Debussy Long

MARGUERITE I,ONG AU PIAI\O DU MEME AUTEUR Chez le même éditeur AVEC CLAUDE DEBUSSY Au piano avec Gab¡iel Fauré. Au p

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MARGUERITE I,ONG

AU PIAI\O DU MEME AUTEUR Chez le même éditeur

AVEC

CLAUDE DEBUSSY

Au piano avec Gab¡iel Fauré. Au piano avec Maurice Ravel.

G

7L7L 4 {ì

Gérard BILLAUDOT, Éditeut r4, rue de l'Échiquier, Pr\RIS

à PauI Lé,ot¿. de l'Institut, pré.sident du monument Debussg.

I APPARITION Je tíens à rcmercier íci ma chèrc amie Renée de Saussíne, d.ont Ia collaboration me fut précíeuse en notre émerueíIlement deâ.ussgste.

I'ø lune dd,ttrista,it. Des séraphins en f¡leurs Rêuant, Yørchet aut d,oigta, da,ns le calme iles fl,eurs Vo,poreuses, tãîa,¿ent iüe lnouÍa,ntes oioles De blancs sa,nglots gli.ssa,nt sur I'a,zur des cøtol,les.

Stéphane Mallarmé (Appørítloo).

M. L. Quand un artiste appâraît, qui parle un lan-

gage nouveau brisant les formules vieillies, il est bien rare qu'il soit admiré, compris, voire écouté. Les hommes n'aiment pas qu'un des leurs pense

@ 1960 by R,ené Julliard PRI¡TTED IN ¡'RANCE

mieux ou autrement, ils lui en veulent presque d'une parole neuve! Et les rires discrets mais perfìdes accueillent ses premiers pas. En art, Ies hommes adorent le vide dont la nature a horreur. Combien sommes-nous qui, entendant pour la première fois le Quatuor, les P¡os¿s Lgríques, la Satabande, La Damoíselle Elue, ayons senti qu'une étoile inconnue illuminait le ciel? Combien qui I'ayons suivie jusqu'au seuil du Maître, Iui apportant I'or, I'ejncens, la myrrhe de nos sens émerveillés,?'

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AVEC

Debussy existait avånt Debussy. C'est une architecture qui bouge à l'envers dans I'eau, des nuages qui se construisent et qui s'écroulent, des branches qui s'endorment, la pluie sur les feuilles, des prunes qui tor4bent, qui se tuent et qui saignent de l'or. Mais tout cela murmurait, bégayait, n'avait pas trouvé une voix humaine pour le dire. Mille vagues merveilles de la nature ont enfìn découvert leur traducteur. > (l) Puis vint PeIIéasl Aux merveilles de la nature s'alliaient ¡naintenant celles du cæur du vieux cæur humain tout étonné de battre, -rajeuni, en I'adolescent et chez la femme-enfant d]es héros de Maeterlinck. Lljeunesse d'aujourd'hui ne sait pas ce qu'a .. êté PeIIéas pour ceux qui I'accueillirent à sa naissance. It fallait avoir vingt ans pour aimer la fraîcheur de ces pensées inconnue3, pour écou_ ter, inquiets, ravis, ces harmonies étranges jamais entendues. Sans analyser nos sensatiãns, nous nous laissions aller au charme sinueux de cet art subtil qui chante I'insaisissable et vous emporte au pays de l'inconscient et du rêve. plus encore qu'une révélation, c,était un bouleverse_
l\feyerbeer. í{ais surtout s'estompait dans I'ombre ce qu'on commençait à nommer I'impasse rvagnérienne.'Ah I Wagnãr... l-es

Presque tous, nous I,adorions. Nous avions ñleuré aux âmours de /,a Walk¡¡ríe, au Cré.puscule des

díeur. < Ayant entendu Trísian et Isolde, contait Anna de Noailles, je me souviens diavoir dit à ceux qui me ramenaient chez moi ; q f,ern-

On a brisé Ia glace auec d.es fers rcugís, Mon cæ,ur bat comme un fou... II faut que je lui dÍse tout ce que je n,ai pas dit!

ment rentrerai-je désormais dans les corsages de mes vêtements, avec le cæur si puissamment

dix ans, Debussy avait sur les lèvres il faut que je lui dise >... Dire qui-án aim",

Pareille à une Sapho de l'ère 1900, la divi_ nation poétique lui faisait voir en Walner o un miracle d'accumulation sonore où Ia färêt con_ duit aux brasiers, les passions aux sommets et

De-gu-is

ce




(1) G, Samazeuilh et M, Maeterlinck.

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aux écroulements, dont meurt la nature même, entre la mer et le feu >. C'était vrai. Moins d'un demi-siècle après son bâtisseur, le Walhall entrait dans I'immortalité des Classiques, laissant âu ( wagnérisme > des plagiaires une odeur de décombres.

Et voici que peu à peu, sur ce terrain

... calcinê;..

allaient éclore des fleurs. Comme après les Srands cataclysmes, des espèces nouvelles

apparaissaient dans tous les arts : Ngrn phéas de Cláude Monet, Pommes .de Cézanne, Pégase d'Odilon Redon, Faune et Naiod¿s de Claude Debussy... Couleurs et accords se mariaient, charmaient les habitants d'une terre encore une fois juvénile. La voix de Mélisande < passant sur Ia nrer au printemps > répandait' en une bnée, parfums et sons irisés. < Nous baignions dans de Ia lumière sonore >, dit Robert Kemp, un des premiers debussystes, < des opales venaient à nous >>. Mais à la répétition générale et à la ( pre mière > de PeIIéas, les partisans ont embouché trop tôt I'olifant de la victoire (t) : comment cacher cette i\¡resse qui nous gagne ? Le groupe des fidèles échange des regards, des serrements de mains d'un élan presque mystique. L'opposition jusqu'alors sournoise s'exaspère. Quels ennemis ? -- Les rivaux, les jaloux, les révoltés sincères. et jusqu'à Maetertinck lui-même, ulcéré qu'à I'interprète qu'il eût souhaitée l'on préférât Mary Garden. On attribue même au 1rcète I'idée de brochures ironiques distribuées sur le trottoir (1) A I'Opéra4omique;'les 28 et 30 awll 1902. SouveR,ené Péter qut, dè8 son enta,Doe, tut rm lcn¡ent

nirs ile

du Maltre.

CLAADE DEBUSSY

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du théâtre. La réaction n'est,pas bruyante, mais âpre, acide, fusant en lazzí ót en quoli-sourde, bets. Et _quand Mélisande, traînée par les che. veux, exhale un dernier < Je ne suis pas heu_ reuse ), de francs éclats de rire parlent des galeries. Messager qui a dirigé, o animé > cette æuvre incomparable, s'effondre, déchiré de tant d'incompréhension. Et Debussy ? Dès 1895 il écrivait : < Toute mon inquiétude commence. Comment le monde va-t-il se comporter avec ces deux pauv"6s-.petits êtres ? > Ilfaintenant, il est barricadé danJ le cabinet du Directeur comme en un phare inaccessible. Aux amis venus le chercher après le baisser du rideau, il dit simplement : < Parlons d,autre chose. > Voilà d'où remonta bientôt, vers une gloire universelle, Pellëas et MéIísande. {. :l nt

Dès.sa révélation, le hasard ou la providence m'avaient faite debussyste. L,ouvrage, admira_ blement monté par Albert Carré, étaiï áirigé pan André Messager dont Debussy, ému, vanta la < merveilleuse mise en place >. ùIais en même temps directeur du Covent Garden, Messager fut rappelé à Londres après la troisième représen_ tation. Pour lui succéder au pupitre, il, choisit mon câ,rna'radeHenri Büsser, compositeur et déjà chef des chæurs à I'Opéra-Comique. AfÌñ de faõi_ liter sa tâche, Büsser, tandis qu'il travaillait la partition d'orchestre, me demanda de lui jouer la partition de piano. Ainsi pénétrai_je peu à peu dans la forêt enchantée où, beaucbup plus

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tard, le Maltre viendrait lui-même à ma rencontre...

Il faut

avouer que si l'æuvre de Debussy avait ( aura > en provoquaient un autre. Devant Ines souvenirs, et devant tant de portraits du musicien brossés par ses contemporains, peintres ou poètes, I'impression persiste d'une sorte de saisissement devant l'étrangeté d'une telle présence : .< Ce corpS mou et nonchalant, (c'est Henri de Régnier qui parle, ami de jeunesse, et beaufrère de Pierre LouÍs)... Ce visage d'une pâleur mate, ces yeux noirs et vifs aux paupières lourdes, ce front énorme et singulièrement bossué sur lequel iI ramenait une longue mèche crépue, cet aspect å la fois félin et tzþane, ardent et concentré... La parole est lente et traîne sur les mots. Du reste, il parle peu, sauf avec les intimes, et alors sâ conversation est un mchântement. > Chez d'autres, les épithètes d'< olympien r, de < solitaire >, de < tragique >, alternent avec < câlin >, < voluptueux >, < cynique >, ( paradoxal >. Ce qui n'étonne guère devant les boutades favorites du Maìtre : Pourquoi s'essoufrler à construire des symphonies ? Faisons des oPérettes. Ou bien : Si Dieu allait ne pas aimer ma musique... été un choc, son aspect et son

-

On peut presque dire que Debussy sert de réactif aux écrivains : à Léon Daudet, chroniqueur parisien, guettant chez Weber ( ce gra'nd musicien qui s'avance, avec son front de ehien pékinois >; à Jacques-Emile Blanche, laissant, avec un beau portrait de Debussy le méchant

CLAUDE DEBUSSY

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croquis < de ce garçon si matériel, si taciturne, s'il ne s'agit de bonnes adresses où se procurer du caviar >; à Léon-Paul Fargue, enfln, alors fondateur d'une Revue de Luxe, Le Centaure,

Seule, Colette nous montre un Debussy gai, ou du moins d'une teinte dyonisiaque très conforme à I'Après-midí d'un Faune. L'on donnait, en cette année 1908, Shéhérazade de Rirnsky-Korsakov (version orchestrale) et la romancière, âlors Colette Willy, revenait du concert avec ses compagnons dont Debussy et les Louis de Serres fort -excités par cette première audition sensationnelle.

qui n'allait que monter au cours du souper chez les Serres. (Les fameux Ballets de Diaghilev allaient bientôt révolutionner Paris.) < Debussy exultait, raconte Colette, grisée. Il chantait par bribes cette musique neuve, s'aidait d'un glissando sur le clavier, imitait les tambours sur une vitre, le glockenspiel sur un vase de cristal. Il bourdonnait comme un essaim, riait de tout son étonnant visage et nous le trouvions bien beau.,

AU PIANO

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AVEC

C'est une réplique de Massenet à son élèvè (') {ui est Ia plus proche de mon impression personnelle. Le musicien de Louíse é¡'oque'une conversation (') au cours de Iaquelle I'auteur de Manon, supputant les chances des jeunes cornpositeurs d'alors, s'arrêta brusquement. Puis, songeur : Debussy, reprit-il, c'est l'é.nígme. -Tel était I'homme qui suscitait tant de luttes, tant de détracteurs ou d' , comme on disait après Pelléas. Tel restait le sombre et ensorcelant démiurge dont la musique de piano, après son révolutionnaire opéra, commençait à faire parler d'elle. Gustave Charpentier

** Alors que Debussy était en pleine gloire, que déjà de nombreux pianistes I'inscrivaient à leurs programmes, je ne le jouais pas. Non, certes, faute d'admiration ! Au contraire, cette admiration me posait, à moi aussi, des énigmes. Comment exprimer ce je ne sais quoi d'indéfìni, de chatoyant, de si profond ? Pour expliquer des accords troublants, des timbres .qui semblent épars, le terme d'/mpressionnísme' est commode. Mais Debussy se défendait d'être impressionniste : sous I'apparence trontpeuse de I'improvisation, sa musique cache un tel souci de la forme, de l'agencement intérieur ! L'artiste, plus proche du géologue que du glaneur, suit la Tout à la nature et la science. Ses terrains ?

-

(1) Gustave Charpentier occupa

à la Villa Médictg,

à Rome, la même chambre que Debussy. (:2) Cha,nteclerc,24 mars 1928.

CLAADE DEBUSSY

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fois ceux de la technique et du subconscient. C'est ensuite qu'il aboutit à de géniales floraisons.

Souvent, on ne cherche en lui que paysages et poésie descriptive là oÌ¡ se mêlent tendresse, humour et gravité, de façon déroutante, il faut I'avouer. Comnent traduire une pensée

aussi originale, aussi raffìnée ? Non, les virtuoses ¡re la saisissaient pas encore. Rien de ce que j'entendais ne me satisfaisait. Les interprétations diverses soulignaient plutôt l'écar.t (l'abîme) qui les séparait de celle de l'auteur. Quand il jouait sa musique, c'était merveilleux.. Avec les autres, rien de pareil ! Je n'arrivaiç pas à comprendre. J'ai joué, et en < première audition >>, presque

toutes les grandes æuvres françaises ! Que les siennes fussent toujours absentes de mes programmes agaçait Debussy, je le voyais bien. Au hasard des circonstances, des phrases lui échappaient: un morceau d'un autre compositeur, pensa tout haut, un peu amèrement : On ne m'a jamais dit, à moi, que c'étaít - ! beau Les bras < rn'en tombèrent >, d'abord. Puis je réalisai combien, malgré la gloire, sa sensiétait vulnérable' sa susceptibilité bilité - de ce souvenir -lui-fit comprendre que Le récit l'émotion due à la beauté peut parfois rester muette ! Debussy, qui avait tant fêté, tant évoqué le < dimanche > : Dímanche su¡ les uilles, Dímanche dans les cæuÍs, Je surs née ttn dimanche, un dímanche à midi, Debussy marqua s¡çs¡s ;cê jour de minutes Poignantes : Par deux dimanches torrides de juillet 1914, j'arrivai chez lui avec le programme quelnous avions arrêté ensemble. Il en était heur,eux' Moi, j'étais tremblante ! Js¡s2-moi d'abord L'IsIe Jogeuse, me dit-il. Je-suis curieux de voir cs qu'une artiste comme vous peut en faire. Un instant, je contemplai le clavier calme, et ses mains qui pouvaient tout lui demander. Ses

CLAUDE.DEBUSSY

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mains de mage ! J'aurais donné dix ans de ma vie pour qu'il m'eût appris, en rêve, son secret et la traduction d'une ceuvre pareille : Oh ! Je ne vais pas vous la < jouer >, ne - attendez pas à une exécution vous ! Vous allez vous asseoir près de moi... Et dès la deuxième mesure, vous allez m'arrêter. Debussy se mit à rire et notre travail dura toute la journée. Le deuxième dirnanche nous rapprochait encore d'événements qui devonaient tragiques. Je revois ce petit hôtel des Debussy, square du Bois-de-Boulogne, dominant presque les anciennes fortifìcations. Il était üout proche de la gare du Bois, et les nerfs du musicien souffraient déjà du fracas du chemin de fer >, joint aux échos d'une école de elairons et au bruit des tambours. N'empêche ! Ces moments qui nous étaient laissés fìguraient une sorte'de trêve. Le salon nous accueillait, Iuxueux, tranquille. Par une fenêtre ouverte, les bouffées de LtIsIe Jogeuse s'envolaient de < la maison lyriíque, :tournée vers les rails brutaux de tous les iléparts ainsi parlait d'Annunzio. Quelle prophétie ! -C'est en ce dernier dimanche qu'assis près de Mme Debussy, mon mari m'entendit jouer pour la dernière fois. Le 2 aofit, la guerre éclatait, on affìchait la mobilisation. Les raíIs b¡utauæ, de tous les dé.parts I Le 12 août, c'était le sien, celui de Joseph de Marliave, rejoignant le front. Douze jours plus tard le 24 --:- il tombait au chomp d'honneur.

< Elle me répondlt : < Oui, oui.. Mats c'est surtout la corde raide que I'on a biseée ! > N. des Ed' : Entretôens

øoec MergTterite Long. IÙ,T.F. EmigsloD no 17.842.

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CLAUDE DEBUSSY

vie : < Entendez-vous la mer ? me disait-il bientôt, face à la splendeur de I'océan, la mer, c'est tout ce qu'il y a de plus musícal. > Ce courage dans la souffrance restait un exemple, un but. Un apaisemerit âussi, avec la musique, la musique qui console et qui peu à peu allait devenir mon unique raison d'être. Pourtant, le 1" juitlet, décrivant à Jacques Durand Saint-Jean-de'Luz et ses estivants, le musicien lui annonce qu'on y accueillera .

jaloux d'un temps réservé à la compoajoute Dieu I'accompagne et fasse qu'elle ne soit pas ! Que le même Dieu m'accorde assez de tranquille santé pour travailler à ces fameux Travaux en cours >. Curieuse ironie : au contraire, c'est avec lui el chez lui, au Chalet Habas, qu'en ces mois d'août et de septembre, j'allais travailler sans relâche. A peine arrivée, j'étais pour ainsi dire < vissée au piano >, il ne me laissait pas repartir. Avec lui, les heures s'envolaient, commg happées par l'intérêt de ce qu'il disait. Si, par Debussy' for¡t n'a pas été remis en question, il m'a du moins initiée à toute son æuvre. Aussi ces heures sont-elles inoubliabtes. Tant pour le monde du cæur, où son afÏection et celle des siens me réconfortaient, que sur Ie terrain purement pianistique. Nous parlions, je jouais sa musique, celle des autres, à laquelle il s'intéressait toujours. Celle des grands Maltres qu'il admirait Chopin' profondément, Bach, Liszt, Choþin pas. II ne tarissait duquel il au sujet surtout, était imprégné, comme habité par son jeu. II Cornme

sition,

il

, répétait-il. Ainsi parlait naguère aux virtuoses Chopin, dont une élève, Mme Mauté de Fleurville, fut la première conseillère de Debussy. C'est elle qui lui transmit, lui apprit cette < science de I'atta(lue ), ce < moelleux >, qu'à son tour il demandait à ses interprètes. Toutes les indications possibles concernant I'exécution de ses æuvres, Debussy nous les a

CLAUDE DãBUSSY

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laissées. Il y a veillé avec le soin le plus extrême, le plus farouche, et m'a souvent répété (avee le même courroux) cette courte anecdote : Un pianiste, venu lui jouer certaine de ses (Euvres, à tel passage s'arrête et lui dit : < Maître, à mon avis, là, c'est liä¡e... > Et Debussy fulminant : Il y a des gens pour écrire de la musique, - gens pour des l'éditer, et ce monsieur pour faire ce qu'il veut ! Je lui demandai ce qu'il avait répo¡du. Alors, avec un immense mépris : Oh ! rien ! fìt-il, j'ai regardé le tapis, mais lui- ne Ie foulera plus ! Ravel, si soucieux, Iui aussi, du respect de ses intentions, me faisait souvent raconter cette histoire. Et c'est la même intransigeance qui fìt répliquer à Debussy, quand on lui oflrit une artiste < de génie > pour chanter Mélisande : Une interprète fÌdèle me suffìt.

