacher assez vite du surréalisme, mouvement qu'une intelligence acérée comme la sienne pouvait tenir pour une espèce de fuite vers des régions mentales exotiques dans la mesure où, apparemment étrangères à celles où règne le sens commun, elles sont de ce fait une mine de trouvailles délectables mais telles que s'y révèle seulement ce qu'on a soi-même apporté. Si s'embarquer pour là-bas d'une façon ou d'une autre, ce n'est en fin de compte qu'aller du pareil au même, est-ce que ça n'est pas ici qu'il faut s'efforcer de trouver cet ailleurs – ou ce piment – faute de quoi notre existence est dépourvue de toute saveur ? En d'autres termes, si toutes errances ramènent à des points connus, pourquoi ne pas prendre les points connus comme prétextes à errances ?

Avec Raymond Queneau, qui semble avoir été poussé à se faire pataphysicien puis oulipien par un certain goût de la spéculation et de l'expérimentation ironiques, la chose ne se passe jamais dans des lointains que notre naïveté valorise. Certes, en sa vie comme en ses inventions, il n'est pas toujours resté confiné dans les lieux où il était apparagé mais, s'il lui est arrivé par exemple de mener ses lecteurs en Irlande, c'est sous le pseudonyme bouffon de Sally Mara, dans une Irlande de convention pure et de parodie, et si parmi quelques voyages il en a fait un en Grèce (ce que rappelle le titre de l'un de ses derniers livres) ce n'était nullement dans une intention d'errance mais, à en juger par le contenu de ce livre, comme si un tel retour aux sources l'avait conduit à mettre en ordre quelques idées plutôt qu'à s'émerveiller de ce qui n'était qu'un superficiel changement de décor. Dans le premier cas, l'exotisme n'avait donc valeur que dérisoire et, dans le second, n'en était même pas un puisque, pour tout Européen doué de quelque culture, aller en Grèce, c'est en quelque sorte revenir à la maison natale. Alors que d'autres se sont aventurés dans une exploration hasardeuse de nos abîmes (ce que fut pour une grande part le projet surréaliste), Raymond Queneau n'est pas allé chercher au diable vauvert ce qu'avec les moyens du bord il pouvait confectionner à domicile, faisant surgir de la banalité même l'histoire à dormir debout ou à coucher dehors. Ainsi, dans ses Contes et propos, nous montre-t-il, entre autres éléments biscornus d'un monde qu'on jurerait quotidien, un chien qui engage la conversation avec un client dans une salle très ordinaire de café provincial et d'autre part un cheval, de surcroît troyen, buvant un drink au comptoir d'un bar de haut luxe. Textes qui, dans leur teneur réaliste, relèvent d'un fantastique en quelque sorte naturel plus que d'un merveilleux en rupture délibérée avec la positivité, tandis que certains – leurs voisins dans l'éventail – tiendraient plutôt d'un fantastique, si l'on peut dire, intellectuel (considérations tranquillement saugrenues). Écrits dûment écrits et dont le responsable ne se lance jamais à la poursuite de cette utopie : mener la littérature hors des limites que sa nature lui pose dès le principe. Si Raymond Queneau poète n'a pas dédaigné de prendre à l'occasion un essor vertigineux (voir notamment l'impressionnante Explication des métaphores qui, en fait, n'« explique » rien, sinon le pouvoir du discours quand celui-ci est tendu à l'extrême), c'est généralement à ras du sol que Raymond Queneau prosateur opère, moins en amoureux de l'ailleurs qu'en promeneur imaginatif dans les tours et détours d'une réalité des plus terre à terre qu'il décale et dépayse sans que cette reprise – artiste, mais nullement idéalisante – lui fasse rien perdre de son immédiateté. Plutôt que de voyager en quête d'exotisme, sans guère savoir où l'on va, ne vaut-il pas mieux altérer (distancier, exotiser) ce qui est près de vous et que l'on ne connaît que trop bien ? Inverser en somme le mouvement, dans le sens d'un contre-exotisme : ne pas quitter les bords familiers pour des contrées étranges, mais faire en sorte que le familier vire soudain à l'étrange. Opération dont le langage est l'instrument et qui porte aussi bien sur les idées que sur les choses, puisque dans ses poèmes aussi bien que dans ses romans, on voit Raymond Queneau prendre pour point de départ tantôt une réalité appartenant à ce monde qui restera le monde courant quelque torsion qu'il subisse, tantôt un lieu commun de la littérature universelle et de tous les temps (brodant alors sur lui comme, en musique, on brode des variations sur un thème). Non dérégler, semblera-t-il au lecteur, mais désorbiter l'écriture en la tirant, ce qui n'est tout compte fait que la ramener au bercail, vers le langage parlé et en portant parfois atteinte mortelle à l'orthographe, devenue alors plus ou moins phonétique

comme pour introduire dans la phrase – façon papier collé – un petit bloc de réalité sonore et, à la fois, défigurer (rendre méconnaissable à première vue) voire, au sens strict, déraciner l'expression ainsi trafiquée. Il arrive également – Contes et propos en offre des exemples – que l'écriture s'émancipe totalement et travaille pour elle-même, non en transcrivant des réalités (vraies ou fictives), mais en créant, par voie de calembour ou autre jeu de langage, des réalités sans substance autre que la proposition grammaticale qui les affirme. Chez Raymond Queneau, pourtant rebelle au laisser-aller de l'automatisme, c'est finalement l'écriture en tant que telle qui a force de loi. Au lieu de se fier à une sacro-sainte inspiration venue censément des profondeurs, s'imprégner de ce qu'on voit en regardant lucidement autour de soi et, cherchant le pittoresque dans l'inanité même, traiter les choses retenues en coulant son discours dans le moule de cette rhétorique aux pouvoirs de laquelle rend implicitement hommage la note accompagnant la séquence finale de Contes et propos, datée de 1973 et de nature à montrer que le « récit de rêve » abondamment pratiqué par les surréalistes n'était en fait qu'un nouveau genre littéraire : Naturellement aucun de ces rêves n'est vrai, non plus qu'inventé. Il s'agit simplement de menus incidents de la vie éveillée. Un minime effort de rhétorique m'a semblé suffire pour leur donner un aspect onirique. Usage non dissimulé de la rhétorique (ici pour transformer en rêves ce qui n'en était pas) et d'artifices compositionnels volontiers insolites, tel est l'un des aspects de l'entreprise de démystification qu'en grand classique non moins qu'en contestataire aura menée Raymond Queneau, pour qui, si aigu qu'ait été son sens du burlesque, il ne s'agissait assurément pas de tourner la littérature en dérision, mais, en toute honnêteté artisanale, de la remettre à sa juste place – une place au demeurant des plus solides lorsqu'on ne se fait plus sur elle aucune illusion romantique.

45, rue Blomet Le 45 de la rue Blomet, celui des années 20 (dont l'emplacement joint à celui du 43 est occupé aujourd'hui par un grand square où une sculpture due commémorativement à Joan Miró tient lieu de kiosque à musique, tout près d'un toboggan pour les enfants et non loin d'un terrain réservé aux joueurs de boules), je ne l'ai pratiqué qu'en visiteur – un visiteur assidu et fervent – d'abord du seul André Masson, qui d'emblée m'avait ébloui tant par la richesse de son esprit que par le lyrisme dont tout ce qu'il produisait était empreint quelle que fût la simplicité du thème, puis de son confrère Miró quand Masson m'eût fait connaître ce voisin catalan, alors aussi obscur que lui, et en train d'achever le tableau La Ferme qu'un réalisme minutieux doue d'une intense poésie. De mon domicile bourgeois du XVIe arrondissement je passais, autant dire quotidiennement, à ce vieil et humble immeuble du XVe où se jouxtaient, ouvrant sur le côté droit de la cour irrégulièrement pavée, deux ateliers qui – celui surtout que Masson occupait avec sa femme et sa petite fille et qui faisait beaucoup plus « bohème » que l'autre, toujours impeccablement rangé par le célibataire peu argenté mais soigneux qui l'habitait – s'offrait à moi comme des lieux où, affidé qu'on eût accepté (me semblait-il) à toute heure sans que sa présence troublât en rien le travail créateur qui donnait un sens aux journées de ceux qui s'y consacraient, je voyais les frontières s'abolir entre l'art et la vie, comme si j'avais été admis à partager le pain de l'une de ces familles de baladins dont la misère s'irise d'un charme féerique dans plusieurs œuvres anciennes de Picasso. Découverte capitale pour un garçon dont les aspirations poétiques n'avaient jusqu'alors guère dépassé le niveau d'une rêverie qui peut, bien sûr, causer des affres mais n'engage pas l'existence. Certes, grâce à une relation de famille, le musicien Roland-Manuel dont la femme était presque ma cousine, j'étais déjà en rapports un peu plus qu'occasionnels avec quelques professionnels des arts et des lettres. Mais je n'en connaissais bien que deux ou trois à peine et parmi ceux-là (dont Max Jacob, l'un des pivots de « l'avant-garde » et l'auteur du livret d'Isabelle et Pantalon, l'opéra-comique du mari de ma quasi-cousine, était celui que j'admirais et aimais le plus), nul n'appartenait à ma génération. Cette différence d'âge, aussi peu qu'ils eussent l'idée de s'en prévaloir, était entre nous une barrière empêchant la vraie camaraderie, de sorte qu'avant mon arrivée rue Blomet j'eus bien quelques appuis, que je ne suis pas près d'oublier, mais aucun compagnon pour aller du même pas que moi sur la route dont j'attendais qu'elle me conduisît à une Terre Promise. Grâce à André Masson – qui tout de suite m'ouvrit grande sa porte et, mon aîné de quelques années seulement, était dans la posture la meilleure pour devenir mon maître à penser – je cessai du jour au lendemain de me sentir jeune amateur qu'on veut bien aider, voire gratifier de l'amitié la plus vive, mais qui n'est encore qu'un postulant et non quelqu'un avec qui l'on va de pair même si l'on doit, du moins les premiers temps, le tenir par la main. L'itinéraire qui, en octobre 1922, eut pour dernière étape le 45, rue Blomet et fait à mes yeux d'aujourd'hui presque figure de voyage initiatique, c'est Saint-Benoît-sur-Loire qui en marque le début avec sa basilique romane aux échos grégoriens et son monastère bénédictin dépourvu, lui, de

