Claude Debussy

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Claude Debussy

AU MIROIR DES SENSATIONS Debussy tenait du dieu Pan de transformer par une sorte d’alchimie les sensations en sonorités allusives. L’homme et sa musique demeurent aujourd’hui aussi fascinants qu’il y a un siècle. Portrait.

A

près Debussy, rien n’a plus été comme avant. En libérant la musique de règles trop contraignantes, il a bouleversé la notion d’acte créateur. Auparavant, l’allégeance aux traités resserrait le style de tous autour d’une commune manière d’écrire. Désormais, chacun devrait forger sa propre technique de composition. Aussi a-t-on hâtivement fait de lui un « révolutionnaire », jusqu’à le mettre en parallèle avec Schoenberg. Contrairement à ce dernier, cependant, sa musique se fonde sur la résonance (notamment par la prééminence accordée à l’harmonie sur la mélodie) et le plaisir de l’oreille reste pour lui la règle primordiale, l’instinct prenant le pas sur la spéculation intellectuelle. La sensation : tel est le maître mot d’un univers sonore privilégiant une beauté sensuelle et un lien mystérieux entre les sons et le sujet traité. Car sa musique est indissociable de son sujet. Elle ne décrit pas, comme celle de Strauss, mais elle suggère : une atmosphère, une situation ou un sentiment. Pour Debussy comme pour son cher Edgar Poe, le mot d’ordre est la suggestion : ce n’est pas tant ce qu’il « dit » effectivement que ce qu’il fait éprouver à l’auditeur qui importe. Noyer le ton, estomper le contour de la mélodie, vaporiser les timbres en légères touches de couleur, autant de procédés dictés par l’instinct pour fixer sur la toile sonore les réalités fugitives de l’instant ou le rêve insaisissable. Dédaigneux de ses confrères (passés ou contemporains), en dehors du chant grégorien, seuls Rameau, Chopin, Wagner, Moussorgski et les Russes et Grieg trouvent grâce à ses yeux. En revanche, il se veut le « frère en art » des peintres et des écrivains lancés à la poursuite fiévreuse de leur rêve poétique. Il est en cela le parfait représentant d’un art raffiné, fin de siècle, cherchant dans l’Art (paradis artificiel prenant le relais d’un christianisme désormais

délaissé) le refuge et la compensation aux imperfections de la vie. En cela, il se situe au carrefour du symbolisme et de l’impressionnisme dont il a su réaliser l’improbable synthèse. Ces deux courants sont issus du romantisme, dont Debussy apparaît, avec le recul du temps, comme un tardif avatar plus que comme le précurseur d’une intellectuelle modernité. Comme tous les romantiques, c’est un insatisfait et cette insatisfaction pathologique constitue l’aiguillon le poussant à continuellement se renouveler et innover. Cette nature énigmatique, inassouvie, perpétuellement désenchantée et foncièrement torturée a eu une existence malheureuse. Son impitoyable ironie et sa vie privée le font passer pour un égocentrique cynique et sans scrupule. Derrière ce paravent se dissimule une nature hypersensible, qui n’était encline à railler que pour éviter de pleurer...

Nature inassouvie Né à Saint-Germain-en-Laye en 1862 dans un modeste ménage de marchands de porcelaines, Debussy connaît une enfance terne. Ses dons sont remarqués par une ancienne élève de Chopin qui le prépare au Conservatoire, où il est admis en 1872. Il y poursuivra un cursus assez médiocre en dépit de ses dons exceptionnels et de son sens inné de l’harmonie.

Claude Debussy 1862 : Naissance à Saint-Germain-en-Laye / 1872 : Admission au Conservatoire de Paris / 1884 : Prix de Rome / 1893 : Quatuor à cordes / 1894 : Prélude à l’après-midi d’un faune / 1902 : Pelléas et Mélisande / 1905 : Création de La Mer / 1909 : Débute l’écriture des Préludes pour piano / 1915 : Sonates / 1918 : Meurt à Paris

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COMPOSITEUR

lorsque son mari la délaisse pour Emma Bardac, femme de banquier et ancienne maîtresse de Fauré. Emma lui donne une fille (la fameuse Chouchou) en 1905 et il l’épouse en 1908; cultivée et musicienne, elle apporte au musicien un environnement plus calme et le décharge de tâches matérielles fastidieuses. Elle est cependant impuissante à lui apporter la sérénité. Comme Poe, Debussy semble avoir obéi dans ses relations féminines à deux tendances contradictoires: une fascination pour la trouble innocence préraphaélite des jeunes filles « aux cheveux de lin » et un besoin de protection et de sécurité.

