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Accueil Cliquer La volonté de l’Autre Editorial .................................................................................................................................................................. 3 Che vuoi ?............................................................................................................................................................... 4 Ravage et ravissement dans la sexualité masculine Pierre-Gilles Guéguen .................................................... 4 Ni ange ni démon Nathalie Georges-Lambrichs ............................................................................................. 8 Rencontrer le manque dans l’Autre n’est pas élaborer le signifiant du manque dans l’Autre Jean-Claude Razavet ............................................................................................................................................................ 11 Volonté de jouissance et responsabilité du sujet Alfredo Zénoni ................................................................... 13 La forclusion du Nom-du-Père A propos du livre de J.-C. Maleval Isabelle Robert ..................................... 17 La gourmandise du Surmoi .................................................................................................................................. 22 La passion de l’homme Yves Vanderveken ................................................................................................... 22 Ce qui est permis devient obligatoire Yves Baton........................................................................................... 25 Harry, un ami qui vous veut du bien (barré) Daniel Pasqualin ...................................................................... 28 Want to be............................................................................................................................................................. 32 Variation dialectique autour du « Tu es… » Jean-Claude Encalado............................................................. 32 Ne pas faire d’éclats La sainteté selon Baltasar Gracian Yves Depelsenaire ................................................. 39 L’Autre chez Sartre Son effacement et son retour Philippe de Georges ........................................................ 41 « La sagesse, c’est le savoir de la jouissance » Pierre Malengreau ............................................................... 45 De l’intranquillité du sage Enciso Bergé-Angel.............................................................................................. 49 Poésie grecque antique et écriture du réel Bernard This ................................................................................ 52 Demande (discrète), volonté (continue) de l’Autre Armand Zaloszyc........................................................... 59 Notre temps .......................................................................................................................................................... 61 A propos des nouveaux styles de ségrégation : la réponse de la psychanalyse Marie-Hélène Doguet-Dziomba ............................................................................................................................................. 61

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Editorial « A qui veut vraiment s’affronter à cet Autre, s’ouvre la voie d’éprouver non pas sa demande, mais sa volonté ». 1 La particularité de cette formulation suggère un Autre qui n’est pas commun puisque pour l’affronter, cet Autre, il faut le vouloir, et le vouloir vraiment. Tout nous indique en effet qu’il s’agit là de l’Autre absolu, cette altérité « exclue par la nature des choses qui est la nature des mots » 2 à savoir, la position féminine. 3

est misogyne. « L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui ». 5 Visant un au-delà du mieux-être, une psychanalyse ne peut soutenir un travail de réparation de la toile déchirée pour recadrer, à partir d’une position masculine, la rencontre perturbante avec l’altérité absolue. Avec Encore nous pouvons formuler la réponse de la psychanalyse comme différente. Il s’agit non pas de réintégrer le pas-tout féminin dans le Un-Tout masculin, mais plutôt de bien distinguer les deux. C’est un minimum qui consiste à mettre les choses à leur place. Dire, comme nous l’avons fait, que c’est à partir de la position mesurée d’un homme que la position féminine peut apparaître comme une volonté folle, c’est dire qu’il y a là confusion entre a et S(A), et « c’est ici – dit Lacan – qu’une scission, un décollement reste à faire ». 6 Il s’agit donc de séparer la volonté de castration inscrite dans l’Autre, volonté qui est du registre du Un-Tout masculin, de la position féminine en tant que volonté de jouissance illimitée qui, isolée, n’a rien à voir avec une volonté de castration. Car l’amalgame entre les deux est explosif en tant qu’il donne au surmoi une allure encore plus féroce.

Le contexte dans lequel Lacan évoque cette volonté de l’Autre est la fin de l’analyse où, au-delà du fantasme, se fait cette rencontre non pas de la demande de l’Autre, mais de sa volonté. Or, la clinique nous fait constater que des rencontres sauvages avec cette volonté de l’Autre peuvent aussi bien être le fait du début, cause l’adresse à l’analyste. Ceci, quand une déchirure de la toile du fantasme permet au sujet d’entrevoir une nouvelle figure de l’horreur qui n’est pas celle du bon vieux bourreau de son fantasme. Figure qualifiée de féminine parce qu’elle est perçue à travers une position masculine, c’est-à-dire à partir du fantasme, même déchiré. C’est uniquement à travers les limites de la « juste mesure » de la position masculine 4 que l’illimité de la jouissance féminine peut paraître tout à fait démesuré, volonté féroce, sans limite. Le cas d’une femme qui depuis de longues années ne peut plus nouer de relation avec un homme le démontre. A première vue on pourrait penser que c’est l’amour qu’elle voue à son père auquel elle est identifiée qui fait ici obstacle. En effet cet amour du père traverse tout son être. Mais en creusant un peu plus, apparaît ce qui lui est vraiment insupportable. Cette femme bien organisée, qui ne laisse rien passer de l’inconscient, a rencontré en elle-même la conduite « folle » de sa mère à chaque fois qu’elle a essayé d’établir une relation avec un homme. Ceci l’a menée à un rapport à l’homme marqué par un « plus jamais ça », dont le prix est la solitude qu’elle s’inflige. Elle hait les hommes, pourrions-nous dire, non pas à partir d’un penisneid, mais parce qu’elle 1 2 3

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LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826. LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 68. Cette thèse est suggérée dans ce numéro par Armand Zaloszyc, dans une note de lecture dont nous vous recommandons de suivre le chemin de ses références.

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MILLER J.-A., « Un répartitoire sexuel », La cause freudienne, n°40, janvier 1999, p. 11 : « L’éthique de la juste mesure est par excellence une éthique mâle ».

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LACAN J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris Seuil, 1966, p. 732. LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 77.

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Che vuoi ? confirme pour le sujet homme l’accès à la position de père. Si ce n’est pas le cas, il n’en est pas le porteur légitime et ne peut pas le donner.

Ravage et ravissement dans la sexualité masculine Pierre-Gilles Guéguen Les termes de ravage et de ravissement peuvent être compris selon différentes acceptions. Ils répondent en effet à un spectre sémantique très large.

Lorsqu’en effet la castration n’est pas acceptée par le sujet masculin, « il n’y a – dit Lacan dans Encore – aucune chance qu’il ait jouissance du corps d’une femme, autrement dit, fasse l’amour… Ça n’empêche pas qu’il peut désirer la femme de toutes les façons, même quand cette condition n’est pas réalisée. Non seulement il la désire, mais il lui fait toutes sortes de choses qui ressemblent étonnamment à l’amour ». 1

Le « ravissement » convient d’emblée davantage à la femme et évoque la jouissance féminine extatique. Il en est de même pour le syntagme l’« événement de corps » qui fait penser à l’hystérie et à la complaisance somatique. Mais, plus profondément, c’est à la clinique de la jouissance tout entière qu’ils se rapportent. Il est certain en effet que la part masculine de l’humanité n’échappe pas toujours au ravage maternel dont Lacan avait plutôt réservé l’usage pour désigner le lien mère-fille. Dans quelle mesure il est corrélatif d’un ravissement, c’est-à-dire d’un effet de perte sur le corps, c’est ce que tentent de montrer les deux cas suivants qui pourraient être mis en série avec d’autres, montrant toute une gradation des effets de ce ravage sur le corps masculin.

Il faut ici entendre l’amour dans son sens le plus polysémique mais aussi le plus précis, celui que Lacan lui donne quand il signale que, la jouissance du corps de l’Autre « n’est pas le signe de l’amour » 2 et que la rencontre de l’amour au sens le plus profond est à entendre comme la rencontre avec tout ce qui marque chez quelqu’un, dans un corps, la trace de son exil du rapport sexuel. Lorsque ce n’est pas le cas, il reste au sujet à trouver un autre mode de satisfaction qui peut aller de l’insatisfaction névrotique au court-circuit psychotique vers la béance mortifère avec le morcellement de l’image du corps qui en résulte, le sujet n’étant plus maintenu et régulé dans son image de vivant que par le narcissisme ou, si l’on préfère, par son ego comme le décrit Lacan en évoquant le cas très solidement « ficelé » de Joyce. Les deux cas qui suivent illustrent pour l’un le trouble de la jouissance lié au fait qu’elle ne trouve pas la limite phallique, pour l’autre un trouble de la jouissance de l’usage de l’organe.

Le corps, le sujet masculin l’a, alors que Lacan peut décrire la femme comme « symptôme d’un autre corps ». Ceci est à entendre de différentes façons. Lacan le signale dans ses conférences sur Joyce en déclarant par exemple : « Laissons le symptôme à ce qu’il est : un événement de corps lié à ce que l’on l’a », ou encore : « LOM a un corps et Nenakin ». Et sans doute le fait d’avoir un corps ne met-il pas le sujet masculin à l’abri de l’embarras qui est lié à cet avoir, et ne l’empêche pas d’éprouver le manque à être. Ce qui veut dire que le sujet masculin, tout comme le sujet féminin, ne trouve pas à définir de façon satisfaisante sa position sexuée à travers les identifications.

Une mère universelle Il s’agit d’un homme de 43 ans, né le deuxième, fils d’une famille comptant huit garçons et deux filles. Il fait d’abord remonter l’origine de ses maux dix ans auparavant comme conséquence d’une rupture : une femme l’a abandonné. Il en résulte un premier séjour à l’hôpital psychiatrique pour dépression sévère, suivi d’une période longue où l’alcool était un recours pour continuer à supporter la vie. Une autre séparation devait le conduire à une tentative de

Lacan en effet le signale – en particulier dans le chapitre VI d’Encore –, tout en affirmant qu’il y a une position masculine qui mène à l’achèvement de la virilité. Cela suppose l’acceptation de la castration – à savoir qu’il y en ait un qui dise non à la fonction phallique. L’acceptation de la castration veut dire que le sujet cesse de supposer que la castration vient de l’Autre comme une exigence de jouissance. Si c’est le cas, il est possesseur de l’organe et donc peut le donner sans le perdre – don symbolique – ce que

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LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 67. Ibid., p. 39.

Accueil Cliquer des moments persécutifs : on se moquait de lui à cause de son accent et de son origine provinciale. A vingt-huit ans, il connaît une femme, une domestique, de son âge. La famille – père et mère – s’opposent à ces amours ancillaires. Il cède et même craque, se retrouve à l’hôpital psychiatrique pour « dépression ».

suicide, puis la perte d’un objet qui l’affecte, à une deuxième tentative de suicide qui a justifié la présente hospitalisation. Avant d’avoir atteint l’âge de 29 ans, le sujet était parvenu à poursuivre des études d’agronomie et à trouver un poste de fonctionnaire dans une collectivité locale. Son travail consistait à valoriser les terrains expropriés par la collectivité locale en attendant leur mise en chantier pour des travaux d’utilité publique. De cette occupation, où pourtant il subissait peu de contraintes, il dit que c’était un calvaire et qu’il avait le plus grand mal à le supporter.

Dix ans plus tard il est quitté par une autre femme, il commet alors une tentative de suicide par ingestion médicamenteuse. Il déclare à propos des femmes qu’il a connues : « toutes m’ont laissé tomber – comme la mère – parce qu’avec moi elles ne se sentent pas en sécurité ». D’ailleurs il ne courtise pas les femmes, ce sont elles qui s’imposent à lui. « Je n’ai jamais réussi à être amoureux de toute ma vie, sauf une fois » – de la servante dont on l’a séparé. Pourtant les relations sexuelles ne lui posent pas de problèmes : elles ont lieu, c’est tout. « Il peut désirer la femme de toutes les façons ». (Lacan) 3

Il déclare à propos de sa mère qu’elle n’a rien pu faire d’autre dans la vie que d’obtenir que son mari lui fasse des enfants. Il la représente absente ou couchée et en couches. Famille d’industriels fortunés, domesticité nombreuse : les enfants étaient abandonnés pour leur éducation aux mains des « femmes de service » pendant que la mère, d’origine étrangère et particulièrement douée pour les langues comme l’était sa propre mère, accompagnait son mari dans d’incessants voyages.

Depuis longtemps, il est animé d’une passion unique dont il situe l’origine dans la plus petite enfance : l’élevage des animaux. C’est pour donner libre cours à cela qu’il fait des études d’agronomie. Récemment, il vient de perdre une vache qu’il avait élevée et qui était tombée malade : cela l’a conduit à tenter immédiatement de se suicider en s’ouvrant les veines.

De cette mère toujours enceinte, le sujet ne peut rien dire d’autre. Ses relations affectives passaient par les domestiques et par la grand-mère maternelle, aujourd’hui atteinte de la maladie d’Alzheimer, mais pour qui il éprouvait une véritable affection et qui l’avait souvent pris chez elle. Il pense qu’il a été très tôt touché au « joint intime du sentiment de la vie » et suppose, comme on le lui a dit, qu’il a retourné contre lui l’agressivité dont il fait parfois preuve à l’égard d’autrui. Il situe la première manifestation de cela dès sa première année. Il aurait été atteint de fièvres qui l’avaient laissé pour mort. Il se souvient aussi, à l’âge de 6 ans, d’avoir voulu se pendre dans la salle de bains : « la vie ne m’attire pas tellement », « petit à petit, j’en perds le goût, et je commence à penser à la manière dont je vais me l’ôter jusqu’à ce que je le fasse pour de bon »…

Cet homme en effet, obtient sa jouissance et se maintient dans les conditions d’une vie possible en élevant. On pourrait dire qu’il tente ainsi d’ériger un monument à sa mère qui a passé sa vie à faire naître des enfants, tout en s’essayant à redresser sa trajectoire en portant un soin maniaque à l’individualisation de ses animaux et en veillant à ce qu’ils soient traités avec amour et un par un. Il évoque, à propos de cette activité qu’il juge luimême thérapeutique, le goût de son père pour la nature et la chasse, idéal vague qui semble bien être tout ce qu’il lui a transmis. Il se consacre donc depuis une dizaine d’années à une activité délirante qui a trouvé à se mettre en œuvre dès qu’il a dû abandonner son travail de fonctionnaire. Il est éleveur de poules, de porcs et de vaches. Il a sur ses animaux des théories bien à lui. Sur ce point il est intarissable, aussi ne pourrai-je que donner quelques aperçus.

Il garde un bon souvenir de la période du collège, il dit que c’est le seul moment heureux de sa vie. On l’avait placé comme interne dans une institution religieuse où – dit-il –, on le respectait car il était un fils de bonne famille. Les études d’agronomie se passent bien, sauf lorsqu’il doit faire des stages dans une province éloignée. Dans ces périodes il connaît

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Ibid., p. 67.

Accueil Cliquer entre eux ont été jusqu’ici purement platoniques mais il se sent amené à devoir conclure or il se plaint d’un état dépressif. Il vient me rencontrer sur ces bases.

D’abord un souvenir émerveillé qui date de ses premiers stages d’agronome : il a pu observer la naissance d’une portée de porcelets. Il décrit ce moment comme un instant de félicité totale. Il a d’ailleurs sur ces animaux une théorie : il en est le défenseur. On pense généralement que ces animaux sont sales et lui sait qu’ils sont propres, à condition qu’on leur octroie trois endroits différents, un pour se nourrir, un pour déposer leurs excréments et un pour dormir. Il met d’ailleurs ce principe en application dans sa ferme.

Entre 22 et 29 ans il a vécu dans son pays avec une femme. Elle l’a quitté. Il dit d’elle qu’elle était une « insatisfaite ». Cette liaison ne s’est pas déroulée sans soulever chez lui de l’angoisse, au point qu’il a suivi une psychothérapie de deux ans au cours de laquelle il a appris qu’il était agressif et retournait l’agressivité contre lui-même.

Par ailleurs, il ne désespère pas, en retrouvant les spécimens d’une race très pure de poules – il connaît les siennes une par une – de parvenir à faire produire des œufs si extraordinaires qu’ils ne contiendront aucun cholestérol. Il vend ses œufs à des crémiers de la ville mais se plaint qu’ils ne puissent les accepter à leur vraie valeur. Il a alors le sentiment de se faire rouler – c’est sans doute qu’il n’aime pas s’en séparer.

Son père, psychiatre hospitalier, a souvent changé de poste. Il est mort quand le sujet avait 29 ans et il a eu, là encore, recours au psychothérapeute pour calmer un état dépressif. Il a un frère plus âgé que lui de deux ans et une sœur plus jeune que lui de deux ans. L’événement majeur de sa vie a été la mort de sa mère, atteinte d’un cancer du sein incurable lorsqu’il avait quatre ans. Le cancer s’est déclaré peu après la naissance de la jeune sœur. Le jeune garçon a donc peu connu cette mère dont le seul souvenir qu’il a, la représente sur son lit de malade, lui étant admis à lui rendre visite dans sa chambre, chose qu’il attendait anxieusement tout le jour.

Ce traitement individualisé le met d’ailleurs dans l’embarras : il n’aime pas avoir à se défaire de ses animaux. Il veille par exemple, si les vaches vêlent, à garder les veaux, le plus longtemps possible sous la mère et à ne pas traumatiser les animaux par une séparation brutale. Comme il le dit « il ne faut pas que je m’attache trop ». Toute séparation le ramène à la séparation sauvage et non symbolisable qu’il a connue dès sa venue au monde.

Il reproche depuis lors à son père de s’être remarié trop vite et d’avoir voulu changer ses enfants d’atmosphère de façon brutale. Depuis l’enfance il hait sa belle-mère à qui il reproche de s’être voulue le sauveur de la famille, mais d’avoir préféré ses enfants à ceux de son mari. Le couple n’a pas eu d’enfants en propre.

Il est donc une mère universelle, une mère supérieure de ce phalanstère animalier. Comment ne pas penser que pour ce sujet démuni c’est le seul type de recours, le seul mode de rapport à l’Autre qu’il ait pu trouver face à la carence de ses géniteurs. La question alors se pose de savoir quel est son corps. Bien qu’il soit un homme et qu’il l’ait, si l’on veut, à l’occasion démontré, son statut de parlêtre fait plutôt de lui un double de sa mère, son corps masculin en ce sens lui a été ravi. Il a un corps de déesse mère, ce qui le laisse en proie au grand danger de devoir disparaître si d’aventure une de ses créatures vient à le quitter trop brusquement.

Il considère que son père en se remariant « a tout laissé derrière lui et lui a fait perdre son monde ». Il garde en effet de ce monde de l’enfance l’idée d’un paradis perdu nimbé de la présence maternelle – c’est sans doute une reconstruction mais cela donne une version de la perte de l’objet. Pour lui son père est un tricheur comme il le manifeste en rapportant le souvenir d’un épisode qui l’a poursuivi pendant longtemps : son père qui venait d’acquérir une photocopieuse, outil merveilleux à l’époque, et s’était amusé à photocopier des billets de banque. L’enfant, terrorisé à l’idée que son père soit arrêté pour ce forfait, se sent contraint de lui voler ces billets. La découverte du larcin par le père donne lieu à des moqueries sur sa naïveté.

Un désir sous les cendres Cet homme de 35 ans, originaire d’un pays nordique, réside temporairement en France, où il travaille comme salarié d’une entreprise internationale. Son travail l’amène à voyager dans le monde entier. A Paris, il a rencontré une femme qu’il fréquente depuis six mois au moment où nous nous rencontrons pour la première fois. Les relations 6

Accueil Cliquer Il décrit une enfance d’une grande tristesse : vide des paysages de neige et des longs trajets solitaires pour aller à l’école, mauvais traitements par son frère brutal et ses amis qui brutalisaient le « petit » et qui l’auraient contraint à des actes semi-délinquants – chapardages et effractions de domiciles.

laquelle il « sort » actuellement – regarde depuis une autre chambre. Par ailleurs il souffre d’une phobie de l’avion depuis qu’il a dû faire un voyage dans un petit avion sans toilette et qu’il a été pris d’une envie pressante. Analité, rétention – à mettre en relation avec l’éjaculation précoce – sont concernées dans ces préoccupations. Les voyages qu’il doit entreprendre sans cesse l’angoissent et le torturent. La mort n’est pas non plus absente de ces obsessions comme en témoignent plusieurs rêves où le rêveur figure dans des marécages qui menacent de l’engloutir ou bien encore où plane la menace d’une piqûre par un moustique mortel.

Il se présente comme victime innocente et garde encore à l’endroit de son frère aujourd’hui marié et père de famille, une rancune tenace. Avec sa sœur, elle aussi mariée, il a des relations plus indifférentes. Bel homme, il connaît tôt des succès féminins. Il n’est pas pourtant en ce domaine très conquérant. Il rencontre des difficultés dans les relations sexuelles – éjaculation précoce et souvent impuissance. La période durant laquelle il vit avec son amie est difficile pour lui – anxiété, agressivité à l’endroit de cette femme dont il considère qu’elle l’empêche de se consacrer à son travail : ses études qui l’obnubilent.

Chez cet homme donc le symptôme donne lieu à une satisfaction substitutive qui se situe toujours sur l’horizon de la mort et qui fait obstacle à sa satisfaction sexuelle. Pour lui la femme est une figure de la mère et de la mort. Il pourra en connaître quelque chose à la faveur d’un souvenir exhumé et d’un rêve.

Dans ce cas de figure un complexe d’Œdipe est sans nul doute constitué. Ce complexe est bien en soi l’équivalent d’un symptôme comme l’indique Lacan dans le Séminaire sur Joyce : « le complexe d’Œdipe est comme tel un symptôme ; c’est en tant que le Nom-du-Père est aussi le père du nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins nécessaire le symptôme ». 4

Le souvenir – qui est peut-être une construction mais qui dévoile un signifiant maître – est le suivant : « je crois me souvenir que ma mère est morte non pas de son cancer, mais par suicide, qu’elle a avalé les cachets qui étaient sur sa table de nuit ». Lui revient la vague perception d’avoir pénétré dans la chambre au milieu de la maisonnée affolée par la découverte du suicide et avoir vu le désordre de la table de nuit. Il peut en conclure que la mère qui le hante est aussi celle qui a préféré se donner la mort plutôt que d’avoir à la subir, et qu’il poursuit de son reproche.

Dans le cadre général de ce symptôme, les symptômes « dérivés » se présentent pour lui sous forme de phobies et d’une hypocondrie – crainte de contracter le Sida notamment. Les phobies sont essentiellement des phobies alimentaires. Il est expert en biologie marine et craint par dessus tout d’ingurgiter des coquillages avariés. Il ne peut en particulier pas envisager d’ingérer par mégarde des moules car il a appris qu’une certaine maladie peut les atteindre et causer chez l’homme des dégâts mortels. Il se tracasse beaucoup pour tous les repas officiels qu’il doit faire et s’inquiète d’une manière obsédante d’avoir à avaler un jour malgré lui un de ces poisons. Bien entendu, son corps accompagne le symptôme par une particulière sensibilité intestinale.

Le rêve : il pénètre dans une maison à la campagne en compagnie de sa grand-mère paternelle qu’il aime beaucoup et dont il est le petit enfant préféré. Il y a un grand poêle où il enfourne des bûches. Dans le foyer, il y a du sang. Il lui vient l’idée d’une présence et le sentiment que sa mère n’est pas morte. Il se demande pourquoi il y a du sang et il s’éveille. Ainsi se manifeste dans le rêve l’indication de sa position de jouissance : le deuil non fait, la culpabilité de l’enfant devant la mort de sa mère, la façon dont il s’est installé comme symptôme du couple parental – le lien du sang – et aussi la nature orale, anale et sexuelle de ses symptômes.

La sphère sexuelle n’est pas absente de la crainte de la contamination comme le commente un rêve où son amie lui enjoint de faire l’amour avec elle bien qu’elle lui dise avoir plusieurs fois contracté la syphilis. Une autre femme – la jeune fille avec

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Le ravage était là à l’œuvre dans sa vie, présent sans doute de manière contingente du fait de la mort brutale de la mère. Ce n’est pas la présence de la LACAN J., Le sinthome, séance du 18 novembre 1975.

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Accueil Cliquer mère qui a causé le ravage mais sans doute davantage la mise en veilleuse de son désir lié à sa maladie et aussi son suicide, traumatique pour l’enfant, le laissant en plan quant à son désir. Les conséquences symptomatiques en sont certainement chez ce sujet l’hypocondrie révélant l’omniprésence de la mortification du corps souffrant et l’inhibition de l’usage de l’organe dans la satisfaction sexuelle. Peut-on dire qu’il y a là aussi une forme de ravissement dans la mesure où sa conduite l’amenait à craindre de mettre son organe en fonction, comme si son lien à la mère, trop chargé de libido, en avait partiellement confisqué l’usage ? L’analyse n’a pas pu se poursuivre, elle a cependant amené une notable amélioration thérapeutique.

réinvention de la psychanalyse, il ne saurait se contenter de l’appliquer. Il vise ainsi l’effectuation d’une volonté Autre, capable de survivre à l’expérience et plus, de la vivifier, de la porter plus loin. Il parie, pour l’obtenir, sur « l’instance morale » en tant qu’elle présentifie le poids du réel. 2 Cette évaluation de la présence de l’instance morale constitue donc le préliminaire de toute cure psychanalytique possible. La vérification de sa constance a lieu d’être à chaque tournant significatif. Il me semble que c’est dans cette visée, et dans le travail de vérification auquel elle oblige l’analyste, que se situe la pratique, par opposition avec ce qui en serait la stricte application. Le but qui se décan te dans ces opérations successives y apparaît, en effet, aussi constant que renouvelé.

Ni ange ni démon Nathalie Georges-Lambrichs

Mais qu’est-ce que « l’instance morale » ? Comment l’appréhender aujourd’hui sinon dans ce que Jacques-Alain Miller appelle « le terrorisme de Lacan », exprimé dans l’axiome qui veut que de sa position, le sujet soit toujours responsable ?

Supposer du psychanalyste aux noces de la folie et de la sagesse, tel me paraît être l’enjeu de cette journée. * Nous admettons que le psychanalyste est le fruit d’une expérience analysante conduite à son dernier point de conséquence.