toute valeur architecturale. Chez Max Jacob, alors que, fuyant Montmartre et les tentations de la grande ville, il avait trouvé refuge auprès des moines de Saint-Benoît, je rencontrai deux jeunes hommes qui comme moi l'avaient connu à Paris et étaient allés le voir dans sa retraite : Jean Dubuffet et Roland Tual. Avec le second, plus détendu que le premier, la sympathie fut immédiate. Rentrant ensemble et laissant Dubuffet prolonger sa visite, nous passâmes la soirée à Orléans, dans l'attente du train qui nous ramènerait à Paris. Ardemment, nous conversâmes, et je pus apprécier avec combien de poésie Tual savait parler de la poésie, illustration du don verbal extraordinaire qu'il possédait (j'en eus confirmation par la suite) et qui faisait de lui plus qu'un causeur brillant : une sorte de conteur oriental ou de rhapsode vous relatant censément ce qui venait de lui arriver, ce dont il avait été récemment le témoin ou ce qu'il avait appris par ouï-dire – choses vraies, choses arrangées ou choses tout à fait inventées – avec une verve si fertile en diaprures qu'elle portait à croire que, quand il s'y déciderait, il écrirait des merveilles – ce qu'il ne fit jamais, du moins ouvertement, sachant (je l'ai toujours pensé à tort ou à raison) que nous étions quelques-uns à tant attendre de lui que ses écrits, quelle qu'en soit la teneur, ne pourraient que nous décevoir. Je me rappelle que Tual me révéla ce soir-là, en me le récitant avec exaltation, le poème où en images bouleversantes Tristan Tzara s'étonne qu'après la mort d'Apollinaire la nature continue de marcher à l'endroit, et je me souviens aussi de notre halte extasiée sur un pont, à contempler les profondeurs nocturnes de la Loire, motif propice à d'abondants commentaires. Toutefois, ce qui fut pour moi l'événement de cette soirée, c'est ce que Tual me dit de son ami André Masson, un homme qui (rapporterai-je à mon tour, songeant aux dessins érotiques qu'évoquait mon interlocuteur) entraînait dans des métamorphoses édéniques les corps qu'il emmêlait et tout ce qu'il peignait ou dessinait, un homme de qui je devais absolument faire la connaissance. Par l'entremise de mon acolyte, ainsi fut fait dès le lendemain ou presque de notre retour, et bientôt j'eus mes habitudes rue Blomet, j'y pris mes aises, à tel point qu'un jour vint où l'atelier Masson ne fut plus seulement l'endroit où j'allais regarder les belles choses qui s'y faisaient et deviser avec leur auteur, mais devint pour moi aussi un endroit de travail. C'est là, pour une large part, que j'écrivis les poèmes du recueil Simulacre, qui fut édité par Kahnweiler, orné de lithographies de Masson et signé de nos deux noms jumelés, car je tenais à montrer que, conçus dans l'ambiance de cet atelier et imprégnés tant des œuvres que des propos du maître de maison, ils représentaient moins une série de textes qui ensuite auraient été illustrés, que le résultat d'une quasi-collaboration. Par André Masson je me liai non seulement avec Joan Miró (dont le nom, plus tard, se trouverait associé au mien pour plusieurs livres comme il en serait de celui de Masson après notre plaquette à double signature) mais avec des écrivains qui, comme moi, étaient des habitués du 45, rue Blomet : Antonin Artaud (au physique sans époque de tragédien capable d'incarner Oreste, Hamlet, Woyzeck et autres reflets de l'inquiétude humaine), Georges Limbour (grand lyrique façon romantique anglais, avec un découpé de Till l'Espiègle ou de mutin du Bounty), Armand Salacrou (à la face de Pierrot lunaire) ainsi que – plus épisodiquement – le funambulesque poète américain Evan Shipman, fervent des courses au trot, ennemi des courses au galop et scandalisé par les courses d'obstacles. En revanche, c'est moi qui un peu plus tard fus l'introducteur de Georges Bataille, alors numismate que sa discipline était fort loin de satisfaire et dont un extérieur élégamment bourgeois ne dénonçait en rien l'esprit violeur de tabous.

Celui qui regarde ou lit aujourd'hui ce que les uns et les autres nous avons peint ou écrit aura peut-être peine à percevoir sur quoi se fondait notre union, voire quel était notre apanage, n'hésiteraije pas à dire, car le fait est que de 1922 à 1928 (date à laquelle, après Miró parti en 1927, Masson quitta la rue Blomet pour s'installer avenue de Ségur dans une maison plus confortable mais qui passait pour hantée, comme s'il avait fallu que d'une manière ou d'une autre dans ses conditions de vie il y eût expressément une touche de romantisme) le 45, rue Blomet ne fut pas simplement le carrefour où se rencontrèrent quelques jeunes intellectuels doués chacun de sa vocation particulière, mais représenta une espèce de foyer où – par-delà les différences individuelles – régnait un certain état d'esprit, à dire vrai d'autant plus difficile à caractériser qu'il n'impliquait aucunement l'adhésion à des articles de foi qui auraient constitué en quelque sorte notre charte. Certes, nous avions tous derrière nous la révolution cubiste et ce qui en avait été plus ou moins l'équivalent sur le plan littéraire, héritage qu'à des titres divers il nous appartenait de mettre en valeur. À cet égard, nous étions dans une situation analogue à celle des quelques-uns qui étaient rassemblés autour d'André Breton lorsqu'en 1924 il lança le Manifeste du surréalisme. Toutefois notre position, encore que voisine, n'était pas exactement la même, et d'ailleurs c'est à peine si dans notre cas l'on peut parler de « position », insoucieux de toute affirmation théorique comme nous l'étions. Assurément, par son intelligence, par la transparence inimitable de ses œuvres dont les lignes mélodiques – aux accents de tenora donnant vie à une sardane comme celle que je l'ai souvent entendu fredonner en travaillant – semblaient toujours dévoiler plus que décrire, par sa culture que dominait l'enthousiasme pour Nietzsche et pour les philosophes présocratiques, par son tempérament passionné (qui n'excluait pas l'humour) et du fait également de la dure et noire leçon qu'il avait tirée de la guerre 14-18, faite en garçon que n'animait nul sentiment nationaliste mais qui estimait ne pas devoir se dérober à une pareille expérience, dont il sortit gravement touché physiquement et moralement, Masson exerçait sur nous tous un ascendant. Cependant, à l'inverse de Breton, il ne fit à aucun moment effort pour endoctriner ceux qui l'entouraient. Bien sûr – et ses écrits ultérieurs le prouvent – il était un chercheur lucide qui réfléchissait aux problèmes de son art, problèmes dont il débattait volontiers avec des peintres amis autrement orientés, tels Juan Gris, André Beaudin et la femme de celui-ci, Suzanne Roger, artistes auxquels il faut joindre – entre autres relations confraternelles que Masson eut à cette époque – Jean Dubuffet (alors dans la première période picturale que suivit l'entr'acte durant lequel il s'occupa du négoce de son père) ainsi qu'Elie Lascaux (à qui est dû l'unique document iconographique que l'on possède sur l'ancien 45, rue Blomet, un tableau montrant Masson, dépenaillé, traversant pour rentrer chez lui la cour flanquée d'un modeste édicule de nécessités hygiéniques). Mais il ne se proposa jamais d'élaborer une doctrine, bien que son atelier – plus que celui de Miró, peu loquace et suivant dans le calme de chez lui un petit bonhomme de chemin qui le mènerait très loin – fût pour nous un lieu privilégié de confrontations et aurait pu, qui sait ? devenir le creuset d'une nouvelle école si notre hôte avait eu des ambitions de leader. En 1924, Artaud (dont venait de paraître la Correspondance avec Jacques Rivière), Masson (qui avait attiré l'attention de Breton par son tableau Les Quatre éléments), puis Miró (dont Terre labourée marque le tournant avec éclat) ainsi que Tual et moi, nous adhérâmes au surréalisme, mouvement auquel Limbour était déjà mêlé mais avec de telles réserves que – de propos délibéré – il s'était abstenu de

nous faire entrer en contact avec Breton et son entourage, tenant (comme il l'a écrit par la suite) « à sauvegarder la paix miraculeuse de la rue Blomet ». Sur quelles parentés de vue reposait donc cette paix, entre jeunes gens qui n'étaient pas des saints et dont chacun avait son franc parler ? Aux deux extrêmes, je crois pouvoir situer les deux hommes de théâtre, Artaud l'acteur et Salacrou le dramaturge, l'un qui pratiquait son métier avec feu mais s'attachait essentiellement à résoudre par l'expression poétique le problème personnel d'identité avec soi qui le rongeait, l'autre que le goût de la poésie peinte ou écrite animait comme ses compagnons et qui entendait travailler dans le même sens qu'eux, mais d'une manière plus aisément accessible à un large public. Pourtant, aussi dissemblables que nous fussions, il y avait une tonalité commune, qui était donnée (il me semble) par un furieux appétit de merveilleux, désir de rompre avec la réalité courante ou, en tout cas, de la transfigurer. À l'origine tout au moins, il ne s'agissait pour nous ni d'innover pour innover, ni de révolutionner quoi que ce fût. Travail, famille, patrie, nous récusions – explicitement ou implicitement – ces valeurs auxquelles nos éducateurs avaient souscrit, mais nous n'étions pas pour autant des politiques et la recherche de la poésie, directement ou à travers une activité artistique, était l'unique mode de vie qui nous convînt, outre que nous avions plaisir à ainsi secouer – fût-ce sur le plan du seul imaginaire – le joug des règles logiques et des restrictions morales que la société nous imposait. Contre l'emprise de cette culture étriquée que nos œuvres visaient à transcender, Masson se dressait avec la vigueur qu'il avait déjà manifestée lorsque, militaire blessé et hospitalisé, il avait exprimé avec tant de véhémence qu'on l'avait taxé de folie son absolu dégoût de la civilisation occidentale. Limbour, plus délié, trouva vite une issue en usant de son métier de professeur de philosophie pour faire en Albanie le premier de ses longs séjours à l'étranger. Tual, sédentaire, marquait ses distances en pratiquant avec une gentillesse paradoxale une sorte de dandysme où s'alliaient donjuanisme intellectuel et esprit mystificateur. Tandis que Salacrou, sans systématiquement casser les vitres, prenait de grandes libertés avec le théâtre traditionnel, Artaud s'avérait si intransigeant dans ses vues sur la façon dont un acteur devait jouer qu'il était impossible ou peu s'en faut à diriger par un metteur en scène. Miró, avant même de totalement s'émanciper, travaillait dans un sens qui ne répondait nullement au goût du jour. La débauche et le jeu étaient deux des armes de Bataille, tandis que moi – qui à cette époque n'avais pas encore cherché un dérivatif dans l'ethnologie – je me bornais à miser sur la manipulation du langage et sur mes rêves de la nuit pour obtenir je ne sais quelle révélation métaphysique qui, momentanément du moins, m'aurait arraché à mes tourments. À des titres divers, tout cela montre que, rue Blomet, ce n'était pas le conformisme qui nous étouffait et qu'en cela comme à d'autres égards nous étions bien proches de ceux pour qui le surréalisme était le seul successeur admissible de Dada. Une différence néanmoins, et qui paraît ne s'être effacée chez aucun. Un merveilleux manifestement irrationnel, fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d'ailleurs (autrement dit le merveilleux typiquement surréaliste), ce n'est pas cela que nous cherchions rue Blomet, du moins au début. Ce à quoi nous visions, c'était à une refonte des données réelles en des œuvres affranchies des conventions et où l'imaginaire avait la part du lion, mais construites de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle. Quoi que nous fissions, et aussi loin que notre essor nous emportât, un souci compositionnel restait notre garde-fou : pour téméraires que fussent parfois les jeux de contrastes et d'harmonies en lesquels se concrétisaient nos inventions, il