-

La scène suivante prouve à quel point it tenait à ce que I'on respectât I'intégrité de sa pensée : Une fois, comme il m'arrivait presque quotidiennement de le faire c'est-à-dire, déjeuner j'arrivai au et passer la journée au- travail Chalet Habas per une chaude matinée... savez ! -Je Vous tressaillis. Devant moi, sur la route,. en plein soleil, Debussy m'attendait : Vous sevez, il faut faire le sol dièse píano, j'y- ai pensé toute la nuit ! Je ne comprenais pas, et il ne eomprenait pas que je ne comprisse pes. II en était ahuri. Alors, moi, timidement :

AA PIANO AVEC

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Mon cher Maître, je suis confuse. Excusezje ne sais pas de quel sof dièse il s'agit. Où ? Dans quoi ? Il s'agissait de Mouuement, la troisième des premières Images. Et il changeait tout simplement la nuânce d'un accord (1) ! Et il y avait pensé toute Ia " nuit ! Quelle leçon pour les Iibertés que prennent certains vis-à-vis, non seulement des nuances, mais du texte... Mme Debussy allait jusqu'aux termes d' < irrespect )i de < malhonnêteté >, si quelque interpré-

- mais moi,

tation faussait tant soit peu une tradition

si

scrupuleusement méditée et fìxée pour toujours.

f* Cette même série des Images nous offre, pour débuter, Reflets dans l,eau. Reflets ? < poème de l'agonie de la lumière, dit André Suarès, de la lumière estompée par I'onde, où chantent trois notes d'une poésie intense. >> Ces trois notes sont vraiment le < tout > qu'un véritable créateur fait avec . Leur densité flottante s'aimante d'une irrésistible attraction, car nul comme Debussy n'a été le poète de I'eau. C'est dans < I'infìdèle élément >> qu'il semble puiser ses plus belles inspirations. J'ai déjà dit qu'un jour, à Saint-Jean-de-Luz où j'avais Ia joie émue de l'accompagner dans une de ses promenades

une des dernières ptomenades de son derniêr êté arrivant sur la falaise, il me pressa le bras- : ..(1) 4lq.q"q9 6, 15. mesure : le 1.r tempa, indiqué tiù, lorte doit être, au coDtraire, pi,ana subito pour per_ mettre unç reprise da crescendo.

CLAUDE DEBUSSY

La mer !

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2 La mer, c'est musical, Et je me souviens qu'il ajouta : < Tout ce que I'on voudra, mais que ce soit rnusical / > Puis tout à coup, changeant d'image : Il fautlra demain que nous travaillions le Gënbal Lauíne. Cet homme en boís était un homme de génie. lI était musical. Debussy ne passait pas du coq-à-l'âne, comme on pourrait le croire : Général Lattíne, eccenttic, Siælème préIude du Deuxièmei Livre, firt inspiré par un ciown du cirque lUédrano, sorte de Grock àu début du siècle. Cet équilibriste, cet < homme en bois >, masquait d'humour et de pirouettes un cæur trop sensible... Comme son portrait, son évocation par Debussy, trahit les variations affectives- du musicien lui-même ! Maintenant que ie le voyais de si près, la tendresse et I'ironie m'apparaissaient comme les marques distinctives de son caractère, une < gouaille > atténuée par .l'amitié, l'âge et la maladie, mais dont, au temps de sa jeunesse, il devait se cuirasser devant la vie. (Comme Général Lauine /) Nous retrouvons cette sorte d'auto-défense dans la correspondance de l'époque de ses trente ans ; dans cette lettre qui va suivre et qui est connue' Adressée à Pierre Louys, son plus intime ami d'alors, elle commente une rupture alnoureuse- Eile me semble expliquer la nostalgie mathématique et fugace du sirième préIude comme un.impossible équi libre de l'âme :

- ce qu'il tout

,

rrous entendez

y a de plus

i'ai tout de même

é,té bouleuersé, et sauoír si loin, si de te attrísté une encore fois ...

30

AA PIANO AVEC

irréfutablement loin que je n,auais pas la force !9 faire le geste símple d.e t,écríre i it *e ,"^-

b-lglt que cela n,aníueraít pds iom^e il le fallait; les paroles que l,on-dit les geur dans des geur amís ne se remplacent pãs par de

l'écríture> Tu pensetas peut-ê.tre < tout cela est d.e sa f aute > ; mais uoítà je suis parf ois senfi_ mental comme une modíste qui au¡aít été Ia maîtresse de Chopin ; j,aí beioin de constater

que mon cæut est encore susceptible de tressaíllír lieu de faire tranquíIiement de la chímíe personnelle et qui n,engage qu'une

responsabíIité de papier...

(t)

>

*

AU

PIANO

II Debussg au píano. Les mod.ulatíons. nuances. La -techníque debussgste

Les

-

Rien n'était plus contraire à Debussy qu'une seule ( responsabilité de papier >. Et combien (1) I juin 1894. Cit. par Pasteur Vallery-Radot étølt Cla,ud,e Debrtssy, Julliard, éd. p. 11¡.-

Tel

CLAUDE DEBUSSY

31

son attitude restait totalement engagée

qu'il s'agissait de musique, dès qu'il

dès

prenait

possession du piano.

< Il avait I'air d'accoucher le clavier, notait déjà Léon-Paul Fargue. Il te berçait, lui parlait doucement, comme un cavalier à son cheval, comme un berger à son troupeau, comme un batteur de blé à ses bæufs. C'est sur ce vieil instrument qu'il nous joua un jour ce qu'il

avait composé de Pelléas. > D'après NIlle Vasnier, la fille d'und'des pre. mières muses de Debussy, celui-ci composait au piano, ou parfois en marchant, fumant une éternelle cigarette. La trace des brûlures de celle-ci sur les touches des pianos de sa jeunesse le prouve bien. Il cherchait longtemps dans sa tête avant d'écrire. Un autre témoignage, à peine postérieur, reste capital, lui aussi, puisqu'il donne le diapason esthétique d'un Debussy jetne c'était treize ans avant Pelléas dont les idées sont à ses ceuvres ce que la graine est à I'arbre. Ce document est le carnet de Maurice Emmanuel, futur auteur de Salamine (') et contemporain de Claude-Achille. Comme lui, Emmanuel devait libérer leur art de beaucoup d'entraves conformistes, et, comme lui, en pâtir. Son amour pour les modes anciens, rénovateurs, le fait mal voir dès le Conservatoire, d'oir Léo Delibes I'exclut du (1) Tragédie lyrique, sur ¿€s Pe"s¿s, d'Eschyle, où Maurice Emmanuel a rejoint la grandeur du trag:ique grec >, dit René DumesniL Sala,mine fut représenté avec un grand succès à I'Opéra en 1929. En 1959, la R,.T.F. donne en première audition l,rØtuéthée enchaî,né, toujourr d'après Eschyle. Art rtein de valeur et d'oiignalité.

32

AU PIANO AVEC

Concours pour le prix de Rome et, fìnalement, de sa propre classe de composition.

Maurice Emmanuel s'adresse alors clandesti_ nement à Ernest Guiraud qui, lui aussi, enseigne au Conservatoire et dont les idées sontieaucõup plus larges. C'est l,ancien professeur de Debuss! et c'est chez lui que nous assistons à la ren_ contre des deux jeunes gens, puis à une discus_ sion entre Guiraud etl'Enfant prod.igue, Debussy revenant Grand prix de Musigue de la Ville Ilternelle. ... il est émouvant, ce petit carnet noir, d'as_ pect presque söolaire, et qui reste une page de notre Histoire de la lVlusique ! Sur ses feuilles quadrillées, lucide, amusé, N{aurice Emmanuel s'empresse de noter au vol le dialogue qui suit, entre maître et ancien disciple : Debussy, fuyant déjà les sentiers battus, esquisse au piano des séries d'intervalles...

33

CLA,UDE DEBUSSY Gu¡neup

Maís quand se résolue I

ie

føís ceci

: Il faut bíen que çd

æ DnnussY

.I't'en fìche ! Pourquoi

?

GurRAuD

Alors, uous trouuez ça iolí7

DesussY

Oui ! Oui ! Et oui !

Gurn¿,u¡

Qu'est-ce que c'est que ça

?

Deeussy

Accords íncomplets, flottants. Il f aut noger Ie fon. Alors on aboutit où on veut, on sort par la porte qu'on veut. D'où agrandissement du tei_

rain. Et

nua.nces.

(1).

(On reste confondu du scandale causé en 1890 p"ì' i;"*pl;i de quintes et octaves.parallèles') ðãp""a.tit, toujoúrs au piano, Debussy plaque d'autres accords :

dte Maurlce Emmanuel' Communlcgé Í\ Ca.r'tuet inétltt-u-*f""nel, présenté par A' Hoérée' .rr"í,tã;' rriåri"¡* -õomæata4harpentier' juillet 19{2'

õãf.

3

AU PIANO AVEC

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CLAUDE DEBASSY Gurnlun

Gu¡neun

Maís comment Dous en tirez-uous 2 Ce que vous faites là est joli, je ne dis pas. Mais c'est absurde, théoriquement. DEnussv

Il n'y a pas de théorie : sufiìt d'entendre. Le plaisir est la règle. Gurneup Je veux bien, pour une nature exceptionnelle... Mais comment apprendrez-vous Ia musique aux

autres

?

DEsussy

La musique, ça ne s'apprend pas. Gurneun

AIIons donc

!

Vous oubliez, mon petit, quê au Conseruatoíre !

Dous aDez passé dix. ûns

35

Qu'est-ce

qui vous a le plus frappé à Rome ? DnnussY

Les Loggie de RaphaëI... Saint-Pierre est une halle pour géants raisonnables et sans goût. J'aime mieux Saint-Sér'erin. J'adore la Villa Pia qui ne sert à rien du tout. Mais des portiques, des balustrades, des frontons; mais ça ß'encadre dans les verdures du Paradis... A Orvieto, la Résurrection de Signoreili (pas à cause des trompettes I ). Cette désinvolture montre avec quel bonheur Debussy alliait la liberté d'esprit aux dons les

plus admirables. Je pensè que personne n'â mieux réalisé l' < agrandissement du terrain > et Ies nucnces pressentis dans ce dialogue avec Gui-

raud. Nul n'a pu nous faire sentir plus profondément la corrélation mystérieuse, la corresponévoquer dance intime du .son et de la pensée un aspect de la nature, un frisson, une- ombre ou une clarté enfermer dans un accord tant de - rêve... poésie et de

Dreussy

Oui, c'est imbécile ce que je dis ! (Comment concilier tout cela ?) Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j'ai fait mes classes, et je ne sors de la Fugue que parce que je la sais.

une ce¡taine forêt et une certaine région, et au bord d'une certaine mer. Nous nous y éuadons, conncissant Ia porte secrète, et le monde ne nous est plus rien, Evasion qui peut nous amener à dire que cette porte secrète dont parle Jacques Rivière, ...

un¿ fe¡rcsse

36

dan¡

AU PIANO AVEC

s,est refermée -i"*áis -_lignes merveilleuses, après Pelléas. on -n'a pf", composé comme avant cette døte en musþue. On n,a þlus écouté ni joué ) soit jouée dans une vibration-écho.

CLAUDE DEBUSSY

une

I

de chefs-dlæuvre

!

44

AU PIANO AVEC tïr,

.. Fascinée, je reviens d'abord aux ,Rellels dans l'eau. Il est malaisé, devant un sujet iraité par trois des plus grands poètes du -piano, il ìst malaisé de ne pas rêver... Liszt, Ravèt, Debussy'l Les Jeur, d,eau de la VíIla d.,Este ?), Jiux. d'eau,(2), Ref lets dans l,eau (.)... Comment expli_ quer-? J'ai.lu quelque part, dans un reportãge sur les mines de diamants, que te precieùx < brillant > a la propriété de n'être pas entraîné qlSnd Ie jet d'eau du , sa modestie, son mimétisme artistique le livrent tout entier à I'objet qu,il sonorise. Les arpèges du clavier jaillissent, étincellent, retombent comme un voile d'eau en masquant leur animateur. A I'opposé du , nous trou_ vons ici un exemple ravélien presgue abstraít. Ce qui demande, pianistiquemãnt, ine traduc-

tion

objective.

(1) 18??-1883. (2) 1902. (3, Irna,ges pour le piano (1.. série) : Refl¿ts _I'eau. Ho'n¡nøge à Rømèau. ntàou.iàà|.l ri. -¿ä"¡uon, dd,ns rgos. 1r' audition, B mars 1906, à la, Soc¿èi¿ ilatioããie, avec le co¿cours de Ricardo Vinès.

CLAUDE DEBUSSY

45

Debussy ignore cette attitude un peu hautaine. Son prodigieux amour de la nature le plonge dans l'élément de vie d'oi¡ elle sort : I'eau. Il n'en perd pas un reflet, un courant, une caresse, une traîtrise... Tout cela compose, en musique, une ¡l¿rqnce impossible à défìnir si on ne la sent.-. le rubato, lié à I'interprétation de Debussy comme à celle de Chopin. (C'est un hommage dû à ces hyper-nerveux, dont Proust dit < qu'ils sont le sel de la terre Þ, que de les comprendre et de les traduire à demi-rnot.) Chez I'un et I'autre des deux musiciens, ce ¡ubato reste délicat, difficile à obtenir tel qu'il a été voulu, c'est-à-dire < imbriqué > dans I'exactitude rigoureuse. Tel, encore une fois, le flot captif de ses berges. Rubato ne veut pas dire altération de ligne, de mesure, mais de nuance et d'élan. Or, ces nuances auxquelles Debussy tenait farouchement, le < Tempo rubato > de Reflets dans l'eau en est l'armature. Armature sertissant trois notes soulignées dès le début par I'auteur et qui valent tous les trésors du monde : La, mi... -On peutfø,déjà penser à une cloche qui tinte et alerte l'écho liquide : La, fa, mi... -A la reprise du thème (1), ces trois sons frémissants chantent à la basse, tandis que la main droite du pianiste, rapide, circulaire, semble moirer la surface du clavier brillant : Un petit cercle dans I'eau ! disait le Maître. Un- petit caillou qui tombe dedans. < Un petit caillou >, ( un cercle... >, voilà (1) Dès la troisième page, dernière ligne.

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AU PIANO AVEC

I'eau véritable, inestimable, du diamant debussyste.

L'extrême lln n'est qu'obsession de ces trois notes dont il faut varier le message selon le souflle, le vent ou I'heure qui les apporte. Peutêtre par un < soir > fauréen ? Peut-être au silence de Midi ? L'Hommage à Ramea4 frère de la Sarabande, est une autre merveille dans le même style. L'au-

teur y met en garde contre la grandiloquence menteuse < des enfants fous de gloire, négligeant le goût parfait, l'élégance stricte qui forment I'absolue beauté de Ia musique de Rameau >. Première étape de ce pèlerinage âux sources natio-

nales attribuant plus tard à Claude'Debussy le nom de Claude de France donné par d'Annunzio. Mais cette danse lente et grave n'est à mon avis pas plus française (Iu' . Antique plutôt... Pur rythme' processionnel, comme sculpté dans un fronton grec : Comme une offrande, demandait le Maître, - le début. Et, tel la Sarcäande, au métropour

CLAUDE DEBUSSY

47

je n'en réalisais la plénitude que grâce à une sorte de relaxation physique, d'abannellement,

don total, d'expiration. A la page suivante, quatrième ligne, I'auteur me conseillait de retarder de deux mesures le diminuendo (au commencement de la dernière ligne), ce qui ramène d'une façon saisissante le thème en pianissimo. Debussy écrivait de grands < écarts ), mâis le seul accord qu'il ait arrangé pour ma main trop petite (à la cinquième mesure de ee même thème) est celui-ci :

P

aucun prix, il ne tolérait qu'on m'avait indiqué cette syncope que je suggère aux mains ne pouvânt plaquer < neuvièmes> et : Comme,

arpégeât,

il

à

nome.

Au commencement de la troisième page, des accords ineffables évoquent un Au-delà.sonore au sein duquel Debussy dut les entendre. Je sais que, tel un rescapé du rêve, il s'acharnait à les retrouver, à les traduire, à les transcrire, à les < recommencer >> jusqu'à ce que I'interprète puisse révéler l'efüsi¿¡t, pourrait-on dire -à son tour ces harmonies sublimes (r). Person(1) Je sais qu'Ðmma, Debussy fut la conñdente et le < coûseil > du musicien, dans cette recherche prelque myrtique.

De tout le reste, je n'ai jamais rien éludé.

Dans l'Ëlo¡¡tmo.ge ù. Rameau comme partout ailIeurs, nulle infraction au rythme.