Pour dissymétriques que soient, d’entrée de jeu, la position de l’analyste et celle de l’analysant à l’endroit dudit axiome, elles n’en relèvent pas moins, l’une et l’autre, de ce principe.

Dans ce que nous appelons la clinique, qui fréquemment consiste dans le compte rendu d’expériences en cours, le point est plus délicat. Il s’agit, pour celui qui se suppose en position de diriger une cure, d’éprouver les modalités selon lesquelles désir et acte sont corrélés, de vérifier si le désir dans l’acte est préservé. 1 Il s’agit de consentir à nommer désir cette brèche irrémédiable ou plutôt, à ne pas même le nommer. Ni non plus à le supposer. Plutôt à dire, à articuler à cette place des conclusions précaires, au risque que le désir s’expose, ou ne s’expose pas.

Un silence nouveau Reine demande à la psychanalyse un changement radical, absolu, à la mesure de la terreur que sa démarche même lui inspire. Elle est au comble de l’égarement, étouffée par les membres de sa famille, et la multiplicité des sacrifices qu’elle s’impose depuis l’enfance. N’a-t-elle pas été l’authentique thérapeute de son père, qui s’est suicidé lorsqu’elle avait onze ans, de sa mère, alcoolique, de sa sœur, divorcée, de son frère, chômeur ? Elle arrive épuisée, à bout de course, au risque, dit-elle, de ne pas supporter ce qu’elle aperçoit comme l’ultime obstacle : le silence de l’analyste. II ne lui répondrait pas, et c’en serait fait d’elle ; elle s’engloutirait dans cette faille devenue gouffre.

De consentir donc à nommer psychanalyse cette volonté de l’Autre, programmatique d’un avenir non encore déchiffrable et pourtant déductible. La demande initiale comporte toujours un but thérapeutique. Or, l’analyste, qui situe son action résolument au-delà de l’obtention de tout mieuxêtre, se fait pourtant pendant un temps, le complice de cette visée, dans une mesure qu’il doit expliciter, puisque, s’il élève la clinique à la dignité d’une pratique qui ait chance de participer de la

Ce raccourci saisissant a lieu, en six entretiens préliminaires, au terme desquels Reine se retrouve à la porte de son domicile, ayant oublié les clés, à l’intérieur. 2

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LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 14.

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LACAN J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 28.

Accueil Cliquer « C’était prématuré, dit-elle, mais je n’ai pas dit mon dernier mot ».

Lorsqu’elle s’allonge sur le divan, elle a la sensation, dit-elle, d’enjamber le cercueil de son père et de se coucher à côté de lui. Elle rêve l’analyste en vieille prostituée voilée, un doigt sur ses lèvres fardées.

Elle continue donc à tisser le fil de sa parole et ce, dans le style remarquable qui est le sien et qui ne s’est pas modifié. Elle se tait un moment au début de chaque séance, puis soudain brise le silence en énonçant qu’un mot se présente, il est là. Puis un autre. Elle lâche ces mots, un à un, comme les perles éparses d’un collier. C’est ainsi qu’elle se fait le truchement des mots, leur support, leur voix. Ils ont chacun leur fascinante et dangereuse autonomie, elle les savoure, les contemple sous tous leurs angles. Reine est captive de la présence vibrante du son qui fait le sens s’évanouir et renaître, à chaque pas. La présence de l’analyste se fait bruyante, elle dérange l’harmonieuse éclosion de chaque fleur de ce bouquet. Reine, poliment agacée, finit par trouver dans ce dérangement la chance d’un changement, qui la ramène à l’énigme du désir maternel. Colère et haine l’envahissent, elle s’attaque aujourd’hui à ce bastion de son ignorance primordiale.

Attelée à la mise en forme de son roman familial depuis son exil d’un paradis enfantin exquis – où, comme le dit Lacan, « Baudelaire de Dieu, il s’en passe de vertes… » – jusqu’à la naissance de son frère cadet qui l’en chasse, elle découvre, dans les placards qu’elle fouille, dans les déchirures du voile de son adoration pour ses géniteurs, leur égarement à eux, leur déchéance et, par ricochet, la sienne propre. Victime de ses père et mère, bourreau de son puîné, elle trace sa voie analysante entre honte, dégoût et culpabilité, accablée par le poids des révélations qui l’assaillent, non moins que provoquée à s’extraire de là, coûte que coûte. L’association libre a fait son œuvre, elle a permis que les signifiants articulent les réminiscences opaques dont le sujet pâtissait. Elle l’a, ce sujet, malmené et enchanté, mené d’un bord à l’autre de tous ces chemins de traverse où son être s’était cristallisé et enkysté.

Reine croit à l’inconscient, elle a éprouvé la logique du retour du refoulé. Elle a développé ses souvenirs dans la chambre noire de l’analyste, son seul public. La vieille prostituée a la vie dure. Dans un nouveau rêve, elle lui a adjoint le diable en personne. −Mon histoire, dit-elle, qu’en faire, maintenant, qu’est-ce que j’ai à donner ? −Donner ou savoir ?, interroge l’analyste. −Les deux sont liés, dit-elle. −Que non, lui est-il répondu. −On ne peut pas donner sans savoir, dit-elle. −Que si, se fait-elle dire. −Peut-être inconsciemment, dit-elle. Le couple infernal est là, in effigie, appliqué sur la porte de la caverne, la bouchant. −Je suis à la croisée des chemins, dit-elle, mais je n’ai pas l’outil. −Il s’agit donc de faire avec le manque…

Le voilà, cinq ans plus tard, au point de départ. Rien ne pourrait n’avoir changé. C’est un quitte ou double, que l’érection d’un signifiant, au milieu de la route, va faire basculer du côté du double. Il me semble qu’on peut situer ici le virage de la demande au symptôme, c’est-à-dire à l’assomption anticipée, par le sujet, de sa position, dans la mesure où il la constitue à partir de sa parole, c’est-à-dire du message qui lui vient de l’Autre qu’il fait exister encore. Ce signifiant, Reine l’abhorre. C’est un signifiant qui vise son être, qui pourrait ordonner son destin, et faire d’elle une victime. À cela, elle dit « non ». Elle veut dire « non ». Elle croit dire « non » et inaugure un nouveau tour du dit.

Reine revient avec un nouveau rêve. Elle voudrait, me dit-elle, dire quelque chose, mais c’est quelque chose qu’elle s’est interdite de dire. Elle passe donc au récit du rêve. Trois femmes sont là, et, dans un coin, une paire de chaussures. Elle ne parvient pas à faire dire à aucune de ces femmes à qui sont les chaussures. Ces trois femmes ont, dit-elle, quelque chose en commun. Elles savent se faire désirer.

Reine décide donc de poursuivre sa cure. Elle en attend maintenant quelque chose d’autre et se risque à ouvrir le livre qu’elle a acheté il y a plus d’une année et dont elle a jusqu’alors contemplé, fascinée, la couverture : « La relation d’objet », à cause du mot castration sur lequel elle a buté sans le comprendre. Elle s’aventure même au seuil de l’École de la Cause freudienne mais s’effondre en pleurs, incapable d’y articuler ce qu’elle veut.

C’est sur ce point que je resterai aujourd’hui, interrogeant le statut de cet interdit de dire que l’analysant met aux commandes de ce nouveau tour. 9

Accueil Cliquer mari absent, elle se retrouva soudain, son père s’étant éclipsé, seule avec sa mère. Seule, selon son vœu, comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Soudain, à ce moment de son récit, un sentiment d’étrangeté s’empare d’elle. Elle s’entend dire qu’elle était seule, mais qu’avait-elle fait de sa fille ? Elle s’aperçoit qu’elle ne la voit nulle part, dans son souvenir. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas être là.

Une modalité de silence nouvelle, qui paraît précisément l’indice d’un désir préservé. Reine retranche, du dire, quelque chose. Là où chaque réplique de l’analyste véhicule nécessairement une part de suggestion, elle répond autre chose, qu’elle maintient hors du dire, et qui organise donc son dire autrement, à partir de la réponse qu’elle vient d’inventer. Une psychothérapie trop réussie ?

Marie se ressaisit, comme toujours, très vite, de plus en plus vite – c’est, selon elle, un bénéfice de sa cure –, elle a maintenant un savoir-faire avec ces expériences indicibles. Elle continue donc à parler, confiante dans le pouvoir de sa parole pour réduire, sinon suturer cette brèche un instant aperçue et dessinant ainsi, épousant les bords de la pulsion dans le mouvement de sa parole. Cela s’ouvre et se referme aussitôt, sans que rien fasse véritablement mémoire, pierre d’attente pour un retour sur soi au futur antérieur. La Chose toujours apparaît et se dérobe ou plutôt se résorbe dans le dire, s’engloutit. Elle aura rêvé, peut-être. Ainsi semble se normer son désir, dans la parole, parole dont elle ne subjective pas vraiment la nécessité, si elle la pressent puisque, finalement, elle se laisse faire. L’opération analysante semble vouée à l’infini, comme si l’analyste était, quoi qu’il en ait, de plus en plus identifié aux préjugés de Marie dont, par principe, il est solidaire. Marie s’applique à faire exister la psychanalyse selon l’idée qu’elle en a et qu’elle impose à l’analyste, sans autre forme de procès que la réussite de son programme.

La lecture qui s’impose à moi de la cure de Marie me surprend. Elle est d’un classicisme désespérant, se prêtant au compte rendu laconique d’un roman d’apprentissage plein d’événements et pourtant sans surprise. Le diagnostic de psychanalyse appliquée semble s’imposer. La parole semble avoir eu pour fonction de classer les souvenirs et d’ordonner les phénomènes, comme si Marie n’avait cessé d’en faire dans sa cure un usage conforme, conformé à l’attente des résultats qu’elle en avait. Se séparer de ses parents et de ses sœurs : sept ans de psychothérapie ; sauver son couple et avoir un enfant : six ans. Ayant dû renoncer à toute grossesse, une petite fille lui arrive, enfin, par la voie de l’adoption. Elle demande alors quitus à l’analyste. Elle n’a plus besoin de l’analyse qui lui a beaucoup servi, dit-elle, prête à remercier l’analyste. Autant elle a douté de tout, autant, aujourd’hui, elle a une assurance incroyable. Elle a même pu quitter son travail pour un mi-temps « avec une assurance d’ordre divin ». Ce qu’elle fait, ne le fait-elle pas pour sa fille ? Marie tente de convertir en sagesse supérieure sa folie maternelle qui se révèle à ce moment, conforme aussi aux idéaux qu’elle avait de la maternité.

Pour la psychanalyse cette psychothérapie, trop réussie, est un échec, du moins une limite. Elle semble se résoudre au fur et à mesure qu’elle se déroule, en ces « façons de parler » qui révoltaient Freud. Elle pose néanmoins la question de l’orientation possible de la tâche analysante dans un cas qui paraît réfractaire à la division subjective.

Pourtant, ce quitus, elle ne l’obtiendra pas. Le fait est qu’elle le demande, et ne l’agit pas. « Qu’on dise… » ne reste pas ici oublié, c’est bien cette marge qui est la marge de manœuvre de l’analyste. Marie, qui ne sait pas qu’elle dit, remet pourtant, discrètement mais sûrement, la responsabilité de la poursuite de la cure du côté de l’analyste. Aujourd’hui comme hier Marie fait exister l’Autre auquel elle se soumet, malgré son mécontentement. Les trajets lui coûtent, et ce temps précieux qu’elle dérobe à sa fille. Elle se soumet, mais elle ne se divise pas.

Le poids de l’instance morale en effet, dans ce cas, se dérobe ou cède à l’insoutenable légèreté de l’être, à laquelle le sujet pare au moyen d’un régime de la parole incompatible avec la responsabilité au sens de la psychanalyse, un régime normé, référencé, aliéné sans appel, autre que du vide entraperçu dans les épisodes de dépersonnalisation à répétition qui font davantage symptôme… pour l’analyste que pour l’analysante. Celle-ci semble avoir un accès divinatoire au « s’en passer à condition de s’en servir », et se sert de la psychanalyse, effectivement, d’une manière compatible avec ses idéaux, qui sont,

Ce moment marque néanmoins un tournant dans sa cure, ce que signale un événement de dépersonnalisation réelle : elle est, dit-elle, fatiguée, et évoque un dîner récent chez ses parents, où son 10

Accueil Cliquer eux, fondés en droit. C’est à une pratique de lecture du texte juridique que cette jeune femme a voué sa vie, en effet, s’attachant à la lettre des lois et de la jurisprudence pour défendre ses clients. À cette garantie, elle ne semble pas près de renoncer, et qui pourrait affirmer qu’elle le doit ? Je me suis jusqu’ici limitée à dire à Marie que l’assurance n’était pas un concept analytique et rien, jusqu’à aujourd’hui, ne me laisse entendre qu’elle-même ait entendu là quelque chose, plutôt que rien. La marque du sujet, si une telle marque il y a, demeure donc, pour le moins, dans l’ombre.

d’intellectuels se sont tournés vers la religion et vers une activité d’ascèse et de méditation inspirée par le bouddhisme. Cette vie ascétique leur permettait de se soustraire au poids des slogans politiques, à un Autre omniprésent, et de ne pas être entravés dans leur activité créatrice. Elle me dit de très belles choses sur la création, notamment que son expérience artistique la fait voisiner avec un certain vide qu’elle qualifie de positif, mais qui ne va pas sans souffrance. Elle sait que, si elle veut créer, cette souffrance est son lot. Toutefois, elle distingue deux types de vide et deux types de souffrance : l’un positif qui la pousse à créer, l’autre négatif qui la plonge dans le marasme.

Rencontrer le manque dans l’Autre n’est pas élaborer le signifiant du manque dans l’Autre Jean-Claude Razavet

Si elle vit aujourd’hui en Europe occidentale, c’est en raison d’une rencontre amoureuse survenue lors d’une exposition de ses œuvres en Europe. Cette histoire a mal tourné, mais elle refuse d’en faire la cause de sa dépression. Elle en a vu d’autres, elle n’est pas une midinette. Cela va beaucoup plus loin, me dit-elle.

D’autres expériences que l’expérience analytique peuvent conduire un sujet à la rencontre de la nonréponse de l’Autre et de son Che vuoi ? angoissant. Notamment, outre certaines expériences vitales, l’expérience artistique, l’expérience mystique. Rosine et Robert Lefort avaient décrit un moment de traversée du fantasme chez Picasso, contemporain de la création des Demoiselles d’Avignon, trouvant son aboutissement dans l’acte de peindre. 1

Et elle en arrive à formuler ceci, au bout de quelques séances. Tant qu’elle vivait à l’Est, elle était dans une quête perpétuelle du sens et les choses allaient bien pour elle. Mais le jour où elle a réalisé qu’elle ne trouverait pas le sens du sens, tout s’est cassé la figure.

Encore faut-il que le sujet ait le courage d’en élaborer quelque chose, soit le signifiant du manque dans l’Autre, qui le conduise à inventer un savoir y faire avec le roc de la structure.

Je n’en croyais tellement pas mes oreilles, que je lui demandai : − Vous voulez dire no meaning of the meaning ? − Exactly.

Nous partirons de l’expérience d’une jeune femme peintre, venant consulter un analyste à la suite, ditelle, d’une dépression sévère, traitée par les antidépresseurs depuis plus de six mois. Maintenant elle va mieux, mais les questions sont toujours là. Cela n’est pas très satisfaisant pour l’esprit, dit-elle, que cette action de la chimie. Il lui faut comprendre ce qui l’a fait tomber dans un tel état de marasme. Comment est-ce possible, me dit-elle, chez une personne comme elle qui dispose d’un certain nombre de clefs pour s’orienter dans l’existence et qui est parvenue à un degré élevé de spiritualité.

C’est exactement cela qu’elle voulait dire. Ceci montre bien qu’il n’y a pas que l’expérience analytique qui conduit à la rencontre de l’A Je dis rencontre de A ce qui veut dire pas d’Autre de l’Autre, pas de sens du sens, aucune garantie assurée par un métalangage. Je ne dis pas rencontre de S(A) qui implique premièrement le consentement à cette absence de sens du sens, c’est-à-dire au réel de la structure, et deuxièmement l’élaboration d’un signifiant venant désigner ce manque et permettant l’invention d’un savoir y faire avec ce vide.

Elle me fait part d’un trajet personnel parvenu à un certain degré d’élaboration, effectué alors qu’elle vivait en Europe de l’Est à l’époque de la guerre froide. Dans un esprit de résistance au régime communiste, un certain nombre d’artistes et 1

Elle vient consulter un analyste à un moment où d’autres entament le travail de la fin de l’analyse. Dans un cas comme celui-ci nous sommes d’emblée

LEFORT R. et R., « Les demoiselles d’Avignon », Ornicar ?, 46, Automne 1988.

11

Accueil Cliquer au cœur du roc de la structure, 2 sans en passer par les amuse-gueule de l’angoisse imaginaire de castration, le penisneid et assimilés. Ce roc, elle le rencontre par des chemins qui, au départ, ne sont pas ceux de la cure analytique. Ce sont ces autres voies, à l’œuvre dans les sagesses, que Lacan nous encourage à explorer.

cette jeune femme au défaut du sens du sens. Comment concevoir ici une offre de psychanalyse, sachant que le sujet a déjà rencontré le point de nongarantie de l’Autre et qu’il est capable dès maintenant de le formuler ? Étant donné qu’il ne s’agit pas d’une psychose, comme on pourrait le redouter dans un autre contexte culturel, on devrait pouvoir lui proposer l’équivalent d’un travail de fin d’analyse. Il n’est pas invraisemblable de penser que l’amour de transfert puisse lui permettre de faire une seconde ou une troisième fois le tour de la structure, c’est-à-dire de ce point où l’amour échoue, afin qu’elle puisse élaborer le signifiant de ce qui manque dans l’Autre, Il s’agirait de lui permettre cette fois-ci de réussir son ratage, un ratage qui ne la conduise pas au désespoir mais au sans espoir de la structure.

Voyons pour commencer les voies empruntées par la cure analytique. Le Graphe de Lacan montre ces voies à l’œil nu. Mais il ne suffit pas de constater qu’elles y sont inscrites. Le Graphe n’est là que pour rendre compte de l’expérience.

Je m’apprêtais, au bout de quelques entretiens, à lui formuler cette offre, lorsque la jeune femme m’informe qu’elle compte arrêter là les entretiens. Elle me remercie de l’avoir écoutée et même entendue, précise-t-elle. Cela lui a permis de formuler des choses qui étaient jusque là confuses dans son esprit et de réorienter sa vie. Je lui rappelle sa quête du sens et son désespoir devant le constat de l’absence du sens du sens. Je lui demande comment elle pense aujourd’hui se débrouiller avec ce constat.

Le court-circuit du fantasme d→S ◊ a est là pour éviter le circuit long qui conduit à S(A). Ce courtcircuit veut dire que le désir est soutenu par le fantasme, c’est-à-dire par l’illusion que l’Autre existe et qu’il contient l’objet perdu. La cure fait obstacle au court-circuit du fantasme et à celui de la captation imaginaire du premier étage i(a) _-m, et entraîne ainsi le sujet à parcourir le circuit long, qui passe par le déchiffrage de la demande et donc de la pulsion S ◊ D comme code de l’inconscient, et conduit rétroactivement au signifiant du manque de l’Autre, S(A). Élaborer S(A) c’est donc faire le deuil, ou plus exactement une deuxième fois, le deuil de l’objet perdu. Pas d’espoir de le retrouver ailleurs, dans cet Ailleurs qui s’appelle l’Autre. Faire le circuit long, c’est ne plus faire de l’objet, l’objet illusoire du désir mais, en tant que toujours manquant, la cause même du désir.

Justement, elle est très heureuse d’être parvenue à cette formulation et d’avoir été entendue sur ce point. Sur ce point justement elle possède une réponse, que je lui ai permis, me dit-elle, de retrouver. Face au défaut du sens du sens, il n’y a qu’une réponse, me dit-elle, c’est l’amour avec un A. Et elle me fait comprendre que son choix n’est autre que ce que Lacan appelle le « kérygme chrétien » : « Car je puis à la rigueur prouver à l’Autre qu’il existe, non bien sûr avec les preuves de l’existence de Dieu dont les siècles le tuent, mais en l’aimant, solution apportée par le kérygme chrétien ». 3 Devant son constat de la non-existence de l’Autre, elle fait le choix irrévocable de le faire exister en l’aimant. Elle ajoute que ce constat n’est pas sans rapport avec sa venue en Occident. Elle a trop cédé ici aux facilités de la vie en Occident – les rencontres au minitel, etc.– tout le contraire de sa vie

On rêverait, dans un cas comme celui-ci, d’établir les voies de conduction du signifiant qui ont conduit 2

Syntagme introduit par Razavet J.C. dans De Freud à Lacan, du roc de la castration au roc de la structure, De Boeck Université, Paris, Bruxelles, 2000.

3

12

LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1960, p. 819.

Accueil Cliquer à l’Est. Elle va réformer sa vie. Elle ne me laisse pas d’autre possibilité que de respecter son choix.

permettent à Lacan de rapprocher Kant de Sade, et de reconnaître dans le recouvrement de la logique de leurs deux fictions les coordonnées de la pulsion freudienne avec son fond de pulsion de mort. Comme la volonté kantienne et sadienne, la pulsion ne se pose pas de questions, ne demande pas la permission, ne tient compte de rien ni personne, est indifférente aux objets – pour reprendre une formule de Freud – puisque sa satisfaction, coûte que coûte, est son objet. Et de même que la pulsion est un vouloir, de même le vouloir s’exerce sans s’embarrasser d’une quelconque utilité ou d’un quelconque bien-être : jouissance du vouloir. La jouissance veut, alors que le désir rêve, s’interroge, se trompe. Avec la notion moderne de volonté, Lacan peut ainsi détacher définitivement la satisfaction pulsionnelle de tout support organique et en faire, avec Freud, « la cause de toute activité humaine » en tant qu’elle franchit, pour le meilleur et pour le pire, les limites du pathologique kantien, c’est-à-dire les limites du principe de plaisir.

On comprend ce que veut dire Lacan quand il affirme qu’un vrai catholique est inanalysable. En effet à celui qui a affaire à un père tout amour et qui se consacre à l’aimer, nul besoin d’élaborer S(A).

Volonté de jouissance et responsabilité du sujet Alfredo Zénoni Commençons par une courte introduction pour rappeler que la reprise de la question de la satisfaction et de la pulsion que Lacan effectue dans le séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse et dans l’écrit « Kant avec Sade » fait appel à la notion de volonté. *Il faut tout de suite noter qu’il s’agit de la volonté telle que Kant la met au jour et qu’elle n’a plus grand-chose à voir avec la volonté classique. La volonté de la tradition est une volonté guidée ou motivée par un bien, un idéal, un intérêt ou par toutes sortes de raisons ou de justifications. Kant, qui veut récupérer pour le sujet quelque chose de la certitude qu’il est possible d’atteindre avec la vérité mathématique, met en lumière le fait, comme il dit, d’une volonté qui n’est que pur vouloir, séparée de tout conditionnement et donc séparée de toute raison d’agir qui la déterminerait, une volonté qui n’est soumise qu’à elle-même, et dont le caractère absolu est la marque de l’agir moral même de l’individu.

La volonté de jouissance dans le réel Lorsque la « volonté de jouissance » – la jouissance qui veut – n’est pas extraite de la réalité, lorsque la Chose n’est pas effacée, son retour dans le réel prend d’abord – au sens où elle est logiquement dans le fil de la définition même de la volonté – la forme de la réalisation, de l’effectuation, du « passage à l’acte ». Il n’est pas rare que la position subjective psychotique d’une personne se manifeste dans un premier temps par une forme ou l’autre de rupture avec le discours et avec le semblant, une forme de « débranchement », avant même le déclenchement d’un délire ou de phénomènes élémentaires, qui peut prendre l’allure d’un acte violent ou d’un acte suicidaire. C’est le cas, par exemple, de ce jeune homme, doux comme un agneau quand nous le rencontrerons, qui fait l’objet d’une mesure de maintien à l’hôpital psychiatrique pour avoir tout cassé dans l’appartement de son père sans oublier de démolir sa voiture avec une barre de fer. Son père, qui devait lui remettre l’argent de poche dont il avait besoin pour acheter des cigarettes, lui avait dit d’attendre. Le jeune homme se rendra d’ailleurs de lui-même au bureau de police et se laissera conduire à l’hôpital. Par contre, tel autre rompra avec le trajet de sa vie ordinaire d’étudiant par une tentative de suicide par pendaison, dont il ne pourra d’ailleurs pas dire autre chose, après, que « je devais le faire ». L’acte, qui est quasiment synonyme de la certitude de la Chose, peut d’ailleurs osciller entre deux directions imaginaires, frapper le sujet ou frapper un membre de la famille, par exemple, comme dans le

Sauf que ce caractère absolu, non relatif, certain, de l’acte de volonté en tant qu’acte moral – par opposition à un acte qui serait motivé par la sensibilité, par l’amour de soi ou par l’amour d’autrui, par exemple – finit par se confondre avec l’acte arbitraire, avec le caprice, avec le pur « je le veux parce que je le veux », puisque l’acte de volonté est d’autant plus un acte de volonté (et non un acte « pathologique », au sens de Kant) qu’aucune loi ou aucun motif ne le déterminent, qu’aucun raisonnement ne permet de le déduire, 1 et donc, dont rien d’autre que lui-même ne peut rendre compte. Je vous renvoie à deux leçons du cours de J.-A. Miller de l’année passée dont l’une est publiée dans Quarto. 2 Cette dimension d’indifférence à toute considération externe à l’acte lui-même et ce caractère de caprice 1 2

Kant insiste à plusieurs reprises sur le fait que l’impératif de la volonté ne s’impose pas au moyen d’un raisonnement ou par la force d’un discours. MILLER J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, n°71, 2000, pp. 6-12.