fallait que la chose qui en résultait tînt debout, qu'elle eût – fût-elle pour une large part un fruit de l'automatisme – une cohérence comparable à celle d'un organisme vivant ou d'une architecture musicale. Masson et aussi bien Miró étaient (et demeurent, chacun à travers l'évolution qui lui fut propre) des plasticiens qui, tout en poursuivant des buts autres qu'étroitement picturaux, ne négligeaient pas les leçons de leurs prédécesseurs et savaient fort bien que la peinture est un art de la main autant que de la tête. De surcroît, nous pouvions trouver du merveilleux là même où aucune rupture d'amarres ne s'opérait, et c'est ainsi que malgré la divergence des idées nous reconnûmes comme l'un des nôtres – et cela pour assez longtemps – un écrivain catholique alors très peu connu amené par Max Jacob, Marcel Jouhandeau qui, dans ses textes d'une grande pureté classique, parvenait à hausser certains aspects de la vie provinciale jusqu'au niveau du mythe et, dans la vie, avait le don (que seules possèdent de rares personnes) d'appeler les rencontres singulières. Si Masson se plaçait de façon déclarée sous le signe du nietzschéisme, on aurait pu déceler chez Miró une manière de paganisme informulé, corollaire de son attachement viscéral au terroir catalan. Quant à la note générale, il me semble que quelqu'un qui aurait voulu interpréter en termes de religion nos façons de penser et d'agir n'eût pas laissé d'observer non seulement que la poésie sous toutes ses formes avait pour nous une valeur qu'il n'est pas excessif de qualifier de sacrée, mais que, férus de musique et de danse, nous alcoolisant volontiers et mesurant (avant même de nous être initiés à Freud) toute l'importance du désir charnel, l'un des grands ressorts de la vie comme de toute activité artistique, nous nous comportions sur plus d'un point comme si un dieu à la fois sombre et joyeux, de l'espèce de Dionysos, avait secrètement dominé les athées que nous étions. Ces athées qui situaient au-dessus de tout la quête poétique qu'ils menaient selon des voies diverses et qui était pour eux un moyen d'échapper aux contraintes, c'était en vérité par des nuances – mais pas plus – qu'ils se distinguaient de ceux qui, avant eux, s'étaient proclamés surréalistes. Et il était donc naturel que, touchant la plupart d'entre eux, s'accomplît la fusion jugée indésirable par Limbour. Il y a aujourd'hui plus d'un demi-siècle que ce qu'on peut appeler – très approximativement – le cénacle de la rue Blomet fut privé de sa base matérielle par le départ de Masson succédant à celui de Miró. Cessa-t-il pour autant d'exister ? Oui, si l'on considère que, faute de lieu de rencontres qui n'avaient pas même à être préparées, il ne pouvait que subir un éparpillement à tout le moins relatif. Non, si l'on tient compte de la tendance – ou du faisceau de tendances – qu'il continua de représenter, l'absorption de notre bande presque entière par le surréalisme ne s'étant pas traduite par une pure et simple assimilation et n'ayant, d'ailleurs, pas empêché amitiés ou complicités de se poursuivre par-dessus la ligne tracée entre ceux qui appartenaient et ceux qui n'appartenaient pas à ce mouvement. Quoi qu'il en soit, il est permis d'estimer que, dès l'époque où le 42, rue Fontaine (où habitait Breton) et la place Blanche (avec le café Cyrano) devinrent des points de ralliement pour la majorité de ceux qui – sans jamais s'être le moins du monde institutionnalisés – constituaient le cénacle dont le quartier de Vaugirard avait vu l'éclosion, son histoire se confond à peu près avec celle du surréalisme, de ses élans et de ses déchirements.

André Masson homme de théâtre Dès la période ancienne (les premières années 20) où André Masson était un jeune artiste qui n'avait pas laissé de méditer les leçons de ses aînés les cubistes, une mythologie étrangère à ceux-ci, préoccupés essentiellement de plastique, innerve tant ses dessins aquarellés aux sujets érotiques exécutés sur des feuilles volantes et d'une main à prestesse d'éclair que ses compositions à l'huile : corps féminins entremêlés en un chaos qui n'était pas sans rappeler celui des origines ; natures mortes où des objets inanimés (du même ordre que ceux de la panoplie cubiste, verre, paquet de tabac, pipe, carte à jouer, que sais-je encore ?) semblent se donner la réplique en une sorte de drame muet sur le fond cosmique souvent évoqué par des nuages de carte postale ou l'enroulement illimité d'une spirale de papier ; joueurs de cartes en rupture d'aventures plutôt que petits-bourgeois ou paysans cézanniens ; forêts de la région parisienne (expressément le bois de Clamart) muées plus encore en paradis terrestre ou en vaporeuses Brocéliande qu'en jungles empreintes d'un exotisme à la Rousseau. Avant même Les Quatre Éléments (1924), tableau peint dans un esprit proche, semble-t-il, de celui de ces philosophes présocratiques pour lesquels il marqua toujours une prédilection et œuvre charnière qui le fit reconnaître comme menant une quête analogue à la sienne par l'auteur du Manifeste du surréalisme, André Masson avait déjà brisé avec l'orthodoxie léguée par ses prédécesseurs : tout en restant un édifice à construire, le tableau était devenu pour lui un lieu où s'entrecroiseraient des forces et où une intrigue se nouerait, fût-ce entre l'oiseau mort ou la grenade et tel objet opaque ou cristallin qui n'a jamais connu la vie. Ainsi orienté dès le départ, un créateur aussi fertile et divers que sans relâche l'aura été André Masson devait un jour ou l'autre rencontrer le théâtre, aussi bien dans ses toiles et ses dessins ou gravures aux motifs empruntés parfois à Shakespeare ou à la légende wagnérienne, voire fournis par l'opéra chinois, qu'en affrontant l'espace réel qui a pour base les planches que la rampe quand ce n'est la fosse d'orchestre sépare de la salle où un public est rassemblé comme pour une fête. Ni le ballet (tels Les Présages qui marquèrent ses débuts à la scène et furent exécutés décors et costumes pour le chorégraphe Léonide Massine), ni le théâtre proprement dit (le plus souvent poétique à l'exemple du premier et plus révélateur des spectacles auxquels il travailla en une collaboration étroite et amicale avec Jean-Louis Barrault, l'inoubliable Numance de Cervantès montée durant la guerre civile espagnole et sentie en ces jours déjà gros d'orage pour l'Occident comme un souverain hymne à la liberté, mais à l'occasion théâtre historique, genre dont relevait La terre est ronde de Salacrou centrée sur la haute figure du réformateur Savonarole, voire prosaïquement réaliste comme ce même André Masson, qui dans l'ensemble de ses travaux s'adonnait à une espèce d'alchimie visuelle, s'y astreignit quand, tâche ingrate pour un imaginatif tel que lui, il décora Morts sans sépulture, pièce dans laquelle l'existentialisme de Sartre s'est exprimé à propos du non opposé par les plus courageux à l'expansion nazie), ni le théâtre lyrique (tantôt classique avec l'Iphigénie en Tauride de Gluck, tantôt moderne avec la Médée de Milhaud et le Wozzeck de Berg) ne sont restés intouchés par André Masson, qui mit tout son savoir de grand peintre au service de nombre d'œuvres, qu'en

son immense curiosité d'esprit il aimait assez pour vouloir les doter d'un cadre dont la qualité ne le céderait en rien à celle de ses tableaux. Par le rite qui lui est lié et assure périodiquement sa présence en quelque sorte physique, le mythe touche au théâtre. Féru de mythe comme ses œuvres de jeunesse en étaient déjà l'indice avant même qu'on pût en trouver maints témoignages explicites dans celles de sa maturité, fréquemment inspirées par ce qui reste pour notre imagination la partie la plus vivante de l'antiquité grecque, celle d'où Freud qui n'avait rien d'un esthète ni d'un archéologue a tiré son Œdipe, André Masson était donc particulièrement disposé à s'éprendre de théâtre. Pour l'homme moderne irreligieux qu'il est et que sont tant d'entre nous, le théâtre n'est-il pas dans une certaine mesure le substitut profane de ce que devaient être jadis les grands rituels dans lesquels un large pan de l'histoire du monde était résumé et réactualisé ? Le mythe : récit rappelant, en raccourci et de manière imagée, les événements non datables sur lesquels se fondent aujourd'hui les us et coutumes d'une société donnée. Le théâtre : renvoyant à aujourd'hui, à naguère ou à une époque immémoriale, simulacre d'action qui, plus ou moins exemplaire, met spectaculairement en jeu des sentiments et des comportements humains. Double nature du théâtre : illusoire ou, si l'on veut, mythique au niveau de cette action fantôme qui prend place dans un espace conventionnel et dont la durée, condensée en un petit nombre d'heures, répond à ce qu'on peut qualifier de temps quintessencié (un temps manipulé, comme celui du rite l'est sur un plan sacré où toute erreur risquerait d'avoir des conséquences funestes) ; réelle au niveau de la performance non moins réglée qu'un cérémonial mais n'entraînant que succès ou blâme de la part de ceux qui, écoutant et regardant la parcelle d'imaginaire ainsi rendue immédiatement perceptible, se trouvent soustraits – sauf maldonne – au temps de leur vie courante et devenus les jouets d'un temps non uniforme, tantôt rapide, tantôt plus lent, voire arrêté et dont la ligne aurait ses élans, ses retombées et serait jalonnée de points forts, équivalents de ces instants que pendant la période qui suivit son retour des États-Unis (où l'occupation bientôt entière de la France vaincue et ses iniquités l'avaient contraint à s'exiler) André Masson s'est attaché à fixer sur ses toiles. Or qu'est donc cette parcelle infinitésimale mais privilégiée de temps à laquelle, non sans doter ce mot d'une connotation romantique, le peintre de tant d'œuvres illustrant une philosophie dramatique du conflit perpétuel hormis de rares échappées donne le nom d'« instant » et qu'il semble légitime de comparer tant à un lever de rideau qu'au brusque changement de situation que l'on dit communément coup de théâtre ? En une illumination soudaine, communion avec le dehors, dévoilement de sa richesse infinie, à travers le spectacle naturel – éventuellement infime – qui vous fait vivre une minute de féerie. Moment où s'opère une saisie, événement exigeant une participation active plutôt qu'un abandon paresseux à la contemplation, est-il abusif de penser que l'instant ainsi conçu présente un caractère théâtral ? Se projeter tout entier dans la vision qui vous est offerte, à la manière dont le spectateur subjugué se projette dans ce qui se passe sur la scène... Sans parler de la maîtrise picturale qu'ailleurs il déploie de sa propre main sur de moindres formats et dans un style où le détail compte autant que l'ensemble, quel est l'apport spécifique d'André Masson sinon à l'art du théâtre lui-même – à base de texte, de mimique et surtout de chant quand il s'agit d'une œuvre lyrique – du moins à la quasi-magie d'où résulte l'illusion théâtrale (être séduit par un mirage délibérément suscité auquel on adhère avec d'autant plus d'émotion qu'on le sait né d'un artifice) ? Vertu la plus manifeste peut-être : encore qu'étrangement négligée par les

responsables artistiques d'une institution telle que le Festival de Bayreuth alors qu'il eût été le décorateur le plus apte à infuser un sang neuf aux fastes surannés de la Tétralogie peuplée de dieux, de héros et de créatures bizarres ou au noir engloutissement passionnel de Tristan, sa capacité de créer des allégories et des emblèmes parfaitement convaincants (personnage actif comme le Sort vampirique qu'incarnait un danseur des Présages, élément stable de décor comme la tête de taureau aux cornes enserrant une tête de mort entre leurs pointes, sorte d'idole imaginée pour Numance et dont l'image dessinée est devenue chemin faisant l'enseigne ou le génie tutélaire de la Compagnie Renaud-Barrault). Non moins typique : sa façon de ne manquer nulle occasion d'élever le débat, pourrait-on dire, et de suggérer une ampleur tendant à l'universel, soit qu'il montre apparemment dans toute sa vastitude la sierra de Numance soit qu'il fasse se dresser des montagnes sauvagement telluriques pour le dernier acte du Tête d'or d'un Claudel pas encore pieux catholique, soit qu'éventuellement il n'hésite pas à promouvoir soleil et lune (celui de l'entrée finale de Fortinbras dans Hamlet, celle du meurtre de Marie dans Wozzeck) au rang d'acteurs d'une tragédie cosmique. Que la scène du théâtre occidental traditionnel, la scène dite « à l'italienne », soit un espace vivant et totalement complice plutôt qu'une boîte inerte dont une paroi absente laisse voir les gens et les choses qu'elle contient, c'est à ce genre de transfiguration que, chaque fois que le thème à traiter en ouvrait la perspective à cet artiste porté par son métier même vers un théâtre en tenue de gala plus qu'en tenue de ville, est parvenu André Masson, ennemi de toutes limites et grand amoureux des mythologies qui tentent de donner un sens à la conduite des hommes comme à la marche du monde. Si l'on admet, se fiant à Shakespeare entre autres, l'idée métaphysiquement contestataire que le monde est un théâtre, ne pourrait-on, à propos des plus grandes réussites d'André Masson décorateur et costumier, dire qu'avec lui le théâtre est un monde, formule inverse mais complémentaire de la profession de foi – ou de non-foi – qui, lorsque l'illustre dramaturge élisabéthain en fit l'un de ses thèmes les plus hautement poétiques, devait être déjà un lieu commun ?