Mouuement est une impression rapide, d'un rythme souple et obstiné, un tournoiement de chatoyantes sonorités, une fantaisie tourbillonnante...

AA PIANO AVEC

48

Comme un tremplin,l'accent du début, présent

tout au long du morceâu, maintient une même

vitesse, un même tempo; mais cet accent ne doit

pas être trop fort.

A la sixième page, septième

mesure, I'indication sdns p¡¿sser permet tout de même une légère clétente. On se souviendra naturellement de la fameuse

nuance

: sol dièse píano, ä

laquelle I'auteur (t). Pour l'interprétation générale, non content de Ynarquer Auec une lé,7èreté. fantasque et pré,císe, Debussy s'en expliquait souvent oralement. Et pour fìnir, accompagnant les mots d'un geste en spirale : Il faut que ç.a tourne, insistait-il, dans un < avait pensé toute la

nuit

>

- implacable. rythme

ìl rf ':
dont il ne souffle mot à I'Institut. Pour le concert avec orchestre du 21 avril 1890, à la Société Nationale, il retire l'ouvrage du prograrnme après la dernière répétition (2). Et lorsque, à Saint-Jean-de-Luz, je lui avouai mon ( faible > pour cdtte æuvre de jeunesse et mon désir de la jouer : Non! pas maintenant, objecta-t-it. Je vou- faire avant, pour vous, quelque chose à drais (1) Voir deuxième chapitre : Au pi.ano I. (2) Le soliste était René Chansarel, à qui I'ceuvre e¡t

dédicacée.

CLAUDE DEBUSSY

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quoi je pense... Où Ie piano interviendrait d'une façon jamais encore entendue. Quel crève-cæur que cette idée, à moi destinée, soit restée, comme beaucoup d'autres, à l'état de projet ! Par contre, d'autres æuvres de la même époque ont porté Deb'ussy sur les nuées de cette gloire, un peu frelatée peut-être, qu'on nomme popuIaríté. Qrri n'a entendu les Deur Arabesques, si charmantes, jouées, rejouées, ( ressassées > âu piano ou à la harpe? Et, transcrite pour-toutes les < formations > du monde, la fameuse Petíte Suife (1) ? Or, à sa parution, elle n'eut âucun succès. < ... Auprès du public, écrivit Jacques Durand, l'éditeur de Debussy, ce fut I'indifférence complète. J'étais navré ! > L'avenir le rassura vite. Mais revenons à la Fanfaisie boudée par son auteur. La raison de cette attitude n'est pas d'ordre uniquement musical, mais aussi pratique : Debussy ne voulâit pas que l'æuvre parût. Cette pièce dialogante pour piano et orchestre a pourtant son charme et sa fraîcheur. C'est un des rares terrains où nous voyons la forme presque classique d'un premier allegro rapprocher Debussy de Vincent d'Indy celui de la SUmphonie sur un thème montagnard, dite < cévenole >, et aimée des virtuoses. L'Andante de la Fcnfaisie est poétique, fleuri de courbes et de fléchissements exquis, bien debussystes. Sa < soudure > avec le FínaI annonce dêjà PeIIéas; et dans ce fìnal si vivant, nous reconnaissons le thème de Fêtes, le deuxième (1) l{anusciit original pour piano à quatre matng,

1889.

50

AA PIANO AVEC

,CLAUDE DEBUSSY

51

des lVocúu¡n¿s devenus illustres. C,est peut-être

dans la première partie que I'orchestre aurait il ne Ie fut pas. Après la mort de Debussy, en lglg, i'éditeur Y.. J. Jobert, possesseur de l'æuvre manuscrite, d_écidant de faire paraître et exécuter celle_ci, Mme Debussy acquiesça et désigna les interprètes qu'aurait choisis son mari. C'est ainsi qu'elle demanda à Messager de Ia diriger et à moi de ,la jouer. La première audition eut lieu le 7 décembre de cette même année lglg, aux Concerts Lamoureux. Emouvant souvenir : Mme Debussy me donna le manuscrit de la partition d,oi-

AU

eu besoin d'être revu... Nfais

chestre.

PIANO IV

et Francís Plante aut¡es grands oírtuoses

Debussg

Qu'il était beau, cet été 1917 ! De lumière et d'or! Eclairé, illuminé de soleiMl-'restait un défì aux événements tragiques qui m'accabtaient et achevaient de ruiner la santé du Maître. On souffrait alors, on peinait, le travail, toujours le

Debussy ne disait-it pas du génie musical fran-

travail... Quelques visites... A Guéthary vivait maintenant le poète P.-J. Toulet, ancien compagnon de bohème de Debussy (avec lequel une adaptation musicale d,e Comme iI uous plaíra de Shakespeare restait en train). Mais presque autant que lui, Toulet était malade, très malade.

beaucoup d'autres pays restèrent sõus le ãharme

II uíent un âge où Ia uíe semble se retírer du bonheur, prédisait-il jadis, cornme ces lacs que Ia longueur de I'été déuore entre leurs fioes.

çais qu'< il incarne la fantaisie dans la sensi_ bilité r? Pour cette raison, peut-être, I'Etranger fìt une fête à sâ Fanfaisíe. Je l,interprétai ãu cours de nombreuses tournées, notamment en Hollande en 1921, avec le Concertgebouw d'Amsterdam sous la direction de Mengelberg. puis,

de cette fantaisie dans la sensibilité qui est, en effet, comme la marque de certaine musique

française. Mê,rye imparfait, presque inachevé, cet < en_ voi >'de jeunesse recèle-t-il donc, comine la terre

au printemps, la moisson joyeuse de I'été?

Le poète et sa femme se dérangeaient, cependant, pour venir à Saint-Jean-de-Luz.

JPar contre, toujours en pleine forme, étincelait le vieux ¡oi des Landes, le pianiste Francis Planté. Il donnait des concerts. < Cet homme est prodigieux >, relate Debussy.. < Il a joué

très bien

-

la

Toccafa, merveilleusement aussi

AA PIANO AVEC

52

Feuæ FoIIefs de Liszt. A un second concert, iì jouera Reflets dans I'eau, Mouuement... > Planté avait alors soixante-dix-sept ans ! De sa verte vieillesse surgit toujours pour moi la vision de mon enfance, oir il resplendit comme le premier grand pianiste que j'aie entendu à t'âge de huit ans. Non seulement sa volubilité pianistique, mais aussi la manie qu'il avait de parler entre les morceaux, m'avaient laissée suffoguée autant qu'éblouie. Depuis, bien sùr! je I'avais entendu maintes fois, mais jamais approché. Chez les Debussy, je fus frappée de sa courtoisie. Elle se fìt bien vite affectueuse et bienveillante : il voulut m'entendre...

Très émue par ce nom de Planté qui avait dominé ma jeunesse, je jouai, j'attendis. Il paraissait surpris. Au bout d'un instant, seulement

:

semble que je me vois jouer dans un- miroir ! Je ne compris pas tout de suite, mais quel

Il me

compliment ! Je le répète sans vanité, pour I'encouragement, seul, qu'il me procurâ. Enhardie, je lui demandai le souvenir qu'il conse¡vait de grandes pianistes telles que Mme Szarvady, que Clara Schurnânn, et d'autres... Il les avait entendues, fréquentées, jadis ? N{a petite amie, me dit-it, ça ne vous aurait - plu I Et revoyant en pensée pas le passé, il ajouta : C'étaient des < dames à mitaines >.

Je me liai avec tui et il m'invita à faire un séjour clans son domaine de Saint-Avit, près de Mont-de-Marsan. Il vivait retiré dans cette mai-

CLAADE DEBUSSY

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son landaise en plein terrain de chasse, sa - J'acceptai donc de pénétrer dans seconde passion.

I'intimité de ce grand pianiste, de ce


, comme on disait dans le pays. Je ne savais pas ce qui m'y atten-

dait

:

Vêtu de < pied-de-poule >>, guêtré de blanc, béret basque et barbiche au vent blancs éga- perron, l'æil lement * il vous accueillait dès le vif, prônant déjà le Vésuve comme déeor à la Tarentelle de Chopin. A peine rentré, sautant au piano, il attaquait celle-ci. Le Vésuve, c'est vous ! avait-on envie de Iui- crier. Infatigable, dès I'aube, il sifflait sous mes fenêtres : il fallait faire, refaire de la musique! Cela, jusqu'à 2 heures du matin ! Il me fìt bien répéter cinq fois de suite ce fameux Mouoement de Debussy

:

Mais enfin, que vous dit-il ? Ici, et là ? Quand vous travaillez ensemble? Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé vous-même quand vous le voyiez à Saint-Jeande-Luz ? répliquai-je naivement. Alors le vieux virtuose, toujours pétillant : Ma petite amie !... Si je m'étais mis sur le -pied de réclamer aux auteurs ce qú'ils veulent, je n'en serais jamais sorti! C'est ainsi qu'il jouait la Légende'"de SaíntFrcnçois d'.á.ssise, de Liszt, une octave au-dessus du texte original, câr, selon lui, , lui aussi. Il devait jouer I'un des conce¡fos de Liszt avec I'orchestre Colonne et il était venu déjeuner chez moi la veille, le samedi matin, après la répétition. Si on vous , lui avais-je demandé, - jouerez pour moi la Mazurka en f a.dièse vous mineur de Chopin. \¡ous la jouez comme perCette malice, cette

sonne

!

des


? Entre les deux guerres, il offrit à Paris deux concerts : un au profìt des æuvres du Maréchal Foch, I'autre pour les étudiants. Entre les deux séances, Mme Paderewska tombe malade en tail... Comme Sâuer,

Suisse,

et

il

doit la rejoindre à

Morges.

'Et il se mit au piano. A la fìn, susceptible d'être redite comme une sorte de < reprise >, Sauer répète en effet ces

Quel est le montant de la recette? demande - organisateurs le grand Maître. aux Et, sur I'heure, il signe un chèque équivalent à la forte somme qu'on lui indique.

vivement.

Moins mag'anime, lr"ur*r, de Pachmann, qui, en pleine nuit, au téléphone, me fìt traiter de < voleuse >, me réclamant les Etudes de Chopin arrangées par Godowski pour la main gauche, que son fils m'avait prêtées ! Le fìls riait jaune moi aussi. de cette commission-plaisanterie - au lendêOr, nous fûmes bien obligés d'attendre

quelques mesures sublimes, en disant : Cette coda, une octave plus haut... Je crois - Chopin aurait aimé ça ! que .A,h ! non ! Je suis sûre que non ! rétorquai-je I

Le lendemain, triomphe, au Châtelet, et Sauer joue en < bis > la Mazurka. Mais voilà que, cette' fois, un < trou > de mémoire le force à répéter bien malgré lui un passage, avant la fameuse coda, à < tourner en rond > jusqu'à ce qu'il reprenne pied. On ne devrait jamais rien dire, pensai-je à part moi, malgré son immense succès.

main.

AU PIANO AVEC

56

En scène, Pachmann parlait au public comme Planté et, tel Paderewski, il témoignait d'une réceptivité maladive à l'égard des mouvements de Ia salle. Ce n'est pas un éventail, mais la partition sur laquelle < suivait > un auditeur qu'il fìt fermer, un soir, s'arrêtant net pour déclarer : Je ne veux pas de contrôle. -Mais quel type ! Quel pianiste ! Quelle < superbe > ! Je n'aurais peut-être pas osé I'imiter et pourtant il avait raison. Moi aussi, je m'arrête bien, si par hasard... Oh ! Il n'y a pas si longtemps, au Palais de Chaillot, je commençais le Final du Concerto de Ravel quant, tout à coup, je vois une fl'amme se refléter dans le couvercle du piano. Tournant la tête, j'aperçois une ouvreuse plaçant des gens au premier rang, en pleine musigue! C'était sa lampe qui m'aveuglait. Là, je me suis arrêtée, et toute la salle m'a applaudie c'est un incident qui arrive trop souvent. ¡È rl3

rt

Je me sens loin, cependant, de l'orgueil des monstres sacrés > : J'étais en séjour à Nice pour un concert, et le maître d'hôtel qui me servait dans mon appartement, voyant beaucoup de fleurs et de, photographes, gre dit : Je voudrais dire quelque chose à Madame... - je n'ose p&s. Mais -- Mais bien str! Pourquoi pas? Est-ce que je me permets?... Je trouve que Nfadame est si... si simple!
? ai-je

répondu.

A Rio-de-Janeiro, même décor dans un palace, mais encore plus fleuri, étant donné ce merveilIeux pays où les orchidées enlacent les arbres' A mon arrivée, les photographes, des âmis, s'empressaient autour de moi, devant la femme de chambre brésilienne. Elle me questionna

:

franqaise? - Madame... Mais oui. - Madame, célèbre ! - Mon Dieu... - Alors, Madame? Madame? et sa fìgure -Madame... Miss'épanouit en un large sourire tinguett, alors? On trouve toujours plus fort que sa gloire, si gloire il y a jamais !

Dans notre destinée J'iot""pr¿tes, tout est à un dehors fantaisiste, Planté restait le scrupule même : < Il n'y a pas de meilleure improvisation que celle qui est préparée de longue date >, disait-il. Et comme c'est viai! Si le hasard nous sert parfois, souvent il nous perd. Quand parut l'æuvre de Gustave Samazeuilh, le triptyque dt Chant de Ia mer, pour piano (la première partie, dédiée à I'allègre vieillard; la seconde, à moi-même; et'la troisième, à Alfred Cortot), je la jouai en entier assez rapidement, en première audition. Stupéfait, le châtelain de Saint-Avit écrivit d'une traite à I'auteur : < Comment ! notre amie en est à la période

base de conscience. Sous

58

d'exécution, quand

AA PIANO AVEC

CLAADE DEBUSSY

je n'en suis qu'à celle des

doigtés ! > Ce souci

du détail fìt parfois rire... Fauré m'a raconté une anecdote très âmusante, qui prouve à quel point les illustres virtuoses, nous dirions aujourd'hui les < vedettes >, préparent un s¡rectaculaire succès : Francis Planté était à Paris, en juin 1907, pour donner des concerts à deux et Raoul trois pianos avec de grands confrères - Alfred Pugno, Louis Diémer, Edouard Risler, Cortot au théâtre Sarah Bernhardt ('). Au - grand dîner donné en son honneur où cours d'un se trouvait Fauré, ce dernier le voit griffonner au verso de sa carte de Menu. Planté se lève, négligeant d'emporter cette carte, que Fauré prend et me montre... C'était la mise en scène, le scénario du concert du lendemain, le règlement des applaudissements anticipés : Premíer appel : salufs à la salle entíère. Deutíème rappel : encoÍe sal¿rfs à Ia sqlle entíère. Troísième rappel .' sal¿rf prolongé aur Planté, moi, j'étais tuée par ce régime. Vers la fìn de mon séjour à Saint-Avit, comme

je regagnais un soir ma chambre en riant, un bruit léger coupa court à ces images du passé. Un grignotement qui m'énerve plus que tout au monde, celui d'une souris... Moi, qui en ai une

telle répulsion ! Que faire? sinon garder la lampe allumée pour ce qui restait de la-.nuit? Quand j'ai vu baisser le pétrole (autant dire de I'or, en temps de guerre), j'ai fait ma valise. Planté n'a jamais su ce qui me faisait partir avant la date prévue. J'ai devant les yeux une photo de lui que j'aime, ave_c une dédicace cent fois citée à mes élèves. Celle d' Un écolíer perséuérant, en sa 9U annëel Que le cher et grand ami disparu me pardonne de ne lui avouer qu'ici la cause de ma fuite.

places >.

Quatrième rappel : j'embrasse Dié.mer, etc., etc. C'est tout de même inoui ! ... non moins que le mot de Cambronne, échappé

à cet homme si distingué, et historiquement gravé à la fin d'un de ses enregistrements dont il n'était pas tout à fait satisfait ! (1) Au profft de la Société Mutuelle des Professeurs du Conservatoire, Ies 18 et 20 Juin. Au programme, le Concerto à troùs pio,l¡"os en ré mineur de Bach, I'fmprovisata sur Grisélíclùs, de Relnecke, rñpromptu sut Man|red,, de Schumann ,etc.

AU

PIANO

v L'IsIe jogeuse.

-

Les

é.tudes

Cependant, à Saint-Jean-de-Luz, la fatigue et la maladie taraudaient Debussy. De quel courage il faisait preuve ! < Il y a des matins ori faire

t

AU PIANO AVEC

60

ma toilette me semble un des douze travaux

d'Hercule! Et j'attends je ne sais quoi, une révolution, un tremblement de terre, qui m'évitera la peine de le faire. > Et pourtant Debussy s'habillait et descendait déjeuner avec les siens. Presque chaque jour, je me joignais à eux avant notre séance de travail, au Chalet Habas. Cette habitation, elle, au moins, l'égayait : < ... C'est basque, avec une pergola, détaillait-il, et une vue sur des montagnes sans prétentions à devenir célèbres. > Le confort régional se fìgnolait d'un anglicisme dû à la nationalité du propriétaire, le colonel' Nicoll : < Je m'attends à voir S. Pickwick, êse., descendre I'escalier >, plaisantait I'auteur du Neuuième Prélude. Détendu, bavardant avec moi, il laissait parfois déborder son ironie sur des personnalités qu'il eût pu épargner... Des musiciens, par exemple...

Je déteste bien les concertos de Mozart, murmura-t-il un jour, mais moins que ceux de Beethoven

!

A ce moment, je travaillais le Cínquième, et n'ai jamais osé le lui dire. Non pas qu'il m'eût influencée, mais ii m'aurait fait une réflexion

par moi trouvée juste, probablement, et qui m'eût cléfloré le divin < Empereur >. Alors que son porte-parole, Monsieur Croche, porte aux nues la Neuuíème Sgmphoníe, sur I'Uf Míneut Debussy lançait volontiers : < On croit que ça va fìnir, et il y en a encore pour dix minutes ! > Et pourtant, quelque quarante ans plus tôt, à Rome, avec Paul Vidal et Henri de Saussine, c'est à genoux, < à six mains >, que les jeunes gens, transportés, jouaient le Final de l'Héroíque.