13

Accueil Cliquer cas de cet homme qui avait acheté un revolver, comme il le dira au juge, dans l’idée d’abord de l’utiliser contre lui-même avant de l’employer deux mois plus tard contre sa mère, pour la soulager d’une dépression qu’il accusait les médecins de ne pas savoir soigner. Et il tuera sa mère. S’il n’a pas su d’emblée dans quel sens il devait ou ne pouvait pas ne pas frapper, ce qui n’était pas hésitant était la volonté de mise en acte, dans le réel, d’une séparation. « J’attends de la justice qu’elle me dise si cet acte a été bénéfique ou non pour ma mère », 3 dira-t-il au moment du procès. Voulait-il le bien de sa mère ou voulait-il nuire à sa mère ? Ne sommesnous pas là plutôt confrontés à une réalisation, à un retour dans le réel d’une volonté coupée de toute motivation et de la pertinence de toute opposition du genre plaisir-déplaisir, vie-mort, utile-pas utile et dont le caractère absolu, certain, est celui d’une satisfaction d’« au-delà du principe de plaisir » dont le sujet n’a pas pu être séparé ?

Parfois ce sont des angoisses paniques autour, ou à cause d’une mort réelle qui s’impose comme une échéance certaine, imminente, ou même sans ce rapport explicite à la mort, qui poussent le sujet à une consommation d’alcool et de drogues qui a de toute façon des effets mortifères. Toutefois la réalisation de cette jouissance qui veut, le réel de ce « se jouir » volitif ne prend pas toujours, heureusement, la voie du passage à l’acte, même si l’agir en est toujours la substance ou l’horizon. Parfois, c’est la certitude tranquille – si je puis dire – d’être une femme dans un corps d’homme ou vice versa, qui exige la modification de l’erreur anatomique. Parfois elle se localise dans une marque réelle du corps, une lésion ou une douleur, qui tient lieu de la localisation dans le signifiant phallique qui est forclose. Lacan l’évoque déjà dans le séminaire sur Les psychoses, où il dit, en commentant les remarques de Macalpine sur le cas de Schreber : « Ce que nous voyons dès le début, ce sont des symptômes, d’abord hypochondriaques, qui sont des symptômes psychotiques. On y trouve d’emblée ce quelque chose de particulier qui est au fond de la relation psychotique comme des phénomènes psychosomatiques… », etc. 6

C’est cette même volonté de jouissance dans le réel, ce même surmoi réalisé, qui paraît être la cause de ces comportements immotivés ou étranges de certaines mères psychotiques qui finissent par nuire gravement à la santé ou à la vie même de leurs bébés. Les psychiatres américains en ont fait un syndrome à part, qu’ils ont dénommé « syndrome de Münchausen par procuration ». J’en ai parlé dans un texte paru récemment dans Quarto. 4 « Est-ce volontaire ? ». Une collègue à qui j’en parlais au cours d’une conversation s’en posait la question. En effet, c’est toute la question, clinique et éthique : doit-on les tenir pour responsables de leurs actes ? Je lui ai fait en tout cas remarquer que rien ni personne ne peut persuader ces femmes du caractère nocif de leur attitude et ébranler leur certitude. Une fois seules avec leur enfant, elles recommencent.

Je propose ici trois remarques. Premièrement, il est très problématique, sur le plan clinique, de tracer une frontière entre ce qui relève d’un retour au lieu de l’Autre et ce qui relève d’un retour dans le corps ou dans l’agir du sujet lorsqu’il s’agit de retour dans le réel de la volonté de jouissance. Même la voix hallucinatoire, qui se produit au lieu de l’Autre, par exemple, n’est pas souvent discernable pour le sujet lui-même de l’écho de sa propre pensée, comme le disait ce patient à une présentation clinique : « c’est une pensée qui me redescend dans la gorge et dans la minute qui suit, je l’entends par la télé. J’ai l’impression que c’est au fond de la voix ». 7 Comme le remarquait déjà Lacan dans le même séminaire sur les psychoses, « personne, bien entendu, ne doute que ce soit un être fantasmatique (qui lui parle), même pas lui (le patient), car il est toujours en posture d’admettre le caractère parfaitement ambigu de la source des paroles à lui adressées ». 8

Mais, peut-être, le caractère absolu, séparé de toute identification et de tout rapport à l’Autre, de tout appel à l’Autre, même pas à son manque, d’une exigence implacable, qui veut coûte que coûte, en dépit de tout, ne se manifeste-t-elle pas avec autant de tragique évidence – ou de tragique « connaissance de soi », comme dit Freud 5 – que dans cette sorte d’ultra-responsabilité de vivre qui pousse le sujet mélancolique à sortir de la scène du monde et à se faire réellement l’objet chu. 3 4 5

Libération, 22 janvier 1998.

6

ZENONI A., « Quand l’enfant réalise l’objet », Quarto, n°71, 2000, pp. 35-38.

7

FREUD S., « Deuil et mélancolie », trad. fr, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 151.

8

14

LACAN J., Le Séminaire, Livre Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 352. LA SAGNA P., « L’officiel et l’officieux », Présentations, Institut du Champ freudien, Documents préparatoires, juin 2000, p. 106. LACAN J., Le Séminaire, Livre Ill, Les psychoses, pp. 51-52.

Accueil Cliquer Et, après tout, même dans cette forme d’identification de la volonté au lieu de l’Autre qu’on appelle érotomanie, s’il est clair que c’est l’Autre qui aime le sujet, que c’est l’Autre qui le veut, cette volonté n’en est pas moins forte du côté du sujet sous la forme de la certitude qui l’habite – et le pousse à agir – d’être l’aimé de cet Autre, comme cette dame qui était allée à la consultation du Dr M. dont elle pensait qu’il était amoureux d’elle, avec une brosse à dent dans son sac pour tout bagage dans le but de partir vivre avec lui. 9 Ce n’est pas tellement la notoriété publique plus ou moins grande du personnage qui définit l’érotomanie, en tant qu’elle montrerait en quelque sorte le caractère délirant de cet amour, c’est la certitude que telle ou telle personne n’est concernée que par le sujet. Il peut s’agir, par exemple, des intervenantes dans une institution pour telle jeune femme psychotique. La certitude de son amour, accompagnée du caractère impératif de ses demandes et de la radicalité de ses automutilations, permet d’ailleurs de ne pas le confondre avec une demande d’amour hystérique.

faire du corps le lieu de l’Autre primordial, c’est-àdire le lieu où d’abord s’inscrit le signifiant et son effet mortifiant, y opposant, en quelque sorte comme Autre de cet Autre, la jouissance une, la jouissance pulsionnelle (ou la volonté de jouissance) comme une altérité interne, une hétérogénéité interne au parlêtre. 11 Dans cette perspective, les émois péniens du petit Hans sont comme une illustration de cette jouissance qui n’en fait qu’à sa tête et qui fait dire à Lacan que pour les êtres parlants la rencontre avec leur propre érection n’est pas du tout autoérotique. Elle est ce qu’il a de plus hétéro, étranger, au point d’être à l’origine de la phobie du petit Hans. 12 Mais il s’agit alors d’une altérité d’un autre ordre que celle du grand Autre. Ne confond-on pas parfois des paradigmes différents lorsqu’on parle indistinctement de jouissance de l’Autre pour caractériser les manifestations de la volonté de jouissance dans les différentes modalités de la psychose ?

Deuxièmement, il n’est pas pertinent de superposer la distinction sujet/Autre à la distinction névrose/psychose dans la considération de la jouissance, au sens où l’on parlerait de la jouissance du sujet lorsqu’il s’agit de névrose et de la jouissance de l’Autre lorsqu’il s’agit de psychose, comme si on voulait protéger le sujet psychotique de la notion de jouissance comme jadis on voulait le protéger de la question du diagnostic. Cela équivaudrait à appliquer à la clinique des psychoses non pas la doctrine freudienne des pulsions, mais l’opposition rousseauiste, reprise par Ferenczi, de l’être humain qui est bon et de la société qui est méchante. Peut-être vaut-il mieux partir d’un autre paradigme surtout si, comme le propose J.-A. Miller, la schizophrénie – telle qu’il la redéfinit dans son texte sur la « Clinique ironique » peut être dite la mesure de la psychose, en tant que position subjective qui n’a pas d’autre Autre que la langue. 10 Troisièmement, la notion de grand Autre traverse divers contextes et subit à chaque fois des repositionnements conceptuels dans l’enseignement de Lacan jusqu’à aboutir à une disjonction radicale de l’Autre et de la jouissance qui va rendre problématique la notion même de jouissance de l’Autre, comme J.-A. Miller l’a déployé dans ses cours récents. De telle sorte que Lacan finira par

Quoi qu’il en soit, le paradigme qui met la jouissance au point de départ n’est pas sans une certaine reprise de ce renversement qui avait été opéré dans le séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse, avec l’émergence de la notion de « la Chose » comme séparée du registre imaginaire et symbolique. Or, si c’est dans un séminaire sur l’Éthique que Lacan isole ce réel de la Chose, qui est « volonté de jouissance » comme il la nomme dans le texte qui y correspond « Kant avec Sade », c’est aussi bien pour y poser la question du paradoxe maximal d’une cause de l’agir humain en tant que moral qui coïncide avec une volonté séparée de tout idéal et de toute motivation, qui n’est plus la volonté classique, censée dominer les pulsions, mais qui est elle-même pulsion.

9

11

10

La responsabilité du sujet

Bien entendu, c’est une articulation assez complexe qu’il s’agirait de développer ici. Limitons-nous à en évoquer la thèse : c’est précisément, et logiquement, sur le point ou sur le moment qui résiste à l’intégration signifiante absolue de l’être parlant, sur le point où le signifiant de la raison et de la justification manquent, donc sur le moment d’une pure volonté sans raison, volonté pulsionnelle, que cet être ne se réduit pas à une pure mécanique signifiante et à un déterminisme. C’est donc sur ce

BLECON M., « Le cas de Madame T. », Spicilège, Section clinique de Rennes, 1997-98.

12

MILLER J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, Paris, Seuil, 1993.

15

MILLER J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, p. 27. LACAN J., « Conférence de Genève sur le symptôme », Bloc-notes du psychanalyste, 1976, p. 13.

Accueil Cliquer même point où il n’est pas déterminé, qu’il est responsable de ce qu’il fait, responsable de ses actes, avec ce paradoxe, que le lieu de la responsabilité du sujet est le même que celui de cette volonté qui échappe à sa subjectivation. C’est d’ailleurs le même paradoxe, qui cerne le moment logique de la fin de l’analyse que Lacan évoque vers la fin du texte « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » lorsqu’il dit du sujet, dans des termes qui valent, bien entendu pour le sujet névrosé, qu’il est «… appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire » 13 , s’il est prêt à accepter la part de jouissance qui cause son désir, à transformer son désir en volonté ou, autre formulation encore, à cesser de se sentir différent de son symptôme et à consentir d’une certaine façon à l’être.

pas en termes de déficit ou de dissociation des fonctions. La règle contre la volonté de l’Autre Introduire ou maintenir la dimension de la responsabilité – au sens où Lacan dit que de notre position de sujet nous sommes toujours responsables 17 – ne constitue pas un idéal ou une solution. Cela constitue au contraire un problème, dont la solution tant au niveau de la société et de la justice qu’au niveau du traitement ou de l’accompagnement du sujet psychotique est loin d’être aisée à formuler et nous remet d’ailleurs, en définitive, au pied du mur d’un choix. Réintroduire la considération de la responsabilité, en tant qu’elle fonde le sujet et est voie de retour dans l’institution humaine, comme Lacan l’écrivait autour des années cinquante, 18 évite d’une part de réduire l’individu à l’unique statut de malade mental à protéger, mais pose, d’autre part, la question de la façon dont cette responsabilité pourrait être prise en compte lorsque sa cause, rejetée du symbolique, fait spécialement retour, dans le réel du lieu de l’Autre. Car cet Autre qui n’existe pas, existe quand même, il est fait exister, non seulement fantasmatiquement ou dans le semblant, comme dans la névrose ou la perversion (registre de la croyance), mais aussi réellement dans la dimension paranoïde de la psychose (registre de la certitude).

Sans doute l’accompagnement du sujet psychotique qui s’adresse à nous ou dont on nous confie la prise en charge exige-t-il de se former une conception de la manœuvre du transfert qui y convient, comme Lacan l’écrit à la fin de la « Question préliminaire », différente de celle exigée par la cure du sujet névrosé. Par contre, la nature éthique du sujet psychotique dont il dit que « l’aise que Freud se donne ici, c’est simplement celle, décisive en la matière, d’y introduire le sujet comme tel » 14 n’a jamais fait de doute pour Lacan. L’élaboration structurale de la forclusion comme condition essentielle de la psychose – et qui n’est pas sans comporter une note déterministe – ne l’a jamais détourné de la thèse de la liberté dans la psychose, qui fut la sienne dans son débat avec Henry Ey, comme le disait J.-A. Miller dans un exposé « Sur la leçon des psychoses » 15 auquel je vous renvoie. La forclusion d’un signifiant, celui du Nom-du-père, est analytiquement impensable sans l’implication d’une position subjective, « insondable décision de l’être », 16 pour reprendre une formulation plus ancienne de Lacan. Même si cette décision n’est pas celle d’un sujet, au sens où le sujet en serait la cause, mais est plutôt une prise de position, un choix, une volonté dont le sujet est l’effet, il reste que la possibilité d’en assumer la causalité – comme en témoignent à l’occasion divers sujets – est logiquement inscrite dans la dimension de la psychose elle-même, si toutefois nous ne l’abordons 13 14 15 16

Dès lors, lorsque l’opérateur standard du Nom-dupère n’est pas disponible, quelle alternative peut-on envisager aux ravages de la persécution ou de la revendication qui risquent de placer le sujet dans une situation d’exclusion par rapport au lien social ? Proposons que la seule alternative envisageable au sujet de la jouissance, lorsque l’élément d’exception n’est pas inclus dans le symbolique, lorsque le sujet ne dispose pas de sa religion privée, ne peut être constituée que par le sujet du droit. 19 Avertis que nous sommes que ce qui écrase le sujet, c’est-à-dire le concerne comme jouissance de l’Autre, n’est pas la règle, mais l’absence de règle, le caprice, l’arbitraire, il s’agit de contrer, d’évider la 17

LACAN J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 682

18

LACAN J., « Présentation des "Mémoires" de Schreber », Ornicar ?, 38, Paris, Navarin, 1986, p. 6.

19

MILLER J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’E.C.F., XIII, 1987. LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, p. 177.

16

LACAN J., « La science et la vérité », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 858. MILLER J-A., « Interventions de Lacan à la S.P.P. », Omicar ?, 31, 1984, pp. 23-27. Comme le suggérait E. Laurent lors de la conversation de l’ICBA, en juillet 2000 à Buenos Aires, le droit auquel le sujet est référé est le droit qui règle d’abord l’Autre lui-même, l’Autre institutionnel comme l’Autre praticien. Voir sur ce point A. Zenoni, « "Traitement" de l’Autre », Préliminaires, n°3, 1991, pp. 101-112.

Accueil Cliquer volonté de l’Autre en en appelant au droit : « vous avez le droit de ne pas » (répondre à l’injonction de l’Autre), « vous n’êtes pas obligé de… » ; ou, sur l’autre versant, « nous n’avons pas le droit de… », « nous ne sommes pas autorisés à… » (ce qui n’implique pas de dire : « vous avez tous les droits »).

de Virginio Baio : savoir s’abstenir de croire dans le pouvoir pacifiant du sens, de la parole qui veut raisonner le sujet, qui fait appel à notre compréhension, et plutôt prendre appui, un appui sobre, tranquille, tranquillement ferme, sur notre propre réglage. L’expérience de nos collègues qui travaillent avec des enfants psychotiques en institution est à cet égard instructive, lorsqu’ils témoignent de la non opérativité des interventions raisonnantes, persuasives, verbeuses, par exemple lorsqu’il s’agit d’arrêter la violence d’un enfant à l’égard d’autres enfants, et de l’opérativité, par contre, de l’intervention sereinement ferme qui consiste à simplement le déplacer dans une autre pièce. Comment expliquer sinon que ce soit justement auprès de l’éducatrice qui l’a immobilisé, ou déplacé, que l’enfant aille ensuite trouver refuge ou que ce soit à elle qu’il aille ensuite s’adresser de préférence ? A ce propos, j’aurais voulu ici commenter le cas de Mehdi, qui est riche d’enseignements, sur cette disjonction du signifiant et du sens, exposé par Marie Sas et Fabienne Hody. 22

Ainsi, lorsqu’un collègue argentin dit à son patient qu’il reçoit dans un centre de jour, et qui manque souvent les rendez-vous – lors d’un entretien où le patient lui tient le discours monocorde habituel qu’il conclut en disant qu’il n’attend que la mort – lorsque notre collègue lui dit, comme en passant, que s’il continue à manquer ses entretiens sans le prévenir, il devra cesser de le recevoir, en ajoutant que des raisons administratives de l’hôpital le lui imposent, que fait-il d’autre sinon de lui dire qu’il ne fait pas ce qu’il veut, qu’il est soumis à des règles ? Il s’ensuit un virage important dans le traitement, qui inaugure une phase de réordonnancement et de reconstruction de vie quotidienne chez le patient. Ou, lorsque notre collègue Christine Le Boulengé se fâche avec son patient – qui profitait des informations que son métier lui permettait d’avoir pour retrouver l’homme qu’il avait croisé sur un parking –, que lui dit-elle d’autre sinon que : « je n’ai pas le droit, je ne suis pas autorisée à vous recevoir », en même temps qu’elle dit non à cette jouissance – intervention dont elle témoigne qu’elle produira des effets de déplacement et de modification de la jouissance qui ravage son patient, plus compatibles avec le lien social et plus paisibles pour le sujet. 20

Ces quelques remarques finales sont loin d’épuiser tout le champ d’une pratique et d’une pragmatique qui doit notamment inclure cet autre vecteur que la notion de sinthome du dernier enseignement de Lacan résume. Il s’agit là plutôt de permettre l’installation d’un dispositif d’usage des organes moins nocif, d’avantage noué au semblant ; d’obtenir d’autres localisations de la jouissance qui fait retour dans le corps ; de favoriser le rebroussement du symptôme en effets de création.

L’essentiel est de bien saisir la différence qu’il y a entre un appel ou un recours au droit en tant qu’il dit non à la jouissance, qu’elle soit du sujet ou de l’Autre, 21 et le recours au droit ou à la règle en tant qu’ils portent sur le sujet, pour l’éduquer, l’activer, le dresser, car il est alors plus en continuité avec une volonté et donc avec la jouissance de l’Autre qu’il ne permet de soulager le sujet de cette jouissance même.

Aujourd’hui, il s’agit surtout de travailler sur un aspect de la problématique éthique que la dimension paranoïaque de la psychose pose, comme le veut le thème de cette journée. *

La forclusion du Nom-du-Père A propos du livre de J.-C. Maleval Isabelle Robert

J’ajouterai que c’est surtout dans ce registre qu’il est pertinent de « savoir ne pas savoir » selon la formule 20

21

Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée « Volonté de l’Autre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

Jean-Claude Maleval nous surprend et nous passionne en proposant à notre attention son nouvel

LE BOULENGE C., « Se refaire un look », Quand les semblants vacillent…, publication interne de l’E.C.F., Journées d’études 2000, pp. 78-83. Par exemple, les opérateurs de la Casa Clementini, s’agissant de mettre une limite à l’intérêt envahissant d’un enfant pour les jeux électroniques font appel à une disposition prise par le président de l’institution, plutôt que de faire appel à leurs propres critères de santé. Cf. Loretta Biondi, « Quel Autre inventer pour l’ancrage du sujet ? », Les feuillets du Courtil, n°18/19, 2000, p. 160.

22

17

SAS M. et HODY F., « Mehdi vers l’hippocampe », Quarto, n°68, pp. 2729. Sur ce point on pourra également lire avec intérêt la séquence clinique exposée par Y. Vanderveken, « L’obscénité du corps et la fuite du sens », La lettre mensuelle, n°190, pp. 30-32.

Accueil Cliquer essai La forclusion du Nom-du-Père. 1 De l’urgence d’un tel travail, l’auteur nous donne les coordonnées dans la phrase qui clôt le volume. L’hydre effrayant pour contrer les horreurs duquel ce livre a été écrit est « la psychiatrie positiviste qui est en train de mondialiser l’évacuation du sujet ». Travailleurs de la santé mentale, en privé ou dans le collectif, nous sommes tous, à notre place, confrontés à des exigences de normativation et de mensuration des individus, réduits à l’état d’objets. Nous sommes donc tous, à notre niveau, sommés de dire ce qu’est la clinique du sujet et de mettre à jour des récits de cure qui permettent de prendre la mesure du travail accompli. C’est par le truchement d’un livre qui allie théorie et pratique que J.-C. Maleval atteint son objectif. S’il veut affronter le Goliath de la psychiatrie mondiale, c’est avant tout aux analystes et à tous ceux qui, dans le lien social, rencontrent le sujet psychotique, que ce livre s’adresse.

remarquable que son style cahotant (de Lacan) s’accommode d’un seul concept, celui de forclusion du Nom-du-Père, introduit en 1957 pour donner une continuité à des travaux poursuivis à partir de 1946 pendant plus de trente années ». Cette première partie aborde les différentes approches lacaniennes de la forclusion du Nom-du-Père : la métaphore paternelle, l’incomplétude de l’Autre, la pluralisation du Nom-du-Père, jusqu’à la forclusion généralisée. Il est à remarquer toutefois que l’auteur, même s’il consacre un chapitre théorique à la chaîne borroméenne et au sinthome n’utilise pas cette théorie des nœuds pour donner raison de ses cas cliniques. Les deux centrements ou le tournant du Séminaire XX Si ce travail tente, dans un texte clair, concis et complet de nous retracer la « Construction et l’évolution du concept de forclusion du Nom-duPère », il esquisse en outre la portée de l’évolution de ce concept au regard de la thérapeutique dans une seconde partie « Eléments cliniques de la forclusion du Nom-du-Père » où il propose un « En deçà de la Question préliminaire » et un « Au-delà de la Question préliminaire ».

Forclusion du Nom-du-Père Le viatique pour aborder la question des psychoses est le concept-clé lacanien de « Forclusion du Nom6du-Père ». Les premiers chapitres permettent de suivre pas à pas l’élaboration freudienne et lacanienne du terme freudien de Verwerfung – qui n’est d’ailleurs présent, chez le père de la psychanalyse, qu’à l’état d’ébauche – et à partir duquel Lacan invente son concept de « forclusion ». Sont passées minutieusement à l’étude les diverses acceptions de ces concepts dans la diachronie de l’enseignement de Lacan. Ainsi, grâce à cette recherche historique, Maleval nous indique, qu’il convient, pour trancher le diagnostic de l’homme aux loups, de ne pas s’arrêter au terme de « forclusion d’un signifiant », utilisé dans le Séminaire I. En effet, Lacan n’a pas encore, à l’époque, formalisé ce qu’il entend par Forclusion du Nom-du-père ni assigné celle-ci comme cause de la psychose. Et J.-C. Maleval de préciser : « Lacan n’évoque plus les potentialités psychotiques de ce patient après avoir dégagé le concept de forclusion de Nom-du-Père ».

La « Question Préliminaire » est en effet le seul texte traitant exclusivement de la psychose où Lacan donne une théorie issue de sa lecture de Freud, de Schreber et des structuralistes. La psychose est, à cette époque, considérée comme conséquence de la forclusion d’un signifiant, le Nom-du-Père, qui produit un défaut de capitonnage dans la chaîne signifiante. La phénoménologie de la psychose s’en trouve éclairée : phrases interrompues, néologismes, énigme de la signification, sensation de mort. Les indications de direction de cure sont exclues : « Car user de la technique qu’il (Freud) a instituée, hors de l’expérience à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable ». 2

Aux détracteurs de Lacan qui parle de la forclusion du Nom-du-père comme d’un concept dépassé ou éclaté, J.-C. Maleval démontre que « ce concept de forclusion du Nom-du-père rebondit (…) à la faveur des étapes majeures de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel, dans lesquelles se déploie l’enseignement lacanien ». Un peu plus loin il ajoute « qu’il est

Selon J.-C. Maleval, jusque dans les années 80, « (…) d’une Question Préliminaire reste le texte de référence. Or il est non seulement contemporain de la complétude de l’Autre, mais par surcroît, la psychose s’y trouve encore abordée à partir de la névrose ». Et pourtant dès 1970, un changement d’axiomatique va permettre une nouvelle orientation qui ne verra le jour que dix ans plus tard.

1

2

MALEVAL J.-C., La forclusion du nom du père, Le champ Freudien, Seuil, Paris, 2000.

18

LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966.

Accueil Cliquer directement en contact avec le versant jouissance de la psychose ?

Le Séminaire XX est présenté, à notre surprise, comme ce tournant majeur dans la clinique des psychoses, qui vient autoriser une reprise de la « Question Préliminaire ». En effet, dès 1970, Lacan introduit les formules de la sexuation et avec elles la différentiation entre la jouissance de l’Un, jouissance phallique, et la jouissance de l’Autre. Ce nouveau concept, de « jouissance de l’Autre » jamais nommé auparavant comme tel par Lacan, est une « jouissance qui appartient au corps propre et qui n’est pas civilisée par la jouissance phallique ». J-C. Maleval précise : « Si les implications des formules de la sexuation quant à la théorie de la psychose ne se dégagent pas d’emblée », « pourtant la novation introduite par le discernement de la jouissance de l’Autre s’avère d’une portée décisive ». Il ajoute que « les formules quantiques de la sexuation incitent à mettre l’accent sur la fonction de barrière à la jouissance du corps instaurée par le Père symbolique, de sorte que sa forclusion apparaît après elles fortement corrélée à un déchaînement de jouissance, et de manière plus spécifique, à un pousse-à-la-femme ». Ainsi, « ce n’est que grâce à cette avancée que les limites posées à la cure au terme de "Question Préliminaire" pourront enfin être franchies » car « la clinique du transfert psychotique en reçoit une intelligibilité nouvelle », à savoir la propension du sujet psychotique à se situer en position d’objet voué à la malveillance de l’Autre jouisseur. La phénoménologie psychotique s’en trouve aussi éclairée. La jouissance de l’Autre, non réglée par la fonction paternelle, se révèle en effet, chez les sujets psychotiques, « par une pure douleur d’exister et un envahissement de leur organisme par des voluptés indicibles et étranges ».