Dire C'est à l'un des actes les plus spécifiquement humains, dire, que Picasso aura, semble-t-il, consacré toute son existence. Certes, à l'instar de ses grands amis les poètes, il l'a fait souvent avec des mots, qu'il organisait volontiers en textes d'actions théâtrales comme si son goût profond du réel se satisfaisait mieux quand il s'agissait tant soit peu d'une action, soit de quelque chose qui, porté sur les planches et acquérant ainsi une espèce de réalité, peut être vu et presque touché. Mais nul n'ignore que c'est à des moyens plastiques – en surface ou en volume – qu'il a généralement recouru lorsqu'il lui fallait, à propos de ce qu'il avait perçu ou imaginé, agencer une construction dont la forme, étonnamment variable ainsi que l'atteste la diversité de ses « époques », paraît avoir moins importé pour lui que ce qu'elle était à même, d'une façon ou d'une autre, de dire au spectateur. Transcripteur hardi qui, montrant un tableau très bousculé de lui, pouvait assurer sans ambages : « C'est comme ça que je dis femme », Picasso – œil toujours en éveil – n'a-t-il pas emprunté, dans son désir forcené de livrer des images parlantes, les voies les plus étrangement divergentes pour faire saisir comment lui il saisissait le monde, et cela tantôt en s'en prenant directement à telle des parcelles que lui en proposait son environnement animé ou inanimé et vers laquelle, fugacement ou non, le portait sa passion des êtres et des choses – du comment ils sont faits – alliée éventuellement au sentiment pur, tantôt en passant par tel grand spectacle que la vie lui offrait (corrida par exemple, que valorisait pour lui un parfum de terroir natal) ou par un scénario relevant quelquefois du mythe encore que l'œuvre entier, pour large qu'en soit l'éventail, ait plutôt le réalisme pour dominante thématique : faire sentir, avec la fraîche acuité d'une découverte, ce qu'est l'être vivant, l'objet banal, le lieu quelconque ou la scène que l'on a pris pour motif vrai ou supposé. Que, finalement, il n'y ait que la « qualité » qui compte (propos qu'à deux ou trois reprises j'entendis tenir en substance par Picasso dans ses dernières années comme pour résumer une leçon tirée de sa longue expérience) et que tous les moyens soient donc bons, comme les styles les plus différents, pour parvenir à dire ce que l'on a à dire, n'est-ce pas cela qu'en toute spontanéité, peut-on penser, cet inlassable inventeur de langages neufs (parce qu'une langue est vite usée et qu'il faut toujours dire autrement sous peine de sombrer dans l'ennui et dans l'insignifiance), cet artiste en perpétuelle métamorphose depuis ses débuts de quasi-enfant prodige a péremptoirement démontré ? En sont les témoignages tacites tant ses tableaux et œuvres graphiques sujets les uns comme les autres à un renouvellement constant même aux approches de la mort (alors qu'il semblait s'inquiéter moins des façons de dire que de dire encore le plus possible) que ses sculptures où l'absence de préjugés quant aux moyens et cet humour qui est l'un des traits les plus frappants du génie sans emphase de Picasso sont marqués si souvent par l'usage fait de tel objet trouvé, chose au rebut, jouet prélevé parmi ceux de ses enfants ou autre bricole détournée de son sens premier non sans que le plaisir quelque peu ironique de faire subir à cet objet un tel changement d'orientation se laisse deviner. Nul doute pour moi que le ressort essentiel de l'activité acharnée de l'immense travailleur Picasso – esprit trop avide et trop curieux pour s'être jamais enfermé douillettement dans une manière – a

été, bien plus qu'une préoccupation esthétique aussi noble qu'elle fût, ce besoin furieux de dire et d'être vaille que vaille entendu, qui pousse le véritable créateur à faire flèche de tout bois pour prendre langue avec notre univers muet, si tant est qu'une pareille connivence soit concevable. A cette pressante et dure instance – impitoyable comme je ne sais quel Shylock à qui l'on doit payer chair et sang sa dette – le prédicateur avorté Van Gogh avait, vers la fin du siècle dernier, sacrifié une fois sur un mode ouvertement tragique en se servant, non de la toile, des pinceaux et des couleurs familiers au peintre qu'il était devenu, mais de sa propre oreille coupée.

Glanes À Jean Jamin.

A – agit, à cru, sur les terres grasses ou maigres. (sais-je flairer ses raies légères ?) ALPAGE – page haute et pâle qu'un bétail lape. ÂNE ahanant et hihanant. ANIMAL – l'Himalaya n'est ni son nid ni son habitat. ANTHROPOLOGIE – la jauge des antres d'entre peau et os, pas jolis ! ARAIRE – sert, acerbe, l'art de préparer la terre. ARBRE – ses branches sont des bras qui barrent. ARC -EN -CIEL – marque essentielle des archanges. ARGILE : j'y lis la jarre. ASTRE – trace d'âtre. AUBÉPINE – épi béni de l'aube, ô belle pine ! AURORE – la rosée en rehausse l'or. AUTOMNE – outre ou tonneau. AZUR – pur de bavures, une embrasure. AGRICULTURE AIR

B B ACCHUS – écume et boit bacs et cuves. BŒUF veuf de son zob. BOLIDES – vos balles lapident les lobes du vide. BOTANIQUE , ta beauté panique. BOURRASQUE à brusque tour de roue, beau risque pour les barques ! BRUINE – elle burine l'air.

C CAILLOU ,

caillot. CAMPAGNE – Cocagne cagneuse, amputée. CÉRÉALES si réelles, si serrées, si égales ! CHARRUE – harnachée, trace chèrement sa rue. CHASSE – sur de sages bêtes sa hache s'abat. CHEMIN – machin où marcher. CHEVAL – il s'arrache en flèche et, échevelé, avale le val. CHÈVRE revêche. CHIEN = niche. (Mais pour cheminer cher n'est le mien !) CIEL – des ailes le scient. CIGUË si aiguë ! CITERNE – cette urne si terne...

(en connaît-on le compte ?) COQ – concocte, avec sa concubine, l'œuf. CRÉPUSCULE – quel sépulcre ! CONTES

D (l'éluderai-je ?) – à des modèles à la grosse, fatidique, elle se fie. DOGUE rogue. DUNES – vues du haut des hunes, runes brunes et dénudées. DÉLUGE

DÉMOGRAPHIE

E – l'aumône calme du chaos. – lèche le ciel. ÉCLIPSE # ellipse. ÉCOLOGIE – laisser agir les eaux, les givres et les échos. ÉCORCE – cosse épaisse et racornie, mais corps offert aux caresses. ÉCUME – les grumeaux de la mer, le mucus des écueils. ÉGLANTINE – sanglante étamine. ÉLEVAGE – ses javelles boivent et mangent. ÉPI, épée. EST – estuaire céleste ? ÉTANG – étend son antre ganté d'eau. ÉTÉ – hymne terrestre à l'éternité torride ? ETHNOLOGIE – je dis : non ! à la terne geôle où je gis. ÉTOILE – t'étioler, est-ce ta loi ? EAU

ÉCHELLE

F – fichu hante-home ! FENÊTRE – fait naître un air neuf. FEU – il fulmine, fiévreux, fuligineux. FIGUE – figure vague de la femme. FLEUVE – se love, flave, entre deux rives. FLEUR – heureux, la flairer. FLORAISON – hors des raisons flétries, le flot de braise... FOLKLORE (clore le rôle faux de ce leurre coloré). FORÊT touffue, aux hauts fûts et frais fourrés (dont il faut forcer les rets). FOUDRE (soudaine à rendre fou). FRUIT – se ruer sur sa fraîcheur fragile. FANTÔME

G – il loge des gemmes qui enjôlent. GÉOGRAPHIE – trop figée et trop grave agrafe des paysages. GÉOLOGIE – là où gisent les os, au jugé elle lit. GIRASOL – agile col de girafe, il s'érige haut. GIVRE – fifre aigu de l'hiver rigide. GEL

– se lasse, casse et passe au dégueulasse. GLÈBE – le socle des gueux et du blé. GRENADE – un dard s'y engrène : ses grains ardent. GUI – fruit druidique à goût de givre. GLACE

H – toise et enregistre, au soir. HIVER – verrerie vide. HOMME – somme de mots et de maux. HISTOIRE

I INDUSTRIE

– indestructible suie (ou suint) d'utilité ?

J – lâché, déjà le champ reprend chair... JARDIN (retourné, il donne un nid de rage). JOUR – toujours rouge. JACHÈRE

L – délabrer à rebours. LAC au calme éclat de laque. LAGUNE – une langue. LIMON – mon lit. LUCARNE – lacune, nacrée par la nuit lunaire. LUMIÈRE – les pierres humiliées s'y mirent. LUNE – l'urne des nues. LABOURER

M – prisons, aimées des hommes. MAMMIFÈRE (ma mère l'était, il faut m'y faire). MANTE – avidement elle tue et mange, amante gourmande. MARÉCAGE – mariage de sec et d'eau ; pacage d'insectes. MER – émeut aires. MÉTÉOROLOGIE – en théorie, horloge éolienne du temps et de ses thèmes. MINÉRAL aux nerfs laminés. MŒURS – notre mesure. MOISSON – de mois en mois, croissons et amassons ! MONTAGNE – mon magnifique tas renfrogné, ta hargne empoigne. MORAINES – marraines des glaciers, leurs reines mortes. MOUSSE – soumise aux muses des sources. MOUTON que, tout bons, nous tondons et, gloutons, manduquons. MAISONS

N – l'enture des maturités. N ORD aux morsures nocturnes. NUAGE – auge neigeuse de la pluie. NUIT – de nullité, l'unité noire. NATURE

O – eaux et ans. OISEAUX – croix ou biseaux. ORAGE – orgasme. Une orgie d'eau. O UEST – où est cet Occident, cet oxydant de l'astre ? OURAGAN – courant, nageant, il nous enveloppe de sa gandoura. OCÉAN

P – certains y cherchent la paix. PERSIENNE – percée de stries, herséenne. PHARE – fier phallus dans les rafales. PIÈGE – y ai-je le pied ? PLAFOND – on l'a fait d'un plomb qui plane. PLAGE à plat pelage. PLAINE – pleine ou pelée, elle n'a ni plis ni plaies. PLANCHER – champ planté d'échardes plus que de blé. PLANTE – le temple des lenteurs brûlantes. PLUIE – perles fluides et pures, à la pelle. PORTE – Protée, elle porte à sortir ou entrer. POUSSIÈRE – ce qui pousse entre les serres de la lumière. PRAIRIE (y paître !) PRINTEMPS – l'empreinte de Pan. PÊCHE

R – sinuosités originaires des races. – folle rafle. RAVIN (V entrouVre sa ValVe ou son Vagin). RIVIÈRE – vierge à ravir, ravivant les rêveries d'hier. ROC rauque. ROSE – la chair des choses. ROUTE – où qu'elle nous mette, tout retour la rature. RUINE – l'air y bruit, l'ennui s'y amenuise. RURAL – allié aux rus, aux hures et aux Halles, plus qu'à la rue. RACINES RAFALE

S

– attire, trop hâtif, à sa trappe. SAVANE – suave aux herbes qui se pavanent. SEMEUR = mesure. SERRURE – sûres ferrures. SILLAGE – sciure de l'eau que fend la nage. SOCIOLOGIE – saucissonner les faits et gestes des gens, c'est ce droit-là que ses lois s'arrogent. SOLEIL – seul œil. SOUPIRAIL – aux futailles assoupies la paille du jour sourit. SOURCE = course. S UD – la dîme du Midi, c'est la sudation. SYLVAIN (si, civil et vain, il vient en ville, qu'est-ce que veut ce lièvre-pied ou bec-de-chèvre ?). SATYRE

T – au torse près, un gros centaure. TERRE – tes rets... TOURISME – en meute qui reste à mi-route, il pourrit tout ce qu'il touche. TROMBE – des bombes y trônent. TAUREAU

U USTENSILES

en style usine.