CLAUDE DðBUSSY

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Tristan'et Yseult ne restait-il pas aussi pour luil n'avait jairais

Ðebussy un sujet qui, d'après été traité encore !

Et. pourtant, quelque trente ans plus tôt, il passait ses nuits entières à jouer, avec paul Dukas, le chef-d'ceuvre de wagner !

*

rF*

L'étude sur L'Isl¿ Jogeuse commencéë à paris, je la poursuivais avec le grand rnalade gu'était devenu son auteur. Celui-ci attachait une importance extrême à ce morceau, particulier dans son æuvre. Je m'attacherai aussi à cette pièce superbe, colorée, diffìcile, où la virtuosité festonne une harmonie suggérant les grandes æuvres du xvrrr" siècle. On pense à Watteau, à I'Embarquement pour Cgthère qui fut le modèle voulu par Debussy. C'est une vision fastueuse, un vent de joie d'une prodigieuse .exubérance, une Fête du Rgthme où, sur de vastes courants de modulations, le virtuose devra maintenir une technique exacte, sous les voiles tendues de son imagi_ nation.

Au début, la cadenza en forme d'Introduction ( comme un appel >>, disait le Maître. Mais après avoir exposé le thème à une cadence joyeuse, précise et implacable, la difficulté reste de maintenir ce rythme dans la progression continue de la nuance et du mouvement d.e plus en plus animé... Cette puissance < atomique r, il faut la maîtriser à tout prix, la graduer jusqu,à est eonçue

AU PIANO AVEC

62

la fìn. Elle ne doit y éclater qu'après I'apothéose cuivrée des trompettes :

:--

CLAADE DEB¿TSSY

63

clamé par l'auteur. Pour I'obtenír, il reste indispensable d'adopter te doigté qu'il conseillait (cidessous), et de tenir I'accord dans la mesure du possible (r). Observer rigoureusement l'accentuafÍon indiquée, les premières crêtes des premières va8ues...

.l e *. ' ¡,c

iYl o

{t ¡e' ¿è f.i¡ -'.. ¡l*

7

t

¿

Après cette rapide vue d'ensemble, comme pour un tableau de grand maître, isolons tel ou

î

tcl doit être timbré, créant déjà I'atmosphère.

A Ia main gauche, mârquer ce beau rythme interne du départ, ce qui justifÌe < I'appel >> ré-

{

Toujours à la page l, corrigeons une grave faute d'impression : à la dernière mesure le sol doit être bécate () : (1) Tout au molna le mt-la¡mí.

Un gr_and planlste auquel Je signalais la faute dlt en_p¡alsantå,nt : Oh ! Oa mie gêne bien de change-r ! _ Je, crols que je- l,atgs€ral le iÀlãe. (Il ¡e l,a pæ latr!é ! bleû entonalu !) Une médtocre ,plinlsts me dlt : Je m'en doutal¡... Que c,éta,lt une farite ! (2J.

me

AA PIANO AVEC

64

CLAUDE DE'BUSSY

65

u^l' ¿" céÅ{ - lno8to r..

Et lorsque ce thème se reproduit, six mesures plus loin, le sol doit toujours être bécarre. Il n'est bien indiqué dièse qu'à la la page 9, ofr la c, écrit-il. Il va lutter jusqu'au bout, farouchement, héroiquement. Il me fait encore travailler un groupe de ses Efudes que je dois donner en première audition à Paris, au concert de réouverture de la Société Natíonale, à la rentrée.

s

Pages 12 et

et en élargissant les

Si L'Isle Jogeuse fut un < signe > dans ma vie musicale, son allégresse, sa fulguration, préludèrent toujours à des drames : en juillet 1914, à la Guerre maintenant, en août 1917, à l'épui- auteur. Malgré I'intérêt passionsement de son nant de notre travail, je suis parfois tentée d'in-

chant

6

67

lire comme à jouer, son et lumière semblent lutter de vitesse. Qu'une grande autorité préserve toujours le rythme.

10

Dernière ligne : le grând trait descendant, serré, rapide comme un glissando, doit aboutir, toujours f, à une courte respiration, précédant un pp subit. Page

CLAUDE DEBUSSY

doubles-croches, avant

Par contre, à la dernière page, vertigineuse

à

Les Douze Etudes pour Ie píano résument vingt ans de recherches et toute la technique propre à Debussy. Composées deux années plus

68

AU PIANO AVEC

tôt sur la côte normande, elles sont, je

crois'

I'un de ses derniers bons souvenirs' Après une horrible période cìe dépression, de néänt >, l'été 1915 I'avait retrempé dans ce qu'il " ion étément vital, la mer. Et il ajoute appelait veux dire la mer infìnie >'--Il retrouvait la "-jä de penser et de travailler' Les Etudes faäulté en sont nées, puis dertenues. I'ultime message à son instrument : < En deçà de la technique, écrit-il, ces Etudes prépareront utilement les pianistes à-mieux compr".tat" qu'il ne faut pas 9nt1e¡. dans la muäiqrr" qn'åroec des mains redoutables' En vérité' ceite musique plane sur les cimes de l'exécution. > (1)

Par ces < cimes >, Debussy entend non seulement I'acrobatie pianistique nécessaire à tout

virtuose, mais la musique elle-même, s'échappant des barreaux scholastiques comme la colombe du Saint-Esprit. Musique < éternelle >. Mer < infìnie > et toujours Proche : u J'ai médit de la rner boudeuse, cés jours derniers, à pleurer ! confessé-t-il encore à son éditeur. Aujourd'htti, elle est belle à défìer toute Je la remercie d'être à portée de "o-pat"i.on... nles yeux fatigués du sempiternel papier réglé"' A ce propos, je viens de terminer la douzième Etud.e qui sera < pour les agréments > - pas ceux dei pianistes, diront les virtuoses volontiers facétieux. Elle emprunte la forme d'une Barcarolle sur une mer un peu italienne; une autre (ll Lettt'es ile Cl'auitre Debussy à' son Edl'teur' Durand et Èiis, (éd. Pourville, aott et septenbre 1916)'

CLAUDE DEBUSSY

69

( pour les degrés chromatiques >, une autre... si je vous raconte tout, vous n'aurez plus de surprise ! En tous cas, ces Etudes dissimulent une rigoureuse technique sous des fleurs d'harmonie (sic), ou < On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre! > (¡esic). Vous croirez avec moi qu'il n'est pas nécessaire d'attrister la technique davantage pour paraître plus sérieux, et qu'un peu de charme'n'a jamais rien gâté. Cho,pin I'a prouvé!... > Puis, fìnissant ses missives de la journée : < ... Enfìn, voici Ie soleil ! Qu'a-t-il bien pu faire de I'autre côté, pour arriver à une heure aussi tardive ? , (') ."{ais

f)ebussy, écrivain, m'éblouit. Quelle liberté ! ! Quelle drôlerie ! J'ai toujours trouvé que les dons de cet autodidacte, comme il se réclamait de l'être, eussent pu faire de lui, de la musique, un peintre, ùn savant, un très grand poète. Que dire, par exemple, du contrepoint de ces deux thèmes : < Les arbres sont de bons anis, voyezvous ! Meilleurs que Ia mer qui s'agite, mord les rochers, et a des colères de petite fìlle, singulières pour une personne de son importance... Les arbres acceptent et se renouvellent malgré les siècles; n'est-ce pas la plus belle leçon de philosophie ? > (') Quelle poésie ! Quelle

(1 et 2) I'ettt'es de CI. Ðebu"ss't/ à son Ed,itcur, Povrvil¡s ct Puys, aott et septembre 1916.

AU PIANO AVEC

70

Et ailleurs et belle ! >

: < La mer, toujours

innombrable

Peut-être cet enchantement, ce renouvellement,

sont-ils la poésie du piano, peinte par Debussy dans un cadre strict d'< études >? Le piano, avec sa palette < innombrable et belle >, elle aussi'.. Tout à son ( ardente rigueur >, l'auteur souligne le caractère imagé des diffìcultés, des harmonies favorisées par ses recherches : < Pou¡ les Siæfes, demoiselles prétentieuses, assises dans un salon, faisant maussadement tapisserie, en enviant Ie rire scandaleux des folles neuuièmes ! > A guarante ans de distance, des conseils impressionnants de netteté résonnent encore à mes oreilles, ceux du Maître lorsqu'il m'expliquait ces pièces à peine parues : Pour les arpèges composés, cette ravissante étude, demande une très jolie sonorité, caressante, un jeu souple, libre, mais très en mesure un côté > quand cela dès le début - Et, dans le Scherzandare, toutes est nécessaire. les < petites notes > serrées, mais ressortant bien. Pour les sonorítés opposées, l'écriture parle, déjà tissée, semble-t-il, dans un canevas sonore. Nos mains, plus que jamais < dans le clavier >>, doivent sentir, traduire, soutenir les harmonies superbes de cet alphabet < pointé > comme celui des aveugles. Il en atteint la pathétique grândeur. Dans l'étude Pour les cínq doigts, l'ironie debussyste s'en donne à cæur joie, d'après Mon' sieur Czerng, imitant les premiers exercices d'un élève pas trop doué ! D'un pensum aride, notre illusionniste va tirer des feux de Bengale, mais, mais, cependant...

CLAUDE DEBUSSY

7t

Commencer sagemenf, ainsi qu'il est écrit, et -non pas vite, comme on le fait trop souvent. Puis, < cahne >, < tranquil-le >, passant par pour maintenir ensuite, dans son l'accelerando anímé, le < N{ouvement de Gigue >> plus vif, et sans ralentir au dimínuendo. Cette première ligne dit bien ce qu'elle veut dire :

So-

¡r¡-¡l

P €e-

0a-6oöo

Dès le p¡emier Ia bémol, la main droite doit railler la main gauche en enlevant un doigt rapide, un peu crochu comrne un ongle, comlne un medíator de guitare. Façon de < pincer > qui faisait dire au Maître, une lueur amusée dans le regard : Attrape ! At premíer tempo, comme au début ; et de nouveau un < attrape )) sur les < petites notes > du brusquement, avec un petit crescendo : sol-I(ísí-do-ré.

-

do-sü-Ia-sol.

AA PIANO AVEC

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CLAADE DEB¿TSSY

73

Page 4

Deuxième animé, comme le premier.

Au Rubato de la deuxième ligne, les deux premiers dessins :

Au début, un meno mosso un peu détendu, et < cédez > ainsi que dans les lignes suivantes. ilIais à la dernière, dans le trait poco a poco acceletando, Debussy demandait de marquer d'un accent la première note de chaque groupe de triples-croches, en

allant crcscendo jusqu'à la

reprise du thème. Page 5

presque tendres, les deux suivants (att Mouuetnent) : presque brusques. Le Mouuement, en sextolets de doubles-croches, doit être rythmé de façon très égale, comme à quatre temps. La même chose à la dernière ligne, en do bémol, à mais, naturellement, dans la main gauche un mouvement < -allant >. Penser toujours aux oppositions de nuances.

Reprendre le mouvement sur ce thèrne-,des Cinq doígts. Il{ême aux 2/4, marquer les croches puisque I'auteur indique des accents mais sans les bousculer. Avec maîtrise, toujours, et autorité. Le dernier trait Sfrepifoso, rapide; llnir strictement en mesure, très brillamment. A travers I'humour savoureux de cette Etude, sachons déceler, sertir une telle beauté musicale ! C'est diffìcile mais passionnant.

La place particulière que Debussy assigne

Page 3

A la cinquième ligne, toqt le traii, à la main droite, doit être chanté. Que la deuxième mesure, ravissante, soit presque romantique. Et, pour ramener le dessin fìdèle, avec ses < tendre > et ses < brusque ), I'auteur voulait la < petite note > des trois dernières doubles-croches légèrement dét"odtt'

(t)

à

d'études m'apparaît aussi importante qu'à lui, et pas assez reconnue dans le monde du clavier. Elle devrait y égaler la ces Deuæ Líu¡es

(1) 1'¡ LrvRE : f. pour les < clnq doigts þ, illoprès M, Czerny,' l[. pour les Tierces : IfI. pour les Quartes ; IV. pour les Sixtes ; V. pour les Octaves ; \rI. .pour les hult doigts. 2e LrvRE : Vff. pour les Degrés chro

- pour les Agréments ; I)(. pour les Note¡ ; VIIr, répétées; X. pour les Sonorltés opposées; )C[. pour ler Arpètee composés: XIf. pour les Âccord¡. matiques

74

AA PIANO AVBC

situation des Efudes de Chopin, immortels chefsd'æuvre surgis, eux aussi, de la technique pure. Plutôt qu'à Couperin, auquel il avait pensé, I'auteur lui dédie son æuvre : C'est pour cette raison qu'au dernier Concours International l\larguerite Long-Jacques Thibaud, les Efudes de Debussy figuraient au programme imposé, à côté de celles de Liszt et de Chopin. Chopin le plus grand de tous, répétait-il, - avec ufr est car, seul piano, il a tout trouvé! Tel I'illustre musicien, Debussy fouille le passé comrne l'avenir. Il passe au crible le plan, même négatif, d'une exécution : , est-il indiqué. ... La tentation de'i'enant pour moi trop forte, et I'eflet obtenu trop satisfaisant, je m'empressai de désobéir. (< Cherchons nos doigtés! >, disait Ia Préface.) Devant le succès du fait accompli,

I'auteur ne put qu'applaudir et

{u'on

me

pardonne ce mauvais jeu de ¡¡6[slui aussi, < mettre les pouces >. Comme Chopin, enfìn, Debussy se préoccupe du rôle de la pédale et l'écrit à son éditeur ('?). Celui-ci se souvient que I'usage qu'il en faisait était étourdissant, spécialement dans le dosage de la < péd. ll >> avec Ia < pécl. pp >. Mais I'horvant assembler les notes d'un accord, imaglna d'en faire une avec le bout de son nez, ne résoud pas Ia. qu€stion, et n'est peut-ôtre dt qu'à I'imagination d'un compilateur ttop zélê ?

je veux nommer nos admirables jamals de doigtés, ae n'inAiquèrent confiant sans doute à l'ingéniosité de leurs contemporains. Douter de celle des virtuoses modernes serait malséant Pour conclure : I'absence de doigté est un excellent exerclce, supprime I'esprit de contradition crui nous pousse à préférer ne pas mettre le doigté de I'aut€ur, et vériffe ces paroles éternelles : ... çs. n'est pas introuvable. ) 1¡" septembre 101õ.. Nos vieux ma,ltres

clavecinistes

AU PIANO AVEC

76

reur debussyste de toute emphase fait. bénéfìcier I'instrument, en soi, < cl'une alchimie spéciale >, dit I'auteur, < à quoi il faut sacrilìer sa chère petite tranquillité >. Et peut-être aussi < un as-

pect de sa personnalité >. Position objective, com-

parée au


romantique ! Tel Chopin, tel

Schumann, nous pouvons donc nous représenter Debussy face au clavier, en compositeur. Mais lorsque I'auteur du Carnaual s'écrie : < Je voudrais chanter à en mourir, comme le rossignol ! Je voudrais faire éclater mon piano ! >, Debussy recommande seulement à voix basse : Laissez-le parler.

-

t at Quel changement entre cette période de créa-

tion des Etudes, et le tragique octobre 1917 au cours cluquel son état s'aggrave encore! < C'est à se demander si cette maladie n'est pas incurable ! écrit-il. On ferait mieux de m'en avertir, alors ! Oh ! alors ! (comme dit ce pauvre Golaud)...

CLAUDE DEAUSSY

faisait très chaud, et ma blouse de

mousseline restait trempée de sueur. Voyant l'état

de fatigue dans lequel

dit alors

je me trouvais, le Maïtre

:

vous demande pardon d'être si exigeant, - Je mais, vous comprenez, quand je n'y serâi plus, il y aura quelqu'un qui saura exactement ce que je voulais. Nous nous sommes regardés, interdits ! Et l'émotion qui nous étreignit tous, jeire puis la décrire...

Comme

la S.M.I. l'avait fait au printemps,

la

rou¡'rait ses portes. C'est le l0 novembre, qu'avec une autre grande ceuvre française, je jouai en première audition un groupe des Efudes de Debussy : Socié.té Natíonale de Musíque

pour les Arpèges composés pour les Sonoríté,s opposées pour les Cínq doígts

>

Même auprès dlamis comme le poète Toulet et sa femme, il s'excuse de ne pouvoir aller jusqu'à leur maison de Guéthary. Ce sont eux qui viennent, qui assistent souvent à nos séances de travail. C'est devant eux que, pour la première fois, il échappe à Debussy cette terrible allusion à sa fìn, que nous savions, hélas ! proche et inévitable. Sans nul doute, lui aussi saif maintenant : Par une journée lourde, oppressante, nous avions revu sans répit les Etudq et L'IsIe

Il

Jogeuse.

77

Au concert, à peine avais-je commencé

les

do-ré-mí-f a-sol - f a-mí-ré-do de la troisième pièce pour les Cinq doígts (d'après Monsíeu¡ Czerng) que, dans le public, une dame réfractaire à I'esprit, et croyant retrouver sans doute les < gammes > fastidieuses de sa jeunesse, s'exelama, suffoquée :

-

Tout de

Debussy

!

même

! Si ee n'était pas signé

AU PIANO AVEC

78

De vigoureux applaudissements, dont les siens,

saluèrent pourtant la fÌn du morceau' et tout ce que nous ãvon" dit de sa beauté musicale'

*

{.*

La veille, j'étais encore allée faire une dernière répétition avec Debussy. Revenu depuis l'autoinne, il allait de plus en plus mal, ne sortant plus, menant < cette vie d'attente, disait-il -_

ãe salle cl'attente.'. Pauvre voyageur espérant un train qui ne Passera Plus. Quana j'eus fÌni de jouer, il se leva sahs dire un mot. Tu tnontes, Claude? demanda sa femme' - Je ne me sens Pas bien. >>

-Il ne devait plus se relever. Durant les quelques mois qui lui restaient à vivre, il fut peut-

être plus malheureux encore de ne pouvoir travailler que d'endurer d'affreuses douleurs. Victor Sérov rãconte que, lorsqu'Alfred Bruneau vint le voir, il lui montra quelques feuilles de papier à musique, à peine noircies de son graphique si particulier : Regardez cela, dit-il, je ne peux plus com-

poser.