Conséquences cliniques J.-C. Maleval nous retrace les avancées de cette nouvelle clinique en les ponctuant selon les études de cas produites dans les colloques par les membres de l’École de la Cause Freudienne dans les années 80. Cette approche a l’avantage de faire apparaître les différentes logiques de cures menées par les analystes d’une même École, celle de Lacan et montre « la richesse heuristique du modèle de la forclusion du Nom-du-Père en rapport à la clinique ». En quoi cette nouvelle clinique se différencie-t-elle de la précédente ? Si la première clinique mettait en évidence l’importance de la présence de l’analyste comme témoin, comme support d’une recherche de signifiants propres à organiser les bouleversements du monde, il s’agit pour l’analyste, suite à ce tournant, de s’offrir à l’analysant psychotique comme soutien pour lui permettre de limiter l’envahissement par la jouissance de l’Autre. Plusieurs voies s’y prêtent : soit le soutien dans l’élaboration d’un délire, comme tentative de significantisation de la jouissance, soit « parier sur les capacités du sujet à construire une suppléance ou un pare-psychoses », soit intervenir d’emblée pour contenir cette jouissance, soit acter par un « simple mot d’autorité concernant les propos d’un persécuteur du moment », soit encore opérer « en prenant appui sur des signifiants de la patiente qui possèdent déjà pour elle cette fonction (de limitation) ». D’un côté donc, travail essentiellement du côté de la chaîne signifiante, de l’autre « un tempérament de la jouissance de l’Autre ».

Ce tournant dans l’œuvre de Lacan va autoriser un renouveau dans l’abord des psychoses, qui permettra de mettre au jour une théorie de la psychose qui tienne compte d’une articulation entre Nom-du-Père et limitation de la jouissance. Le « deuxième centrement », à savoir une ré-étude de la « Question Préliminaire » au regard de la clinique de la jouissance, appelé de ses vœux par Lacan en1967, mais n’a pu voir le jour, que vers les années 80 : « Lacan n’a pas eu l’occasion de faire une pause pour réexaminer la forclusion psychotique à la lumière de ses nouvelles approches du Nom-duPère ». Il y faudra le travail de logification de J.-A. Miller. Ne pourrions-nous pas toutefois repérer quelques précurseurs de cette nouvelle orientation au sein des psychanalystes en clinique infantile, plus

Deux récits de cure viennent comme support de vérification de la nouvelle orientation. Le premier récit est celui d’une jeune femme, Francine, dont l’auteur dit avoir occupé, pour elle, dans la cure, la place de l’idéal sur le schéma I. Cette analysante vient chercher chez son analyste des signifiantsidéaux pour se soutenir dans l’existence. Outre qu’il permet de voir à l’œuvre une clinique qui ne se supporte d’aucun standard « lors des premiers temps du remplacement, il me faut de nouveau la soutenir au téléphone, presque chaque matin », ce cas met aussi en évidence une vacillation contrôlée de l’analyste qui n’hésite pas à soutenir, interdire, rassurer, s’interdire de répondre ou encore jeter d’autorité des médicaments jugés nocifs, en somme

19

Accueil Cliquer rejeté. Cette position éthique permet à l’analysant de trouver sa solution : se séparer lui-même de l’analyste sans se sentir laissé tomber par lui. Karim s’oriente alors vers l’Islam qui lui fournit des idéaux pour se soutenir dans l’existence. Cette deuxième cure se termine donc à la fois par « une certaine subjectivation de la décision de se séparer de l’Autre » et par un recours aux idéaux, même si le champ d’où ils sont issus n’est pas le champ de l’analyste.

tout sauf une neutralité bienveillante et une place de témoin. Cette dame parvient à établir une stabilisation par le biais de l’élaboration d’un pare-psychoses assez pauvre, c’est-à-dire par le biais d’idéaux prélevés sur l’analyste, mais elle reste toutefois, remarque l’auteur, « encore très tributaire de la présence de l’analyste ». A propos de l’acte de Francine qui tente de coucher sur papier des idées encombrantes alors qu’elle ne veut plus s’en souvenir, J.-C. Maleval parle de « rapport ambigu du sujet aux thèmes de la jouissance délocalisée ». Dans un souci de rigueur, ne faudrait-il réserver le terme d’« ambiguïté » à la division névrotique et réserver, à la psychose, le concept de sujet « non séparé » de l’Autre jouisseur, qui précisément, par le truchement de l’écrit déposé chez l’analyste, tente de s’en séparer ? Car comme le rappelle l’auteur, dans la psychose, à défaut de Nom-du-Père, il n’y a pas « séparation à l’égard des intimations de l’Autre ».

Quelques questions A propos du cas de Karim, J.-C. Maleval suggère qu’il aurait gagné à ne pas confondre jouissance du sujet et jouissance de l’Autre. Cela lui aurait permis de faire la part entre ce qui relève de la responsabilité du sujet – à soutenir – et de la jouissance de l’Autre – à barrer. L’exemple clinique sur lequel il s’appuie est précis. Il s’agit d’une patiente psychotique qui se soustrait au travail non par irresponsabilité mais parce que le travail signifie pour elle un abus de l’Autre. Cette distinction clinique est fondamentale. Toutefois au niveau théorique, l’auteur ne nous donne que peu d’indications pour apprécier ce qui sous-tend cette différenciation de deux jouissances. Lacan fait-il cette distinction et quelles indications cliniques emporte-t-elle avec elle ? Notons aussi que le syntagme « sujet de la jouissance » que J.-C. Maleval mentionne à propos du sujet psychotique « qui s’éprouve dépositaire de la jouissance » est apparu une seule fois dans l’oeuvre de Lacan dans la préface à la traduction française des Mémoires de Schreber.

Pour Karim, le second cas clinique présenté, l’analyste se situe à la place de M dans le schéma I, « d’où la prédominance, dans le transfert, de l’érotomanie mortifiante ». Il y est situé, pourrionsnous dire, et son récit nous montre un souci constant de l’analyste de se dégager de cette place mortifère où il incarne pour le sujet, un Autre qui veut. Le cas détaillé de la cure de Karim, met au jour un sujet entièrement joui par l’Autre : « vous comptez trop pour moi », jugé par l’Autre : « je suis devant vous comme devant un tribunal », pensé par l’autre : « je ne veux plus être une passoire par rapport à vos idées », empêché par l’Autre : « laissez-moi partir », laissé tomber par l’Autre : « il me prédit que je le laisserai tomber comme l’a fait son précédent analyste ».

Dans les cas cliniques présentés par J.-C. Maleval, la position de l’analyste est d’emblée située par les analysants soit en I – recherche d’idéal –, soit en M – s’offrir comme objet de jouissance de l’Autre. L’analyste, dans un cas de psychose, est-il voué à être ou renaître sans cesse comme un prescripteur d’idéaux, dans le cas de Francine ou comme persécuteur, dans le cas de Karim ? N’y a-t-il de place pour un « Autre barré » que par intermittence ; l’Autre barré est-elle une place toujours menacée et donc toujours à reconquérir ?

Ce sujet que la carence paternelle réduit à l’état de proie livrée « à la jouissance d’un Autre déréglé » ou encore « aux effets angoissants de l’impératif obscène du surmoi commandant une jouissance impossible » nous indique de façon rigoureuse la place que l’analyste a à tenir : « plutôt mourir que d’accepter une aide venant de vous » car aider, c’est vouloir le bien et vouloir le bien c’est vouloir quelque chose, et donc jouir du sujet.

Un signifiant inédit a suscité notre intérêt : « parepsychoses », qui consiste en des « identifications imaginaires qui sont plus fragiles que les complexes élaborations des suppléances » « et qui sont souvent supportées par les idéaux maternels ». J.-C. Maleval relie le déclenchement de la psychose à l’ébranlement des pare-psychoses et nous indique de

A la fin de la cure, l’analyste, quoique toujours situé en position d’Autre jouisseur dans le transfert, n’a de cesse de refuser à Karim d’incarner l’objet sacrificiel 20

Accueil Cliquer ne pas confondre apparition des phénomènes élémentaires avec déclenchement psychotique. Cette indication est précise et on vérifie souvent, dans l’anamnèse des analysants, la survenue de phénomènes élémentaires dans l’enfance ou l’adolescence mais qui sont compatibles avec le maintien de l’équilibre antérieur. Parfois, le déclenchement n’est survenu que bien plus tard ou pas du tout. J.-C. Maleval nous précise que ces parepsychoses sont parfois constitués par un couplage du sujet avec un Autre « qui sait ce qu’il faut », dont le sujet est « la pâte ». Se pose alors la question : quelle position l’analyste a-t-il à tenir face à ces parepsychoses ? Sont-ils toujours à soutenir ? Les parepsychoses avant le déclenchement sont-ils de même structure que les pare-psychoses construits dans la cure ? La place de l’analyste avec le psychotique comme soutien d’idéaux ou pas est un débat ouvert en clinique infantile lors des IVe journées du RI 3 : « Quels sont les critères à partir desquels nous pouvons dire qu’une identification (…) "déségrègue" ou non ? ».3 Ce dernier chapitre, clinique, vaut par la clarté de présentation des dits du sujet, des dits de l’analyste et des hypothèses théoriques qui orientent ces dits. Cet éventail d’éléments dont il est rendu compte dans le détail permet d’ouvrir la porte à un débat. Il répond au souhait de Lacan quand il conseille à ses analysants de ne pas reculer devant la psychose. A J.-C. Maleval qui était venu, lors d’un contrôle, lui faire un compte rendu d’un cas de psychose chez qui il y avait eu peu de bougé, Lacan dit « de façon ambiguë », « ne pas s’étonner du peu de progrès obtenu ». Ce sont ces quelques mots qui ont causé chez J.-C. Maleval le désir d’en savoir plus et ont été la cause lointaine de l’écriture de cet essai.

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BAIO V., « Débat », Feuillets du Courtil, 18/19, Avril 2000, p. 66.

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La gourmandise du Surmoi La passion de l’homme Yves Vanderveken

épuisé et désillusionné, en constater l’échec face au pulsionnel. Ce roman se termine sur « Un dénouement atroce, réel et vrai » (titre du dernier chapitre), à savoir le retour du même, qui semblait à jamais vaincu : la passion du baron Hulot pour les femmes. Il signe la victoire de la pulsion de mort, « de la férocité du Vice contre la patience de l’ange ». 2 Balzac y approche la passion amoureuse de l’homme et son trait pervers, sur le versant destructeur et déshumanisant.

Dans*son préambule à une table ronde organisée sous le titre La psychanalyse au miroir de Balzac, 1 Jacques-Alain Miller épingle le Baron Hulot, personnage d’un des derniers romans de Balzac, La cousine Bette, comme paradigme du sujet dont le désir se réduit uniquement à la volonté de jouir, s’équivalant à la pulsion. Il le distingue et l’oppose clairement au désir. Il s’en extrait donc une antinomie entre volonté de jouissance et désir.

Hulot, vieux et noble serviteur de l’état, est un homme de passion ; celle des femmes, et ce jusqu’au ravage. Il est marié à une femme, incarnation de la Vertu, dont l’admiration, l’amour, le dévouement (et le sacrifice) portés à son mari et à sa famille n’ont d’égal que le sacrifice religieux. Cela la conduira à la mort. Jamais elle ne sera à la hauteur, par son aveuglement d’abord, par son indulgence sans limite ensuite, de s’interposer entre son mari et la passion qui le dévore. Participant ainsi, jusqu’à la farce, à la réalisation du fantasme de celui-ci. Balzac relève d’ailleurs que « les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices ». 3

Ce qu’il s’agit d’essayer de cerner, à travers l’étude de ce personnage, c’est ce qui justifie Jacques-Alain Miller à l’épingler ainsi et de tenter d’approcher par là, non pas ce que serait le désir, ce qui probablement ne peut s’approcher qu’en creux, mais ce qu’il en serait de cette volonté de jouissance qui s’oppose au désir. Jacques-Alain Miller nous ouvre d’emblée une piste que je vous livre. Ce personnage, comme tous les personnages balzaciens, est quelqu’un qui fonce droit dans la fournaise pour s’y perdre, habité d’une obsession et d’une volonté constante, sans intermittence, invariable, suivant son chemin, voire son destin, jusqu’au bout. Un peu suivant le modèle de Balzac qui s’est jeté dans son travail d’écriture, jusqu’à l’épuisement. En cela, cette volonté s’écarte du désir qui, lui, trouve à se qualifier plutôt de la défense et de l’intermittence.

Hulot n’aura de cesse, – presque malgré lui mais de façon on ne peut plus invariable et décidée – de la tromper dans tous les sens du terme, de l’humilier et de la voler. Il tombe passionnément amoureux de femmes dans lesquelles se retrouvent toutes les conditions de choix d’objet chez l’homme, épinglées par Freud dans ses « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse ». 4 Notons que Freud n’hésitera pas à reconnaître là, le portrait et la condition de l’homme civilisé et moderne, bref du névrosé dans sa généralité, ce qui permet de porter le personnage du baron Hulot à la dimension d’une clinique de l’homme contemporain et de son rapport aux femmes.

Ce roman, grandiose en ce qu’il anticipe Freud et Lacan, s’extrait de l’œuvre de Balzac. Il figure parmi ses tout derniers écrits mais il signe, surtout, pour la plupart de ses commentateurs, ni plus ni moins que la mort, l’impuissance et l’échec de la philosophie, de la sagesse et de la raison en général, à traiter et à endiguer la passion amoureuse et la pulsion sexuelle. C’est un roman à part dans l’œuvre balzacienne, de ne plus proposer, et ce pour aucun des personnages du roman, de porte de sortie ou une échappatoire.

La femme ne peut y atteindre sa valeur attractive d’objet sexuel dans sa dimension fantasmatique et compulsive que sous la forme d’un objet dégradé, de petite vertu et de réputation sulfureuse, ou encore de

Si nous envisageons l’œuvre de Balzac comme une tentative désespérée de restauration de la fonction paternelle – dont il diagnostique le déclin – il doit, 1

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MILLER J.-A., La psychanalyse au miroir de Balzac, Séminaire clinique de Touraine, 1999.

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BALZAC, La cousine Bette, Folio classique n°138, Paris, Gallimard, 1972, p. 461. BALZAC, La cousine Bette, Folio classique n°138, Paris, Gallimard, 1972, p. 104. FREUD S., « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1989, pp. 47 à 80.

Accueil Cliquer condition sociale inférieure, d’objet de consommation en série, toutes identiques l’une à l’autre, en opposition à la femme vertueuse qui attire le respect et l’admiration mais inhibe l’attrait sexuel.

figure de sa passion mortifère, quelque chose qui en lui le pousse, à quoi il ne peut s’opposer ; quelque chose de sa sexualité, de pulsionnel qui le ravage. Cela prend ici figure de la mort et de l’autre trompeur au travers de son incarnation dans La femme et de son altérité.

Hulot s’accrochera particulièrement à une courtisane, figure fantasmatique de la femme qui fait des ravages, dévoreuse et dépouilleuse d’hommes, qui d’intrigues en manipulations conduira Hulot et d’autres à leur perte et à leur déshonneur. Cette figure d’un Autre de la castration et de la mort, substitut du fantasme du vagin denté et engloutissant, incarnation d’un Autre suprême en méchanceté ; il n’est pas pour nous étonner qu’il prenne la forme d’une figure féminine, véritable Machiavel en jupon. Ce personnage illustre ce qu’indiquait Jacques-Alain Miller, 5 à savoir : lorsque le réel devient le maître et qu’on le voit apparaître, il se féminise et se présente comme une puissance capricieuse et féminine.

Ce que Balzac théorise moins que l’irrépressible attrait des femmes pour Hulot, c’est cette autre passion qui le dévore, compagne et ombre de la première qui se met en acte, se réalise jusqu’au bout, à savoir sa passion pour sa déchéance. Ses atermoiements, ses va-et-vient entre passion et vertu, entre sa femme et les autres, s’avère n’être qu’un pis-aller, qu’un voile au regard du programme inexorable qu’il réalise en acte, et qui l’entraîne vers sa condition de fautif, d’homme déchu, d’exclu, de banni, bref vers sa condition d’être de déchet. Là gît sa véritable passion masturbatoire, une jouissance mortifère, dont la passion des femmes ne semble être que l’instrument qui l’entraîne dans un faux débat. Cette passion-là me semble s’approcher plus de ce qui justifie Jacques-Alain Miller d’étiqueter Hulot de sujet de la jouissance, que le fait que fantasmatiquement ou réellement il aille baiser partout et sans arrêt. L’impératif de jouissance qui résonne toujours et encore, chez Hulot est bien celuilà. C’est là la fournaise dans laquelle il se jette sans retenue, dans une passion de la faute, une jouissance autre qui va à l’encontre de tous les biens du sujet.

La thèse freudienne concernant le clivage de l’objet féminin est connue et peut se résumer ainsi. Ce clivage est une solution, une issue, une construction, voire même une nécessité névrotique pour lier : une fixation incestueuse non surmontée à la mère, fixation à une sexualité infantile ; une horreur et un rejet de la découverte de la sexualité de la mère et donc de son désir – découverte de la femme dans la mère, qui apparaît dès lors comme autre et opaque au sujet et le renvoie à ce qui de sa propre sexualité lui apparaît comme étranger ; et la barrière qui surgit contre l’inceste, l’interdit de la jouissance.

D’aveux en repentirs, d’accusations, de reproches et de confessions en abattement, de bêtise inarrêtable, en actes tous plus fous les uns que les autres, Hulot finira par ruiner sa famille, voler l’État, et se retrouver l’objet d’opprobre et de déshonneur de la cité et de sa famille. Sa passion des femmes l’amènera inexorablement à la déchéance. Là est à l’œuvre une volonté, un programme, insu d’Hulot, mais que tous ses agissements conduisent à réaliser sans la moindre interrogation métaphysique, comme pour mener à la vérification de son statut d’objet, de moins que rien.

Face à l’extimité que constitue la sexualité pour un sujet et l’horreur qui en surgit de venir indexer sa castration et porter atteinte à son narcissisme, c’est la fixation à une jouissance du corps propre – Freud dira masturbatoire – au sens où elle refuse d’en passer par l’autre et son altérité. C’est ce que dénote la série infinie des femmes qui d’être multiples permet de n’en rencontrer aucune. Hulot est un homme profondément vaniteux, cherchant désespérément à se faire aimer pour y trouver en miroir confirmation de sa virilité, de son amour de soi et de son image. Il est fasciné par La femme à laquelle il voue un culte absolu. C’est un chercheur pathétique de trésor, qu’il croit trouver en chacune mais qu’il ne trouve dans aucune. Ce qu’il rencontre finalement dans chacune d’elle, à l’instar de Don Juan dans son invité de pierre, c’est une 5

Je fais l’hypothèse que ce qui conduit fondamentalement Hulot à être un sujet de la jouissance est la réalisation de son fantasme à son insu, sa vérification dans la réalité. Réalisation d’une position fantasmatique qu’il conduit jusqu’à sa propre perte en ne se donnant aucune marge de manœuvre par rapport au programme qui le détermine. Ainsi se vérifie ce que disait Dominique Laurent que « toute volonté de jouir, si on lui laisse

MILLER J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, n°71, 2000, pp. 6-12.

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Accueil Cliquer libre carrière, se révèle à n’être que pulsion de mort ». 6

sa passion pour les femmes. Mais c’est évidemment une solution qui ne fait qu’encore réalimenter le fantasme. Ce constat sombre que brosse Balzac à la fin de sa vie, n’est pas sans résonner avec la jouissance de son personnage.

Il se soumet corps et âme, par delà les nécessités de la vie à une volonté autre qui trouve son point de densité dans quelque chose qu’il perçoit, dans les moments d’acmé de sa déchéance, dans les yeux de l’autre qui se trouve pour lui en position de juge ou de manipulateur, à savoir le regard de l’œil assassin. Regard qui localise son horreur, mais est aussi son trait de perversion ; objet de son horreur, mais aussi objet de son excitation sexuelle. Ici se conjoignent les deux versants du surmoi : son versant interdicteur et moralisateur, et son versant pousse à la jouissance.

Sur cette question de la passion amoureuse et de son ravage, Lacan n’entrevoit aucune sagesse possible, qui puisse se débarrasser une fois pour toutes de la chose, lui régler son compte. Nous sommes rompus à savoir que le manque de signifiant pour dire l’irruption du sexuel crée un trou, un impossible. Mais si nous sommes rompus à le savoir, ce trou ne peut néanmoins s’aborder et il s’avère vital pour le sujet parlant d’inventer quelque chose pour boucher ce trou.

Il n’est pas étonnant, que La cousine Bette, avec son alter ego Le cousin Pons – les deux romans de la fin des illusions de Balzac par rapport à la pulsion de mort et à son traitement par la raison – soient particulièrement des romans de la haine et de la vengeance. L’opération du névrosé étant, par excellence, double face à l’opacité de sa jouissance. Elle consiste, d’un côté, à s’échiner, à faire exister une figure d’un autre féroce et machiavélique, agent de son tourment, où il peut localiser sa propre jouissance en dehors de lui. De l’autre côté, il voue une haine à tous ceux qui incarnent cette jouissance ou sont impuissants à la tamponner (le père et la femme, par exemple).

Tentons de cerner ce que tente de développer Lacan dans quelques leçons de son séminaire « Les nondupes errent ». 7 La clinique, nous précise-t-il d’abord, nous indique que pour l’être parlant, là où se situe ce trou, là où surgit la mort comme réel, là d’où le désir se trouve chassé (ce sont ces termes, où l’on retrouve l’opposition de départ entre jouissance et désir), on y trouve comme bouchon l’amour et le masochisme, seuls moyens pour unir une jouissance au corps. Le truc pour combler le trou du réel, le moins malin, autrement dit le plus commun, dixit Lacan, c’est d’y inventer le masochisme.

Telle est la condition du névrosé. Que cela se passe dans les sphères de ses pensées et de sa fantasmagorie, chez l’obsessionnel inhibé par exemple, ou au travers d’actes de pseudo-bravoure qui conduisent le névrosé droit au casse-pipe, comme Hulot, ne fait pas grande différence. Il y a du ravage, qui s’incarne dans un Autre increvable où a trouvé à se loger le pulsionnel.

Ce qui est intéressant pour le sujet qui nous préoccupe, c’est l’indication de Lacan qu’il n’y a qu’un seul moyen pour que le flot de jouissance masochiste qui contamine l’amour écope un peu. Le terme écoper, qu’il utilise, a son intérêt car il indique que s’il s’agit de porter un coup à la jouissance, c’est sous la modalité de la vider un peu, avec peu de moyens, alors que sa nature est d’envahir toujours plus le sujet, comme l’eau le bateau. Ce moyen, c’est de déployer et d’élaborer un savoir sur cette jouissance opaque, afin d’en ressortir, sinon débarrassé, du moins averti sur son mode de jouissance.

Face à cela, comme je l’ai déjà indiqué, Balzac fait le constat d’échec de la vertu et de toute sagesse qui viserait à la contention de la jouissance. Ni la vertu religieuse, ni le paternalisme, ni une quelconque sagesse – et surtout pas les décisions du sujet du genre « Maintenant c’est fini ! » – ne font le poids. La seule « sagesse » qui sorte Hulot de sa prostration de misérable et de son dépit étant de reprendre dans ses bras une jeune fille, ce qui a pour effet de le sortir de sa mortification et de l’angoisse pour un temps et qui démontre le caractère de traitement de 6

Reprenons le développement de Lacan. « Essayons de nous interroger », dit-il le 12 mars 1974, « sur ce qui pourrait arriver si on gagnait sérieusement de ce côté que l’amour c’est passionnant, mais que çà implique qu’on suive la règle du jeu. Bien sûr pour cela, il faut la savoir. C’est ce qui manque : c’est qu’on a toujours été là dans une profonde ignorance,

Citation extraite d’une intervention de Dominique Laurent aux journées de l’ECF 2000 qui se sont déroulées les 21 et 22 octobre sous le titre : « Quand les semblants vacillent… ».

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LACAN J., Le séminaire, Livre XXI, (inédit), séances du 11/12/1973, du 18/12/1973, du 08/01/1974 et du 12/03/1974.

Accueil Cliquer même venir à l’idée, si je puis dire. Ça pourrait d’autant plus venir à l’idée qu’il y en a de petite traces, comme ça ».

à savoir qu’on joue un jeu dont on ne connaît pas les règles. Alors ce savoir, il faut l’inventer, c’est peutêtre à cela que peut servir le discours analytique. Seulement, si c’est vrai que ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre, il y a sûrement un truc qui va écoper. Ce qui va écoper, c’est la jouissance. Parce que, à ce machin à l’aveugle, qu’on poursuit sous le nom d’amour, la jouissance, ça, on n’en manque pas. On en a à la pelle ». Ce passage a sa limpidité pour lui.

De ce savoir particulier qu’il s’agirait d’inventer, à chaque fois, il y en a donc des traces. Ce n’est en effet pas sans résonner avec la définition d’une analyse que nous donnait Dominique Laurent. « Une analyse, énonçait-elle, c’est le chiffrage de la jouissance féminine pour la rendre compatible avec la vie ». 8 Cela aboutirait alors peut-être à ouvrir un léger espace pour réintroduire la dimension d’un sujet qui aurait du jeu par rapport à ce qui le menait auparavant comme un automate par le bout du nez, jusqu’au ravage.