V sans canevas. – celui du vol se creuse dans l'air avec des ailes. VALLÉE lavée. VÉGÉTAL – jet d'alvéoles. VENDANGES – engendrent les vins à venir. VENT – va de l'avant. VILLE – elle vit. VOYAGE – la joie de voir de ses yeux, voilà – ailleurs – l'enjeu ! VACANCES VAL

W WEEK -END

– écrème ou dénie l'ennui inouï.

Z – fine brise qui effleure et frise. ZIZANIE – nid d'orties malicieuses, ennemies de la sanie des tisanes. ZOOLOGIE – oies ou oiseaux, les hommes y logent. ZÉPHYR

« Rapace à l'œil bleu... » Rapace à l'œil bleu, personnage maigre et glabre d'un roman sadien, ascète tenté par on ne savait quel enfer, si ce n'est valet futé de Marivaux, prélat athée ou élégant ci-devant à perruque mise au rancart, tel – dans son ambiguïté – m'apparut Georges Henri Rivière quand, plusieurs années après l'avoir rencontré pianiste amateur jazzifiant avec brio, je le retrouvai co-dirigeant du Musée d'Ethnographie du Trocadéro et membre discret de l'espèce de triumvirat – le hors-catégories Georges Bataille, le poète et historien d'art Carl Einstein et lui-même – par lequel un peu à hue et à dia était piloté le périodique Documents dont je devins l'un des rédacteurs de base. Apparemment des plus neutres mais indiquant un point de vue plus souple que celui des autres périodiques artistiques, ce titre, Documents, ne convenait-il pas à une publication qui, ne s'embarrassant guère de préjugés sur la beauté, s'aventurait volontiers dans les marges, tantôt sur le mode de l'érudition ou de la curiosité, tantôt avec le sans-gêne dont témoigne notamment, par la plume de Bataille alors tenant de ce qu'il nommait le « bas matérialisme », l'attention portée à des thèmes aussi trivialement humains que celui du gros orteil ou celui du crachat ? C'est le même esprit de fondamental irrespect des valeurs admises qui s'exprime dans l'article consacré en 1930 par Rivière, épris de réjouissances publiques comme il l'était de bons mots, à la revue qui passait alors aux Folies-Bergère. Si, à l'intérieur comme à l'extérieur de Documents, qu'il contribua largement à pourvoir du volet variétés qu'illustre entre autres ce papier (Documents, 2 e année, no 4, p. 240), l'auteur de ce texte se révélait serviteur enthousiaste de la science encore imparfaitement reconnue qu'était l'ethnographie et, partant, de ces arts et traditions populaires auxquels il ferait édifier plus tard le temple que l'on sait, il se montrait, dans ce compte rendu d'un spectacle peu estimé par l'élite, spontanément imbu d'un contre-esthétisme à la Rimbaud (aimer les peintures idiotes, dessus-de-portes, décors, toiles de saltimbanques, etc.). Dans ce bref article il marquait, humoureusement mais en observateur sagace, le caractère rituel qu'avec le sérieux paradoxal de son protocole revêt, lorsqu'elle est menée comme il se doit, une manifestation du type revue des FoliesBergère. Sulfureuse impertinence bien dans la note de subversion incongrue que Documents devait à son secrétaire général Bataille, il concluait en donnant à entendre que la religion (non réduite à une bigoterie) va de pair avec l'érotisme, liaison qu'atteste cette excitation cérémonielle du désir par la voie de nudités exhibées quant à certaines avec une insolence ou une noblesse échappant à la polissonnerie, lors même que le contexte monacal de cette exhibition ne l'élevait pas à la hauteur d'un sacrilège. Musée de la femme où celle-ci, dévêtue, se pare d'un halo sacré : ainsi les Folies-Bergère s'étaientelles peut-être présentées un beau soir à celui qui, bientôt dévoué corps et âme à la création de l'austère Musée de L'Homme, commençait en ce temps sa carrière de grand promoteur de recherches et de prestigieux metteur en scène d'objets inanimés.

Chevauchées d'antan À Francis Bacon, qui fut l'un de ses grands amis, ces pages sur une disparue. Assez consciente de sa beauté pour l'entourer de quelques soins mais assez intelligente pour ne pas en faire l'instrument d'agaceries dérisoires, Sonia Orwell, qui plus tôt qu'on ne pouvait le prévoir mourut après avoir lutté contre une terrible maladie sans se départir de son charme proprement rayonnant, m'était vite apparue comme l'amie la plus loyale et la plus attentive, trop éprise toutefois de liberté pour ne pas se montrer indomptable et portée à se cabrer abruptement pour peu qu'une antipathie radicale l'éperonnât. Rien d'étonnant, donc, s'il lui arriva souvent d'être regardée d'un mauvais œil par des gens qui – oubliant non seulement les services qu'elle avait rendus à la revue londonienne Horizon mais, outre ses quelques travaux de traductrice scrupuleuse, l'efficacité dont elle avait fait preuve pour la publication posthume de divers écrits de son mari George Orwell – la tenaient pour ni plus ni moins qu'une intellectuelle emplie d'elle-même et sujette à d'intempestives sautes d'humeur. Douée en vérité d'une sensibilité aiguë et d'un esprit prompt à l'enthousiasme, cette Anglaise née dans les lointaines Indes et qui ne portait nulle trace de l'éducation bigote que toute jeune elle avait reçue était – n'en déplaise à ses détracteurs – la générosité même et, cherchant sans doute à désarmer le tourment profond dont la présence se laissait deviner sans grand risque d'erreur derrière sa gaîté habituelle, semblait prendre le plus grand de ses plaisirs à réunir chez elle ceux et celles dont la compagnie lui agréait. Pour les privilégiés qu'en toute simplicité elle invitait aussi bien dans son piedà-terre de Paris que dans sa coquette maison de Londres, elle déployait sans compter ses dons d'irremplaçable hôtesse, qui savait à merveille assortir ses convives et chez qui en règle générale la conversation n'avait pas moins d'attrait que la chère qu'en discrète mais brillante artisane elle préparait elle-même. A ce double titre, il n'est pas excessif de voir en elle l'équivalent moderne de l'une de ces créatures féeriques dont les silhouettes attachantes encore qu'imprécises persistent à hanter un lieu où, souvenir l'un des plus ressemblants (si je puis dire) parmi ceux que je garde de cette femme dont l'absence crée un vide que ses familiers de naguère sont presque chaque jour à même de mesurer dans sa triste positivité, je me rappelle m'être trouvé avec elle il y a quelques années : la forêt bretonne de Paimpont, nom prosaïque que porte aujourd'hui ce qu'il reste de la légendaire forêt de Brocéliande, si toutefois c'est bien là qu'un historien ou géographe doit aujourd'hui la localiser. C'est au cours de l'été 1979 qu'avec Sonia Orwell – alors apparemment dans une santé parfaite – et notre ami new-yorkais Edward Burns nous allâmes ma femme et moi par deux fois, venant de Dinan où nous habitions tous quatre un hôtel portant le nom d'un compagnon de Du Guesclin, voir cette forêt de Paimpont, maintenant si réduite et si dépouillée de mystère par le tourisme que

c'est surtout le halo fantasmagorique dont la dote son hypothétique passé arthurien qui engage à la visiter. Une première fois, nous avions vu, à Comper tout près d'un groupe d'étangs, le château dont on dit – anachroniquement, car bien que vieux il semble ne pas être chargé de siècles à ce point – que la fée Viviane y serait née. Puis, continuant notre pèlerinage, nous avions longé à pied le Val-sansRetour, ravin forestier dont Morgane par magie avait fait une prison où étaient enfermés de « mauvais garçons » qu'elle entendait punir et qui se creuse non loin du Miroir des Fées, petit lac situé au fond d'une dépression assez minime pour qu'à distance de remémoration elle ne paraisse guère plus grande qu'une paume de main. Enfin, toujours en forêt et nous écartant de la route carrossable, nous avions Sonia Orwell et moi poussé – elle de son long pas rapide, moi forçant le mien pour la suivre – jusqu'à la Fontaine de Barenton, liée à l'histoire de Merlin l'Enchanteur. Si l'on en croit la tradition, ce thaumaturge d'une époque à demi mythique déchaînait des tempêtes en versant de l'eau de cette fontaine sur une dalle de pierre qu'on voit tout à côté, ensemble aux dimensions si modestes que nous en fûmes déçus ma co-équipière et moi, riant presque d'avoir quitté nos compagnons plus paresseux ou plus avisés et d'avoir marché si bon train et relativement si longtemps pour atteindre cette quasi-flaque d'eau scandaleusement sans commune mesure avec le pouvoir qui lui avait été attribué d'engendrer des ouragans. Malgré la déconvenue finale à laquelle deux d'entre nous s'étaient heurtés, la forte poésie qui émanait de ces lieux – ou plutôt celle que, nourrie par des contes anciens, notre imagination projetait sur eux – nous avait séduits assez pour nous décider à y retourner dès le lendemain, dans la voiture de location que Sonia Orwell conduisait ainsi qu'elle le faisait depuis le début de ces vacances, Edward Burns jouant consciencieusement le rôle de navigateur. Cette fois, après un nouveau coup d'œil au château de Comper et une flânerie partie sous-bois partie air libre le long des étangs, nous nous assîmes dans l'herbe au bord de l'un d'entre eux. Je ne me rappelle pas de quoi nous devisâmes et nos propos, d'ailleurs, étaient probablement si ténus – en harmonie avec la lumière limpide et l'atmosphère légère de cette jolie journée d'été – qu'il serait vain de vouloir les résumer. Ce dont en revanche je me souviens nettement, c'est d'un spectacle qui, en plusieurs scènes à peu près identiques et répétées comme pour un rituel, se déroula sur l'autre rive de l'étang : sans qu'aucun des nombreux pêcheurs à la ligne en parût troublé, de jeunes motocyclistes qui essayaient les uns après les autres – en dehors de toute compétition apparente – leurs engins aux luisances d'armures ou de caparaçons et, dans leur bariolage casqué, évoquaient des chevaliers se préparant, avec raclements de moteurs en guise d'ébrouements, à présenter leur hommage à l'incomparable Viviane. Chevaliers aux chevaux de métal et non de chair et d'os comme ceux que, touristes toujours, nous verrions quelques jours après au haras de Lamballe : dans une forte odeur d'écurie, un vrai arc-en-ciel de gros postiers bretons et autres chevaux de trait, quelques-uns à robes grises, beiges ou presque mauves, toutes nuances extraordinairement tendres arborées par des bêtes très bien toilettées et si douces qu'elles se laissaient caresser les naseaux par les enfants. Plus tard, et Sonia Orwell défunte, il me reviendrait un grand souvenir relatif, lui, à une cavalcade dont, un ou deux ans avant notre salut aux restes présumés de l'antique Brocéliande, le hasard nous avait permis de nous émerveiller, dans un autre pays celtique, le Pays de Galles ou peut-être la Cornouailles, parcourus également en la compagnie de notre amie : roulant sur une route peu fréquentée et qui, bien que non montagnarde, avait ses montées et ses