C'est pourquoi je garde comme une relique bouleversante la photo qu'il me donna, avec seulement ; A Madøme M. Long, tracé d'une écriture et d'une encre différentes. Pour cette courte dédicace, il s'y était repris à plusieurs fois : Je voudrais lui mettre quelque chose de si -gentil, avait-il dit à sa chère femme, je ne le ñeux plus... Tu me la redonneras demain'

CLAUDE DEBUSSY

79

Ce furent les derniers mots qu'il traça de cette main magicienne qui, jamais plus, ne se poserait sur le clavier ! Nous étions en pleine tourmente, en pleine offensive allemande de mars 1918. Le 22, eut lieu un raid d'avions à proximité de l'hôtel des Dehussy. Sa faiblesse était si grande qu'on ne put le descendre dans I'Abri. Aux encouragements de son éditeur, venu le voir le lendemain, la terrible lucidité du NIaître opposa le seul désir que I'ami de toujours I'embrassât. Le 241, arrivait du front un < fìdèle > de la première heure, petitfìls de Pasteur, qui deviendrait l'éminent professeur Vallery-Radot celui qu'affectueusement Debussy appelait- ! Il fut Ià pour lui fermer les yeux, le 25 mars 1918, à l0 heures du soir. ( Il est mort ! écrivit Gabriele d'Annunzio, quelques jours plus tard; ... II est mort, l'Orphé.e des songes intenompus Le miel méIodíeur ne coule plus des alué.oles... Rossignols, annoncez à Aré.tltuse qu'il est mort et que Ie chant a pérí auec lui.,. Désormaís qui chantera sur ses roseaux.? > (t) Faute de moyens de transport, peu nombreux, rares même, furent ceux qui suivirent le convoi jusqu'au Père-Lachaise. Debussy qui, au début

(L, Portra,lt d,e Loüee Baccaris, par Gabriele d'.A,nEn¿lle-Poul éd,. (Eminente pianiste, inspiratrlce de

nunzlo.

lignes admirables et amie personnelle à laquelle très &ùtå.chée.)

je reste

80

de la guerre, avait écrit sa Berceuse Héroíque, s'en fut parmi le fracas d,es Tauben et des obus de la G¡osse Bertha. Selon son désir, le corps du musicien est maintenant au cimetière de Passy, parmi les arbres < qui sont de bons amis, voyez-vous ! >. Sur sa tombe, il est inscrit :

CLAUDE DEBUSSY musicien français

L'APRES-MIDI D'UN FAUNE Le

sens d'une uie, d'une æuure

Il y aura toujours de la solitude pour celui qui en sera digne, a dit Villiers de I'Isle-Adam. Nlalgré ses succès, sa gloire, son r¿tyonnement, Debussy est resté un grand solitaire. Il n'était pas < de ceux qui livrent et dispersent leur âme... >. Et Paul Léon, avec une intuition merveilleuse, pressent que cette âme intacte a peuplé tout un monde : < Par un sin-- le lenôtre gulier paradoxe, I'homme plus hermétique, le plus intérieur à lui-même, le plus étranger âu monde est mort jeune encore, célèbre, ayant, de I'aveu de tous, donné à la musique une,orientation nouvelle... La solítude du génie peuple l'âme confuse

des

ffoules Comme I'inuccessíble glacier ruísselle dans I'equ ldes fontaínes. Non, certes, qu'il ait vécu sa vie et son ¡êve tour d'ivoire... Poète, écrivain, critique, il ne nous a fait mystère ni de ses idées, ni de ses choix, ni de ses buts. en une haute

>>

6

AU PIANO AVEC

82

Mais on le sentait absent, perdu dans le monde sonore.

CLAUDE DEBT]SSY

83

.{ Ia classe, il fonce sur le clavier, soufflant pour marquer les temps dans les traits difficiles.

tantôt martelé, tantôt d'une douceur extraordinaire (déjà!). euelques diffìcultés à faire les trilles. Main gauche merveilleuse < avec une surprenante faculté d'extension >. Avant tout, il suit son idée et n'hésitera pas à scandaliser par ses < innovations >> professeurs et camarades (t). C'est de certains d'entre eux, Gabriel pierné, Paul Vidal, Xavier Leroux, que nous tenons ces détails. Ils révèlent l'énorme difficulté qu'eut Debussy à se réaliser; ils soulignent une contradiction grandissante entre lui et son milieu, artistique, farnilial ou social. Ses parents étaient de très petits employés sa mère tenant leur mo- rue deste intérieur de la Clapeyron, son père emmenant parfois Claude (qu'on appelait alors Achille) entendre La Fille du Régimenf au < poulailler > de I'Opéra-Comique. Pour les vacânces, la famille était invitée sur la Côte d'Azur chez I\f. Arosa, riche banquier, parrain de Claude-Achille. De cette époque date la passion de I'enfant pour la mer, pour le luxe, la peinture... et la musique. C'est dans la villa Arosa, à Cannes, que Mme Mauté de Fleurville (Debussy l'évoque encore à ses derniers jours) remarque le gamin qui travaillait avec un vieux Jeu,

Je suis arrivée tard dans une destinée exceptionnelle. J'ai longtemps cherché la cause d'un isolement si riche; peut-être est-elle dans la nature d'homme du Ntaître? Et même dans l'attente du jeune garçon de jadis, faite de désir, de fìerté, de guet? En rangeant des photos -je suis vieux clichés d'anniversaires offìciels frappée par le regard d'un Debussy de- cinq ans, juché sur son cheval de bois. Il y brûle la même lueur que pendant nos travaux! Je'ne fais pas ici une biographie : des souvenirs de maîtres et d'amis m'ont livré ce que je n'ai pas pu connaître et j'y retrouve l'esquisse de tous les grands thèmes debussystes. Oui ! dans l'existence de < Claude de France comme sur ses partitions, la moindre indication compte, le plus petit trait de caractèrê, la phrase quotidienne qui mûrissait l'avenir... >>

EnfÌn ! te voilà, mon enfant ! disait Marson maître de piano, au Conservatoire. montel, Mots presque symboliques, adressés à un gamin souvent en retard, trapu, concentré, assez sauvage. Cheveux noirs, frisés sur le front, regard blouse serrée ardeni. Il est en culottes courtes à pomþon bonnet main un à par une ceinture, la matelots. les comme rouge Nous en ferons un marin ! avait dit son

père.

(1) Ðebussy, d'une manière eiénérale, ne < résolvait r accords, et modulait aux . Quant ê Ba t€chnique pianistique, dont l'étude est le but de ce livre, nous savon.s qu'il I'avait forgée lui-même, avec une seule grande influence, celle de Choptn. pas ses

AU PIANO AVEC

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pianiste italien. Etle lui fait préparer le Conservatoire et il Y entre à dix ans (1). En classe de solfège, puis d'accompagnement au piano, on lui reproche bientôt son mépris des il préfère les < hãrmonies cìe I'auteur > à I'ord'improvisation, siennes. Et aux exercices gue, César Franck lui crie à I'oreille dans le fracas des Jeuæ .'

I\Iodulez ! Modulez -Achille reste sourd, tout en pensant : < Il tient la corde, le père Franck ! et it dégote I'Institut ! > ('z). Le garçon aime les choses raffÌnées : frian!

dises, éntremets de sa mamån. gâteaux de Bourbonneux, chocolat Prëuost, cravates à pois, blbe-

lots minuscules, parfums, fleurs.'. Et cette particule qu'il découpe dans son nom pour signer ses devoirs musicaux : < Achille de Bussy' > N'est-il pas un aristocrate-né? Ne fréquentant guère l'éõole, il apprend, silencieux, le soir, dans le dictionnaire. A seize ans, Dehussy ne devait pas être tellement différent de I'homme que j'ai connu : au physique, ressemblant à un Titien; moralement, ombrageux, jaloux, mais > d'agrément. reine d'un intérieur plein
, il faut, iI faut qu'il revienne avant le temps fìxé par l'Institut : < J'ai trop pris I'habitude, gémit-il dans une j'ai trop pris I'habi lettre au tttêmì ami (3) concevoir que par ne de et vouloir ne de tude à son retour < l'intimité de jactis n'était plus la même >, conclut Mlle Vasnier' < Il avait évolué, nous aussi. Nous avioírs déménagé, fait de nouvelles connaissances. Avec son caractère sauvâge et ombrageux, il ne se retrouvait plus chez lui. Il cessa de venir...

"'ínitì.!

>>

å Raymond Bonheur, à qui est dédié te Prélude à lAþrès-Midí d'un Faune, voit Debussy > de Pierre Louys et, le mardi, dans

l'étroite salle à manger de Mallarmé, où vien-

nent Henri de Régnier, André Gide, Maurice De-

nis, Whistler, Jeän de Tinan, Odilon Redon, Pierre Louys. Parmi les < cafés > (succédant pqur Claude-Achille au Chat Noír et à Poussef ), celui tle Wéber réunit le Tout-Paris artiste et littéraire. Nous avons vu Léon Daudet y tracer le portrait de Debuss¡r. Il y a encore Maurras, J.-L. Forain, P.-J. Toulet, Henri de ToulouseLautrec, Reynaldo Hahn, André Tardieu, le jeune Charles de Chambrun, parfois Léon Blum, par-

fois Oscar Wilde, souvent Marcel Proust. Mais paraît-il, I'honneur d'une petite réception musicale donnée pour lui, chez I'auteur de PasfÍcl¿es et MéIangês F). Parmi les musiciens, Paul Dukas parle de cette ambiance, de cette < matière unique formée par les fervents de tous les arts. D'ailleurs, I'auteur de l'Apprenti Sorcíer comprend les < emballements >> de son ami : Debussy décline,

>>

(1)

V. I. Sérov raconte qu'en compagnie de René

lorsqu'il s'ennuyait chez Wéber, flnissait la Duit, tout près, au où se réunissaient les Jockeys, les danseurs et les clowns du Nouveau-Clrque, dont le célèbre F'ootit. Le futur aut€ur de eftnéral La,oine spprécleit déjà les eccentrlca, Péters, Debussy,

AU PIANO AVEC

90

< Lâché dans les nouvelles formes de I'Art et de la vie, Debussy braquait une curiosité de faune à I'affût. > Il en éprouvait un immense et apaisant bien-être, et l'Exposition Universelle ¿e ßgS va faire de ce bien-être une griserie' Liberté ! Variété ! Exotisme qui lui raPPelle Moscou' Toutes les musiques du monde affluaient à Paris : orientale, russe (dont celle de Moussorgski qu'il découvre), espagnole, indonésienne' u Rãppeúe-toi la musique javanaise qui contenait toutes les nuances ! >>, écrira-t-il à Pierre Louys' Avec ce dernier, il se lie de plus en plus, harmonise trois poèmes encore manuscrits' < Bilifis est dans toutes les mains > lui annonce-t-il' Sen' sualité, irriguant toute sa musique ! Transport intellectuel ! Mystérieux rapports entre la nature et t'imagination dont il se réclamera toujours ! Il est Sãnfié de chefs-d'ceuvre qui vont naître

la fìn du siècle : Les Proses de 1S9ã jusqu'à Lgríques dont, sous I'influence de Mallarmé' it" éciit la musique et le texte; le Quatuor à cordes (1893) et, en 1894, le PréIude à I'Aprèsmídí d'un Faune, tiré encore de l'églogue de Mallarmé. Ces syllabes sonnent I'heure

ment, ù plus profondément

la plus réelledebussyste : le

zénitú de sa jeunesse. Heure < antique >> aussi, grâce à un panthéisme délicieux. Celui qui, l'été, ãn pleine nature, couché à même I'herbe tiède' entônd I'obscur contrepoint de la sève et du peut goûtèr cet après-midi torrid'e .""â, "uf"i-tà et dienheureux.'. < Je voudrais mourir en enten-

CLAUDE DEBUSSY

dant le Pré.lude à I'après-mîdi d'un

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faune>>,

disait Maurice Ravel qui considérait cette æuvre comme la plus parfaite en musique, oÌr, sans Ie suivre pas à pas, I'orchestre s'empare de ce poème de joie, de lumière et de volupté païenne : Le jonc uaste et jumeau dont sous I'azur on joue, expose le thème alangui de chromatisme qui tra-

versera

harpes

tout le Prélude sous le bruissement

et des trémolos de violon. La

des

seconde

idée vient animer les et chante le souhait des sens. Puis c'est l'apaisement, c'est la fuite du faune, au

fìer silence de midi. Comment pourrait-on oublier, dans les dernières mesures, ces deux notes de cymbales attiques, vibrations de lumière, effeuillement de clartés, laissant en nous :

Le visíble et serein artificíel De I'inspiration qui regagne Ie ciel. L'immense succès du PréIude consacra Debussy symphoniste. L'ceuvre fut < bissée > en première audition à la Société Nationale, le 22 décembre 1894, et cette date continue de luire comme I'avènement de la musique moderne. Puis, en 1899-1900, les Nocfurnes (Nuqges, Fêtes et Sirènes) apparurent à leur tour cornme d'admirables poèmes pour orchestre ('). En cette (1) Parmi les interprétations, le Maltre aimalt spécla_ lement la < fluidité > de Gabriel pierné. Dans la leuae génératlon, Je veux signaler aussi, au piano, l'ébloulssante manière dont Sanson I'rançois joue l'escellente transcription de Fêtes, par Léonard Borwick.

AU PIANO AVEC

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même année 1899, Debussy vâ épouser sa vaillante compagne de lutte, Lily Texier' Sa vie matérielle esi tou;ours diffìcile, dit-il (1)' Mais il est connu en France et à l'étranger' L'avenir luit, proche, prometteur' Demain, il va voyager; demãin, critique musical à la Reuue ntânóhe (l9ol), il dira tout ce qu'il pense sur I'Art; demain, naîtra Pettéas I (1902)' Demain, il aura quarante ans. ,t **

Le dernier temps de cet Après-midi se fera plus < couvert >. Plus lourd, comme avant I'orage l- orages d'un divorce et d'une seconde union, tempêtãs autour de Sainf-Sébastíen' en tgO¿, cinq ans après son premier mariage' une autre incarnation de la < femme de sa vie > était apParue à Debussy. Bardac, banquier parisien, uari¿ã à Sigismond -cor¡temporaine de Claude-Achille' elle était la < \{adame Bardac avait cette séduction que possédaient certaines femmes du monde au début ã" ;; rì¿"t">, écrit d'elle un de ses amis (')' devait faire lll Le iour de son tnariage, Debussy, du'Prélud'e de la suite t""ìJiriãi ,i""-cr¿"" ilá aéaicatái"e ;;;;-i;Þt;""1.--Ceuè-ci lui proposa de remettre la leçon autre jour... -à un ::ï;;'"äiïüait le m-usici?n, j'ai besoin.de ces vingt 'pãîr ma belle-famille ap¡ès la cérémonle' francs

l'nviter

äiïã-*'".ó" " s;en tut-au-iardin des Þlantes, sur I'lmpéde l'omnibus. riale '*?;;il"ìüri; Let*es itc ùãuerv-Raaot, préface éd' -de øaäáe' äàùä"v' ù-;; r";,;^á h"*a' Flammarion'

CLAADE DEBUSSY

93

De plus, très artiste. Mon

mari et moi la considérions comme une extrâordinaire musicienne. n'a chanté comme elle La Bonne - Personne Chanson, disait Gabriel Fauré, qui avait dédié ce recueil à son inspiratrice. Enseignant la composition à son fìls, Debussy, lui aussi, accompagne bientôt Mme Bardac, dans ses mélodies. C'est I'eætase langoureuse... et c'est aussi le coup de foudre, avec toutes ses conséquences. Claude-Achille devenu enlève ou plutôt rejoint à Pourville, près de Dieppe, I'incomparable interprète de le Bonne Chanson. Elle y devient celle des deuxièmes Fêtes Galanfes ('). Dans un regain de jeunesse, avec une naïveté de collégien épris, Debussy ofire ces poèmes musicaux à celle qu'il adore secret, penset-il. II y associe ce début d'été qui couronnâ leurs amours; sa dédicace l'évoque pleinement, mais d'une manière sibylline : (Pour remercier Ie mois de juin 1904.) ( A.

A. L. P. M. L. P. M. >, c'est .4 la Petíte Mienne;

explique I'auteur

à son éditeur J. Durand

c'est un peu mystérieux, rnais

il

faut bien faire

quelque chose pour la légende ! > Ces appellations de < mienne >, < ma mienne >, deviendront le leit-motíu de ce qui restera toujours pour Debussy < la tendresse voluptueuse de notre vie >.