Mais deux précisions et modulations s’imposent de suite à Lacan. D’abord, c’est que s’il dénonce cette ignorance sur cette jouissance, il en fait aussi sa nature. « C’est peut-être le propre de la jouissance, justement, qu’on ne puisse jamais rien en savoir ». Il situe donc une limite au savoir sur la jouissance.

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Ensuite, que ce savoir à inventer, serait un savoir d’un type particulier. Ce n’est pas, du moins pas seulement, un savoir de la connaissance, qui se nourrirait « d’évidence », nous précise-t-il. Cela nous pouvons le saisir puisque Lacan développe dans ces années-là, justement, que le savoir dans sa dimension de sens (ce que comporte l’évidence) est frère de la jouissance. C’est un autre type de savoir qu’il tente d’approcher, et qu’il s’agirait d’inventer : un savoir qui serait de l’ordre d’un « évidement », c’est le terme qu’il isole, un savoir qui loin de se situer sur une modalité d’apporter un « plus », un plus de savoir par exemple, opérerait une soustraction. Un évidement de cette jouissance mortifère, ce qui rejoint l’image de l’écopage.

Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée « Volonté de l’Autre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

Ce qui est permis devient obligatoire Yves Baton « Dieu est mort, plus rien n’est permis », voilà un thème majeur dans l’enseignement de Lacan. *Le désir, qui ne peut trouver d’objet de satisfaction, et l’interdit sont congruents puisque l’Autre, qui n’est plus là, ne peut donner son autorisation et permettre au sujet de jouir selon la Loi. Un autre thème traverse l’enseignement de Lacan : « Ce qui est permis devient obligatoire ». C’est à attirer l’attention sur cet autre thème que je consacre cette intervention. Les particules élémentaires 1 de Michel Houellebecq est un roman censé avoir été écrit dans les années 2080 au moment où, primo, l’homme actuel est remplacé par des êtres clonés, « une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir » ; 2 au moment où, secundo, « la solution à tout problème – y compris aux problèmes psychologiques, sociologiques ou plus généralement humains – ne peut être qu’une solution d’ordre technique ». 3 Le discours universitaire a supplanté et éliminé tous les autres, il règle la vie de sujets pour lesquels la sexualité, la mort, la singularité, la diversité et le vieillissement – des figures élues de la castration – ne sont plus sources de souffrance…

C’est pour autant, et à la seule condition, que le sujet ait une vue sur les règles qui régissent son rapport au partenaire et à sa jouissance, que le jeu de l’amour et de son ravage, a une chance de se présenter un peu plus comme un jeu, dans sa dimension ludique et un peu moins dans sa dimension mortifère. Mais ça, on peut se demander avec Lacan si c’est approchable. Néanmoins, et c’est cela qui est intéressant, Lacan ne recule pas. S’il ne croit pas à la sagesse par rapport à la jouissance, il ne choisit néanmoins pas la voie cynique. Le cynisme et la résignation, également compagnons de la jouissance, ne sont pas la voie de la psychanalyse. C’est très clair pour lui dans ce qu’il nous indique : « Que la jouissance puisse écoper à partir du moment où l’amour sera quelque chose d’un peu civilisé, c’est-à-dire où on saura que ça se joue comme un jeu,…, enfin c’est pas sûr que ça arrive… c’est pas sûr que ça arrive, mais ça pourrait quand

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Voir note 6. HOUELLEBECQ M., Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998. Ibidem, p. 385. Ibid., p. 392.

Accueil Cliquer raté sa vie et, pour revenir sur son échec, elle veut un enfant. Michel accepte, la grossesse tourne mal et un cancer de l’utérus tue Annabelle. Michel consacre alors les dernières années de sa vie à élaborer la théorie physico-mathémathique qui rendra le clonage parfait car son modèle scientifique élimine le hasard et les redondances qui frappent d’imperfections la reproduction sexuée.

Les particules élémentaires raconte donc la vie de deux de nos contemporains : celle du scientifique qui a rendu cette révolution scientifique possible, Michel Djerzinski qui s’est suicidé en 2009, et celle de son demi-frère aîné, Bruno Clément, qui se livre à l’impératif de jouissance sexuelle et termine ensuite sa vie médique mais heureux dans une clinique psychiatrique.

Voilà donc deux vies déprimantes et une solution, le clonage, qui pour être infantile et ridicule, n’en est pas moins lourde d’inquiétantes rémanences…

Ces deux hommes ont une mère complètement carente, décrite comme un zombie de la société de consommation des années cinquante, tombée dans l’orientalisme à bon marché des années soixante pour finalement dégénérer dans la fréquentation des sectes et des gourous criminels de snuff movies des décennies suivantes ! Cette lecture de l’évolution de la seconde moitié du vingtième siècle semble à Houellebecq tout à fait logique : l’individualisme matérialiste et individualiste de notre époque commence par rouler en Renault Dauphine pour poursuivre dans la consommation de sexe, de drogue, etc, et se conclure dans le meurtre en série ! Cette mère, Jeanine Ceccaldi, eut Bruno avec Serge Clément, chirurgien plasticien, père absent, et Michel avec Marc Djerzinski, grand reporter porté disparu quand Michel avait six ans.

Il faut souligner que nous ne sommes pas ici dans une littérature de l’absurde où la vie n’a pas de sens mais où le sujet est tenu de lui en donner une ; où l’Autre n’existe pas mais où chaque sujet a la responsabilité de créer du symbolique et de donner un sens à sa vie : « Il faut imaginer Sisyphe heureux » conclut Camus. Bien souvent, chez les romanciers de l’absurde, bonheur et sens de la vie s’appuient sur des idéaux ou des corps intermédiaires : idéologies, mouvements d’opinions, partis politiques, engagement éthique et civique, etc. Avec Houellebecq, nous avons affaire à une littérature de la déréliction et du « suicide occidental » 4 : le sujet, désarrimé des petits autres de qui il ne peut attendre rien d’autre que de la méchanceté suite à l’effondrement des 5 « communautés intermédiaires » comme la famille, se trouve esseulé face aux marchés économique, technologique et sexuel, esseulé dans un « climat général dépressif, voire masochiste ». 6 C’est là une constante chez Houellebecq : Lovecraft, malgré sa supériorité raciale, fait à New York l’expérience de la peur face à des concurrents étrangers supérieurs en force brutale 7 ; l’un des personnages de l’Extension du domaine de la lutte n’a, sur le marché sexuel, aucune chance auprès d’une jeune femme dès lors qu’il se trouve en concurrence avec un beau métis – on retrouve ce thème également dans Les particules élémentaires – qu’il pensera assassiner sans y parvenir ; 8 tous les personnages des Particules élémentaires font cette expérience de l’abandon total, de l’isolement ontologique et de l’infériorité sexuelle. 9 Trois ouvrages, un même

La vie de Bruno Clément se résume à quelques péripéties catastrophiques et à de longues années de quête insatisfaisante et ennuyeuse des objets de plaisir. Abandonné par sa mère, c’est un enfant et un adolescent obèse, souffre-douleur de ses condisciples internes, incapable d’aborder une jeune fille. Sur le marché économique, c’est un gagnant – son père est riche ; sur le marché sexuel, c’est un perdant et il le restera toujours. En effet, arrivé en fac, il rencontre une étudiante qui se suicide. Agrégé de lettres, il épouse Anne, dépense son argent dans les bordels, a un fils qu’il ne verra plus après son divorce. Après une première hospitalisation psychiatrique, il rencontre Christiane. Suite à une brève période de « bonheur » où il se livre à l’impératif de jouissance sexuelle échangiste, Christiane se retrouve paraplégique au cours d’une de ces partouzes et se suicide. Bruno, décrit plutôt comme un névrosé, rentre alors définitivement et de son plein gré dans la même clinique psychiatrique.

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Michel Djerzinski, présenté quant à lui plutôt comme un psychotique ordinaire, ne s’intéresse qu’aux mathématiques et aux sciences. En fin d’adolescence, il fuit une relation avec Annabelle qui l’aime. Vingt ans plus tard, il la retrouve. Elle a

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Ibid., p. 295. Ibid., p. 144. Ibid., p. 90. HOUELLEBECQ M., H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Paris, J’ai lu, 1999, p. 7. HOUELLEBECQ M., Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai lu, 1994, p. 116 et sq. HOUELLEBECQ M., Les particules élémentaires, op. cit., p. 116.

Accueil Cliquer diagnostic : l’Autre a déserté notre époque, ses tenants lieux sont carents (les mères), absents (les pères), emmerdants (les penseurs et écrivains), escrocs et criminels (les gourous). En l’absence de ces tenants lieux, les petits autres ne sont plus seulement des concurrents, que le pacte œdipien pourra réconcilier, mais des ennemis économiques et sexuels qui nous élimineront ou que nous tuerons. L’absence de Loi et d’interdits nous projettent dans la jouissance.

souligner toutefois la « réserve » de Lacan : « Rien ne force personne à jouir » et « le droit n’est pas le devoir ». A propos de Hans à qui son père donne l’autorisation déculpabilisante de regarder les chevaux, Lacan déclare : « Tout comme dans les systèmes totalitaires qui se définissent par le fait que tout ce qui est permis est obligatoire, il [Hans] s’y sent maintenant commandé. […] Que peut bien vouloir dire ce mécanisme que j’ai résumé sous cette forme – ce qui est permis devient obligatoire ? […] Cela doit donc être comme un mécanisme fait pour maintenir sous une autre forme le droit à ce qui était défendu ». 12

Pourquoi faut-il donc que « ce qui est permis devienne obligatoire » ? Dieu est mort, tout est obligatoire ! A plusieurs reprises dans son enseignement, Lacan pense le rapport du sujet à l’Autre. Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » 10 ,il pose trois positions du sujet face à l’Autre qui n’existe pas. Devant la demande de castration de l’Autre que le névrosé imagine, le sujet peut interposer entre lui et l’Autre l’écran du fantasme et limiter sa jouissance à celle qu’autorise la Loi du désir. En l’absence de « cette chaîne souple », le sujet n’a plus affaire à la demande mais à la « volonté de l’Autre ». Soit le sujet prend la position du sujet barré soutenant une cause perdue comme Claudel ou les romanciers de l’absurde ; soit le sujet se fait objet de l’Autre dans le bouddhisme et les sagesses. Il me semble que Les particules élémentaires, dans le cadre de nos sociétés où le discours universitaire domine, soutient cette position : Bruno se fait l’objet du marché et consomme ses objets et ses modes avant de trouver le sommeil des psychotropes ; Michel est, quant à lui, l’instrument de l’impératif de la science. Lacan pose donc qu’une demande de l’Autre peut devenir volonté de l’Autre, qu’un droit du sujet à jouir dans le cadre de la Loi peut se transmuter en obligation dictée par l’Autre.

Ici au contraire du Séminaire XX, le surmoi est allégé d’un poids de culpabilité mais cela n’empêche pas, paradoxalement, que l’autorisation de regarder devienne une obligation Ce paradoxe s’explique par la nécessité de maintenir un « droit à ce qui est défendu » même « sous une autre forme ». Il y aura toujours une Loi, déréglée ou pas. Le présent et l’avenir que nous décrit Houellebecq, qu’en dire ? En dénonçant l’impératif du bonheur pour tous et tout de suite, son roman marque sans doute un point : le père, la famille, le pacte œdipien, les « communautés intermédiaires » sont en perte de vitesse et n’offrent plus les idéaux universalisants qui pouvaient sécuriser les sujets. De ce fait les sujets se sentent isolés ; les petits autres deviennent inquiétants ; le racisme et la montée en puissance des idéologies sécuritaires trouvent là leur cause. Toutefois François Delor 13 n’a pas tort de dénoncer la perversion soutenant la thèse du clonage comme solution résolvant le problème de la sexualité et d’y opposer que le symbolique se diversifie et irrigue les lieux de l’Autre (même si nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas plutôt – dans Les particules élémentaires – d’une ironie de Houellebecq par rapport à ces effets contemporains du « droit à jouir »).

Le Séminaire Encore reprend ce thème de manière plus incisive : le « droit-à-la-jouissance » devient « impératif de la jouissance » dès lors que le surmoi s’en mêle : « Qu’est-ce que c’est que la jouissance ? Elle se réduit ici à n’être qu’une instance négative. La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien. Je pointe là la réserve qu’implique le champ du droit-à-lajouissance. Le droit n’est pas le devoir. Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance – Jouis ! ». 11 A 10 11

Plus fondamentalement si le père – en tant que « élément quart sans lequel rien n’est possible dans le nœud du symbolique, de l’imaginaire et du réel » 14 – disparaît, il est immédiatement et 12 13 14

LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 826-827. LACAN J., Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

27

LACAN J., Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994,, p. 281. Cf. DELOR, F., « Houellebecq avec Sade : une forme contemporaine de la perversion ? », inédit. LACAN, J., Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, in Aubert, J., Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 28.

Accueil Cliquer logiquement remplacé par le symptôme. Loin d’aller dans le sens houllebecquien d’une jouissance obligatoire et uniforme, le symptôme arrime la jouissance à un sujet singulier : « C’est en tant que l’inconscient se noue au sinthome, qui est ce qu’il y a de singulier chez chaque individu, qu’on peut dire que Joyce, comme il est écrit quelque part, s’identifie à l’individual. Il est celui qui se privilégie d’avoir été au point extrême pour incarner en lui le symptôme, ce par quoi il échappe à toute mort possible, de s’être réduit à une structure qui est celle même de lom ». 15 Chacun reste éthiquement responsable de la « structure qui est celle même de lom » : incarner sa singularité et opposer un non à la jouissance fut-elle singulière ou uniforme. *

Le moment où Harry, au début du film, raconte le poème et le chapitre sans en omettre une miette – vingt ans après leur publication et oubliés par l’auteur lui-même – est un moment d’étrangeté pour toute l’assistance. Dès ce moment, Harry n’aura de cesse que d’exécuter son projet. Michel doit écrire la suite des « singes volants ». C’est absolument nécessaire pour lui, il ne reculera devant rien pour que s’accomplisse ce grand projet. Il ira jusqu’à tuer, éliminer tout ce qui pourrait se mettre en travers de son chemin et empêcher Michel d’accomplir sa mission : l’écriture. Michel est au début quelque peu rétif mais va par la suite être gagné par la volonté de Harry qui est intraitable.

Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée « La volonté de l’/Autre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

Harry tuera d’abord le père et la mère de Michel, ensuite le frère qui s’est permis l’écart de rire du poème de Michel. Il tuera sa propre fiancée Prune et finira aussi par vouloir éliminer la femme de Michel et ses enfants. Mais là, c’est Michel qui tue Harry. C’est ainsi que l’histoire se boucle pour ce qui en est de la chronologie.

Harry, un ami qui vous veut du bien (barré) Daniel Pasqualin Pour vous parler de la Volonté de l’Autre barré, *j’ai choisi de m’appuyer sur le film récent de Dominik Moll : Harry, un ami qui vous veut du bien 1 . J’ai opté pour une autre écriture du titre, qui consiste à barrer le bien, ce qui est conforme, je pense, à l’éthique de Harry, le personnage principal de l’histoire.

Ce qui m’a intéressé dans ce film… Réalisé en France, ce n’est pas un serial killer américain comme il en passe à la douzaine sur les petits ou les grands écrans même si les clins d’yeux au cinéma d’outre-Atlantique sont nombreux. On sent que Dominik Moll a vu beaucoup de films américains. Mais ici, il s’agit d’autre chose. Il y a en quelque sorte un savoir articulé dans ce film, un savoir sur la jouissance. C’est une sorte de petit traité des jouissances comparées. Celle d’un sujet psychotique Harry et celle d’un sujet névrosé Michel. C’est l’histoire de la rencontre de deux jouissances. Je me suis donc amusé à disséquer la logique des deux protagonistes du film.

De quoi est-il question dans ce récit ? Harry et Michel se rencontrent dans les toilettes d’une station de bord de route. Harry est un copain de lycée d’il y a vingt ans. Michel a du mal à le reconnaître mais Harry s’invite chez son « ami » avec Prune, sa fiancée. Michel, de son côté est marié à Claire et a des enfants. Le film dès ce moment devient une sorte de huis clos. Harry se remémore parfaitement un poème que Michel a écrit il y a vingt ans dans une feuille de chou du lycée : « Un poignard en peau de nuit ». Michel avait complètement rayé de sa mémoire ce poème et ce désir par rapport à l’écriture. Il avait aussi commencé la rédaction d’un seul et unique chapitre d’un livre intitulé : « Les singes volants ». Pour Harry, Michel est un écrivain, cette œuvre est capitale et doit impérativement être poursuivie. 15 1

Pour interpréter le film, je me suis servi d’un mathème d’Alfredo Zenoni. 2 Ce mathème me permet de découper le film en quelques morceaux choisis. Premièrement : le rapport au manque dans l’Autre, ou quelle est sa (dernière) volonté ?

Idem. MOLL D., Harry un ami qui vous veut du bien, avec Sergi Lopez, Laurent Lucas, Mathilde Seigner, Sophie Guillemin, produit par Diaphana, France, 2000.

2

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ZENONI A., « Clinique de l’enfant psychotique : la voie de la sinthomatisation », Préliminaire n°4, p. 40.

Accueil Cliquer Le Père Ainsi quand Michel, en bon névrosé, se plaint de ses parents, des difficultés qu’il a avec son père, Harry lui rétorque : « On a toujours quelque chose à reprocher à son père ». Michel, lui, tempère cette faute du père par sa culpabilité. « Enfin, il ne faut pas exagérer, c’est tout de même mon père ! » – Harry : « Si, justement, il faut toujours exagérer, il faut s’épanouir dans la disproportion ».

Le névrosé comme le psychotique sont des sujets qui se réfèrent tous deux à l’Autre qui est manquant de structure. C’est leur manière de répondre au manque dans l’Autre qui les différencie. Comment Harry et Michel répondent-ils à la volonté de l’Autre barré ? Michel, de son côté est dépassé : il travaille, il travaille, il travaille encore. Comme le lui dit d’ailleurs Harry : « Le problème avec toi, c’est que tu veux satisfaire tout le monde. C’est ça qui ne va pas chez toi ». En effet, le personnage de Michel répond à la demande de l’autre sans arrêt, essaie de le satisfaire. Ainsi doit-il travailler à reboucher le trou béant du jardin où sa femme craint de voir tomber les enfants. Ainsi doit-il rendre visite à ses parents qui l’accablent d’un sentiment de culpabilité dont il ne peut se défaire. Michel est durant tout le film accablé par ses liens. Il en porte la marque de fatigue sur le visage.

C’est à ce moment du film qu’Harry passe à l’acte en tuant froidement les parents de Michel et cela, sans aucun sentiment de culpabilité. Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’un vœu de mort sur la personne du père mais bien de la réalisation d’un meurtre dans le réel. C’est en suivant à la trace cette logique de la jouissance que le spectateur attentif peut déduire que Harry a bien sûr déjà occis son propre père. Chaque problème trouve sa solution ! Les deux couples homme-femme du film sont aussi radicalement différents. Pour Michel et sa femme, on peut dire, pour aller vite, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Ce qui n’empêche pas Michel de se poser la question du désir de sa femme, ou plutôt, il essaye de ne pas se la poser en saturant sa demande autant qu'il le peut. Il essaye de la contenter et lui, en retour, n'est jamais content. Harry n'a pas de problème avec Prune. Ils ne semblent être ensemble que pour les relations sexuelles. Il n'y a pas l'ombre d'un différent entre eux jusqu'au moment où Michel traite Prune de « conne ». Cette parole de Michel que Harry répétera à Prune aura des effets dans le réel. Harry va se débarrasser aussi de Prune. Tout cela va se terminer à coup de poignard la nuit... Ne s'agit-il pas de la réalisation du signifiant « un poignard en peau de nuit », le fameux poème de Michel d'il y a vingt ans ?

Harry, lui, comme il le dit, « est libre comme l’air ». Il ne travaille pas. Il gère la fortune de son père (dont on déduira plus tard qu’il l’a tué). Harry a tout son temps, tout son argent, toute sa mémoire. Rien ne lui manque à première vue. Il est tout de suite prêt à offrir son argent à Michel. Sa devise est claire dès le début : « Il n’y a pas de problème qui ne trouve sa solution ». Pour Harry, il y a la solution au problème de l’Autre qui manque toujours de quelque chose. Au début, Harry est une sorte de cadeau tombé du ciel. Ainsi, quand la voiture de Michel tombe en panne, pas de problème pour Harry, « une bonne voiture avec la clim est le début d’une bonne solution ». Il offre une nouvelle voiture, un 4 x 4 rouge rutilant à son ami Michel. Celui-ci ne peut accepter d’être ainsi comblé et trouve la solution « un peu vulgaire ». Pour Michel, un tel cadeau ne peut se concevoir. Harry est libre de toute entrave, de toute culpabilité, et ne peut accepter le manque chez Michel.

L'écriture Pour Michel et pour le spectateur, ce poème est truffé d'une signification phallique un peu lourde, ce qui peut faire sourire. Mais pas Harry pour qui le signifiant n'est pas arrimé à cette signification et il me semble qu'il traite le texte, donc l'Autre, différemment. Dans « Les singes volants », cet unique chapitre du roman de jeunesse débuté par 29

Accueil Cliquer Harry de son côté ne veut absolument pas entendre parler d’enfants, pas question qu’il soit père, un bref dialogue avec Prune nous le montre. Prune : « Ils sont mignons, tu ne trouves pas… ? » – Harry : « Tu le sais depuis le départ : il ne sera jamais question d’enfant… ». Sont-ils tués dans l’œuf ? C’est une interprétation qui pourrait être faite mais justement, ce sinthome n’est pas interprétable pour Harry.

Michel au lycée, il s'agit de petites créatures avec une hélice montée sur la tête. Au début, explique Michel, « ils sont là pour aider les hommes, à la fin ils surveillent tout le monde ». Ces singes volants sont représentés un moment dans un cauchemar de Michel. L'image inquiétante et énigmatique représente un singe volant qui se rapproche toujours plus, pure présence d'un regard, accompagnée d'un cri angoissant. C'est le réel du cauchemar de Michel.

L’œuf, donc pour Harry, n’est pas comme pour Michel un reste de jouissance qui découle de l’opération du nom du père. Harry est en quelque sorte, comme on le voit dans un plan du film en communion avec (`oeuf. Il est cet œuf. Michel, lui, court après. C’est du côté du manque-à-être et du désir.

Mais qu'a été cette rencontre du singe volant pour Harry ? Le travail qu'il exige que Michel poursuive n'est-il pas l'effort opiniâtre, la volonté décidée de traiter le réel de cette rencontre du regard inquiétant qui surveille tout, en y ajoutant les autres chapitres ? Ne demande-t-il pas à son ami de traiter ce réel de façon métonymique, en ajoutant d'autres signifiants à la suite ? Ne s'agit-il pas de tempérer et de postposer la mauvaise rencontre avec la jouissance de l'Autre ?

Quand il arrivera finalement à se remettre à l’écriture, ce ne sera pas la suite des « singes volants » mais bien « Les œufs » qui sera le titre de son roman. Il doit s’extraire cette écriture, en trônant sur la planche des W-C, comme il se doit, fidèlement à sa structure. Tout cela dans la salle de bain rose, sur fond de « ce n’est pas ça ». La salle de bain rose, un peu vulgaire, est au début du film un autre cadeau déplacé offert par le père de Michel. Ce n’est jamais ça tout à fait qui peut combler le manque dans l’Autre du névrosé.

L'oeuf L'oeuf représente dans le film deux modes différents du rapport à la jouissance. L'oeuf apparaît d'abord chez Harry. Chaque fois qu'il a eu un orgasme avec Prune, il doit manger un oeuf. Il l'a lu quelque part et c'est ainsi. Il y a une certaine fixité dans ce qu'on peut considérer ici comme une pratique du corps. Après la jouissance sexuelle, Harry doit récupérer la perte en ingurgitant cet oeuf. L'oeuf pour lui n'a pas valeur de métaphore, ce n'est pas déplaçable dans une chaîne du discours.

Il y a un moment où la cohérence de la logique de Harry est brisée. La femme de Michel veut s’interposer dans le couple Harry-Michel, elle refuse qu’ils continuent à se voir. Harry ne peut lâcher Michel, selon son dire. La caméra nous laisse à penser qu’il va se planter avec sa belle voiture pour en finir. Il va s’évacuer de la scène dans un cri déchirant. Mais la suite nous montre qu’il revient la nuit dans la maison familiale pour achever la tâche commencée. Suicide ou meurtre. Michel ne peut soutenir cette solution de Harry qui veut maintenant en finir avec l’épouse et les enfants. Il le tue pour l’arrêter. Il balancera le corps de Harry dans le trou du jardin qui ne s’était toujours pas refermé depuis le début du film. Dans ce trou, Harry va retrouver le corps de Prune qu’il y avait lui-même jeté auparavant.

Chez Michel, par contre, on peut dire que l'oeuf, c o n t i e n t l e T o u t d 'a b o r d , i l e s t l i é a u d é s i r d e l'autre (ici Harry). Cela intrigue Michel. Ensuite cet œuf est métaphorique, il est déplaçable. C’est ici, un très beau plan-séquence qui nous montre littéralement le déplacement. Les œufs sont filmés de très près, le grain de leur texture apparaît, la couleur est celle de la chair, on passe du grain de la texture de l’œuf à la texture de la peau des fesses de Prune. De l’œuf à la poule, si j’ose dire, car Prune est perçue par Michel comme une femme facile qui va susciter son désir. De plus la paire de fesses n’est pas sans rapport avec la main aux fesses, qui est en quelque sorte le nom de jouissance du père de Michel. Refoulement et signification phallique sont ici conjoints.