LIBRARY OF CONGRESS

La sensation instantanée

Mary Garden, soprano écossaise, fut la première Mélisande (photo prise le 4 avril 1908). Debussy lui confia le rôle en 1902, se fâchant avec Maurice Maeterlinck, qui voulait que le rôle soit joué par sa femme, Georgette Leblanc.

Décrochant un Premier prix de Rome après deux tentatives infructueuses, il ne s’accommode pas plus de la Villa Médicis qu’auparavant du Conservatoire. Ses envois de Rome, Printemps et La Damoiselle élue (1887, sur un poème de Dante Gabriel Rossetti, l’un des chefs de file du mouvement préraphaélite anglais) sont jugés par l’Institut « bizarres, incompréhensibles et impossibles à exécuter ». De retour en France en 1887, il mène une vie de bohème dans le quartier Saint-Lazare. Sa vie privée tumultueuse traduit son insatisfaction. À la femme d’un architecte de treize ans son aînée succède en 1889 Gabrielle Dupont (« Gaby aux yeux verts ») qui tente de se suicider en 1897 en raison de l’inconstance de son amant. En 1899, il se marie avec Rosalie Texier (« Lilly »), jeune couturière qui se tire sans succès une balle dans la poitrine en 1904

SA MUSIQUE NE DÉCRIT PAS MAIS ELLE SUGGÈRE : UNE ATMOSPHÈRE, UNE SITUATION OU UN SENTIMENT 68 CLASSICA / mai 2016 www.classica.fr

Au terme d’une période de maturation au cours de laquelle se chevauchent de multiples influences (Wagner, Franck, Massenet, Grieg, les Russes), Debussy donne en 1892 le Prélude à l’après-midi d’un faune, illustration sonore de l’églogue éponyme de Mallarmé. Cette œuvre géniale résume son art. Vingt ans après Impression, soleil levant, de Monet, elle transpose en musique le projet artistique des peintres impressionnistes de transmettre la sensation instantanée dans toute sa finesse. Se proposant de rendre l’atmosphère environnant le sujet plus que de traduire avec précision son volume et ses formes, ils ont mis à profit les découvertes de la physique contemporaine en élaborant la technique de la touche divisée. De même, le Prélude privilégie la couleur en subtiles nuances (harmonie, orchestration) sur le contour (ligne mélodique, contrepoint, développement thématique). Le développement traditionnel fait place à un flot librement sensuel d’harmonies, à une conception essentiellement poétique du timbre instrumental et à un processus continu de transformation, de fragmentation et de régénération de particules harmoniques et mélodiques. De même que la dissolution de la matière dans l’atmosphère aboutit au paysage rêvé des Impressionnistes, de même la fluidité du rythme et l’ambiguïté tonale abolissent le sentiment de la durée et induisent une passivité et un statisme quasi orientaux. Les sons palpitent dans la brume de chaleur d’un après-midi baigné d’un soleil virgilien. De la sorte se tissent les rêves érotiques, fluctuants, frémissants et immatériels du faune. Dans la conclusion, l’effet soporifique de la chaleur miroitante s’éprouve presque physiquement : les équivalences sonores proposées pour des sensations autres qu’auditives reposent sur les « correspondances » entre les différents plans de la perception, chères à Poe et à Baudelaire (voir Préludes pour piano, « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir... »). Elles sont l’ingrédient essentiel du symbolisme, courant privilégiant le vague et l’imprécis pour investir les territoires de la fantaisie et du rêve.

Chez Debussy, une technique dérivée de l’impressionnisme se met au service d’une inspiration symboliste. L’Après-midi d’un faune incarne cette synergie de deux courants que certains persistent à tenir pour inconciliables. Compensant une éducation générale déficiente par une insatiable curiosité artistique, il acquiert une vaste culture et se forge un style littéraire personnel, vif, poétique et éblouissant d’humour, qui confère à ses critiques signées du fameux pseudonyme de M. Croche une irrésistible séduction. Malgré une foncière aversion pour la vie mondaine et une nature taciturne, Debussy fréquente les salons de Mallarmé et de Chausson et se lie d’amitié avec nombre de personnalités littéraires : Pierre Louÿs, Paul-Jean Toulet, Victor Segalen, Gabriel Mourey, René Peter, Louis Laloy... Installé au cœur du bouillonnement artistique parisien et personnifiant la convergence des arts propre à son temps, il assume de multiples influences qui se réfractent dans ses œuvres : Swinburne et les Préraphaélites, Turner, Whistler, E. A. Poe, Mallarmé, Maeterlinck, Hokusai, Hiroshige... Ainsi les subtils dégradés en camaïeux de « Nuages » (Nocturnes) se réfèrent aux Nocturnes londoniens de Whistler; Pelléas et Mélisande explorent les territoires mystérieux situés entre l’état de veille et le rêve, propres à Maeterlinck, avec l’apport irremplaçable d’une musique ajoutant au texte un peu monotone la poésie des vieux châteaux ensommeillés, des forêts, des parcs et de la mer...