Ingénu,s. IL Le Faune. fIL, Le Colloque - (1) L Lespoèmes Bentlnenta,l. de E'aul Verlaine. La 1'. série, plus a¡cienne de vingt aus, est dédtée à Mme Vagnlen

g4

AU PIANO AVEC

Des remous, drames et brouilles suscités par deux divorces rapides et pénibles, nous ne parlerons pas. Trop de gens I'ont déjà fait. Qui peut s'ériger en juge ? Et puis, on ne moralise pas un faune ! Claude et Emma brûlaient d'une passion réciproque. De plus, Claude goûtait auprès d'elle, une ambiance parfaitement < sienne >, elle aussi. Luxe quotidien, liberté du travail... A lui, qui avait tant pour gagner sa vie ! Devenue en 1905 la femme du Maître, Emma Debussy se lìt sa grande-prêtresse. Muette, attentive, immobile comme les objets de son culte, ( ... sâ table de travail à laquelle on est habitué, qui connaît les manies de votre corps, et qui vous reçoit comme une vieille amie à qui on peut tout dire >. A peine circule-t-elle à pas feutrés, son regard d'émail doré observant tout : les vases grecs, le fameux panneau de laque du Japon qui inspira Poissons d'ot, frx,ê au mur du bureau, à gauche du piano droit. Dans la cheminée, un beau feu de bois: Quand je ne vois pas les flammes, disait le -Maître, j'ai I'impression d'avoir froid. Hiver comme été, des roses rouges -- ses préférées fleurissent toute la maison. Sur la table, un -crapaud de bois chinois sculpté. Ses yeux globuleux renferrnent tant de sagesse que Debussy le surnomme Arkel : Si je pouvais I'emmener en voyage ! Petite, ardente, la chair transparente, les lèvres charnues, Ernma Debussy, amoureuse et mère, veille encore sur le plus cher trésor de I'avenue du Bois : la petite Claude-Emma, dite < Chouchou >. A la naissance de cette enfant, Debussy

CLAUDE D¿'BUSSY

95

confìe à Louis Laloy : < la joie de cela m'a un peu bouleversé et m'effare encore ! >. Puis, à une Chouchou de quatre ans, il offrira la suite pour piano du Children's Corner:

I. Doctor Gradus ad Parnassum. II. Jímbo's Lullabg. III. Ser¿nade for the doll. IY. The snow il dancíng. V. The little shepherd.

avec

YI. Gollíwog's cake-walk ( Ies tendres excuses > de son

papa.

Cette exposition-miniature est assez proche du tr{oussorgsky des Enfantines. Ironie charmante, dans la satire des Exercices de Czerny (n" l),

et dans le Cake-wal/c fìnat. J'ai entendu Chouchou elle-même jouer le numéro cinq, Le Petit Berger; c'était très émou-

vant. Elle rappelait presque Debussy ! Le

rayonnement de cette æuvre dans laquelle baignait son enfance mûrissait ce petit cerveau. Quelques années plus tard, je travaillais la dernière page d,e l'Hommage à Ramea¿r et Chouchou était à côté de moi. A l'indication < Un peu plus

lent >

:

.f

P-

PP

98

AU PIANO AVEC

Miss Teyte > (t) et qui devient son compagnon d'insomnie. Et pourtant ! Combien I'avenir allait dépasser en horreur ces jours de séparation... Un peu plus tl'un an après la mort de son père, te t4 juillet l9l9; Chouchou devait le reioindre, bien au-delà de < cette saison en purgatoire >. disait-il, que fìgurait pour lui l'étranger. C'était l'été, à Paris. J'avais continué à voir très souvent celles que le Maître appelait jadis < mes deux aimées >>. Elles habitaient I'Hôtel Plazza, le nouvel apparternent de Mme Debussy' rue Vineuse, n'étant pas encore installé. Ce jourlà, au matin, Chouchou est soudain prise d'un violent mal de gorge. Le médecin en vacances, la gouvernante en congé, moi-même souffrante, IlÍme Debussy me fait dire par Roger-Ducasse qu'elle ne peut pas venir me voir à cause de cìtte maladie subite. Le soir, le rnal empire, I'enfant étouffe, c'est Ia dyphtérie. Un chirurgien est appelé d'urgence dans la nuit, on décicle la trachéotomie. A I'aube, la petite est opérée, dans lait I'entendre, et obtint alnsi un grand succès dang le monde musical de Moscou. < Quelque temps après, un haut personnage du Conseivatóire de Pêtersbourg vint à Moscou et descendit également chez les i(ousseviisky. on lui raconta I'histoire t"i hi ãntenare I'oiseau. Ii ne dit rien; mais la nult "" "í on entendit du bruit dans le salon et on aperçut Buivante, ledit haut personnage en train de siffler à son tour une de ses mélodies au merle... (( Malheureusement, il ne fut pas aussi heureux que Debussi. Probablement que sa musique ne plut pas à I'oiseau, car il ne la siffia jamais. >

CLAUDE DEBASSY

quelles conditions infernales ! sans qu'on ait Ie !9Tp. de la transporter en clinique. Mais hélas !

il était trop tard

!

Elle avait à peine quatorze ans ! Cette douleur atroce fut épargnée à Debussy qui, naguère écrivait : comrne il disait, I'auteur de La Boî4e à Joujout semble lutiner encore son petit diable bien-aimé : ,Ton pauure papa ... estbien triste d.,être príué depuis tant d.e jours de ne plus uoir ta jolíe petite figure de Clrcuchou, de ne plus entend¡e tes .c/¡onsons, fes éclats d.e rire,'enftn- tout ce oruit qui fait de toí une petite personne fnsupportable quelquef ois, mais cha-rmante Ie plis souuent... Et le uieuæ Xantho ? (t¡ ¿,Uime_t_it toujours Ie jardin ? Je te donne liautorísatíon de le gronder d.'une uoít forte (;). < Ce bruit ? > < Insupportable? > < ... d'une v.oix forte ? > de tout õela, Chouchou se jus- encore à l'âge Oes poupees, en tifìait volontiers, me conlìant en secret : sais pas comment faire ? papa veut -.Je-ne joue du piano... MaiS il me déiend de ig Pe Iarre du bruit !

Serge Prokofiev, Chanteclerc,24 fr,a¡s 1928.

(1) Maggy Teyte fut la deuxième merveilleuse inter'

preié'ae tr?iisattãe âprès Marv Garden, à la reprise Peltrées, le 12 juin 1908, à I'Opéra-Comique.

de

99

(1) Le- chien < Colley > des Debussy. (0) Coltection de Mmã G. de Ttnan. ''

tES

PRELIIDES

De cette époque jusqu'à l,extrême avant_ _ Suerre, l'æuvre de.Debuisy .,¿p""Luissant, mûrissant. s'épurant aussi. -fr"ì ", ã"îJîe cotoris, la._solidité des < valeurs ), (lue A""" iã. ìvthmes, -"" délicats, aériens, toujours '1""i.ft.. a mûri- Il atteint sa perfec*,*o:'-^1"-oebussv uutr

propre et meme la perfection, dais les deux tivres de Dluzg pi¿t"aii -làur ptano. Suarès ptace La citn¿ir"íi*ï"såíii" et La ?¿¡rasse des Audiences. parmi les plus belles pièces pour le clavier. n .it S{il v uã-äo.iq.r", depuis tes trois dernières S;;;"" "" à;È;eihoo"o,. Des.rayons les ont pé;ét;ilã;iJt"ñisä"e, au_ réolés. d.u eue I'auteur, _cultj vouait à ta Nature. Iì n'esi "o*-u-iîcroyant, d¿;;;;""es émissions subtiles ou .."rètes q",iiìätTãpt¿es, tra_ du_ites, en ces vrais poemes musicauxPrdtz{99 s'énlnoui*.""t .rìJLn vari¿té, ^-t11 uT" quatíté pmche de ceile a"-bhãpin, T son gtand modèle. La concentratio" ¿"ù,rJrvste y telle qu'on 3:::1, -pense au vers de Baudetaire sur la < forme et I'essence divine n--f*Lot"oo deux livres est d,une ;;;""4;,on !e 9es ne peut confondre avec aucune autre.

AT] PIANO AVEC

t02

de Un grand musicien disait de certains airstant texte' de passer Mozart qu'ils peuvent se lui'.se passe i""r "*pt""siori est juste' Debussy' Une indiparlante' de titres, tant sa *t'iiqtt" est posf-sc riptum'

piècå comme un

J.tiå"

"ïii "rtuqrr" a'aôquit de conscience'. Ces sugñ";;:-tà souàettait à Emma' et souvent les il ä".tiorrr, les PréIudes if. ¿é"i¿aient ensemble' De plus' à luisont-ils le "" Peut-être ;;;;"t;;.-à¿¿i¿*de III I'Op' pour dit I'a on comme même, conscience' de par acquit ;;i:hå";; r... uti.

nous aussi' ne risquoi* pat tl'"tteur d'interprétation. '*'ñãotot, donc les Víngt-quatre Ptëludes de DebussY

:

CLAADE DEBUSS].

103

que métronomique (t), Ses valeurs sonores restaient moelleuses et d'une hiératique densité. De sorte que les figures du bas-relief évoqué devenaient plus prêtresses que danseuses. Les deux derniers accords comme une prosternation.

Voíles (r) est une image ímmatérielle sur la mer, la mer, < ce toit tranquille où marchent Ies -colombes >, écrira paul Valéry. Il faut y penser, car Debussy critiquait certaines interprétations < colorées >, oñr plutôt II,,

des barques




:

Ce n'est pas une photo de plage ! Une carte postale pour le 15 août !

III.

Le uent dans Ia plaine. Moissons, herpar une descente d'accords rapides en < pianissimo >. Puis, accents soudains des grands ( coups de bélier > du vent. ry. Les sons et les parfums dans - soi¡ (3), préludent ici àtournent I'aír du l,année lgl0. Datés du 1"'janvier, ils sont un cadeau lourd de sens, riche de I'angciisse baudelairienne : eharme troublant des vibrations de la nuit, languenr de l'éphémère que nous sommes, avides d'ivresses sans lendemain. Seul compte Ie plaisir de I'heure ! disait volontiers Debuisy. Dès la première page, il faut réussir le legato ( égal et doux > : Ia poésie flotte, vous enveloppe et s'accroche comme de la brum e. lJne cocla,

bes couchées

PREMIER LIVRE (1900-1910)

l.

Danseuses de Delphes' Pages

d'un rythme

par un 1 g-rolpe de trois *ri""t"""*l-i"spìt¿"s Temã"i.""."t, iragment sóulpturatvuduIafameux reproduction avait tríaître en ;i;ä-te joué par ã,il]ã""t", et l'on constate déjà le rôledebussyste iî ohrt.stäfhi" d"rr" I'interprétation réaiisation musicale. est a"Ë^;r,;i;it"ã1. l"i,

>>

sa

si pure que nous pourrions presque en survre le '- tracé du doigt' donna lui¡nême ce préIude >, ce bouqu¿f des Vingtquatre Préludes est d'une virtuosité fulgurante, toute d'allégresse extérieure, de scintillements,

de joie populaire. Dans les quelques notes (1) Debussy, IJettres à, son ëiliteur. (2) A corriger : à la page 58, mesure la 'main gauche, le ré est d,óèse.

8,

à la tierce

de

116

La Marseíllaíse qu'on entend soudain, surgit lp biusque mélancolie des lìns de fêtes. Pièee rnaltressõ, lourde de signifìcation comme un tableau de Renoir, sous sa poussière éblouissante' Au début, le doigté : 1,2,3 -1,2,3, < roule > mieux que : 2,3,4. C'est celui de Debussg I'artifìciõr de génie pensait toujours à tout ! de

* ** courts, de sentiments variés, de caractères différents, ces notations incisives, spontanées, poétiques, ne sont pas I'Impression,rì.*u. Comme je,l'ai déià dit, et comme il le répétait sans cesse' Debussy se défendait d'être

TFJXlI]Ii)S, IÙSTATIPI]]S, IMAG]TS

Lu métríque debussgste. .--Les piè, plie ceux-ci à ses lois d'harmoniques et de timbre. Mais I'auteur des P¡os¿s lgfiques n'y est pas arrivé du premier coup !

AU PIANO AVEC

118

Présentant une belle gravure des Mélodíes de ( l'étiJeunesse (1), Emile Vuillermoz remarque de poésies v'o'cat infligé aux premières ;;;;;ï; TranBourget' Paul ttrãoaotu de Banvillè s1 fls *itiorr, ensuite, que l'époque préra-phaélique de îl-oä^o¡telte dlue. Ce n est qu'ultérieurement (avec les Symbolistes), ou en remontant le cours -r"-pt (grâce aux vieux poètes français' àì

ül["", ittariãs d'orléans, Tristan >L'Hermite)' plus libre' (< qu'à travers une musique du texte^ impressionne Debussy ii"* pto"tte de la sienne,

son public. les moyens Tous -

lui sont bons, jusqu'à ceux g"ctt lui-riême. Peut-être simple coïnciae Il ? est tentant de faire, ici, une compadence raison : de voir la nature du rapport qui existe ã"t.L a"" paroles données et leur traduction musicale.

n'est pas d'aujourd'hui que la voix demeure t'*-ãrrrrott"iatrice de l'âme >' Dans le discours lyrique, comme pour une scène de ménage' < si iá-pä..io" montè, la voix s'élève >, remarquait a?jã Q"i"tilien, < si la passion se.calme, la voix de ce .'ãi"iË." u. Bach se sert génialement CanGrand du p.t"¿¿¿, et les contemporainsl'accompagnement d;abus même iri-it"n¿tent p", ,rtt" ligne ascendante de mots tels que '. i"i" rr, < H"aute Sagesse >, tandis que l' < Abîme oroiorr¿ > se perdaif d"o. I'extrême grave ! l¿Iais ;;;t-;; s'en' plaindre devant l'extraordinaire vocalise (') : (1) Pour sorrrd,û.o et piano' F':hregistrées par JaDine xicióau et Aldo Ciccolinl. (Pathé-Ma-rcon¡') *ö esi éøteé. (CtL Ce

õ":rr-c"¡1t*t"-iJ-'"ilãà"

par André Pirro.)

trotes

CLAADE DEBUSSY

119

dez ,$."*

- --

oir cette même < Joie

de^

(Freud.e) dwient I'allévoix de femme ? Prenons maintenant la vocalise < au ralenti > de Àlélisande à sa fenêtre. Elle est si pleine d'un sentiment d'attente que les termes : < tour >, < Saint-Michel >, < I)imanche ), ( midi >, se posent à peine aux secondes mineure et majeure, à la tierce, à la quarte. Par contre, Ia seconde uscendante sur le mot < jour >> éblouit < comme une rose dans les ténèbres >. Et ces : >>

gresse bouillonnante d'une

td - nå- 8r¿¡ s'épaississent, cinq pages plus loin, depuis le sol jusqu'au ré inférieur. Un fléchissement délicieux sur I'image-clé est, dans le n' 3 du Promenoír des deut amanfs (1), celui du mot < naufrage > : (1) Tristan L'Ifermite.

AA PIANO AVEC

120

Je t¡emble en Doqant ton flotter an ec-que mes désits

uísage

Tant j'aí de peur que mes souPírs Ne tui fas-senf faí're Nau-fta-ge. 3'

{ répété quatre fois en cinq rnesures... Maintenant, je pense que I'obstination des quintes et octaves parallèles, imposant ces syllabes, a quelque chose de la cécité du Destin lui-même. Et, toujours à I'instar des anciens, après la gtadatíon, après la répétitíon, vient la modulation de la ligne. Elle amène une sorte . Si, pour I'intensité, Debussy s'égale à Bach qu'il considère parmi < les plus grands >, il est lui, un moderne, un français. En 1889 (troís ans apant la parution du drame de Maeterlinck), son esthétique existe déjà en puissance, lorsqu'il répond à cette question de Guiraud, son ancien

--) r}oø,r-

CLAUDE DEBUSSY

maître de composition : -*- Mais alors, où est votre poète ?* -- Celui des choses dites d demi. Deux rêves associés, voilà I'idéal. Pas de pays ni de date. Pas de scènes à faire. Aucune pression sur le musicien qui parachève... Camaîeu... Grisaille... Je rêve poèmes courts, scènes mobiles, personnages ne discutant pas, subissant vie, sort, etc. < Deux rêves associés ?... >> Paul Dukas parle de cette alliance comme d'une frcnsfusion sonore, impossible à dissocier du texte qu'elle pénètre. Subtil, fluide comme il se révélait déjà, notre musicien du < vers libre > était né.

LES ESTAMPES

l. II.

III.-

-

-

(l-903)

Pagode.s.

La sobée dans Grenade. Jardins sous Ia pluie.

I)ans son élément, en plein Symbolisme, Debussy devait capter les ondes baudelairiennes. Ondes nostalgiques, d'abord (avec les Cinq Poèmes (1), puis exotiques. Intelligent comme il l'était, < faisant Ie tour > des possibilités artistiques, il en étendit le rayon jusqu'aux antipo khmères. On voit des toits pointus, on entend des clochettes et le heurt de porcelaines transparentes. Dans La Soirée dans Grenade, tiède est la nuit d'Andalousie ! Une tendre et fìère habanera se fait plus insidieuse encof,e, en son cheminernent mélancolique et hautain. Lorsque Debussy la jouait, il n'était que profondeur, attirance, enveloppenents, < envoûtements > inexplicables. Cette syncope grave et douce berçait nos rêves les plus indécis dans un 'rgthme nonchalamment gracíeur :

72rò

----+?

Le souvenir que j'en garde est si vivant, si chaud que je ¡1'65s ¡¡'s¡ approcher, pianistiquernent. Peut-être à cause de ma main trop petite ? peut-être (je le dis avec humilité), parce que j'ai toujours senti, compris, ce que je pouvais réaliser. Il ne faut pas, comme chante Carnten, < demander I'impossible > ! I\{ais le regret persiste de n'avoir jamais traduit moi-même, avec mon a¡nour pour l'Espagne, cet intraduisible appel.

r26

AU PIANO AVEC

Avec la troisième Estampe, un vent de Paris

nous cingle délicieusement, paradoxalement, dans les "fardins sous la Pluíe.