C’est presque la fin de notre récit, Michel dort làdessus et c’est la fin du cauchemar. Il peut se réveiller pour continuer à dormir, en quelque sorte. Michel est maintenant « dans une belle voiture avec la clim ». Tout le monde est content, dort paisiblement enrobé d’un léger brouillard rosé. Cette scène vient répondre en boucle à l’ouverture du 30

Accueil Cliquer début. La famille était en voyage et tous étaient insatisfaits. Maintenant tout est bien… C’est la solution de Harry ! Harry, fantasme de Michel ? *

* Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée Volonté de l’autre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

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Want to be Variation dialectique autour du « Tu es… » Jean-Claude Encalado

d’évolué – que nos deux auteurs conçoivent l’origine du langage : « Tout parler humain nous apparaît ainsi comme un fait de nature [différent de culture] ; et il nous faut concevoir que du cri de l’homme primitif encore plongé dans l’animalité ancestrale jusqu’au français d’aujourd’hui, une évolution insensible et continue s’est poursuivie, sans qu’une création arbitraire en soit jamais venue rompre la ligne. Force nous est de penser par conséquent que le langage procède du cri ». 3 Retenons cette dernière phrase : « Le langage procède du cri. »

La dialectique du « Tu es (…) » parcourt les Écrits et les séminaires de Lacan. *Il y a, dès 1949, dans « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », le « Tu es cela ». Il y a ensuite, en 1953 et 1955, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » et dans « Variantes de la cure-type », la dialectique de « Tu es ma femme, tu es mon maître ». Il y a ensuite, à la fin du Séminaire Ill, le fameux « Tu es celui qui me suivras ». Enfin, tout à la fin du Séminaire V, il y a le terrible « Tu es celui que tu hais ».

Il « procède » certes, mais en même temps on ne peut pas dire qu’un cri, un son, un phonème constitue un langage. Que manque-t-il ? Que faut-il adjoindre à cette construction pour que nous ayons affaire à du langage ? « La plus simple interjection n’a de caractère linguistique qu’en ce qu’elle est interprétée par l’esprit de l’auditeur comme représentant une émotion donnée chez l’émetteur. C’est là qu’à côté du rôle de l’être qui émet des phonèmes (le locuteur), apparaît celui qui le perçoit (l’allocutaire). (…) Le langage proprement dit ne commence à exister que lorsque l’émetteur d’un son le destine essentiellement à un allocutaire, avec la volonté de provoquer une réaction appropriée de celui-ci, c’est-à-dire en somme d’être compris. Ce qui suppose que le locuteur a constaté antérieurement chez autrui l’aptitude à être impressionné de façon déterminée par un son donné ». 4

« Tu es celui qui me suivra (s) » et le schéma de l’interlocution C’est à partir de ce schéma de l’interlocution que l’on peut saisir le « Tu es celui qui me suivra (s) ». Lacan a été pêcher ce concept dans la fameuse grammaire de Damourette et Pichon, Des mots à la pensée. 1 Il est question de l’interlocution dans le chapitre : « Les éléments essentiels du langage ». 2 Nos deux auteurs se posent la question des origines du langage. Au XlXème siècle, cette question insoluble a été à ce point débattue par de fumeux amateurs de langues, que la Société linguistique de Paris, fondée en 1865, a inscrit dans ses statuts fondateurs de se refuser quelque réflexion que ce soit sur « l’origine du langage ».-Art. 2 : « La Société n’admet aucune communication concernant, soit l’origine du langage, soit la création d’une langue universelle ».-Exit donc le Volapük de Johan Martin Schleyer, l’Espéranto de Lazarus Zamenhof, ou le Novial d’Otto Jespersen. Pourquoi cet interdit ? Parce que très vite, et nécessairement, le recours à un élément extérieur au langage est obligatoire, voire à ce qui n’est pas encore le langage humain. D’où des questions du genre : y aurait-il chez les animaux un langage comparable au langage humain ? Ou encore, si nous distinguons le primitif de l’évolué, y aurait-il dans ce qui n’est pas un langage chez le primitif une amorce du langage chez l’évolué ?

Quel est ici l’un des éléments que nos deux auteurs posent comme « éléments essentiels » du langage ? Manifestement, ils posent qu’un cri, un son, un phonème ne signifie en lui-même strictement rien. Il ne reçoit de valeur, « affective » et « représentative », que de l’allocutaire, de l’auditeur, bref de l’Autre. Ici déjà, nous pouvons comprendre que Lacan dise que « l’émetteur reçoit son propre message du récepteur, sous forme inversée ». En effet, c’est l’allocutaire, c’est l’auditeur qui sanctionne la valeur sémantique de ce qui n’est encore chez le locuteur qu’un cri. Et pour être « compris », il y a à parler la langue de l’auditeur, la langue de l’Autre.

Or, c’est malheureusement avec cette double opposition – d’animal et d’humain, et de primitif et 1 2

3

DAMOURETTE J. et PICHON, Des mots à la pensée, Vrin, 1983.

4

Ibid., pp. 67-76.

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Ibid., pp. 67-68. Ibid., pp. 68-69.

Accueil Cliquer Quand Damourette et Pichon disent : « le mot est un cri fixé », nous pouvons très bien compléter cette formule bien frappée, par : « le mot est un cri fixé » par l’Autre. Bref, un des « éléments essentiels » n’est pas seulement de dire qu’il y a deux pôles dans ce schéma d’interlocution : le locuteur et l’allocutaire, mais de poser que prioritairement l’allocutaire détermine la valeur, affective et représentative, du son. Bref, l’auditeur, l’Autre est premier. Il y a donc, d’une part, l’in-fans, l’enfant qui ne parle pas encore, qui pousse des cris, mais il y a, d’autre part, l’Autre qui sanctionne, qui détermine la valeur à donner à ces sons.

Dire que les places de locuteur et d’allocutaire, du Je et Tu, sont réversibles, implique que ces pronoms personnels, ces « shifters » comme dira Jakobson, ou ces « déictiques » comme avait déjà dit Benveniste, sont des cases vides du langage, – places de celui qui parle, ou de celui à qui s’adresse cette parole –, termes qui ne tirent leur existence que du discours. Ces pures cases vides du langage sont précisément des éléments linguistiques qui viennent « crocheter », pêcher le vide même du sujet. Damourette et Pichon supposent là une passivité voire une soumission, une obéissance du sujet. Il est passif, il est soumis, il est esclave, voilà le sujet infans, à qui l’Autre du discours s’adresse. Et quand l’Autre s’adresse à cet in-fans, ce dernier occupe, pourrait-on dire anticipativement, une position d’allocutaire. C’est pour cela qu’ils disent : « Le rôle de l’allocutaire [c’est-à-dire de l’in-fans] pouvait n’être que purement passif, car le locuteur [ici, l’Autre qui s’adresse à l’in-fans] bien souvent, attendait moins de lui une réplique verbale qu’une manifestation d’obéissance. Mais un grand pas a été franchi le jour où l’allocutaire [c’est-à-dire l’in-fans à qui s’adressait le discours de l’Autre] s’est montré apte à devenir lui-même locuteur ». 8 C’est-à-dire le jour où lui-même a dit « Je », et s’est donc trouvé activement crocheté par ce shifter.

C’est pour cela que nos deux auteurs peuvent dire un peu plus loin : « L’enfant reçoit du dehors un langage tout fait ». 5 Et quand l’enfant a appris une langue, « l’Autre » ou le « dehors » se trouve alors à l’intérieur, se trouve dedans. Voici donc un des « éléments essentiels » du langage : priorité de l’allocutaire sur le locuteur. Dire qu’il y a une priorité, c’est dire que nous avons affaire à un rapport dissymétrique et non réciproque. Ce n’est que dans un temps second, et précisément dans l’acte de parole, qu’il peut y avoir symétrie et réversibilité. « La présence d’une personne qui parle et d’une personne qui écoute est obligatoire pour la plus élevée comme pour la plus humble des conversations, et c’est à bon droit que la tradition grammaticale distingue le locuteur sous le nom de première personne [Je], et l’allocutaire sous le nom de seconde personne [Tu]. (…) Le subjectif à deux termes, locuteur-allocutaire, qui est condition sine qua non du langage, n’est réellement constitué que lorsque les deux termes sont réversibles et se conçoivent comme tels ». 6

On peut construire un schéma à quatre termes et deux relations, l’une dissymétrique et non réciproque, l’autre symétrique et réciproque – « réversible », comme disent nos deux auteurs. Le schéma L de Lacan reprend ces deux relations. La relation imaginaire a↔a' est la relation symétrique et réciproque (réversible) de la parole. La relation symbolique A→S est dissymétrique. Posons-nous maintenant enfin la question : où peut-on inscrire le « Tu es… » ? Nous pouvons en fait inscrire deux « Tu es… » sur chacune de ces relations, l’une symbolique et l’autre imaginaire. Mais il va de soi que c’est la relation symbolique, fondatrice du Je qui nous intéresse ici au premier chef.

Pichon pose que « le subjectif est à deux termes ». Lacan n’aura eu aucun mal à reprendre cette formule linguistique dans sa propre construction. Dans « L’agressivité en psychanalyse », en 1946, il déduisait déjà le devenir analyste de « la structure même, bipolaire [ici], de toute subjectivité ». 7 5 6 7

C’est sur base de ce schéma que nous pouvons comprendre le chapitre du Séminaire III qui a pour

Ibid., p. 73. Ibid., p. 71. LACAN J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 103.

8

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DAMOURETTEJ, et PICHON, ibid., p. 71.

Accueil Cliquer titre : « Tu es celui qui me suivra (s) », 9 avec ou sans « s ». Pour saisir la subtilité entre « suivras » (avec s) et « suivra » (sans s), il faut recourir à un article de Benveniste, non pas seulement celui que Lacan cite dans son Séminaire III, « La nature des pronoms » de 1956, 10 mais aussi à un article de 1946, bien plus important me semble-t-il, « Structure des relations de personne dans le verbe », 11 tous deux publiés dans ses Problèmes de linguistique générale.

Tu es ma femme, Tu es mon maître Examinons maintenant une variété du « Tu es… », qui implique, me semble-t-il, moins les concepts de la linguistique, que le concept hégélien du désir de reconnaissance. 13

Cet article traite, lui aussi, de la relation réversible du Je – Tu, où le Je (première personne) désigne celui qui parle, et le Tu (deuxième personne) désigne celui à qui le discours s’adresse. Par contre, qu’en est-il de la troisième personne, du Il ? Le Il n’appartient pas à ce corrélat de subjectivité, il est hors de la relation Je – Tu.

Freud pose qu’il y a dans le rêve, dans le symptôme, un Wunsch, un désir, voire dira-t-il plus tard, une Befriedigung, une satisfaction. Mais en 1953, Lacan pose que ce désir qui anime ces formations de l’inconscient est le désir de reconnaissance hégélien. Dire que le désir qui sous-tend le rêve, et même le symptôme, est un désir de reconnaissance, c’est poser plus fondamentalement que ce désir est un désir d’être. Le désir de reconnaissance est un désir d’être, et spécialement un désir d’être Homme. En termes hégéliens, c’est un désir d’être une conscience de soi, et non plus une simple conscience engoncée dans la vie, dans un corps.

Benveniste définit la troisième personne comme n’étant justement pas une personne, comme étant une non-personne, une chose, un objet : « Tout ce qui est hors du "Je – Tu" reçoit comme prédicat une forme verbale de la troisième personne. Cette opposition toute particulière de la troisième personne [par rapport aux deux premières personnes] explique quelques-uns de ses emplois particuliers dans le domaine de la "parole". On peut l’affecter à deux expressions de valeur opposée. (…) D’une part, en manière de révérence, c’est la forme de politesse. (…) D’autre part, en témoignage de mépris, pour ravaler celui qui ne mérite même pas qu’on s’adresse "personnellement" à lui. De sa fonction de forme non-personnelle, la "troisième personne" tire cette aptitude de devenir aussi bien une forme de respect qui fait d’un être bien plus qu’une personne, qu’une forme d’outrage qui peut le néantiser en tant que personne ». 12

Reprenons cette dialectique de la reconnaissance, à seule fin d’en souligner les passages qui nous permettent de lire le Séminaire V. Au chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit, 14 nous n’avons plus affaire à une conscience connaissante qui essaie de produire un savoir sur le monde, nous n’avons plus affaire à un sujet face à un objet – nous avons affaire à une conscience qui est face à une autre conscience. Chacune de ces consciences veut prouver à l’autre et à elle-même qu’elle est plus qu’elle-même, qu’elle est plus qu’un corps engoncé dans la vie, qu’elle est plus qu’un animal. Et pour prouver que cette conscience de soi est humaine, et non pas animale, elle doit prouver à l’autre qu’elle peut se détacher de cette animalité, qu’elle peut faire le sacrifice de son corps, bref, attester qu’elle est plus spirituelle que charnelle.

De telle sorte que « Tu es celui qui me suivras », avec s, indique que l’Autre élève l’in-fans au rang de personne, de sujet, tandis que « Tu es celui qui me suivra », sans s, indique que l’Autre ravale l’in-fans au rang de non-personne, de chose, d’objet.

9 10 11 12

Le premier temps de la dialectique hégélienne porte donc sur le corps, et plus particulièrement sur la

LACAN J., Le Séminaire, Livre ln, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, pp. 307 – 320. BENVENISTE E., « La nature des pronoms » (1956), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

13

BENVENISTE E., « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

14

Ibid., p. 231.

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Je me suis servi ici du cours de J.-A. Miller, « Les grandes scansions dans l’enseignement de Jacques Lacan », inédit, 1981-2. HEGEL, La phénoménologie de l’esprit (1806), Aubier-Montaigne, 1941. J’ai montré dans un DEA « Ce que Lacan doit à Kojève », l’usage étendu que Lacan a fait de cette dialectique.

Accueil Cliquer négation du corps. C’est peut-être du fait du point de départ hégélien de son enseignement, qu’il a fallu à Lacan tout un détour, un long détour pour réintroduire, dans les années 70, le corps et la jouissance. « Il faut un corps pour jouir », dira-t-il en 1973 dans Encore. Mais ici, en 1953, du fait de cette apologie du symbolique, le corps est relégué au registre imaginaire, alors que si nous lisons Freud, nous nous apercevons dès 1905, dès les Trois Essais, que c’est la jouissance du corps qui est première.

attachée à la vie, et par là finalement témoigne qu’elle adhère encore à son animalité, car elle a vu, elle, le véritable « maître absolu » comme dit Hegel, elle a vu ce que nul ne peut voir : la mort. Du coup, elle bat en retraite, remet les armes, se rend, et par là reconnaît que l’autre conscience est une conscience de soi. Cette dernière sera appelée « maître », tandis que la première qui aura reculé à sacrifier sa vie, son corps, qui aura donc préféré adhérer à son animalité, sera dite « esclave ».

Bref, pour prouver qu’on est un Homme, pour prouver qu’on est une conscience de soi qui peut s’élever au-dessus de sa propre animalité, on va sacrifier ce qui définit cette animalité : son corps, sa vie.

Cette relation initialement réciproque, symétrique ou imaginaire devient maintenant dissymétrique et symbolique, puisque la conscience « esclave » reconnaît l’autre conscience, contre laquelle elle a lutté, comme son maître. Il y a reconnaissance symbolique de l’autre conscience de soi comme étant le maître.

Mais ce sacrifice se fait au nom d’une visée : l’être, être une conscience de soi, être Homme. Et cette conscience rencontre une autre conscience qui est, elle aussi, dans la même problématique, qui veut, elle aussi, prouver à l’autre et à elle-même qu’elle est une conscience de soi qui peut se détacher de son animalité, de son corps. Comment ces deux consciences vont-elles le prouver sinon en combattant ?

Lacan, en 1953-1956, va articuler cette dialectique de la reconnaissance au schéma de l’interlocution, c’est-à-dire au schéma de la parole. En 1953, Lacan manifestement hégélianise la psychanalyse freudienne. Nous le trouvons dans le texte lui-même. Prenons simplement les actes du Congrès de Rome, qui sont repris dans le volume I de la revue de Lacan La psychanalyse. Ce texte est un texte fondateur d’une nouvelle école, la SFP, et déjà à l’époque se référait aux Écoles antiques.

Chacune est ici dans une relation réciproque, symétrique. C’est pourquoi Lacan dit que la relation symétrique, réciproque, spéculaire conduit à la lutte. Et que c’est seulement par le passage à la relation symbolique, à la relation de parole, qu’il y a pacification.

Quelle était la formule inscrite au fronton de l’académie de Platon ? C’était – en rapport d’ailleurs avec le théorème de Pythagore – celle-ci : « Que nul n’entre ici s’il n’est pas géomètre », c’est-à-dire que nul n’entre ici qui ne reconnaisse les conséquences que les Pythagoriciens eux-mêmes n’avaient pas voulu reconnaître. Quelle est la devise que Lacan inscrit au fronton de la SFP ? – « Que nul n’entre ici s’il n’est dialecticien ». 16

Lacan le dit dans « Fonction et champ de la parole et du langage » : « Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’autre ». Ou encore : « Ce désir lui-même, pour être satisfait [Lacan met donc bien l’accent sur la satisfaction, sur la Befriedigung, mais voilà, cette satisfaction n’est pas articulée au corps] dans l’homme exige d’être reconnu, par l’accord de la parole ou par la lutte de prestige, dans le symbole ou dans l’imaginaire ». 15

Pour saisir le « Tu es ma femme, tu es mon maître », articulons ce schéma linguistique au schéma dialectique. Partons de ces phrases de « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » : « Le langage humain constituerait donc une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée, formule que nous n’avons eu qu’à reprendre de la bouche de l’objecteur 17 pour y reconnaître la frappe de notre

Chacune des consciences va lutter, va se battre avec l’autre conscience pour prouver qu’elle est humaine et non pas animale. Et dans cette lutte à mort, que se passe-t-il ? C’est qu’une des deux consciences ne va pas aller jusqu’au bout, une des deux reste encore

16 15

17

LACAN J., « Fonction et champ de la parole », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 268 et p. 279.

35

LACAN J., in La Psychanalyse, PUF, 1956, p. 249. Il s’agit de Claude Lévi-Strauss, cf. Lettre de l’E. EP., n°15, « La troisième ».

Accueil Cliquer propre pensée, à savoir que la parole inclut toujours subjectivement sa réponse ». 18 Et un peu plus loin : « Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question ». 19 Au départ, donc, on a une question concernant « ce que je suis ». « Ce que je suis », le sujet ne peut y répondre par lui-même. Il doit recourir à l’Autre pour le savoir. Cette question est adressée à l’Autre, altérité dont la réponse détermine d’une certaine façon l’être du sujet. Cette problématique traverse plusieurs écrits de Lacan. Citons-les rapidement : « Que suis-je là ? » dans « D’une question préliminaire », 20 « Que me veutil ? » dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », 21 « Peut-il me perdre ? » dans « Position de l’inconscient ». 22 Dans ces quatre grands textes, une constante : le mode de relation du sujet à l’Autre est incarné par une question.

époux ». On peut écrire cela sur un schéma qui se base sur le principe de la rétroaction :

Dans « Variantes de la cure-type », Lacan resserre cette structure de l’allusion ainsi : « Ce n’est pas assez de dire que, dans cet acte (de parole), le sujet suppose un autre sujet, car bien plutôt il s’y fonde comme étant l’autre, mais dans cette unité paradoxale de l’un et de l’autre, dont on a montré plus haut que, par son moyen, l’un s’en remet à l’autre pour devenir identique à lui-même. On peut donc dire que la parole se manifeste comme une communication où non seulement le sujet, pour attendre de l’autre qu’il rende vrai son message, va le proférer sous une forme inversée, mais où ce message le transforme en annonçant qu’il est le même. Comme il apparaît en toute foi donnée, où les déclarations de "tu es ma femme", ou "tu es mon maître" signifient "je suis ton époux", "je suis ton disciple" ». 25

Revenons à « Fonction et champ de la parole et du langage ». La relation du sujet à l’Autre est incarnée donc dans cet écrit par une question : « Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question. Pour me faire reconnaître de l’autre, je ne profère ce qui fut qu’en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l’appelle d’un nom qu’il doit refuser ou assumer pour me répondre ». 23

Pourquoi Lacan parle-t-il d’« unité paradoxale » ? Où est le paradoxe ? Pourquoi dit-il : « L’un s’en remet à l’autre pour devenir identique à luimême » ? Pourquoi dit-il que « ce message le transforme en annonçant qu’il est le même » ? Certes, la dialectique, la médiation par l’Autre, met l’accent sur l’aliénation, sur la détermination de mon être par l’Autre. Certes, je ne suis que par la grâce de l’Autre. Et donc par un côté, on peut analyser le versant de l’aliénation, l’incidence de l’Autre sur le sujet. C’est-à-dire analyser l’aliénation constituante, la marque de l’Autre sur le sujet.

Pour connaître la réponse de l’Autre à ma question, je m’adresse à l’Autre, l’investissant d’un pouvoir de détermination. La parole, dit Lacan, « engage son auteur en investissant son destinataire d’une réalité nouvelle ». 24 Lacan donne deux exemples de ce destinataire : ma femme, mon maître. Je pose ma question à ce destinataire investi d’une réalité nouvelle. Je m’adresse à elle, et lui dis : « Tu es ma femme ». Cette réalité nouvelle peut être de son côté rejetée ou recevoir l’approbation. Si c’est « oui », alors du même coup, ce « sujet se scelle d’être l’homme d’un conjungo ». Le « Tu es ma femme » devient rétroactivement « Je suis ton 18 19 20 21 22 23 24

Mais l’autre aspect, côté sujet, c’est « Je veux être », un « Je veux être » à travers l’Autre. « Peut-il me perdre ? » met l’accent là-dessus. « Peut-il me perdre ? », c’est vouloir être à travers le manque dans l’Autre.

LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 298.

Il faut prendre effectivement en compte ce deuxième aspect dans cette dialectique. Certes, il y a la médiation de l’Autre, il y a l’aliénation, mais il y a aussi le « Je veux être » à travers l’Autre, quasi malgré l’Autre, comme si la détermination qui vient

Ibid., p. 299. LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 549. LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 815. LACAN J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 844. LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 299.

25

Ibid., p. 298.

36

LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 351.

Accueil Cliquer l’affuble. C’est parce que je veux être son « disciple » que je l’affuble du prédicat « mon maître ». Dans cette dialectique-ci, l’Autre n’est plus primordial. Ici, manifestement, l’Autre est pris comme élément de médiation satisfaisant mon vouloir-être.

de l’Autre était seconde par rapport à ce « je veux être » initial. Il me semble que c’est comme ça que l’on peut comprendre le paradoxe. Ici, ce n’est pas l’Autre qui me dit : « Tu es cela ». C’est moi qui lui dis « Tu es (…) ». Et tu es quoi ? La qualité de l’Autre est fonction de mon vouloir-être. C’est parce qu’initialement je veux être ton époux que je dis : « Tu es ma femme ». Lacan, là, modifie quelque chose à la dialectique hégélienne.

Nous avons vu la dialectique du « Tu es celui qui me suivra (s) » ; nous avons vu la dialectique du « Tu es ma femme, tu es mon maître ». Venons-en maintenant à cette terrible dialectique annoncée à la fin du Séminaire V : « Tu es celui que tu hais ».

Tu es celui que tu hais

De quoi est-il question dans les Séminaires IV et V ? Il est question du manque du sujet, du manque dans l’Autre, du manque d’objet aussi bien, et comment le manque du sujet s’articule au manque dans l’Autre. Les grandes sections du Séminaire V – baptisées par J.-A. Miller « La logique de la castration » et « La signifiance du phallus » – interrogent la constitution de ce sujet comme sujet sexué, ayant choisi, en fonction de son Autre, son « idéal du moi ». Ce sujet se constitue comme sujet sexué en fonction des « insignes de l’Autre ». C’est la métaphore de s(A).

Récapitulons schématiquement ces deux relations dialectiques avant de passer à la troisième. Le schéma de l’interlocution dit combien le sujet est constitué par la médiation de l’Autre. Et, en fonction de la façon dont l’Autre s’adresse à cet allocutaire, que ce soit à la deuxième ou à la troisième personne, il l’élèvera à la dignité de sujet – tu es celui qui me suivras – ou il le ravalera à l’abjection d’objet – tu es celui qui me suivra –, c’est-à-dire le considérera ou comme une personne ou comme une chose. Dans cette dialectique de l’interlocution, l’être du sujet est fonction de l’Autre.

Dans tous ces chapitres consacrés à la signifiance du phallus, il y a une objection à Hegel. Examinons la stratégie de cette objection. Elle est développée aux pages 321 et 322 des Formations de l’inconscient. Quelle est l’objection que Lacan formule à l’égard de cette dialectique du Maître et de l’Esclave ? C’est que nous voyons difficilement, dit-il, comment pourrait s’y introduire la vie. La vie ? Effectivement, nous voyons difficilement comment Hegel pourrait introduire la vie dans cette dialectique, puisque le premier pas de cette dialectique se fait au nom de l’humanité, au nom de la spiritualité, et au détriment de l’animalité et de la chair ! C’est pour être reconnu comme homme que je suis prêt à sacrifier toute attache à ce qui définit mon animalité, et donc prêt à sacrifier mon corps, ma chair, bref ma vie. Lacan a donc raison de dire qu’il est difficile de voir comment Hegel pourrait y introduire la vie, puisqu’il l’exclut d’emblée.