descentes, l'apparition soudaine d'une troupe de chevaux qui nous donnèrent l'impression d'être tout à fait libres (car nous ne vîmes qu'une fois les bêtes passées le gardien monté qui les suivait), troupe altière qui, crinières au vent, galopait en sens inverse du nôtre et que l'absence de tout harnais dotait d'une allure si sauvage qu'un pareil tableau semblait remonter aux temps reculés où les animaux de cette espèce n'avaient pas encore été réduits par l'homme à la condition de serviteurs. Mais pourquoi, à dire vrai, ces souvenirs de près ou de loin chevaleresques quand ce n'est directement chevalins, à propos d'une disparue qui, pas plus dans sa grâce robuste que dans ses comportements, n'avait quoi que ce fût d'une Jeanne d'Arc pour jeunesse plus ou moins scoutiste ou d'une walkyrie à noble coursier pour dévots bayreuthiens, elle que du reste son dédain, non certes de l'activité physique, mais des sports institutionnalisés, avait éloignée des pratiques équestres qui auraient pu la faire ranger parmi les amazones ? Nul doute que le souci de dignité dont témoignaient, spontanément et sans la moindre roideur, ses paroles et ses gestes faisait songer à la fierté qu'un peu inconsidérément on attribue à une belle bête de race. La chose est sûre, mais demeure trop vague pour expliquer en quoi les souvenirs rapportés ici – tandis que je laisse de côté telles déclarations ferventes sur le génie de Shakespeare pour elle intraduisible sans perte presque totale ou tels élans romantiques en glosant sur le Connemara, dont en Irlande elle nous fit découvrir à ma femme, à Georges Limbour et à moi les mélancoliques bords de mer rocheux aux ciels follement brouillés – sont certainement ceux qui, reliquat de faits plus matériels et spécialement parlants dans leur langue indirecte, nous permettent le mieux de retrouver une vivante image de Sonia Orwell. S'ils sont doués pour moi d'un tel pouvoir évocateur, il me semble que c'est à cause de la filière purement émotive qui rattache ces détails anecdotiques à un autre détail, touchant celui-là à la personne même de celle à qui j'aimerais que ces lignes rendent un peu de sa couleur perdue. Sur le tard d'une soirée qu'avait animée, outre mets et boissons absorbés au cours du dîner et de l'après-dîner, une conversation serrée pour à bâtons rompus qu'elle eût été, il lui était en effet coutumier d'accomplir, apparemment sans y penser, ce mouvement, comme pour chasser un insecte importun ou se reprendre face à un défi qui lui aurait été lancé : de l'une de ses deux mains passée en peigne, relever la riche chevelure que son trop d'allant avait dérangée et mater ainsi, d'un geste aussi bref qu'un piaffement, la rébellion de cette crinière fougueuse.

Giacometti oral et écrit Poursuivant sans répit son travail de Sisyphe dans l'atelier misérable qui était la tanière dont le succès matériel progressivement venu ne l'écarta jamais, Alberto Giacometti n'était pourtant pas un taciturne. Ne l'entendis-je pas dire une fois – avec l'humour ambigu qui lui était propre et à quoi répondait son sourire de doux cannibale – qu'il lui serait indifférent d'être réduit à l'état d'hommetronc sans bras ni jambes pourvu qu'on le plaçât sur la cheminée du haut de laquelle il pourrait continuer de discuter avec ses amis dans la pièce où ils se trouveraient réunis ? Causeur passionné qui mêlait volontiers le paradoxe à d'authentiques confidences, Alberto Giacometti se plaisait souvent à jouer les avocats du diable et, d'une manière générale, à prendre le contre-pied de ce qui lui était dit. En vérité, nul désir de briller, mais le plaisir de faire chatoyer des idées (un bric-à-brac d'idées, anodines ou de quelque poids), voilà ce qui animait cet artiste fils d'artiste quand il n'était directement obsédé par le besoin de traduire en formes sculptées, peintes ou dessinées la réalité nue de ce qu'il avait vu ou, plus rarement, imaginé. Débatteur impénitent comme d'autres sont fervents de cartes ou d'échecs, Alberto Giacometti n'en était pas moins porté au soliloque ainsi qu'en témoignent, rédigées en cette langue française que bien plutôt que l'italien dialectal de son canton originel des Grisons il faut regarder comme le moule de sa pensée d'homme fait (encore qu'on ne puisse négliger la face italianisante de culture qui fit de lui un grand admirateur de Manzoni et de Leopardi), les notes éparses dans de nombreux carnets où on les trouve jetées comme au hasard, sans rien qui puisse faire songer à un journal intime que l'intéressé aurait jugé bon de tenir. Dans ses textes en forme (morceaux destinés à la publication écrits sur un mode dont la discrétion rappelle la fine grisaille documentaire des dessins de l'auteur) aussi bien que dans les notes cursives, Alberto Giacometti ne vise pas plus au style qu'il n'y vise dans la généralité de ses œuvres plastiques. Le but qu'il se propose d'atteindre, c'est seulement d'attraper quelque chose, de saisir la chose à dire, passant le cas échéant par un détour (comme quand il plante un décor de clairière pour parler de la sculpture d'Henri Laurens dans un article consacré à celui-ci) mais cheminant toujours de façon aussi naturelle que quand il rapporte un souvenir d'enfance. Qu'il écrive, ou sculpte, ou dessine, ou grave, Alberto Giacometti procède toujours avec les moyens du bord, ce qui signifie que nul esthétisme n'intervient dans son travail et que, moyen seulement de traduire ou de poser, ses écrits – fussent-ils poèmes de cet illustrateur et portraitiste de poètes – ne tendent pas plus au bel canto que, dans le champ de sa gageure vitale, ses œuvres plastiques (la plupart simples mais régulièrement jugées manquées tant l'exigence était grande, essais de rendre compte authentiquement), ne tendent à la calligraphie. Impressions euphoriques et rêvasseries sans venin remontant les unes comme les autres à l'extrême jeunesse : thème des plus attachants que celui-là, abordé par le protagoniste dans sa période surréaliste et traité par lui en des termes bouleversants de fraîcheur et de limpidité, soit qu'il rappelle qu'il existait près de chez lui, dans les parages de Stampa, un petit creux rocheux assez grand pour

qu'il ait le plaisir de s'y blottir, soit qu'il évoque cette isba (mot qui l'enchantait) imaginaire dans laquelle il se voyait calfeutré et contemplant par une étroite fenêtre l'étendue glacée de la plaine sibérienne. L'esprit en constant éveil et la main toujours active, Alberto Giacometti – qui, à l'occasion, fut aussi un substantiel épistolier dont la correspondance, sentimentale notamment, vaudrait (on peut le croire) d'être un jour publiée – ne laissait pas de couvrir de griffonnages maintes choses diverses qui se trouvaient à sa portée : nappes en papier de restaurants sans falbalas, marges de livres de la « Série noire » et jusqu'aux murs décrépits de son atelier. Comme s'il avait tenu à tout vivifier de sa marque et point seulement à produire pour le regard intemporel d'autrui des images à trois ou rien qu'à deux dimensions. Aujourd'hui perché sur une haute cheminée dans le noir salon de la mort, Alberto Giacometti sans tête ni corps tient, par le truchement des textes et entretiens ici rassemblés, un discours qui ne cesse pas d'être un feu roulant.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

C'est à la fin de l'automne 1981 que Michel Leiris eut le projet de composer un second recueil de ses textes non strictement littéraires. À la différence de Brisées, cet ouvrage aurait été accompagné de corrections ou additions, que devait, du reste, annoncer le titre qu'il pensa un moment lui donner : Prises et reprises, sans se dissimuler toutefois – comme il l'écrit dans une note de son Journal à la date du 9 décembre 1981 – que ce serait là un « parti pris gênant, en ce qu'il impliquerait que seuls les textes reconnus défectueux devraient être recueillis. Mais, ajoute-t-il, ne pourrais-je pas, quant aux autres (ceux que bien entendu je ne juge pas parfaits mais dont je ne vois pas ce que je pourrais, d'une manière ou d'une autre, modifier) indiquer de la façon la plus pertinente possible les circonstances de leur rédaction et ce vers quoi lesdites circonstances m'orientaient ». L'ampleur de la tâche et, surtout, la perspective d'avoir à se replonger dans ces écrits datés et à se faire ainsi son propre critique ou historiographe, lui firent renoncer à ce projet. Deux ans plus tard, il en revient à une solution du type Brisées, c'est-à-dire à un recueil « hétéroclite » organisé suivant l'ordre chronologique de publication des textes choisis. Le titre est trouvé et définitivement arrêté : Zébrage. À la fin de l'année 1985, Leiris dresse une liste des articles, préfaces, comptes rendus et hommages qu'il souhaite rassembler, réunit photocopies, tirés à part et manuscrits dans une chemise bleue à rabats sur laquelle il inscrit, en lettres majuscules, le titre du recueil. Pressé par la rédaction de À cor et à cri qu'il commence cette année-là, préoccupé par des problèmes de santé (les siens puis ceux de sa femme), tracassé par l'« affaire » du Musée de l'Homme où il s'est vu interdire l'accès à son bureau, Leiris laissera dormir ce recueil, me laissant le soin quand il nous arrivait de l'évoquer de m'en occuper « plus tard ». À deux textes près (« Chevauchées d'antan » et « Giacometti oral et écrit ») auxquels il tenait et qui ont été publiés respectivement en 1987 et en 1990, et à l'exception de « La course de taureaux » qui a fait l'objet d'une édition séparée (Paris, Fourbis, 1991), la composition de Zébrage est celle qu'il avait lui-même définie en rassemblant et classant ses articles dans ladite chemise bleue. Cette édition doit beaucoup à l'aide précieuse et toujours attentive de Louis Yvert qui, grâce à sa grande connaissance de l'œuvre publiée de Michel Leiris, m'a épargné bien des recherches bibliographiques. Qu'il en soit ici vivement remercié. Jean Jamin

1926 ! In Clarté : 5 e année, no 79, décembre 1925-janvier 1926, pp. 392-393. Compte rendu de En joue ! par Philippe Soupault, Paris, Grasset, 1926. EN JOUE

1929 UNE PEINTURE D'ANTOINE CARON

In Documents : 1 re année, no 7, décembre 1929, pp. 348-355. Cet article est précédé d'une courte note de la rédaction de Documents, probablement rédigée par Georges Bataille qui en était le secrétaire général : Le tableau dont parle ici Michel Leiris appartient à la collection du marquis de Jaucourt, à Paris. Il est signé, peint sur soie et se présente actuellement comme un triptyque de 117 cm de hauteur et de 200 cm de largeur. Mais il n'a été divisé en trois parties qu'après avoir été découpé pour servir de paravent. Ses possesseurs actuels l'ont acquis, il y a quelques années, d'un antiquaire de Londres. Il a été identifié par le comte Gnoli. Son auteur, Antoine Caron, originaire de Beauvais, a vécu de 1515 à 1593. Il appartenait à l'école de Fontainebleau où il travailla de 1540 à 1550. Il fut officiellement peintre de Catherine de Médicis. Ce peintre aujourd'hui ignoré eut de son temps un renom exceptionnel. Voici ce que dit de lui son contemporain Antoine Loisel : « Ses dessins étaient collectionnés et payés si cher qu'il peut être considéré comme le patron, le professeur et la loi. Il est étrange qu'il n'ait pas laissé une grosse fortune. » Un tableau de même sujet que celui que nous publions a figuré à une vente anonyme du 20 octobre 1817 (catalogue rédigé par Laneuville), mais ses dimensions (43 × 78 cm) sont nettement différentes. Anatole de Montaiglon dans une monographie (Antoine Caron de Beauvais, peintre du XVIe siècle, Paris, 1850) décrit également un tableau de même sujet et l'attribue au même peintre. Mais les dimensions indiquées vaguement par Montaiglon ne concordent pas avec celle du catalogue Laneuville et la description explicite diffère par les détails précis des données du tableau que nous publions, qui seul peut être attribué nettement à Antoine Caron.