Une ronde d'enfants au Jardin du Luxem- ! Du soleil ! demande l'auteur, pour cette bourg féerie bruissante. On croit avoir mal compris, tout d'abord. Si ( après la pluie vient le beau temps >, il faut encore y penser. Il n'était pas facile de happer au vol comme il I'entendait les intentions du Maître ! On s'explique le contrç sens de certaines interprétations après ce titre de Jardins sous la pluÍe. Lorsque j-échos-ravissants enregistrai cette pièce, menant rondement les de Nous n'írons plus au boís, le tempo en fut discuté coupés... sont Ies lauriers à la parution du disque. C'est Marguerite Long qui a raison, et son est le bon" conclut Emile Vuillermouvement elle I'a travaillé avec Debussy. (En effet' rnoz à 2 temps et I'indication Nef et uíf la mesure prouvent assez que l'allure est rapide.) S'il est diffìcile de se juger, une artiste n'a-t-elle pas le droit de se rappeler ces heures trop vite envolées où, près d'elle, le Maître écoutait, indiquait une nuance, précisait une sonorité, la conduisant doucement à substituer son interprétation à la .sienné ? Ainsi, à la page 21, dernière ligne, il faut < monter > pro¡¡ressivement les degrés du chant qui part du sol de la basse' pâsse de main en

main, pour s'épanouir au

ffiF

forte. La

CLAUDE DE'BUSSY

127

descente (Rapíde\ est comme marquer ensuite le :

un

glßsando,

?

d'une touche légère. Mais surtout, dès cette

même page 21, commencer à peindre sou¡dement 'un

le Tempo


comme

cédant I'arc-en-ciel.

nuage pré-

TMAGES (1905) (Deuxièrne série)

l. -- Cloches à. trauers les feuilles. lI. --- Et Ia lune descend su¡ Ie temple quí fut III. Poissons d'or. < La musique est un total de forces éparses...

fait dire Debussy ¿ì son porte-parole, M. Croche ('). Elle reste une transposition sentimen-

tale de ce qui est < invisible > dans la nature. Rend-on le mystère d'une forêt en mesurant le hauteur de ses arbres ? N'est-ce pas plutôt sa profondeur insondable qui déclenche l'imagination ? > Dans Cloches à trauers les feuíIles, deux < forces éparses > sont en présence : Ie bronze, que nous sentons gronder dans les grosses cordes tlu piano, et une jungle harmonique, insondable à souhait. Par sa rumerlr en écho de gamme clrinoise, sol-fa-nú bë.mol - rë. bémol - do bémol, cette puissance mystérieuse n()t"ls ralnène en plein Iixtrême-Orie¡rt. (1) Y.

,rl¡¿l iì, éd.

CroctLe.ct.t¿ti-dilettan¿úe.

Claude Debussy, Galli-

130

Même dépaysement dans Et Ia lune descend su¡ Ie temple qui fut. Nouveau paradoxe d'une musique donnant I'impression du silence par le moyen de ,l'oppression : Deux timbales voilées (sí-mí, < piano u) résonnent comme un gong du temple mort, d'oir s'échappent la monodie d'un chant fantôme et Ie contrepoint de ses répons. Puis, toujours sur cette basse, viennent se briser les octaves de la fìn. Emergeant de la forêt comme la Cathédrale engloutíe de l'océan, cette Image est parmi les plus taxées d'Impressionnisme. Elle r.este à mon avis parmi les plus belles. Poissons ûor, ort le sait, fut inspiré par le panneau de laque du Japon qui décorait le bureau du maitre. Morceau réalisé par petites touches et pouvant faire penser à certaines toiles de Seurat, aux premiers paysages de Matisse ; ce qui explique l'immanquable étiquette octroyée à Debussy d'Impressionnisme... Mais n'est-ce'pas ici le pur style des laqueurs d'Orient, fìxant le milieu autant que I'obiet ? captant une fantaisie, un brusque caprice ? Poissons d'ot I Avec leurs circuits, leurs battements, leur éclair, j'en connais peu de comparables dans I'aquarium des pianistes.

L'ART C'EST L.A. SCIENCE FAITE CHATR (Jean Cocteau.)

Cet attrait que I'auteur de pagode.s tire d,une dali r.ythme *pagrrot ou orientat, quelle intensité ne prend-ii p-as quan¿ il s,agit de la France ! Je retrouve, notés par moi à I'envers d,un pro_ gramme, Ies termes par lesquels j'avais tenté de me I'expliquer , ,: musiqul de- Debussy . !. possède cette simplicité si aimóile à atteindre ! ùon art savant rejoint d,instinct la nature même dont il semble sourdre... Nature- p"rfoi. douce_ ment sensuelle et tendre. ) pas seule à chercher le secret d,une - Je n'étais qui fascination exaspérait les err.ì-*i" io o ae. est11np9,

>. Celui-ci_ gagnait t"op---ã,àoeptes ! La Reuue au"Támpi irií""|â"rgit te débat en interviewant cles pãrså"rr"tiiè" irrt"rrr"tionales, musicales et littérãires. L'opinion Ae la fondatrice des célèbres A.nnalei, i""il; S"rõey, rejoint la mienne. EIle éclaire'e."ore-rn artr" bussysme

En

1909,

aspect du problème

:

AU PIANO AVEC

132

-- La musique de Debussy

m'émeut, répondme transporte elle La Reuue, de elle à I'enquête dans le pays du rêve --- cl'un rêve tendre, voluptueux, charmant'.. Faut-it voir dans cette disposition une correspondance entre I'auteur et ses auditrices ? On a àit ¿" lui qu'il avait l'âme féminine; celle-ci ne détient-elle pas ce ( pouvoir de plaire qui est proprement un don > ? Ici, c'est Debussy qui i'exprime, parlant de Nfassenet, le type même du < charme français > de l'époque. Massenet est d'ailleurs le musicien entre tous qu'il est intéressant de comparer avec f)ehussy (qui ne fut jamais son élève, quoi qu'on ait rlit). Il suffìt d'évoquer leurs principales hér, Mélisande, princesse... ; de comparer leur message artisliqnu , ¡{ssíeds-foi près de moi, couronne-toí de Ríen n'est urai que d'aimer l.-. Adieu ! "oJes... pelite table...; et (dans la scène de la Grotte notre de Pellé.as, où les puristes prennent < les trois vieux pauvres qui se sont endormis >> comme symboie des désirs sensuels ('), le pudique : Ne les réueillons P¿ts ! IIs dorment encore.,. Chez Debussy, le réveil n'en sera que plus dangereux ! Non seulement son impulsion naturellã laisse loin derrière elle celle de Werfher, mais, de même qu'il forgea sa technique de la sonorité ou de l'émotion, de même il va folger sa technique de la séduction' Personnellement, je vois dans I'attirance debussyste exactelnent le contraire du côté < à fleur de peau > de Massenet. C'est pourquoi cette réflexion de (1) Charles I(oechlin. I'a Reuu'e fllrsicare.

CLAUDE DEBUSSY

133

Jean Cocteau m'a frappée, s'appliquant si bien au cas Debussy : L'art, c'est Ia science faíte chair (1).

-

La nature, il faut le dire, avait bien travaillé. Fvoquons une dernière fois l'auteur d,e Pellëas, jeune... Déjà < déterminé >, orienté, < bien en chair, figure ironique et charnelle, mélancolique et voluptueuse >. Au moral, < une extrême attention, regard de poète à la française, qui analyse jusque dans la rêverie, et qui ne cesse pas de comprendre > ("). A lui, maintenant, de braquer vers les mystères d'un art qu'il adore ces phares de I'intelliSence et de la sensualité... Tel son grand aïeul, Illonteverde, le musici.en usera de I'alchimie spéciale invoquée pour les Etudes. Il va < bûcher > en savant autant qu'en amant délicat ; épousant déjà ( la sonorité sensuelle r des paroles, se servant < d'effets purement sonores pour rendre guelque état fugitif de la sensibilité > ('). Le sillage des á¡abesques ou d'autres æuvres de jeunesse nous permettent ensuite de le suivre mélodiquement. Mais la Mélodíe, seule, n'est pas la formule magique propre à Debussy. C'est par I'harmonie qu,il exerce un empire qui est peut-être sans égal, < L'Harmonie > ? Au sens Manuel dtharmoníe des Conservatoires, combien scolaire, ingrate, rebutante ! Il semble y avoir contradiction dans les termes, et cependant... Qui de nous, au cours du Seæfuor d,e Don Juan, ou même d'une simple (7) Le coq et I'arleqpln. (2) Louis Laloy. J3) Siegmund von Hausegg:et (Lø, ReÐue d.u Tánps

WéserLt, 1909.)

134

AU PIANO AVEC

€hanson, n'a ressenti ce bouleversement dû à un < accord >>, suggérânt I'Inexprimable ? Réalisation grisante comme le plaisir ou comme une trouvãille mathématique. Des chiffres, d'ailleurs,

expliqueraient ce trouble, s'il était explicable' o 3i*tes >, , du < sommeil enivrant rempli de songes enfìn réalisés, de possession totale dans I'universelle nature... > (2)

' ú"; p",.i .,ri"r"t ,årr" "rtr" ;*1".; silence.

""ilu'¿"

A

nouveau, Debussy s'y prête avidement : < Dieu sait que les mesures vides de ma partition de Pelléas témoignent de mon amour pour cette façon de s'exprimer >, écrit-il. Ou encore : (1) André Suarès. (2) Je ne m'attetrdais pas à quelque chose de pareil !- s'est écrié Mallarmé après I'audition du Prélud,e. Cette musique prolonge l'émotion de mon poème, et en sltue le décor bien plus passionnément que la couleur ! Ce < décor Þ, peut-être fallut-íl pour le planter, une mobilisation technique, un arsenal de moyens cacl¡és? Debussy reçut peut€tre la grâce de capter certain! ultra-sons, d'en c brancher le courant > sur le psychisme de ses auditeurs ? D'où la < vibration fébrile I remarquée

par le chef d'orchestre Ansermet, là où le professeur

tr'unck-Brentano Ìle trouve qu'un

sont suspendues à un souffle immobile... Mais de cette paix, la mélancolie renalt avec les mots : Je suís heurcuse rnais je suis ttíste, chante dont le baiser trahit si vite. I'amerMélisande, tume que notre angoisse apparait. Et Debussy reste trop lucide pour nous faire grâce, après tant de délices, des tortures dont il connaît tous celles tle la chair jalouse : les rouages

-

Gor.run (t¡atnant MéIísande, à genout, Par sa chevelure)

Ah! uos longs

cheoeuæ setuent enfìn

à

fchose!

luous-en!

Peur de l'âmant, lisant le meurtre dans les

yeux de son frère:

Pnr-r.nrs (à Goiaud)

e Íci... Sorfonsl

Avec les ânnées, cette < chair souffrante > de vient celle du musicien lui-même. Supplicié par la maladie, il garde le don de traduire un délabrement tragique : Sir épígraphes anfiqaes res-

187

tent un aveu terrible, où même l'élancement douloureux se fait musique. Pourquoi ces pièces admirables pour piano à quatre mains sont-elles si rarement jouées? < Terriblement triste >, dit son auteur de la Sonate pour fltrte, alto et harpe, seconde de la série des Sonaf¿s (le n' I est pour Víoloncelle et píano, l9l5). Quant à la Sonafe pour uiolon et píano (n" 3, 1916), dernière Guvre qu'il ait joué en public en 1917, l'idée de son FínaI avait si longtemps harcelé Debussy qu'elle *esta pour lui r I'exemple de ee que peut faire un homme malade pendant une guerre >. Et, plein d'anxiété : En est-ce fìni pour moi, de ce désir d'aller plus avant, qui me tenait lieu de pain toujours et de vie?

f.

quelque

Vot¡e chaí¡ me dëgottte! Allez-uous-enl Allez-

J' étouff

CLAUDE DEBASSY

Art

a-t-on dit, donc art inférieur...

sensuel, - Comme si toute idée ne naissait pas d'une ! Comme si I'artiste ne se deuaít pas sensation d'être humain, ayant ce < droit de sentir ) qui

tlonne joie ou larmes, avec le chant qui les couronne! (') Chez Debussy, ce jaillissement déborde les timites habituelles fìxées par les Classiques (rythmes réguliers, temps < forts > et < faibles >, agencements bien organisés, etc.). Eau vive, il se joue des barres de mesures ! Il est plus difficile à capter. à < retenir >, que les lignes admirables stylisées par la Tradition; mais il reste cê que Gounod appelait < I'expressio¡ la plus (1) Lualo Pecquet.

AU PIANO AVEC

138

pure de la ¡rensée >, Ia mélodie (').4 un critique viennois, le félicitant d'avoir < enfin supprimé la mélodie > : l\{ais, monsieur, rna musique n'est que mê- ! répondit I'auteur cles Nocfu¡nes. lodie

Il ira jusqu'au souci d'assurer cette courbe vitale par une sorte de relais entre créateur et public, par la chaleur humaine de I'interprète : < Je m'explique, écrit-il à Messager, après les représentations de I'Opéra-Comique, vous avez su

éveiller la vie sonore de Pelléas avec une délicatesse tendre qu'il ne faut plus chercher à retrouver, car il est bien certain que le rythme intérieur de Ia musique dépend de celui qui l'évoque, cornme tel mot dépend de la bouche qui le prononce. > (2) (1) < La méIodie sera toujours I'e-tpression la plus pure de la pensée humaine. ) Charles Gounod. 2) Debussy n'est pas seul à célébrer I'incomparable rnusicien que fut André Messager ! iVlon affection et mon admiration s'expriment ici devant le véritable panorama sonore qu'il anima de sa sollicitude, de son talent, de son éclectisme... Si des modernes comme Poulenc (avec le ballet des BiclLes), Saug:u€t (avec La, Cllatte) bénéflcièrent de ce que Debussy åppelait sa extraordinaire, n'oublions pas I'orchestration qu'il écrivit pour rnoi dtt Concerto en fa tnineur de Chopin, et que

j'enregistrai par la suite. Rappelons-nous le triomphe de son interprétation ð,e Parsi,la,l, ¡" 1.r janvier 1914 : Mais ce que Iê public, toujours amoureux de Véronique

ov de Fortunio, ignore sans doute, c'est la passion de Ieur auteur pour la musique pure... Un jour, apercevant sur son piano une partition ouverte des Møaurkas de Chopin, un peu étonnée, je I'interrogeais du regard : je Mais, ma chère amie ! insista-t-il, - des soirées d,élici,euses, tout seul aveccroyez-moi, passe les Mazurkas de Chopin.

Qui eût soupqonné ce séducteur, gâté par la gloire

et par les fêmmes, de passer ainsi . Qui ne penserait que cet < écho triste )) vit toujours dans I'ensevelissement solitaire.., d,es x¡øs sur la neíge ! (2) Extrait d'une lettre de Debussy à Robert Godet, du 13 Juin 1891. Cité par Pasreur Vallery-Radot, Tel étoit

Debu.ssy,

:rmpæ þf

Julliard.

éd.

Loin de moi I'idée d'une liste d'aventures de jeunesse du l\{aître (t ) . Mais ces fìgures si connues de jeunes fernmes, presque stylisées en ( nymphes 1900 >, prennent un relief pathétique grâce au culte qu'elles vouèrent à Debussy. Quant à lui, il souffrit de ne pouvoir rendre auìour pour amour, ce qui est la seule manière d'aimer. Il souffrit de faire souffrir, et si I'exemple qui suit est littéraire, il reste foncièrement debussyste semblant calqué sur le ménage Claude- le dramaturge Henry Bataille, dans sa Lily par pièce La Femme nue P) : (1) Sans compter ses flançailles rornpues, en 1894, avec Thérèse Roger, excellente cantatrice et interprète des Proaes ¿yrúques et d.e Ira Damol,sel'le élue. Gabúel Fauré l'estimalt au point de lui dédier son map.fffque Thème et Varùtt¿ona, pour piano. (2) Représentée en février 1908, au Théâtre de Ia Renalssance. < Reprise 10

>>

en 1911, 1916, 1923,

1928.

t46

AU PIANO AVEC

C'est une chose terrible que de uoir l,amour s'éteínd¡e au fond de soi, alobu" son héros, c,esf comme sí l'on uoulaít uenír au secouÍs d,un en_ fant qui se noíe et qui s,enfonce un peu plus quand on ueut le serrcr dans ses bras. Ce n'est pas ma faute... < Ce n'était pas la faute > de Claude, si dix ans, puis cinq ans de vie commune révélaient brusquement qu'une femrne n,était pas >, qu'elle ire pouvait pas avoir d'enfants et ? Croís-tu qu'íI n'g a pas de quoi perdre un peu la tête? D'abord, entre toi et Ia musique, s'íI y auaít quelqu'un qui pourrait êt¡e jalouæ, c'est bíen Ia musíque... SoÍs bíen sûre que s'il m'arríuaít de ne plus en écríre, c'est peut-être bíen toí quí cesseraís de m'aimer, cer ce n'est ni le channe un peu restreint de ma conuersatíon, ní mes antantages phgsiques qui pourraient m'aider à te reteni¡... (') Aime-moí bien, ua ! Quoíque je sois loin, n'ëcoute pas les perfìdes consolatíons qu'on ne mo.nqueta pas de te proposer. Dís-toí bien que ton uíeuæ Claude f ait une sorte de saison en purgatoíre et ré.serue-lui Ie paradis, quí pour lui n'est qu'en toí...

(l)

nten reti,re urù rreu ; ã, la, fin, pour to¿ Eltlun étna'nger qúl [taj,se et øuquel â,1 rú"est plus besoin d'e s'a,ttach,eî... Ptur m,o|, dest I'efret co'ntraòre... Il ne laut pas esr¡érer chn'nger. les rctes de lo, d.estínéø. Rome, 21 février 1914. (2) Moscou, 8 décembre 1918.

le

...