La seconde dialectique du sujet et de l’Autre met l’accent sur un autre point. Certes, dans la dialectique du « Tu es mon maître », mon être en passe aussi par la médiation de l’Autre puisque ce n’est qu’en retour que je serai dit son « disciple ». Mais est-ce si sûr ? Car quel est le paradoxe de cette dialectique ? Il consiste à affubler l’Autre d’une « réalité nouvelle », comme dit Lacan, d’un titre, d’un nom, d’un prédicat, mais qui est fondamentalement choisi sur base de ce que je veux être. Cette seconde dialectique contredit la première, car ici mon être n’est plus fonction de la façon dont l’Autre primordial m’élève ou me rabaisse, mais est fonction de ce que je veux être. Ici, ce que je veux être détermine mon rapport à l’Autre. Dans cette seconde dialectique, l’Autre est-il vraiment le « grand » Autre, le plus « grand », magis ? Cet Autre, est-il vraiment mon maître, mon magister ? Est-ce qu’il n’y a pas dans ma tentative de le nommer, de le prédiquer – tu es « mon maître » –, une volonté de le réduire au prédicat inverse de ce que je veux être, moi, le petit, le minus ? Ce, au point que ce magis, je le réduis, je le minoré, j’en fais mon ministère d’être. Il y a une relation inverse entre ce que je veux être et le prédicat dont je

Mais pourquoi Lacan dit-il cela en 1958, et non pas en 1953 ? En 1953, Lacan niait la vie pour promouvoir le concept de symbolique, tandis qu’en 1958 émerge un nouveau concept qu’il n’avait encore jamais utilisé précédemment : le concept de besoin. Dans cette dernière section des Formations de l’inconscient, Lacan va exploiter ce concept de

37

Accueil Cliquer besoin à la fois pour contredire Hegel et pour cerner au plus près le désir du névrosé.

demande d’amour institue l’Autre, tandis que le désir destitue l’Autre. Cette opposition structurelle recouvre l’opposition clinique : l’inconditionné de la demande d’amour relève davantage de l’hystérie, tandis que la condition absolue du désir relève davantage de l’obsession. Le besoin, en passant par la demande, subit une perte, laisse un résidu. Ce résidu va se retrouver audelà de la demande, et va constituer la condition absolue de désir. Ce au point où « l’Autre perd sa prévalence », et où « le besoin, en tant qu’il part du sujet, reprend la première place ». 28

La dernière section du Séminaire V paraît traiter de la grande opposition clinique entre hystérie et obsession. Mais il me semble que Lacan élabore surtout de nouveaux concepts, une série de trois concepts, pour relire cette clinique. Certes, il y a le grand Autre du signifiant qui accueille la demande du sujet. Certes, il y a le désir du sujet comme se constituant par la médiation de l’Autre. Mais dans cette quatrième et dernière section ces concepts si classiques seront complètement réélaborés.

Il me semble dès lors que nous pouvons construire un schéma qui articule le schéma de l’interlocution (1°) – où j’adviens par l’Autre – et celui de la condition absolue du désir (2°) – où le désir absolu du sujet destitue la prééminence de l’Autre.

Les concepts qui émergent, et qui précédemment étaient peu présents dans les Écrits de Lacan, sont d’abord le concept de « besoin », ensuite celui d’« inconditionné de la demande d’amour », et enfin celui de « condition absolue du désir ». C’est avec cette série de nouveaux concepts que Lacan va relire la clinique de l’hystérie et de l’obsession. Prenons le chapitre XX consacré à la Belle Bouchère. Nous pourrions croire qu’il est consacré à l’hystérie. Certes, mais pas seulement. En effet, tout le début de ce chapitre porte sur la distinction entre ce qui relève de l’Autre et ce qui relève proprement du sujet. Au niveau symbolique, le désir du sujet est désir de l’Autre. Au niveau imaginaire, la « relation narcissique est ouverte à un transitivisme permanent », où je fais ce que l’autre fait, et où je veux ce que l’autre veut. Et Lacan nomme ces deux relations par ces termes : « deux modes d’ambiguïté ». Par « ambiguïté » (ambi en latin, signifie que la chose appartient aux deux), il faut entendre que ce qui est de l’un est en fait de l’Autre, et qu’il y a, dit Lacan, un « franchissement » de l’un à l’autre. Toute la question concerne alors ce qui est propre au sujet : « l’originalité », « l’irréductibilité » et « l’authenticité » du désir du sujet, 26 bref, ce qui est du sujet et non plus de l’Autre. Et Lacan se pose alors la question d’un désir non « adultéré » par la demande. 27

Ce schéma anticipe le couple aliénation-séparation que Lacan construira en 1964, dans son écrit « Position de l’inconscient ». En effet, que dit Lacan, ici, en 1958, sinon que le besoin, en passant par la demande qui le diffracte, laisse un reste. Ce reste vaut comme condition absolue du désir. Ici, il ne s’agit plus du désir de l’homme qui se constitue par le désir de l’Autre. Baptisons-le plutôt du nom que Lacan lui donnera plus tard : une jouissance. Ici, la jouissance du sujet veut rejoindre ce reste, condition absolue du désir, au-delà de la fracture imposée par l’Autre de la demande : une jouissance au-delà de l’Autre. Et c’est cette jouissance qui fait alors se destituer cet Autre symbolique : « L’Autre

Prenons à présent le chapitre XXI consacré aux rêves de l’eau qui dort. Là encore, nous pouvons penser que c’est un chapitre consacré à l’hystérie. Et pourtant, c’est là que Lacan introduit cette trilogie : besoin, demande, désir ; et surtout cette radicale opposition entre l’inconditionné de la demande d’amour et la condition absolue du désir. Ici, la 26 27

Tous ces termes se trouvent dans le Séminaire V, p. 358. LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 359.

28

38

Ibid., p. 382.

Accueil Cliquer perd sa prévalence. » La jouissance quand elle veut rejoindre cette condition absolue fait se ravaler l’Autre au rang d’objet.

J’ai cité là, dans la traduction de Benito Pelegrin*, l’aphorisme 300 de l’Oraculo Manual y Arte de la prudentia de Baltasar Gracian, auquel Lacan, dans Télévision, fait la plus élogieuse référence. Il s’agit du dernier aphorisme de ce recueil encore souvent évoqué sous le titre contestable de L’homme de cour, selon le choix de son premier traducteur Amelot de la Houssaye.

Cette jouissance d’au-delà de l’Autre de la demande, cette jouissance nouée à la condition absolue, pourquoi Lacan l’articule-t-il maintenant à la haine ? Pourquoi, alors même que Lacan situe « l’authenticité »,« l’originalité », «l’irréductibilité » du désir du sujet du côté de cette condition absolue, en vient-il à dire : « Tu es celui que tu hais » ?

Cet Oraculo Manual reprend en grande partie les maximes de trois précédents ouvrages (El Politico, El Heroe, E ! Discreto). Il s’inscrit donc dans une série de guides de conduite, sortes de traités de la réussite sociale sous forme de maximes, qui ne constitue qu’une des quatre faces que l’on peut distinguer dans l’œuvre de Gracian. Les trois autres consistent en un traité de stylistique et rhétorique, Agudeza y Arte del ingenio, en un roman d’aventures philosophique, allégorie de la vie humaine, El Criticon, et en un Art de communier, El Comulgatorio, seul ouvrage publié sous le nom véritable de son auteur, Lorenzo Gracian.

Lacan se réfère au commandement de Saint Paul : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », commandement auquel il s’était déjà référé dans le Séminaire Ill, Les psychoses, et dont il approfondira l’analyse dans le Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse. Ce commandement est formulé du lieu de l’Autre, car « il est impossible de répondre à la première personne à cette sorte d’interpellation » (où l’on dirait : « J’aime mon prochain »). Freud a démontré dans son Malaise dans la civilisation que ce commandement d’amour masquait (verleugnete) une haine foncière, une Agressionslust du sujet à l’endroit de l’autre. Le sujet est cette satisfaction, il est cette jouissance qu’il hait. Tu aimeras ton prochain comme toi-même tu es, comme toi-même tu hais. *

Selon l’accent que l’on portera à telle ou telle partie de l’ensemble, la lecture de Gracian pourra différer considérablement. Saisir la structure générale de l’œuvre est donc essentiel. En gros, l’accueil de celle-ci s’est opéré suivant deux écoles. Il y a une tradition espagnole de la lecture de Gracian et une tradition française. Si en France Gracian a très tôt été reçu comme un auteur subversif, un esprit fort, rebelle à la Compagnie de Jésus, à laquelle il n’a cependant jamais cessé d’appartenir, en Espagne a longtemps prévalu au contraire une lecture hagiographique de Gracian, Chrétien indiscutable, qui se serait profondément repenti de ses démêlés avec la Compagnie. Pour les uns, il s’agit d’un précurseur des grands moralistes français, La Rochefoucauld, Chamfort ou Voltaire, voire même de Nietzsche, pour les autres, Gracian le Jésuite a certes emprunté des masques, mais il ne s’agit ni d’un libertin, ni d’un cynique.

Conférence donnée au Courtil, dans le cadre d’un cycle de conférences consacrées au Séminaire V, Les formations de l’inconscient.

Ne pas faire d’éclats La sainteté selon Baltasar Gracian Yves Depelsenaire « En résumé, être saint, car c’est tout dire en un seul mot. La vertu est chaîne de toutes les perfections, centre des félicités ; c’est elle qui fait un homme prudent, avisé, sagace, raisonnable, sage, vaillant, pondéré, intègre, heureux, plausible, véritable et universel héros. Trois S rendent heureux : saint, sain et sage. La vertu est le soleil du monde mineur et son hémisphère est la bonne conscience ; elle est si belle qu’elle remporte la grâce de Dieu et des hommes. Rien n’est aussi aimable que la vertu, ni si détestable que le vice. La vertu est une chose véritable, tout le reste est chimères. La capacité et la grandeur se doivent mesurer par la vertu et non par la fortune : elle se suffit à elle-même. L’homme vivant, elle le rend aimable et, mort, mémorable ». 1 1

L’opposition radicale de ces deux conceptions ne peut être levée qu’à ressaisir le contexte historique du débat philosophico-religieux qui oppose à cette époque les Jésuites aux Jansénistes. C’est l’immense mérite de Benito Pelegrin que d’avoir ainsi mis en perspective la place singulière de Gracian dans cette dispute. La structure d’ensemble de l’œuvre s’en trouve éclairée de façon décisive. 2 Même si, 2

GRACIAN B., Oraculo Manual y Arte de la prudencia, traduction française de Benito Pelegrin : Manuel de poche d’hier pour hommes politiques d’aujourd’hui, Éditions libres Hallier, Paris, 1978.

39

PELEGRIN B., Le fil perdu du Criticon de B. Gracian : objectif PortRoyal, Publications de l’Université de Provence, Aix, 1985 ; Éthique et esthétique du Baroque, Actes Sud, 1985.

Accueil Cliquer paradoxalement, son influence comme moraliste en France se fera aussi via des cercles jansénistes, c’est contre Pascal et Port-Royal que Gracian pense. Pour lui, la faculté de choisir est un des plus grands dons d’en haut. Il défend donc la direction de l’esprit et le libre arbitre contre la grâce et la prédestination. Mais la conception que Gracian se fait de l’esprit est parfaitement originale, et nul avant lui ne l’a articulée en ces termes. Pour Gracian en effet la manifestation la plus élémentaire, et en même temps la plus élevée, de l’esprit n’est autre que la pointe du mot d’esprit. Le plus simple calembour est déjà une manifestation du Saint-Esprit. Et quand Lacan, dans le Séminaire IV, formule que le Saint-Esprit, c’est l’entrée du signifiant dans le monde, il reprend exactement une idée fondamentale de Gracian. 3

qu’enseigne Gracian n’obéit pas au principe de plaisir. Son idéal n’est pas la tranquillité du sujet ; il s’agit d’un calcul, soumis à bien des vacillations, en fonction de la circonstance, de l’occasion. Là encore Gracian est anti-janséniste. L’Oraculo Manual décline les variations de ce calcul : l’Art de la prudence est un art du maniement des semblants, non pour briller, mais pour faire émerger la cause. Et faire émerger la cause implique que le sujet sache quand et comment il convient de s’effacer, quand et comment il convient de se manifester. Quelques exemples, cueillis pratiquement au hasard dans l’Oraculo Manual des vertus très diverses qui composent cette sainteté étrange consistant à ne pas faire d’éclats : savoir s’écarter (aphorisme 33), ne pas faire étalage (106), savoir se doser (98), ménager ses réserves (170), ne pas se mêler des affaires d’autrui (284), ne pas trop attirer l’attention (278), ne pas condamner seul ce qui plaît à beaucoup (270), penser avec la minorité mais parler avec la majorité (43), ne pas s’individualiser à l’excès (223), être fou avec tous plutôt que sage tout seul (208), mais se garder de la folie commune (209), savoir faire la bête (240), se faire sa place sans être importun (199), oublier les manières sans être sans façons (275), prévenir les injures et en faire des faveurs (259), ne jamais en arriver à la rupture (257), savoir se faire aimer de tous (40), n’être pas intraitable (74), n’être point récriminateur (109), n’être pas cérémonieux (189), savoir se faire oublier (262), n’être point mauvaise langue (228), éviter qu’on en attende trop de vous (19), savoir entretenir l’attente (95), ne jamais s’engager avec qui n’a rien à perdre (112), etc.

Il ne faut pas en déduire que l’œuvre de Gracian consiste en une rhétorique généralisée à l’ensemble des conduites humaines. Thèse où je ne suivrai pas Benito Pelegrin, qui réduit trop le point de vue de Gracian à une esthétique. J’y vois plutôt une éthique du bien dire et une politique du Witz, dignes de nous intéresser au plus haut chef. J’ai eu naguère l’occasion de discuter avec Benito Pelegrin de l’aphorisme 300. J’avais été frappé par l’absence de toute note en commentaire de cet aphorisme, alors que l’édition de Pelegrin abonde en notes critiques, et j’en présumais un certain embarras à l’endroit de ces lignes. A mes questions à ce propos, Pelegrin finit par me répondre qu’il ne s’agissait à ses yeux que d’une pirouette ironique, conformément d’ailleurs à l’aphorisme 73, « Comment s’en tirer par une pirouette ». 4 Sans doute l’ironie est-elle omniprésente chez Gracian, et même un certain cynisme sur lequel je reviendrai. Mais s’il est un maître de l’ironie, il n’en est pas moins un auteur sérieux, et Lacan l’a considéré ainsi tout spécialement s’agissant de sa conception de la sainteté, puisqu’il la tient pour la plus propice à situer objectivement le psychanalyste comme « rebut de la jouissance ». 5

Le psychanalyste pourra certes faire siens les autres principes suivants : savoir ne pas épuiser le désir (200), savoir ne pas dire toutes les vérités (181), n’être pas surfin (239), n’être pas trop intelligible (160), mesurer ses paroles (250), savoir jouer de l’absence (282), ne jamais rivaliser (114), savoir laisser courir (138), ne pas faire une affaire de ce qui ne l’est pas (121), savoir jouer de la vérité sans mentir (181), savoir demander (235), savoir refuser (70). La prudence commandera encore de ne pas régler notre action sur des maximes générales. Chacun de nos dits, chacun de nos actes a son contexte particulier. Mais les dits et les actes qui répondent à ce contexte doivent aussi permettre d’élargir l’horizon, ne serait-ce qu’en tapant à côté. Sont donc les plus requises les armes de l’équivoque, de l’allusion, du suspens, du détour, du mi-dire. « Connaître et savoir user des pointes »

Plutôt qu’à cette formule, souvent reprise dans notre communauté de travail, je m’arrêterai ici aux termes précis dans lesquels Lacan qualifie d’abord la voie de la sainteté selon Gracian : celle de ne pas faire d’éclats. Remarquons-le bien, ne pas faire d’éclats ne fut la position dans le monde ni de Gracian ni de Lacan en toutes conjonctures. L’art de la prudence 3 4 5

LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Seuil, Paris, 1994, p. 48. GRACIAN B., Oraculo Manual yArte de la prudencia, Op. cit, p. 143. LACAN J., Télévision, Seuil, Paris, 1973, p. 29.

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Accueil Cliquer tout simplement ». Le Bien-dire, comme écrit en manuductio de « Télévision », 6 ne dit pas où est Le bien. Dire où est le bien fait toujours obstacle au discours analytique, car le Bien recouvre toujours le réel. C’est sa fonction. Et, comme Lacan le note dans son Séminaire VII, « on n’a jamais massacré les gens que pour leur bien ». « Ne vengeons pas le meilleur par le pire » écrivait quant à lui Baltasar Gracian.

recommande ainsi l’aphorisme 37. Il s’agit d’épouser les semblants, non pour dénoncer les apparences, mais pour donner à voir ou à entendre autre chose. L’Oraculo Manual yArte de la prudentia est à lire avec Agudeza yArte de ! ingenio. On voit d’ailleurs combien les deux titres se font écho. Le malentendu guette le lecteur qui ne saisit pas l’articulation intime entre ces deux ouvrages. Il fonde la réception du premier comme traité de stratégie du courtisan. L’erreur consiste en la prise à la lettre des préceptes cyniques divers qui émaillent l’ouvrage. Par exemple : ayez un bouc émissaire (149), l’on ne doit jamais par compassion du malheureux perdre les bonnes grâces du fortuné (163), connaître les fortunés pour s’en servir et les malheureux pour les fuir (31), savoir utiliser ses amis (158), avoir toujours deux fers au chaud (134), donner d’avance comme une grâce ce que l’on devra donner ensuite comme un salaire (236), faire dépendre de soi (5), laisser le premier mot pour avoir le dernier (144), passer pour serviable (32), etc. Il faut lire l’irrésistible Criticon pour saisir à quelle distance ironique se situe Gracian par rapport à la violence des puissants et à la vanité des parvenus. Mais face au désordre du monde, la tactique de Gracian est de ne jamais protester frontalement au nom de la vérité, qui n’accouche jamais que de monstres.

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Exposé le 25 octobre 2000 à la Journée du Jumelage entre le Cercle de Tel-Aviv du GIEP et de l’ACF-Belgique, intitulée « Les obstacles au discours analytique ».

L’Autre chez Sartre Son effacement et son retour Philippe de Georges C’est un travail sur l’éthique analytique qui m’a amené à trouver ou retrouver Sartre parmi les sources de Lacan. *Ces deux-là ne font pas que se croiser sur quelques photos, comme celles prise après-guerre dans l’atelier de Picasso. 1 Il leur est arrivé de se citer l’un l’autre, de s’influencer, de se faire des emprunts ou de s’adresser des critiques. L’évocation de cette référence à l’existentialisme n’est pas vaine, en contrepoint de celle, plus courante chez nous, au structuralisme. Il y a là une veine manifeste chez le Lacan de l’après-guerre, du Stade du miroir, de Propos sur la causalité psychique et des deux premiers séminaires. Mais cette veine se retrouve peut-être chez le dernier Lacan : l’existentialisme est en effet une pensée de la singularité absolue de chaque projet de vie, qui n’est pas sans lien avec la clinique qui promeut la particularité de la réponse symptomatique par laquelle chaque sujet répond au manque dans l’Autre. Mais le Sartre à la rencontre de qui j’ai voulu aller, par le texte, est celui qui sut mettre l’Autre en exergue, puis n’eut de cesse de construire une pensée en dépit de l’Autre. Je vous invite à suivre dans cette œuvre, seulement survolée ici, l’affirmation de l’Autre, son éclipse, et enfin son retour.

Quel est donc le statut de ces éloges du conformisme ou de la lâcheté, et de ces préceptes cyniques brutaux ? Tous ces préceptes opportunistes qui l’ont fait comparer à Machiavel, ne sont jamais à prendre pour argent comptant. L’équivoque y est d’autant plus à l’œuvre qu’elle en semble absente. L’amoralisme féroce affecté par Gracian n’a pour but que de dénuder le réel en cause du manteau de la charité. C’est une position à la mode de Swift. Ou de Lacan, dont les propos concernant la politique en particulier s’inscrivent dans cette tradition où la fermeté des convictions s’exprime par le trait d’esprit. Songeons par exemple aux pages immortelles du Séminaire VII sur le foot de gauche et le knave de droite, à son Impromptu de Vincennes, aux grinçantes allusions à l’American way of life, à ces formules comme « Cette si sympathique exploitation de l’homme par l’homme », « allons faire d’une ethnie université faute de faire ethnie de l’université », « Espérez ce qui vous plaira. Sachez seulement que j’ai vu plusieurs fois l’espérance, ce qu’on appelle : les lendemains qui chantent, mener les gens au suicide

Je est un Autre Le point de départ que je choisirai est le premier texte de Sartre, Transcendance de l’Ego, 2 dont la rédaction remonte à 1934. Sartre, comme Lacan plus tard, se met sous l’égide de Rimbaud. Contre le Cogito cartésien, Sartre campe une subjectivité sans 6 1 2

41

, ibid., p. 36. MILLER J., Album Jacques Lacan, Paris, Seuil, 1991, p. 60. SARTRE J.-P., Transcendance de l’Ego, Vrin, 1965.

Accueil Cliquer substance, un être qui se définit dans l’autre, « Un Ego (qui) n’est ni formellement ni matériellement dans la conscience, (mais) dehors, dans le monde ; c’est un être du monde comme l’Ego d’autrui ». Ce moi est un objet et l’homme doit donc rompre avec l’idée qu’il « existe seul comme absolu ». Il se constitue en effet au moyen de transcendances concrètes qui « surgissent en tant qu’autres ». Ces modalités de surgissement de l’autre ne renvoient à aucune « expérience mystique ou à (aucun) ineffable (autrement dit, l’Autre n’est pas Dieu). C’est dans la réalité quotidienne qu’autrui nous apparaît ».

échappe à toute méthode d’investigation et d’analyse. Sa nature ombilicale le place hors portée de la parole – Lacan dirait : insondable décision de l’être. Aussi Sartre précise-t-il que « ce projet-poursoi ne peut être que joui ». 8 Que le désir soit ainsi noué entre l’être et l’autre revient à dire que « le désir est manque », qu’il est « manque d’être », d’où se fonde le fait que « l’homme est fondamentalement désir d’être ». Dans la relation à autrui, l’appel d’être prend volontiers la forme d’un « appel de chair » qui a pour effet de se localiser dans le corps, autour et à partir de ses orifices « Toute chose béante (…) appelle une chair étrangère qui puisse la transformer en plénitude d’être ». Les trous du corps renvoient au « néant à combler ». Ainsi du sexe féminin. Et l’acte amoureux confronte l’homme à sa castration, tandis que l’enfant, attiré par les trous, se fait luimême avec son corps « bouche trou ».

Le sujet qui se constitue ainsi est sans unité, intermittent, sans intériorité et sans permanence – car il existe des moments sans conscience. Il n’assure pas de fonction de synthèse. Il n’existe pas non plus de conscience préalable ou extérieure à la conscience de quelque chose : le sujet est contemporain du monde. Il est tout entier dans la tension avec ce monde et ses objets, et surtout avec cet autrui auquel il est essentiellement noué par la dialectique du regard.

L’appropriation du corps par le sujet est médié par l’autre dont la parole le libidinalise : « C’est par autrui – par les mots que la mère emploie (…) que celui-ci (l’enfant) apprend que son anus est un trou ». 9

Ce qui découle de cette définition de l’être qui apparaît à Sartre comme la réfutation de tout solipsisme, 3 c’est une logique du désir. Mais ce désir est décentré et a sa source au dehors : « C’est le désirable qui meut le désirant. 4 Le désir est donné à la conscience comme centrifuge… et impersonnel ».

Soulignons enfin que l’économie du désir – qui est ici affaire d’être – « est aussi relatif à un existant brut et concret 10 que l’on nomme communément objet du désir ».

Le manque d’être et l’Autre L’aliénation et l’Autre Ce premier texte est la base nécessaire à Sartre pour développer son ontologie, qui est l’objet de L’être et le néant. 5 Cette œuvre majeure est pour lui l’occasion de donner sa théorie du désir. Le désir est un élan fondamental qu’il substitue explicitement à la libido freudienne à laquelle il reproche son caractère de « résidu psychobiologique ». 6 Ce qui définit le désir, c’est « un choix originel de notre être » qui va se retrouver inscrit comme trame de chaque manifestation de la réalité humaine. Ce « choix face au monde (…) constitue un projet originel qui s’exprime dans chacune de nos tendances empiriquement observables (et qui) est le projet d’être du sujet ». 7 Sartre précise que ce choix 3 4 5 6 7

En 1947 et 1948, Sartre rédige ses Cahiers pour une morale. 11 Ce ne sont que des notes préfigurant l’œuvre jamais écrite et qu’annonçait la fin de L’être et le néant, le traité de morale qui devait se déduire de son ontologie. Il faudra attendre 1983 pour que cet épais volume de brouillons soit publié, selon le vœu de Sartre, après sa mort. Il me paraît intéressant de situer ce travail en parallèle des travaux de Lacan dans l’immédiat après-guerre : « Propos sur la causalité psychique », texte pétri d’existentialisme, est prononcé en 1946. La première publication du « Stade du miroir » date de 1949, à l’occasion du XVIe congrès international de psychanalyse, et

Ibid., p. 84.

8

Ibid., p. 39 : Aristote l’avait dit :

9

SARTRE J.-P., L’être et le néant. Paris, Gallimard, 1943. (Ici, nous utilisons la pagination de la version de la collection Tel.)

10

Ibid., p. 617.

11

Ibid., p. 615.

42

Ibid., p. 617. Ibid., pp. 659-660. Ibid., p. 621. Souligné par nous, car cet existant brut et concret renvoie au Dasein heideggerien et n’est donc pas dénué de rapport avec l’objet a de Lacan. SARTRE J.-P., Les cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983.

Accueil Cliquer Lacan s’y réfère à « la philosophie contemporaine de l’être et du néant » qui situe « la négativité existentielle » au cœur de l’agressivité primaire. Suivront les deux premiers séminaires où Lacan cite Sartre à l’appui de ce qu’il décrit alors en termes d’intersubjectivité.