Visions d’Extrême-Orient La Mer transpose en musique les visions marines de Turner, « le plus beau créateur de mystère qui soit en art »; à la manière de ce dernier, à la fin du premier mouvement, le grandiose thème de choral surgit de la brume à la façon d’un Léviathan émergeant des profondeurs. Cette page maîtresse se réfère aussi à Hokusai, dont Debussy choisit Le creux de la vague au large de Kanagawa pour orner la couverture de la partition. Cet engouement pour l’Extrême Orient se reflète dans certaines pièces de piano (« Pagodes », « Poissons d’or »...) qui empruntent gamme pentatonique et sonorité aux gamelans entendus à l’Exposition universelle de 1889. Trois séries d’Images et les somptueux Préludes pour piano attestent des qualités visuelles de sa musique et des multiples influences, musicales ou artistiques qui se recouvrent souvent dans une seule pièce. L’admirable « Cathédrale engloutie » mêle ainsi légendes celtiques, brumes impressionnistes et réminiscences grégoriennes en une construction sonore d’un miraculeux équilibre. Dans l’émouvant Martyre de saint Sébastien, le grégorien, le souvenir de Parsifal et l’alchimie impressionniste cristallisent en un suave vitrail préraphaélite. Les neuf dernières années ne sont qu’un long déclin: un cancer du rectum ronge le musicien qui, parvenu

CLAUDE DEBUSSY EN 5 DISQUES

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PELLÉAS ET MÉLISANDE Claude Dormoy (Pelléas), Michèle Command (Mélisande), Gabriel Bacquier (Golaud), Ensemble vocal de Bourgogne, Orchestre de Lyon, dir. Serge Baudo RCA 2 CD

À cause de son homogénéité, cette version demeure la plus indiquée pour découvrir l’œuvre, le caractère insaisissable et inquiétant de l’eau qui dort. Parmi les « historiques », Désormière (EMI, 1941), Fournet (Philips, 1954) et Cluytens (Testament, 1956). En DVD, choisir Jordan (Naïve, 2012).

MUSIQUE ORCHESTRALE : LA MER. NOCTURNES. PRINTEMPS. PRÉLUDE À L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE. RHAPSODIE POUR CLARINETTE ET ORCHESTRE. JEUX. IMAGES POUR ORCHESTRE. DANSES SACRÉE ET PROFANE New Philharmonia Orchestra, Orchestre de Cleveland, dir. Pierre Boulez SONY 2 CD

Aux plus récents enregistrements parus chez DG (parmi lesquels de sublimes Images) nous préférons sa première quasi-intégrale orchestrale de 1969-1971, version de toutes les synthèses, d’une clarté inouïe. Plus complet encore, Jean Martinon (EMI) bénéficie d’un très sûr instinct poétique.

L’ŒUVRE POUR PIANO Gordon Fergus-Thomson (piano) BRILLIANT CLASSICS 4 CD

Une intégrale? En voici une très recommandable rééditée à vil prix. Ce spécialiste de Debussy possède la rondeur, le timbre moelleux et le sens de la nuance exigés par la musique.

QUATUOR À CORDES Quatuor Orlando PHILIPS

Le jeu du quatuor se caractérise par une approche franche, les musiciens ne refusant pas une certaine épaisseur de son. Très grand disque de quatuor, magistralement capté par Philips en 1982. Et un Ravel lui aussi idéal.

MÉLODIES Elly Ameling, Michèle Command, Mady Mesplé, Frederica von Stade (sopranos), Gérard Souzay (baryton), Dalton Baldwin (piano) EMI 3 CD

À l’exception de pièces sans grande importance, ce coffret propose toute la production pour chant et piano de Debussy. Un indispensable : c’est le seul ensemble de cette qualité. Dalton Baldwin y est un accompagnateur particulièrement raffiné.

au faîte de la gloire, épuise ses forces à parcourir l’Europe pour diriger ses œuvres. S’ajoute bientôt le choc de la guerre. Survivant deux ans à une douloureuse opération, il s’éteint le 25 mars 1918. La Tristesse de Pan, titre de la très belle pièce de Florent Schmitt en hommage à son confrère, résume la vie et l’œuvre de cet être énigmatique et génial. À l’instar du dieu avec lequel le compositeur anglais Arnold Bax avait noté son étrange ressemblance, il sut enclore dans sa musique toute la mystérieuse et poignante beauté du monde. ⇥ Michel Fleury www.classica.fr CLASSICA / mai 2016 69