Cl¿aque üWa,ge

finí,røi par nlêtre

x¡l,us

AT] PIANO AVEC

152

Bientôt, que ce soit d'Italie (1913), de Hollande

et de Betgique (1914), dernières stations de ce que le musiõien appelle son calvaire, un avantgoût de retour naît sur ses lèvres. (Pour moi, j'entends le Premier Tempo de Masques reprenant o très vif et fantasque>>, crescendo jusqu'à une manière de triomphe, à la page 9.) Tandis qu'en lettres et télégrammes parlent à nouveau Iã fantaisie, la hâte : (de Pise) II A a ící des uiolettes que ttt aimerqis. Mais ttt n'es pas Ià' Pourquoì g a-t-il des uiolettesT I nt

(Télégramrnes) : L¿s trcÍns ne uont pas uíte' patíe ntes t e nd t e s se s -

Hâte qui devient Pathétique

:

Je suis comme lvlélísande : < Je ne dis pas ce que je ueutr >... J'auoue humblement que mon iorpotíence a dépassé toutes les bornes. Il faut qrà ¡e tetrouue mon bonheur, ma uíe..'

Feígníes,2 mars 1914, 14 h.20. PIus que tluelques heures. Tout tnon amour Cr-euon.

Bruæelles,

28 auril

1914, 20

h. 21-

Enfin, c'est fini. Pourquoi nl¿s-fu pas Ià pout

que j'oublie ma fatígue?

CLAADE DEBUSSY

153

Feígníes,29 auríI 1914, l0 heures.

Bonjour ma Míenne. A tout à l,heure midí quarante" 7'endresses. Cr,¡.uor.

f* Cette aptitude frémissante à âimer, Debussy l'étend à son métier, jusqu'à hausser celui-ci à la , c'est la douceur onduleuse du sol natal. Comme Louis XIV, Debussy est né à Saint-Germain, et l,on sent en lui l'âme d'une race qui nous a valu des rois. < Où est-il ? a dit d'Annunzio. Je ne sais pas imaginer la tombe de cet inventeur aérien. > ùIusicien f rançaís, comme il s'intitule, il n'en est que plus universel, plus croyant, âussi, à sa manière : --- Sentir la suprême et mouvante beauté du spectacle auquel la Nature invite ses hôtes éphémères, voil¿ì ce que j'appelle prier. -- Seuls, les musiciens ont le privilège de eapt^er toute la poésie de la nuit et du jour ! eonfìait-il encorc au NIaître Ingelbrecht, d,en rythmer I'immense palpitation... Ces mots, d'une telle beauté, nous montrent les

Vois l¿s asf¡es du ciel, semble répondre un autre [< Nocturne >, Tous, jusqu'øu plus Petit f otment une ha¡monie que nos oleíIles n'en' ftendent pas maís que I'âme ímmottelle conçoit Bt peut'être un jour entendra. Shakespear e,

Ie

Marchand de Veníse'

On sait I'admiration que I'auteur de La Mer vouait à celui du Aoi Lear. ll avâit écrit pour cette tragédie deux pièces de musique de scène données én prem'ière audition aux Concerts Pasdeloup, le 20 octobre 1926 : I. Fanfare. ll- SommeíI de Lear. Debussy retrouve en Shakespeâre sa nostalgie

de ne faire qu'un avec < quelque chose que j'aime >. Lui, qui avait tant souffert et tant fait ãouffrir du terrible < dépareillement > humain, il atteint à ce miracle de I'unité de I'absolu rêvé depuis toujours Par les amants.

SAINT SEBASTIEN Mais si I'art de Debussy reste un acte d'amour, cet amour se fond en possession, en jouissance. C'est à Sébastien-Adonaï, le plus sensuel pourtant des héros debussystes, qu'il incombait de sublimer cette volupté diffuse. On me dira : < Que vient fairJ la deuxième æuvre lyrique de I'auteur de Pelléas dans sa ( somme > pianistique ? > C'est qu'une autre Somme, celle de Beethoven, nous aide à comprendre Le Martgr¿ de Saint Sé.bastíen, cet ouvrage assez hermétique en sa splendeur, cette < musique de scène > sertissant le Mgstère en cinq actes de Gabriele d'Annunzio. Le génie de Debussy et celui de Beethoven sont aussi éloignés, opposés, que possible. Mais la des Sonafes opus 106, 110 et ll1, celle des onzième, douzième et dix-septième Quafuors et celle du Martgre ont en conrmun cette grâce suprême qui est la renonciafion. On peut dire que les ponts sont coupés avec la Terre et ses récoltes, dès I'instant que la flèche de saint Sébastien, lancée vers le ciel, y demeure à jamais. ... A l'épogue, à Rorne, sous Ie règne de Dioclétien, ce miracle hâte la conversion de Sébas-

AU PIANO AVEC

r56

tien, < sagittaire à la chevelure d'hyacinthe >. favori de I'etnpereur. Déjà celui-ci s'inquiète. doute, s'irtite, ordonne des épreuves : le plus cher de ses officiers renierait-il le culte d'Apollon?

Devant toute l¿r cour, le bel Archer du Liban triomphe d'aborcl ; dansant sur les charbons ardents qui se changent en lys ; guérissant la F-emme lllalade de la Fièvre, symbole de I'huma-

nité souffrante

:

Amou¡. que ie sois øss¿¡uuie, s'écrie celle-ci, Seigneur Amour, voící ma uie!

Devant I'enrpereur fou cl'angoisse, le Saint' refusant la Victoire d'or offerte par César, mime enfìn la Passion du Christ. Rien ne peut désormais éloigner son calice : Percé de traits par ses propres soldats, ces flèches fleuriront le , bois du supplice, tandis qu'en âme et esprit Sébastien atteint les lueurs paradisiaques. * **

A cette s¡'nthèse poétique de I'antique et du chrétien, comment d'Annunzio était-il pan'enu? I)epuis longtemps. délaissant pour le Martgre

tous ses autres projets, il travaillait, tâtonnait, s'acharnait. Il ne lui faudrait pas moins de quatre rnille vers pour modeler les traits de cet q archer certain du but >, si éloigné de son attitude personnelle. Un double choc fut pour son héros l'étincelle de vie :

CLAUDE DEBASSY

157

Un arbre, un pin blessé, saignant la résine, au cours d'un séjour du poète dans les Landes, lui suggère l'irnage du laurier-martyr. Mais gui jouera jamais Ie rôle du Saint ? C'est alors qu'en 1910 d'Annunzio a la révélati>. Lorsque les répétitions commencèrent, tous les deux s'installèrent à I'Hôtel des Réservoirs, à Versailles. Mais nous n'en étio¡¡s pas là...

CLAUDE DEBUSSY

159

rabatteurs indigènes rompait sa solitude. Ceux-ci, quand le gibier royal était signalé, approchaient jusqu'au champ de tir la chaise à porteurs ou le palanquin de I'actrice. < Caprices fastueux ! >, disait-on à Paris. Enfìn, quand Schéhérazade eut accepté de jouer le rôle du Saint, une passion commune rapprocha encore d'Annunzio de celle qu'il nomma < mon cher frère >. Fréquentant les cercles d'Archers régionaux, ils s'entraînèrent de compagnie au Tir. La longue silhouette cambrée, désincarnée, ne ployait-elle pas comme la ligne même des grands arcs ? Où trouverais-je un acteur dont le corps - aussi immatériel? s'écriait le poète. soit L'æuvre fut inscrite au programme de la Grande Saison de Paris de mai lgll par Gabriel Astruc bien avant d'être fìnie. IJn lien inattendu, une sorte de < soif d'infìni > reliait de loin entre eux les créateurs et leur interprète. Celle-ci sacrifìait tout maintenant à ce nouveau rôle qu'elle voyait de style très Fra Angelico. Le poème surgissait fìévreusement du lutrin sur lequel d'Annunzio, debout dans sa villa landaise Charitas, écrivait la nuit à la lueur d'une chandelle. Quant à Debussy, c'est en février 1911 seulement qu'il en reçoit à Paris les premières stances. Message dont il doit capter le rythme octosyllabique, suggérer I'ambiance inexprimable. < Des mois de recueillement m'auraient été nécessaires ! gémit le compositeur. Ah ! si seulement je pouvais faire ce que je voudrais ! > En vérité, ce que ses ennemis appelleront les < numéros disparates > de sa musique de scène et de ses chæurs va souligner, illuminer la complexité du livret :

AA PIANO AVEC

160

La légeride phénicienne qui I'ins¡rire apparente même à Jésus, le jeune Adonai, < Seigneur aux belles formes >, < Sublime perdu >, supplicié et mis au tombeau parmi les fleurs et les pleurs des femmes de Bylos ou tl'Hébron :

à saint Sébastien, et

CLAUDE DE'BUSSY

161

SÉrnsrreN

Jësus,

à

moí

! Ma flamme, mon

Roi

I

>, < visez de près, je suis la cible >. Face à ses hommes qu'il exhorte, le Saint défaille sous leurs traits, comme sous les fleurs

des femmes-

Où es-tu, mon beau díeu Mon épour. man fìls Nul ne t'aímaít plus que moi ... LIon oíseau berger, díapré de jogaurl I-a violence de I'accent ne le cède en couleurs qu'à Ia musique de Debussy, à ses lamentations, d'un lourd chromatisme oriental. Pour les menaces de I'empereur au Concíle d.es Faut-Díeux., son orchestre trouve le langage des tortures ellesmêmes : ignition, rougeoiement des cuivres, crépitements, halètements des bourreaux-esclaves éthiopiens. Timbales à I'arythmie presque cardiaque d'une PassÍon où Sébastien, éperdu, chancelle, interroge : Auez-uous vu celuí que j'aíme7 L'auez-uous oa?

Ln Crroun Comme

iI est beau ! Comme iI

est beau !

On a reproché aux deux cpéateurs cette atmosphère asphyxiante. Maurice Barrès à qui l'æuvre est dédiée et qui l'admirait profondément, écrivit pourtant au poète : >

J'ai ressenti moi-même ce malaise. Mais je pense qu'il est à I'autre versant de l'æuvre ce que I'ombre est au soleil : rayons déjå divins que le Duo a capella des Deuæ. Gémeauæ mar

fyrs / que I'enlacement d'une flûte tendre avec cors et clarinettes pour la Danse eætatique! que la poignante persuasion du Bon Pasteur ! euand Emile Vuillermoz parle du pouvoir de l'æuvre, ce talisman évoque pour moi aussi la voix de Ninon Vallin, jeune débutante en 1911. Son timbre (celui de la Vierge Erigone), bloquait la Porte de Bronze sur le Mystère .{ntique ou I'ouvrait les Nouveaux. Temps. - Vallin ressuscite Pour moi, la voix de Ninon toujours les Nouveaux Temps ! O miracie du talent, miracle de la musique : < Le PréIude d,e La Cour des Lgs apparaît comme une perspective de se-

AU PIANO AVEC

162

condes, magnifìque escalier d'appels mystiques, conclut notre grand critique, et la fin de la scène

rappelle un autre Enchantement célèbre.-. Debussy a écrit ce jour-là son Parsifal, mais ce Parsifal attend toujours son Bayreuth. >

.iNous touchons Ià à la mélancolie de l'art et de la vie ! Cette fresque originale et magnifique, ce déploiement gigantesque de talents et d'efforts, ce nombre de musiciens, d'acteurs, de lumières, de décors, de figurants, ces < chefs de chceurs mués en généraux phéniciens sur un champ de bataille, cette analyse spectrale de l'Orient et de I'Occident, cette multipticité dans la qualité n'a pas < réussi >. Saint Sébastien a souffert de sa richesse et de sa rtualité : on n'allie pas impunément Adonis à un Sébastien christique, la décadence romaine âu Mgstère moyenâgeux; un souflle néo-romantique italien à la métrique française de l'époque 1900. Qu'en est-il né? - flxée au ^_ 21 -mai lgll, alors que-la musique de Debussy arrivait aur répétitions, feuillet par feuillet, brus'q-uement,- l'archevêque de paris interdit la pièce. II frappait d'excommunication tous les fìdèlôs qui applaudiraient une danseuse qui osaìt incarrier le Sa¡nf / Ayant confondu avec^ ceux cles Genfils les premiers ¡ites chrétiens. d'.{nnunzio fut mis à l'Index. Le destin laic prit la forme d'un accident -d'aviation : I'hélice d,un appareil qui décollait happa le ministre de la dùerre, Ài. - Berthaut, qui présidait un meeting international à Issyles-Moulineaux. Il eut Ia tête tranehée.

C'était au matin du dimanche 2l mai, date 9u. 11 ^repétition générale, sur invitations, de Saint Sébastien. Le Gala fut annulé,, la représentation remise au lendemain, mais, par suite d-u-dguil gouvernemental, sans aucun iüstre offi_

.ciel. Soirée < livrée aux bêtes >, si j'ose comparer

aux grands fauves les critiques qui ne fùrent pas.tendres. Le public; désorienté par la dispro_ portion_- entre poème et musique et par I'exo_ tisme d'une interprète pourtani géniale, fut encore plus cruel, < sortant petit à petit du théâtre comme I'eau qui s'écoule d'un vaìe fendu >. ..Près de cinquante années se sont écoulées, elles aussi, depuis la naissance de Sainf Sébas_ ff¿n. Aucune n'a eomblé vraiment cet enfant TfptiAug qui défiait trop de lois ! Bien qu'it sus_ "t,u,,]o"to"rs de véritables passions, aúcune de

AU PIANO AVEC

164

fut un succès, âu sens matériel du mot. Faut-il voir dans le Sort, que Deses < reprises > ne

bussy nommait son vieil ennemi, l'adversaire victorieux du < Sagittaire à la chevelure de l\{yrte'>? Ou plutôt l'artisan de son immortalité? + ¿¡*

Beaucolp de gens pensent donc r¡ue Sainf Sébastíen

fut une erreur.

A leur jugement, je préfère cette

phrase-clé de d'Annunzio, qui éclaire I'art de Debussy : /l g a celui quí a une ûme pour chaque musíque,.. Il g a celuí qui a un uísage pour chaque amour. Et le visage de Sébastien resplendit de I'amour du Christ conçu comme < un ravisdu Christ fondant sur les âmes les plus seur irrésistible rebelles >. Nous savons que (pas plus qge son poète) I'auteur des Nocfurnes n'avait de croyance religieuse. Son ancienne devise : < Seul compte le plaisir de l'heure >, explique le panthéisme amoureux baignant toute son æuvre. On comprend aussi que cette variante : < L'Art, c'est toute la Vie, c'est une émotion voluptueuse... ou religieuse >, I'ait porté vers un sujet où le culte d'Adonis se confond avec celui de Jésus. Un < mélange d'intense vitalité et de sentiment chrétien > I'intriguait, touchait d'une manière nouvelle son sens esthétique profond. Mais pour atteindre à cette extraordinaire prémonition des Chæurs du Pa¡adis, à ces hiérarchies célestes alertant toutes les harpes, à ces

Voíci les sept Témoins de Dieu Les Chefs de la Mílíce ardente Tout Ie Ciel chante I Louez Díeu le Seígneur dans l,ímmensíté. de sa

Aileruiar

ff orce'

D'après les témoignages, Debussy travailla dans un véritable état d'exaltation. Lui, que Ia métaphysique n'avait jamais empêché de dõrmir, fut.pris de la fièvre qui rongeait d'Annunzio : < ...-Il ne faut pas oublier que I'atmosphère de ce drame liturgique est le mfuacte, rupétãit celuici. Le deuxième et Ie troisième actei sont vraiment le sommet du surnaturel.,. La Voûte des Planètes est un problème i le puradis est un autre problème. > (1)- Delcri.ption

de I'horizon céleste par A. de - --'

_Elxupéry, dans yo¿ d,e nutt. Galltmard, éå.

Saiht_

168

AU PIANO AVEC

écrivait prophétiquement le poète à son interprète, la grande lda Rubinstein. Cette sorte d'archan¡¡e à I'armure d'or ne vit pas seulement devant nos yeux grâce aux admirables portraits de Léon Bakst qui peignit aussi Ies décors de Sainf Sé-bastien. Combien de chefsd'æuvre, dont le BoIérc cle Ravel, furent inspirés

par elle ! Combien de grands ¡nusiciens : qu'ils s'appellent Florent Schmitt, Stravinsky, Honegger, Auric, I\{ilhaud, Sauguet. Borodine ou Debussy!... Nfme Ida Rubinstein m'a fait le présent royal de certaines lettres que lui adressa d'¿lnnunzio au moment de Ia conceptiorr de Søinf Sébastien. Comment pourrais-je conclure un essai

sur l'Art mieux qu'en les offrant à mes lecteurs. artistes et mélomanes? Ces vrais poèmes n'illustrent-ils pas, chez les < grands >>, la formule même de I'Immortatité : don, amour, Iabeur?

CLAUDE DE'BUSSY

169

Et suivent enfin les ,. maiires-mots >>, comme tlisait Debussy, ceux qui, pour nous tous, sont l'espoir et la vie : Je uous enuoie lu Salutøtíon du soir Mon cher irère Je suis près de uotre courage et j'entends le Saínt me díre :

JE VAIS REVIVRE

FIN < La Sauveté > Saint-J ean-Cap-Ferrat septembre 1959.

Je trauaíIle toutes l¿s n¿ifs jusqu'à I'aube tardìue,

ecrivait le poète; Je uoís luíre l'aube comme ta lueur Roséel Frelche sæur de la larme chaude ! Au reuoir, au reDoir, je uous aime à traoers les flammcs de mon esprit...

MARGUERITE LONG

:

EXTRAIT

dU CATALOGUE

(

7622

MARGU ERITE LONG I

Au piano avec Claude Debussy

l

Au piano avec Gabriel Fauré

I. :

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Le Répertoire lyrique d'hier el d'aujourd'hui

Concerts symphoniques

avec

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Au piano avec Maurice Ravel

MARCEL SENECHAU D

AU PIAh{O

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l-a Musique et les musiciens

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BIBLIOTHEK DER Gérard BI LLAUDOT. Editeut'

MUSIK-AKADEMIE Leonhardsstr.

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CH-4051 Baset

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