1930 SAINTS NOIRS

In La Revue du cinéma : 2 e année, no 11, 1 er juin 1930, pp. 30-33. Repris dans Positif, no 163, novembre 1974, pp. 28-29, précédé d'une note de la rédaction : Ce texte a été publié dans le numéro 11 (1 er juin 1930) de La Revue du cinéma, livraison consacrée à l'œuvre de King Vidor. Il nous est ainsi permis de rendre hommage à la meilleure revue de cinéma d'avant-guerre dont les études avaient une qualité et les sommaires une richesse qui nous permettent de constater aujourd'hui que l'intérêt pour les œuvres d'auteurs en provenance de Hollywood ne date pas des années 50 comme on l'écrit un peu partout. Hommage aussi est rendu au grand écrivain de L'Âge d'homme, qui n'avait pas recueilli cette étude sur Hallelujah dans le volume d'articles divers publié au Mercure de France en 1966 sous le titre de Brisées. Michel Leiris tient toutefois à signaler qu'il s'agit d'un écrit de jeunesse paru avant tout voyage en Afrique (le journal de L'Afrique fantôme commence le 10 mai 1931) et que « ce texte ancien bien entendu ne répond plus à la vue que l'auteur a maintenant de la “négritude” ». Nous le remercions néanmoins de nous avoir autorisés à le reproduire. L'ŒIL

DE

L'ETHNOGRAPHE

(À propos de la mission Dakar-Djibouti), –

daté Paris,

le 17 novembre 1930. In Documents : 2 e année, no 7, 1930, pp. 404-414. Cet article est précédé d'une note de Georges Henri Rivière, à l'époque sous-directeur du Musée d'ethnographie du Trocadéro :

La grande presse a signalé le prochain départ – au début de 1931 – de la Mission Dakar-Djibouti qui se propose, en deux ans environ, de traverser l'Afrique depuis l'océan Atlantique jusqu'à l'océan Indien, passant par le Sénégal, le Soudan français, la Côted'Ivoire, la Haute-Volta, le Dahomey, le Togo, le Niger, le Tchad, le Cameroun, l'Afrique Équatoriale française, le Congo belge, le Soudan anglo-égyptien, l'Abyssinie, la Côte française des Somalis. Cette expédition, organisée par l'Institut d'ethnologie et le Muséum d'histoire naturelle, patronnée et subventionnée par plusieurs ministères et gouvernements de colonies en même temps que par les plus hauts organismes scientifiques (entre autres l'Institut de France et l'Université de Paris), a pour buts principaux : le rassemblement de collections pour le Muséum d'histoire naturelle et le Musée du Trocadéro, l'étude de nombreux peuples dont les coutumes sont à la veille de disparaître (notamment les Nouers et les Shillouks, ainsi que les Wohitos du lac Tana), la prise de films documentaires et l'enregistrement sur disques de langages et de chants, la création, entre les fonctionnaires coloniaux et les organismes scientifiques de la métropole, de relations indispensables au développement des sciences naturelles et sociologiques. À la tête de cette mission se trouve notre ami Marcel Griaule, ancien chargé de mission en Abyssinie (dont Documents a publié, outre diverses notes, deux importants articles – « Totémisme abyssin », 1929 (numéro 6) et « Légendes illustrées de la reine de Saba »,

1930 (numéro 1) – et dont l'Institut d'ethnologie vient de faire paraître dans sa collection de Travaux et Mémoires une remarquable étude sur la magie abyssine, Le Livre de recettes d'un dabtara abyssin. Parmi les membres du personnel figurent deux de nos collaborateurs : André Schaeffner, chargé du service d'Organologie musicale au Musée d'ethnographie du Trocadéro, Michel Leiris, qui suivra l'expédition en qualité de secrétaire-archiviste. La direction de Documents a jugé bon de demander à ce dernier quelques impressions sur l'entreprise à laquelle il va participer, la première en France d'une telle envergure, dans le domaine de l'ethnographie et de la linguistique.

1931 « CAPUT MORTUUM » OU LA FEMME DE L 'ALCHIMISTE In Documents : 2 e année, no 8 [avril 1931], pp. 31-36. Repris dans Pleine Marge, no 1, mai 1985, pp. 117-125, suivi d'une note de Jacqueline Chénieux sur les auteurs des clichés ayant servi à illustrer cet article de Leiris pour Documents. LE

1935 LE VOYAGEUR ET SON OMBRE In La Bête noire : no 1, 1 er avril

1935, p. 8. Repris dans Bizarre, no 34/35, 1964, pp. 77-78 puis dans le recueil de Michel Leiris, Roussel l'ingénu, Montpellier, Fata Morgana, 1987, pp. 25-33. L 'ABYSSINIE INTIME

In Mer et outre-mer : 1 re année, juin 1935, pp. 43-47. Repris dans L'Ire des vents, no 9-10, 1983, pp. 34-41, avec cette note de Leiris : « Ces pages que j'intitulerais aujourd'hui L'Éthiopie intime... »

1936 BOIS RITUELS DES FALAISES In Cahiers d'Art : 11 e année,

no 6/7, 1936, pp. 192-199.

1937 FAIRE- PART

In Cahiers d'Art : 12 e année, no 4/5, 1937, p. 128. Ce texte sur Guernica de Picasso a été récemment repris dans Un génie sans piédestal et autres textes sur Picasso par Michel Leiris, présentation de Marie-Laure Bernadac, Paris, Fourbis, 1992.

1938 GENS DE LA GRANDE TERRE

In La Nouvelle Revue Française : 26 e année, no 302, 1 er novembre 1938, pp. 799-809. Compte rendu de Gens de la Grande Terre par Maurice Leenhardt, Paris, Gallimard, 1937.

1949 ANTILLES ET POÉSIE DES CARREFOURS

In Conjonction, bulletin de l'Institut français d'Haïti : Port-au-Prince, no 19, février 1949, pp. 1-13. Conférence radiodiffusée prononcée à l'Institut français d'Haïti le mardi 25 octobre 1948. MARTINIQUE CHARMEUSE DE SERPENTS In Les Temps modernes : 4 e année, no 40, février

1949, pp. 363-364. Compte rendu de Martinique charmeuse de serpents par André Breton, avec textes et illustrations d'André Masson, Paris, éditions du Sagittaire, 1948.

1952 L'EXPRESSION DE L 'IDÉE DE TRAVAIL DANS UNE LANGUE D'INITIÉS SOUDANAIS In Présence africaine : no 13, 1952, pp. 69-83.

1955 JUSTICE POUR JACQUES RABEMANANJARA

Cet écrit ne semble pas avoir été publié. Sur la liste incluse dans le dossier « Zébrage », Leiris fait suivre ce titre rectifié (le manuscrit porte celui-ci : « Contacts avec Jacques Rabemananjara ») de la mention entre crochets [+ le surréalisme et l'unité], notes rédigées pour une conférence qu'il prononça le 5 mars 1946 à la Maison des Lettres dans le cadre des Rencontres avec l'Europe qu'organisait la revue Présence africaine à l'intention des étudiants de ce qui n'était pas encore appelé le « tiers monde ». Ces notes sont également inédites, et nous les transcrivons ici en complément : LE SURRÉALISME ET L ' UNITÉ

Pas l'intention de faire un exposé théorique du surréalisme : travail déjà fait par Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme. Intention plutôt d'envisager quelques-uns de ses aspects essentiels et de montrer comment ils représentent, dans leur ensemble, une tentative pour rompre le cloisonnement qu'imposent à notre vie les façons de penser et d'agir liées à notre condition d'Occidentaux modernes ou, si l'on veut, de « civilisés » (c'est-à-dire de gens appartenant à des sociétés qui ont porté à un très haut degré le perfectionnement technique et ont pris, économiquement, la forme capitaliste). Dans notre monde hypertechnique, où la division du travail est poussée à l'extrême, l'homme est perdu, non seulement dans ses rapports avec les autres hommes mais dans ses rapports avec les objets. 1) Division de la société en classes → rapports faussés, hommes coupés les uns des autres par une multiplicité d'écrans sociaux. À partir du moment où le travail humain est ravalé au rang de marchandise, c'est l'homme lui-même qui devient marchandise et c'en est fait de toute dignité humaine. Coupure aussi du temps : jours ouvrables et jours de liberté ; travail (auquel la plupart ne peuvent porter aucun intérêt) et loisirs : arts, spectacles, cafés et autres lieux de réunion ou de plaisirs, sports, etc. Plus rien, dans notre société, qui rappelle ces moments qu'on pourrait dire « totaux » et que sont, par exemple, les fêtes africaines : à la fois techniques, sociales, esthétiques, sportives, religieuses, etc. Pauvres choses que nos 14 juillet. Dans la société bourgeoise, la classe dirigeante a même perdu le sens du faste : elle est incapable de fournir à la société le spectacle d'un éclat dont tous plus ou moins profiteraient. 2) Perfectionnement outrancier de la technique →/compte tenu des engins tels que la bombe atomique/objets dans lesquels on ne se reconnaît plus : fabriqués on ne sait plus où, par on ne sait plus qui et on ne sait comment. Au contraire, le [prétendu] « primitif » est entouré d'objets dans lesquels il se reconnaît parce qu'il pourrait à la rigueur les faire lui-même ou sait, en tout cas, d'où ils proviennent et qui les fait. [La] pensée technique a fait de nous, qui que nous soyons, plus ou moins des ingénieurs : [la] pensée mythique [est] reléguée dans les dessous. D'où cette profonde dissociation qu'exprime par exemple la distinction classique Beau, Vrai, Bien ou art, science, morale. C'est dans un état de civilisation ainsi divisé que le surréalisme a fait son apparition et l'on peut dire qu'il a constamment tendu « à l'unification de la personnalité » (Breton), à la fusion des trois branches Art-Science-Morale et plus encore : « mêler l'action au rêve », « confondre l'interne et l'externe », « retenir l'éternité dans un instant », « fondre le général dans le particulier » (Breton, Les Vases communicants) = abolition de l'antinomie sujet-objet. Dès le début, but avoué du surréalisme = « transformation totale de la vie »/Cf. « Il s'agit d'aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'homme », « le réalisme, c'est émonder les arbres, le surréalisme, c'est émonder la vie ». Breton, Manifeste du surréalisme : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toutepuissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. » Rimbaud : « Changer la vie » (qu'on rapprochera plus tard de Marx : « transformer le monde »)/ Grand sentiment moteur : révolte contre la condition humaine (cf. « état de fureur ») → révolte contre la logique et la pensée consciente, considérées comme les gardes-chiourme s'opposant à la

transfiguration radicale de cette condition. D'où : intérêt pour la psychanalyse la production artistique et littéraire des fous le sommeil et les états hallucinatoires l'« Orient » (= contemplation) et la mentalité dite primitive (= toute-puissance du rêve et de la mythologie). Usage de divers procédés, sur le plan poétique : écriture automatique (pour libérer l'inconscient) ; désintégration du langage (Desnos, Leiris) comme démantèlement de la logique : bouleverser l'ordre du discours, jouer avec les mots, pour obtenir une révélation ; dépaysement des choses : rapprochements insolites dans les métaphores et les « collages » ; « ready-made » (Duchamp) ; objets trouvés (puis objets « à fonctionnement symbolique »). Appel au merveilleux : merveilleux quotidien → « hasard objectif »/Cf. Aragon, préface au Paysan de Paris = « Préface à une mythologie moderne »/ La Révolution comme transfiguration soudaine de la vie, – conçue d'abord sur le plan psychologique, ensuite sur le plan politique (non comme fin mais parce que aucune révolution ne saurait avoir de réalité, si elle n'est tout d'abord politique et économique). Eluard : « La Révolution, perpétuelle, vie véritable, comme l'amour, éblouissante à chaque instant. » Du point de vue surréaliste, c'est le caractère explosif et passionnel de ce bouleversement qu'est la révolution qui lui confère une valeur unique. La guerre du Maroc – guerre coloniale – a été pour les surréalistes la première occasion de prendre position ouvertement sur le plan politique. Parce qu'elle était contestation de la suprématie des civilisations occidentales et posait la question des peuples opprimés. De tous les partis politiques, seuls les communistes prenaient ouvertement parti pour les Riffains. C'est toujours en fonction de la liberté – des peuples ou des individus – que le surréalisme a envisagé l'action politique. La liberté comme valeur fondamentale du surréalisme (↔ existentialisme) : « Liberté couleur d'homme » (André Breton). → athéisme et anticléricalisme → liberté sexuelle/dévotion à Sade, qui a toujours curieusement coexisté avec le culte de l'amour-passion dérivé de la littérature courtoise/ → horreur du travail/Cf. Rimbaud : « Quel siècle à mains ! », Lafargue, Le Droit à la paresse. Aragon : « ... Je ne souhaite qu'un grand coup de grisou, qui vous restitue à la paresse qui est la seule patrie de la véritable pensée. »/ → dégoût de ce qui est donné une fois pour toutes, fixe, statique + d'où ; enthousiasme pour l'évolutionnisme, la dialectique hégélienne (et, spécialement, marxiste)/ → « humour noir » (sorte de façon stoïcienne de dominer les choses. – Cf. dandysme de Baudelaire).

Restituer à l'homme sa liberté entière, cela veut dire lui rendre son unité, restaurer l'intégrité de la personne humaine, mettre l'homme d'accord avec lui-même, le libérer de toute contrainte intérieure comme extérieure, faire qu'il n'ait plus à refouler ses désirs. Pas de liberté ni de totalité humaine possible dans une société divisée en classes : l'homme n'est vraiment « humain » que pour autant que la société humaine est une société d'êtres libres se reconnaissant tous comme tels et non un agrégat de maîtres et d'esclaves. Pas de liberté ni de totalité possibles non plus tant que l'homme n'est pas parvenu à maîtriser les forces techniques qu'il met en

branle, à produire suivant un plan concerté, à reconnaître la marque de son humanité dans les objets qu'il fabrique au lieu d'être devant eux en posture d'étranger. La transformation complète de nos rapports sociaux apparaît donc comme la condition première d'une libération humaine, mais elle n'en est que la condition. C'est à partir du moment où l'homme se sera affranchi économiquement qu'il pourra commencer à s'occuper de lui-même. C'est à ce point de l'évolution qu'on peut imaginer une synthèse entre notre pensée rationnelle (qu'il ne peut être question de rejeter purement et simplement sous peine de retomber dans l'obscurantisme) et les modes de penser en vigueur dans des sociétés moins touchées que les nôtres par le mécanisme. Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un. » De même, ce changement radical de la vie qu'appelait le surréalisme ne pourra s'opérer qu'avec la participation effective de tous les hommes.

1955 LE SAVOIR- VIVRE DU CRÉATEUR In Les Lettres françaises : no 582, 25-31

août 1955, p. 11. Texte écrit en hommage à Fernand Léger.

1957 SUR LE VOYAGE DE MAGELLAN

In Cahiers du collège de pataphysique : no 26-27, 9 merdre 84 EP (26 mai de l'ère vulgaire), pp. 92-93. D'après une note du mardi 7 octobre 1924. Repris dans J. Hainard et R. Kaehr (éds), Temps perdu, temps retrouvé, Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 1985, pp. 9-10.

1967 « TOUT CE QUI EXISTE EST SITUÉ » Préface au Cornet à dés de Max Jacob, Paris, Gallimard, 1967 [collection Poésie], pp. 9-13.

1968 BOULE BLANCHE POUR

« L 'ENFANT POLAIRE » In Atoll, no 2, septembre-novembre 1968, pp. 11-14.

1970

« TROIS FOIS DIT , COMME POUR MIEUX ENFONCER LE CLOU ... » Préface à Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat, Paris, Gallimard, 1970 [Collection le Chemin], pp. 78. Outre cette préface de Leiris, l'ouvrage de Pierre Guyotat comprend aussi celles de Roland Barthes et de Philippe Sollers. FOLKLORE ET CULTURE VIVANTE

In Tricontinental : édition française, no 3, 1970, pp. 67-69. Mise en forme des exposés faits au colloque du CNRS sur l'ethnocide (25-27 février 1969), à la Maison de la culture de Grenoble (juin 1969) et à la Maison des Jeunes et de la Culture de Fresnes (15 janvier 1970).

1972 POUR WIFREDO

In L'Éphémère : no 19/20, hiver 1972-printemps 1973, pp. 405-406. Hommage au peintre Wifredo Lam. suivi de REPENTIRS ET AJOUTS In Fernand Mourlot, Joan Miró lithographe. Tome 1. 1930-1952, Paris, A.C. Mazo, 1972, pp. 11-17 et 38-45. « Autour de Joan Miró » avait paru en 1947 en français et en anglais dans The Prints of Joan Miró ; New York, C. Valentin, 1947. « Repentirs et ajouts » est un texte original, écrit en 1970. AUTOUR DE JOAN MIRÓ

1976 « POSTHUME, CE LIVRE NE L 'ÉTAIT -IL PAS DÉJÀ ... » Préface à Falc'hun de Yves Elléouët, Paris, Gallimard, 1976. PANORAMA DU « PANORAMA » In Critique : no 351-352, août-septembre 1976, numéro spécial : « Limbour, l'irréductible. »

1977 LE GRAND JEU DE FRANCIS BACON

Préface au catalogue de l'exposition Francis Bacon à la galerie Claude-Bernard. Repris dans Michel Leiris, Bacon le hors-la-loi, Paris, Fourbis, 1989, pp. 9-26.

1980

« NE PAS SE CONTENTER D'ÊTRE CE QUE L 'ON Rouget, Paris, Gallimard, 1980, pp. 7-14.

EST ...

» Préface à La Musique et la transe de Gilbert

1981 « ET , EN ARRIVANT DEVANT MANILLE... » Préface à Contes et propos de Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1981, pp. 3-8.

1982 45, RUE BLOMET In Revue de musicologie : tome 68, no 1-2, 1982, pp. 57-63, numéro spécial en hommage à André Schaeffner.

1983 ANDRÉ MASSON HOMME DE THÉÂTRE

In André Masson et le théâtre, Paris, éditions Frédéric Birr, 1983, pp. 7-12 [Présentation et notes de Ghislain Uhry].

1984 DIRE

Préface au catalogue de l'exposition Picasso, 51 peintures 1904-1972, Paris, galerie Louise-Leiris, 1984, pp. 6-7. Ce texte a été repris récemment dans le recueil Un génie sans piédestal et autres textes sur Picasso par Michel Leiris, présentation de Marie-Laure Bernadac, Paris, Fourbis, 1992.

1985 GLANES

In Études rurales : no 97-98, janvier-juin 1985, pp. 25-32. Essentiellement, extraits parfois remaniés de Glossaire j'y serre mes gloses (1939) et de son supplément (in Langage tangage, 1985). Ces « glanes »

ont été composées à l'occasion d'un numéro spécial de la revue Études rurales consacré au texte ethnographique. « RAPACE À L 'ŒIL BLEU ... » In L'Homme : no 96, octobre-décembre 1985, XXV (4), pp. 137-140. Cet écrit introduit la reprise par la revue L'Homme de l'article de Georges Henri Rivière, « Religion et Folies-Bergère », publié dans Documents en 1930 (2 e année, no 4, p. 240), en hommage à celui qui fut l'un des membres du comité de rédaction de la revue, mort le 24 mars 1985, et l'un des grands organisateurs de la recherche ethnologique et muséologique en France.

1987 CHEVAUCHÉES D'ANTAN In L'Ire des vents, no 15-16,

pp. 11-15. Texte écrit en hommage à Sonia Orwell.

1990 GIACOMETTI ORAL ET ÉCRIT

Préface aux Écrits de Alberto Giacometti, Paris, Hermann, 1990, pp. IX-XI.

GALLIMARD 5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07 www.gallimard.fr

© Éditions Gallimard, 1992. Pour l'édition papier. © Éditions Gallimard, 2014. Pour l'édition numérique.

Michel LEIRIS Zébrage

inédit « Mus peut-être par l'angoisse inhérente à l'idée de la mort, angoisse qui leur serait propre selon l'opinion commune qui veut que l'espèce humaine soit la seule dont les membres sachent qu'un jour ils ne vivront plus, les gens de toutes races se sont dotés d'institutions et d'usages qui, même si ce n'est pas là le but expressément visé, leur fournissent des moyens de cesser, du moins pour un temps et de manière tout imaginaire, d'être l'homme ou la femme qu'on est dans l'existence quotidienne, pratiques fort diverses qui (sans préjudice de motivations plus directement utilitaires) sont pour l'individu des occasions concrètes d'échapper dans une certaine mesure à sa condition, comme s'il lui fallait d'une façon ou d'une autre effacer des limites qui sont par définition celles d'un être périssable et doué de pouvoirs précaires. » M.L. Michel Leiris par Picasso. Photo Galerie Louise Leiris ©SPADEM, 1992.

DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard Voyages L'AFRIQUE FANTÔME, illustré de 32 planches hors texte CONTACTS DE CIVILISATIONS EN MARTINIQUE ET EN GUADELOUPE Essais L'ÂGE D'HOMME, précédé de DE LA LITTÉRATURE CONSIDÉRÉE COMME UNE TAUROMACHIE LA RÈGLE DU JEU I : BIFFURES II : FOURBIS III : FIBRILLES IV : FRÊLE BRUIT LE RUBAN AU COU D'OLYMPIA LANGAGE TANGAGE ou CE QUE LES MOTS ME DISENT JOURNAL 1922-1989 Poésie HAUT MAL MOTS SANS MÉMOIRE NUITS SANS NUIT ET QUELQUES JOURS SANS JOUR Roman AURORA Dans la collection « L'Univers des Formes » AFRIQUE NOIRE (en collaboration avec Jacqueline Delange) Littérature À COR ET À CRI Critique BRISÉES

ZÉBRAGE Aux Éditions Denoël/Gonthier CINQ ÉTUDES D'ETHNOLOGIE (Tel/Gallimard no 133)

Cette édition électronique du livre Zébrage de Michel LEIRIS a été réalisée le 12 novembre 2014 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070327126 - Numéro d'édition : 56490). Code Sodis : N66563 - ISBN : 9782072575754 - Numéro d'édition : 274488 Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.