D’où : « Il y a donc deux sens de l’Autre : l’Autre comme altérité originelle constituante et pourvue de priorité par rapport à moi ; l’Autre comme altérité constituée en moi par l’Autre et qui n’est autre que moi-même comme autre ou le même en tant qu’aliéné. Moi est donc un concept ambigu et aux deux faces de Janus Bifrons : il est à la fois l’autre et l’Autre ». 17

Sartre dans ses cahiers tire les conséquences de sa philosophie pour la conduite du sujet dans le monde et avec l’autre. Il prend alors son départ d’un constat fort, celui de « cette aliénation primitive d’où l’homme ne peut sortir ». 12 Établir une morale est à la fois absurde et nécessaire. Elle ne va pas de soi, car « les hommes sont ignobles » et que « le monde résiste à la morale comme la Nature à la science ». 13 Par ailleurs, cette nécessité morale ne se fonde sur aucune garantie, car « rien n’est élucidé » et qu’on avance « dans l’ignorance ». Sans garantie dans l’Autre, la morale s’élabore donc au lieu de l’homme et dans la solitude de celui-ci, car « l’homme est source de tout bien et de tout mal ». 14 Cette morale se doit d’être « concrète » et d’être « une théorie de l’action » : « ce qui importe c’est la réalisation de l’acte ».

L’Autre et la liberté Le paradoxe de la morale sartrienne est que cette aliénation si finement décrite va se trouver aussitôt rejetée : si l’Autre prédomine, dans le couple de l’Autre et du même, le sujet doit tendre à « dissoudre les rapports d’altérité », tendre « à la suppression de l’élément de l’Autre ». 18 Sartre note alors justement que « l’inconscient freudien, c’est l’Autre » 19 et que c’est « le dernier type d’aliénation ». 20 Le sujet doit quant à lui tendre à l’Apocalypse, c’est-à-dire au moment de l’homme, au « moment de l’effort humain », à une révélation de vérité qui contrecarre la prééminence de l’Autre, ces « moments de l’Autre que l’homme » qui sont triomphes de l’institution, « quotidien, ordre, répétition, aliénation ».

Sartre se doit d’étayer son concept d’aliénation de l’homme de telle façon que celle-ci soit bien distincte de l’ensemble des formes d’exploitation et d’oppression (propriété, esclavage, situation des femmes, colonialisme…). Il se réfère alors à Lacan pour mettre en évidence l’aliénation universelle de l’enfant. Il cite donc un long passage des Complexes familiaux, 15 anticipant sur le « Stade du miroir », qui décrit la structure narcissique du moi dans laquelle « le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même, ce qui induit une discordance (liée) à l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère. Avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme mais l’aliène primordialement ». 16

Ce dessein a un arrière-plan. « Que manque-t-il à l’homme ? D’être son propre fondement ». Aussi aspire-t-il à être « cause de soi », causa sui, c’est-àdire Dieu, « idéal d’une conscience qui serait fondement de son propre être-en-soi ». Sartre rejoint ici ce qu’il affirmait déjà dans L’être et le néant : « Être homme, c’est tendre à être Dieu, 21 ou si l’on préfère, l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu ». Parenthèse Je vous propose, aussi léger que le procédé puisse paraître, d’enjamber gaillardement trente-cinq ans d’œuvre et d’engagement de Sartre. Permettez-moi de les résumer pour les besoins de mon propos à une incessante contradiction entre une ontologie qui s’est affirmée en rejetant le solipsisme et une morale ellemême tiraillée entre l’engagement et le solipsisme de la volonté. Trente-cinq ans de grand écart : d’un côté, fidèle à l’idéal de Roquentin (« Je ne veux pas qu’on m’intègre »), Sartre rejette l’expérience

Sartre dégage la leçon de ce passage : « je suis aliéné en tant que je suis l’Autre pour l’Autre, je suis aliénant en tant que l’Autre est Autre pour moi ». 12 13

14 15

16

Ibid., p. 429. Ibid., p. 19. Jean-Paul Sartre argumente l’absence de garantie de toute morale dans le fait que « le savoir absolu est impossible ». C’est son versant non-kojèvien pour ne pas dire non-hégélien. Ibid., pp. 23-24.

17

LACAN J., Les complexes familiaux, Paris, Navarin, 1984. (Jean-Paul Sartre cite dans ses Cahiers la parution de ce texte dans l’Encyclopédie française, Tome VIII, 1938.)

18

Ce passage en italique provient des Complexes familiaux et est cité tel quel par Jean-Paul Sartre dans ses Cahiers. Dans l’édition de Navarin, ce passage est à la page 45.

20

19 21

43

SARTRE J.-P., Les cahiers pour une morale, op. cit., p. 380. Ibid., p. 426. Ibid., p. 430. Ibid., p. 444. SARTRE J.-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, collection Tel, p. 612.

Accueil Cliquer analytique dans laquelle il veut voir l’assujettissement du sujet à l’analyste par le transfert, une pratique qui réifie l’analysant et le réduit à un statut de pur objet et de pur signifié à lire. C’est ce Sartre-là qui réfute l’hypothèse de l’inconscient comme un nom trompeur de la mauvaise foi : il ne peut y avoir de savoir sans conscience ni à plus forte raison d’instance inconsciente de censure capable de trier ce qui doit être refoulé (L’être et le néant 22 ). Ce Sartre revendique pour le sujet la perspective de la transparence totale à soi et aux autres et du savoir absolu. C’est encore le Sartre qui dit (Les mots) ne pas avoir de surmoi faute d’avoir eu un père. De l’autre côté, c’est l’homme public qui ne supporte pas sa solitude hautaine et bute sur l’aporie du lien social : pourquoi et comment, en effet, faire communauté, si chaque homme est animé par le désir fondamental d’être Dieu ? Et Sartre colle désespérément et dans la plus grande ambivalence au PC, aux staliniens, au tiers-mondisme, puis au maoïsme.

société » et indique les « vraies fins sociales de la morale ». La liberté cesse donc d’être pour lui l’unique source de valeur, et il note : « Dans mes premières recherches,… je cherchais la morale dans une conscience sans réciproque ou sans autre ». 26 A présent, en 1980, il pense qu’il n’y a pas de morale possible sans ce qu’il qualifie de « dimension d’obligation », d’« une sorte de contrainte intérieure ». Il fait donc place au surmoi, autrefois rejeté, au point d’affirmer l’existence « d’une sorte de réquisition » par laquelle l’individu est « mandaté ». 27 Quelque chose qui ressemble au surmoi, autrefois honni, retrouve ici droit de cité, et Sartre s’inscrit à sa façon dans ce que Lacan appelle « la perspective du jugement dernier ». Du même coup, le désir le plus fondamental de l’homme n’est plus d’être Dieu : « Nous sommes des sous-hommes » et « nous cherchons à vivre ensemble… et à être des hommes », des « totalités finies et fermées ».

L’espoir et l’Autre Pour Sartre en 1980, l’humanisme est à venir. C’est la fin que nous nous assignons, la visée de l’histoire qui se tend vers une communauté humaine enfin fraternelle.

Enjambant tout ce temps, nous parvenons au dernier texte que publie Sartre, L’espoir maintenant. 23 . Il y a là quelque chose comme un bilan où Sartre n’hésite pas, non sans jubilation, à remettre en cause des piliers entiers de son œuvre. Il pense à un nouveau départ à soixante-quinze ans, mais il ne vivra plus longtemps.

L’autre-frère Mais Sartre continue de buter sur l’aporie qui a été sous-jacente à ses trente-cinq ans de grand écart : comment dépasser le risque toujours là que dans ce face à face spéculaire il n’y ait d’autre issue que la destruction de l’un par l’autre ? En quoi les hommes peuvent-ils bien être frères, puisque c’est la fraternité qui est supposée être le terme pacifiant ? Avons-nous un même père ? Une même mère ? Si l’idée de la terre-mère n’est qu’un mythe – celui auquel avait recours Socrate –, il ne semble pas avoir d’alternative, sinon d’affirmer que la fraternité des hommes tient dans le fait d’avoir la même origine et la même fin. Ce mythe qui n’en serait pas un lui permet en tout cas de rejeter celui qu’il avait forgé du temps où il était sous l’influence tiersmondiste de Franz Fanon : la « fraternité-terreur ». Les colonisés sont frères par le sang, dans un lien scellé par leur haine du colon : l’amour des frères est l’envers de leur haine de l’Autre. Ce qui fait lien,

Revenant sur ce qu’il appelait en 1943 le projetpour-soi. Il le qualifie à présent de fin et d’espoir car pour lui le désir n’a jamais été réductible au Wünsch, à l’intention ou au souhait : le désir est une volonté tendue vers son accomplissement, « il y a (donc) dans l’espoir même une sorte de nécessité ». Cette finalité est « pour chaque homme (…) transcendante et absolue ». 24 Sartre avoue au passage que sans cette tension vers une fin qui donne sens à l’action, « alors, pourquoi vivre ? » 25 De quelle nature est la fin ainsi redéfinie ? C’est une « modalité morale » qui sous-tend un « désir de 22

23 24 25

Ibid. Le chapitre sur la mauvaise foi se veut l’axe de sa réfutation de l’hypothèse de l’inconscient. Voir surtout la page 87 où Alain vaut argument d’autorité : « Tout savoir est conscience de savoir », donc pas de savoir insu et pas de censure inconsciente possible. LEVY B. et SARTRE J.-P., L’espoir maintenant. Les entretiens de 1980, Verdier, 1991.

26

Ibid., p. 24.

27

Ibid., p. 35.

44

Ibid., p. 39. Ibid., p. 38.

Accueil Cliquer c’est cette haine qui s’épanouit dans l’exercice de la terreur.

constituer l’impasse des entretiens : Sartre va jusqu’à croire possible d’atteindre une énonciation plurielle, 32 réalisant dans la production des idées une communion fraternelle.

Retour de l’Autre, ou du « passé funeste » ? Me voici ramené au fil que je vous ai proposé : L’Autre que Jean-Paul Sartre a su si bien mettre en exergue et qu’il n’a eu de cesse de vouloir rejeter, fait retour en 1980. Et ce retour se fait pour le meilleur et pour le pire, car c’est un retour sous transfert.

L’histoire des idées dira peut-être si ce Sartre ultime est le renégat que dénonçait Simone de Beauvoir, le menaçant d’un « tribunal sartrien ». Il y a dans les entretiens de 1980 un côté Sartre contre lui-même qui donne le vertige. La question semble se poser : « Faut-il brûler Sartre ? » Mais si oui, lequel ? Celui qui a parlé de la nausée et qui citait Kierkegaard, ou celui qui en 1980 dit qu’il n’a jamais connu l’angoisse, qu’il en parlait parce que c’était à la mode, mais que « c’est de la blague ». Pourtant reste au-delà du contexte, que ces entretiens témoignent d’un ultime effort de rigueur. Je choisis pour ma part la thèse que, Tel qu’en lui-même enfin, Sartre repart sur sa propre trace. J’en retiendrai que c’est l’altérité de l’Autre qui s’y affirme – à nouveau – après son effacement.

Je crois pouvoir proposer en effet que Sartre n’a cessé, malgré son refus de l’expérience analytique comme assujettissement, d’essayer de résoudre sous transfert l’aporie du lien social. Il fait l’aveu dans les dernières lignes de cet entretien de ce qui a fait retour pour lui : « la tentation du désespoir ». Et cette tentation lui vient précisément (en 1940, dit-il, et en 1980), quand l’Autre l’encombre, quand le cauchemar sans fin de l’histoire le somme, lui fait réquisition de répondre de ce qu’est pour lui le lien humain. Les moments de désespoir de Sartre sont ceux où surgit l’idée « qu’on n’en finira jamais, qu’il n’y a pas de but », que « le monde semble laid » 28 et que « les hommes sont ignobles ». 29 Aucun dandysme ne tient, aucune aspiration à être fondement de soi. Nous pourrions dire que les semblants vacillent et que Sartre est requis, obligé, mandaté, pour reprendre ses termes, de repenser à nouveaux frais la dialectique du sujet et de l’Autre. Au-delà de ses interlocuteurs habituels, de ses petits autres avec lesquels le dialogue achoppe toujours (Nizan, Aron, Merleau-ponty, Camus…) tant elle se limite sur l’axe imaginaire que ne dépasse jamais sa dialectique 30 , il cherche alors à élire un Autre digne d’être son lieu d’adresse. Ce furent les prêtres heideggeriens – bonne rencontre du stalag – en 1940, et c’est en 1980 Benny Lévy. Au transfert sur celui-ci s’attache – comme dans le lien de Freud au délire de Fliess – la complaisance de Sartre au messianisme juif, au thème de la résurrection des corps ou encore au caractère supposé métaphysique des juifs. 31 L’aveu transférentiel prend même une tournure d’assujettissement revendiqué, au point de 28 29 30

31

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Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée « Volonté de l’A » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

« La sagesse, c’est le savoir de la jouissance » Pierre Malengreau L’analyste n’est pas un sage. *L’analysant non plus. Les dites sagesses n’en offrent pas moins à l’un et à l’autre un recours, voire une échappée aux enjeux de transfert tels qu’ils s’actualisent dans une psychanalyse. C’est ce que nous pouvons interroger en faisant jouer l’écart qu’il y a entre les dernières formules du texte « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » et leur reprise dans les années soixante-dix. La sagesse comme recours Lacan décrit dans « Subversion du sujet » un moment de l’expérience analytique qui pourrait passer pour une fin un peu courte, si l’analysant choisissait de s’en contenter. Deux voies se proposent à celui qui, à un moment de son analyse, choisit de s’affronter non plus à la demande de l’Autre, mais à sa volonté » 1 Lacan présente ce moment de la cure comme une avancée. C’est une avancée pour le névrosé, dans la mesure où cela suppose de sa part qu’il ait pu se déprendre quelque

Ibid., p. 81. SARTRE J.-P., Les cahiers pour une morale, op. cit., p. 15. Bernard-Henry Lévy note justement, sans en tirer toutes les conséquences, qu’au contraire de la dialectique hégélienne, celle de Sartre reste toujours binaire, ou duelle. Dans le Séminaire I, Lacan notait ce manque de tiersterme. LEVY B. et SARTRE J.-P., L’espoir maintenant, op. cit. Un temps de ces entretiens – « Le juif réel et l’un » à la page 70 – est consacré à une remise en cause très intéressante de la thèse de Sartre dans ses Réflexions sur la question juive. La question est celle de l’effacement de l’altérité de l’Autre ou de son acceptation.

32 1

45

Ibid., p. 42. LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, p. 826.

Accueil Cliquer peu des demandes de l’Autre, et notamment des repères de désir qu’elles lui apportaient.

Cette fin qu’on peut dire un peu courte laisse le sujet à la facticité de son manque, et ne résout pas la question du « qui suis-je ». C’est une fin qui exalte le manque et qui se fait du coup le servant de la satisfaction que le névrosé tire du manque. Assumer la castration signifie sans doute que le sujet ait cessé de s’en plaindre. Mais viser la castration comme telle revient à faire de la castration une valeur, et de son acceptation un idéal. Assumer la castration pourrait dans ce cas passer pour une nouvelle figure de la sagesse. Est-ce là donc ce que nous visons ?

A celui qui choisit d’éprouver la volonté de l’Autre, c’est-à-dire de s’affronter au désir, voire à la jouissance qu’il suppose à l’Autre s’offrent d’une part la voie de l’initiation bouddhique, et d’autre part la voie du tragique grec tel qu’un certain catholicisme le soutient. Se réaliser comme objet en s’engageant dans la voie de l’initiation bouddhique d’une part, ou satisfaire à la volonté de castration inscrite dans l’Autre en se faisant le défenseur de la Cause perdue d’autre part.

Nous savons ce que cela donne à l’occasion. Traiter le manque dont on souffre par un manque dont on cesse de se plaindre ouvre la voie à des pratiques inconsistantes dont les formes vont de la résignation la plus froussarde au cynisme le plus mortifère.

Ces deux voies ont en commun d’offrir au névrosé une issue à l’incertitude qui le caractérise. 2 La névrose est une position du sujet qui exalte et cultive, la dérobade, le non-choix, le renoncement, le sacrifice. Le névrosé se satisfait des questions et craint les réponses. Dans l’univers indécis qui le caractérise, la rencontre avec un Autre qui se laisse connaître et qui avoue ce qui lui manque est une aubaine. Elle lui apporte un surplus d’orientation. Elle lui offre la possibilité de s’orienter sur le manque de l’Autre, en prenant ce manque à sa charge. A cet égard, s’engager dans la voie des sagesses peut avoir pour le névrosé valeur de traitement. Elle lui permet de traiter par le phallus les manques dont il souffre. Certaines sagesses offrent au névrosé une issue. Elles lui permettent de s’identifier à ce qui manque à l’Autre en s’en faisant le serviteur.

Le réalisme lacanien nous ouvre d’autres perspectives que celles que le recours aux voies de la sagesse esquisse dans cette première partie de l’enseignement de Lacan. La subversion socratique C’est ce qui se dégage des quelques notes de Lacan à ce propos dans le séminaire «… ou pire », et un peu plus tard dans les séminaires « R.S.I. », 4 et « Le sinthome ». 5 La séance du séminaire « ou pire » s’appuie sur une opposition simple entre le savoir des sagesses et le savoir non initiatique que l’expérience psychanalytique met en jeu. L’expérience analytique n’est pas une expérience initiatique, mais cela ne peut se défendre sans prendre en compte la subversion que la dite expérience introduit dans toute forme de sagesse. Ce qui différencie les voies de la sagesse et l’expérience analytique n’est pas donné d’emblée. Un rabattement de l’une sur l’autre est toujours possible. Lacan reprend cette question par le bout de l’histoire de la psychanalyse. La manière dont Freud, dit-il, concevait « l’organisation à quoi il a cru devoir confier la relance de sa doctrine », c’est-à-dire l’IPA, avait pour visée de constituer « la garde d’un noyau de vérité ». 6 C’est même comme ça que les représentants de cette garde se présentent. Ils se prévalent d’être les garants de ce noyau de vérité de la doctrine freudienne. Lacan se pose alors la

Lacan indique d’emblée à partir de là ce que nous pourrions considérer comme une fin d’analyse acceptable, une fin susceptible de redonner au désir ses lettres de noblesse. « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée » 3 pour que quelque chose du désir puisse advenir. La castration veut dire qu’il faut que soit refusée au névrosé la satisfaction qu’il tire à se faire le serviteur du manque de l’Autre. Il faut que lui soit refusée les satisfactions que lui offre l’identification phallique. Comme l’a souvent commenté J.-A. Miller, le premier enseignement de Lacan est en grande partie dominé par cette perspective. Il s’agit dans une psychanalyse d’engager le sujet dans la voie de la désidentification phallique. La fin de l’analyse ainsi visée est une fin qui s’énonce souvent sous la forme « assumer la castration ». 2 3

4 5

LAURENT E., « La réalisation du psychanalyste », Quarto, 44/45, octobre 1991, pp. 87-90.

6

LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, p. 827.

46

LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., « A la lecture de la séance du 17 décembre 1974 », Omicar ?, 2, 1975, p. 98. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », (inédit), leçon du 11 mai 1976. LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, «… ou pire », (inédit), leçon du 10 mai 1972.

Accueil Cliquer question suivante : pouvons-nous considérer cette organisation comme « une école de sagesse » ?

nous rappelle avoir déplié dans son séminaire sur le transfert. La subversion introduite par Socrate dans l’histoire de la pensée porte sur un point précis. Socrate substitue la relation de l’objet a à la parure qu’offrent certaines sagesses. Cette substitution a pour effet de transformer les rapports du sujet à ce qui est en jeu dans toute forme de sagesse.

Lacan définit la sagesse, d’une très belle formule qu’il extrait du livre biblique l’Ecclésiaste. La sagesse, dit-il, « c’est le savoir de la jouissance ». 7 Cette formule est à prendre dans son équivocité grammaticale. La sagesse est à la fois savoir sur la jouissance et savoir pour la jouissance. Lacan nous en donne pour preuve l’usage qui en est fait. La manière dont certaines religions s’en parent, au double sens du mot, de se l’approprier et de s’en revêtir, est bien fait pour nous indiquer la place de ce savoir. Il suffit d’évoquer pour cela les tantras pour telle religion, les soufis pour telle autre, ou encore les philosophies présocratiques. Ces différentes écoles de sagesse ont en commun de s’être habilités d’un savoir qui se pose « comme ésotérique ». Un savoir ésotérique est un savoir réservé à un cercle restreint d’auditeurs qui en dépendent, et qui d’aucune manière n’ont participé à son élaboration.

Nous pouvons d’abord prendre ça brièvement par le bout de l’histoire de la philosophie elle-même. Les présocratiques sont habituellement considérés comme les précurseurs de la philosophie. Pour eux, le savoir, qui est par essence lié au logos, recouvre l’être. Le savoir fait exister le réel. Le logos est le réel. Acquérir le savoir sur l’eau, le feu, la terre, le ciel, c’est acquérir l’être lui-même. La véritable philosophie commence avec Socrate en tant qu’il introduit une séparation entre savoir et existence. Le logos s’instrumentalise, il devient un moyen pour aborder l’être. Le savoir s’avère du coup traversé par un manque irréductible. Il n’est pas l’être qu’il vise. Il en est disjoint.

C’est cet abord de la sagesse que Socrate subvertit. Il « y substitue, dit Lacan, la relation à l’objet a », ce qui aura pour effet de reléguer ce savoir de la jouissance dans les marges de la société. « Un dingue de temps en temps mugit à s’y retrouver dans le fil de cette subversion. Ça ne fait date qu’à ce qu’il soit capable de la faire entendre (c’est-à-dire de faire entendre cette subversion) dans le discours même qui a produit ce savoir ». Tout nous indique que ce dingue, ce peut être Freud, mais tout aussi bien Lacan. En d’autres termes, il faut un psychanalyste pour faire entendre à la philosophie la subversion que Socrate introduit dans ce savoir de la jouissance.

Une subversion pour la psychanalyse Le Banquet de Platon nous permet de saisir la subversion socratique d’une manière plus précise, d’une manière qui touche aux enjeux même d’une psychanalyse, au-delà des embarras de la philosophie. Si nous relisons avec J.-A. Miller 9 ce passage d’«… ou pire » à partir de ce que Lacan avance dans le séminaire Le transfert, et à partir du complément qu’il y apporte dans la Proposition d’octobre, nous pouvons dégager deux volets à cette subversion socratique. Le premier volet porte sur l’offre de Socrate. Le second porte sur la réponse d’Alcibiade.

La question pourtant n’est pas que philosophique. Lacan insiste quelques années plus tard sur le fait que s’en tenir à la portée philosophique de cette subversion comporte un risque. Nous risquons non seulement de rater ce dont il s’agit dans une psychanalyse, mais surtout d’entraîner celui qui vient nous trouver « dans une erre irrémédiable ». 8 A moins, ajoute-t-il, que nous nous tournions vers le recours toujours possible, de la religion.

Ce qui rend Socrate aimable, ce n’est pas le fait qu’il aurait à sa disposition le savoir qui manque à Alcibiade. Si c’était le cas, nous nous retrouverions dans la même position que celle qui prévalait précédemment. Alcibiade et Socrate ont au point de départ quelque chose en commun. Ils ignorent tous deux quelque chose d’essentiel. Alcibiade ignore ce qui lui manque exactement, et Socrate ignore ce qui le rend aimable. 10 Il y a là une discordance essentielle qui conditionne le renversement introduit par Socrate. Cette discordance nous indique qu’il y a

Lacan utilise rarement le terme de subversion. Il désigne toujours un changement de position dans la structure. Lacan énonce en quelques mots ce qu’il

9 7 8

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, «… ou pire », (inédit), leçon du 10 mai 1972.

10

LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., « A la lecture de la séance du 17 décembre 1974 », Ornicar ?, 2, 1975, p. 99.

47

MILLER J.-A., « Les deux métaphores de l’amour », Revue de l’École de la Cause Freudienne, n°18. (L’orientation lacanienne, leçon du 6 mars 1991). LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, pp. 50-53.

Accueil Cliquer entre eux quelque chose qui objecte à ce qu’ils puissent se rencontrer, et qui fait précisément l’enjeu de leur relation.

socratique n’est dès lors pas à chercher du côté du manque qu’il offre, mais bien du côté de ce qui peut venir s’écrire à cette place, c’est-à-dire une positivité. L’opération de Socrate « s’illustre suffisamment du partenaire qui lui est donné dans le Banquet sous l’espèce parfaitement historique d’Alcibiade, autrement dit de la frénésie sexuelle ». 13 Socrate par sa position provoque chez Alcibiade une frénésie sexuelle, c’est-à-dire une exacerbation de la réponse phallique. L’introduction du pas-tout au sein des sagesses provoque une réponse de jouissance qui outrepasse les limites que le phallus y apporte habituellement. C’est cette oscillation autour de la jouissance phallique qu’il s’agit de traiter, faute de quoi, dit Lacan, nous précipitons le sujet dans une erre irrémédiable.

Lacan situe la subversion de Socrate au niveau de ce que Socrate offre à Alcibiade, à savoir un manque. Encore convient-il de préciser de quel manque il s’agit. Ce qui manque, ce n’est pas un objet. Socrate se présente au contraire comme étant susceptible d’être aimé à partir d’un objet. « A l’intérieur de Socrate, il y a quelque chose de précieux ». 11 Cependant, rien n’indique ce que serait cet objet précieux. Contrairement à l’objet de K. Abraham susceptible d’être nommé en terme d’objet partiel, cet objet précieux apparaît comme voilé. Le désir, dit J.-A. Miller, « est allumé par quelque chose qui est voilé ». Ce qui manque ici, c’est la nomination de cet objet. Ce qui rend Socrate aimable, c’est la place qu’il occupe dans le champ du savoir. Par son refus de nommer l’objet, il engendre chez son interlocuteur un appel de savoir. Il engendre ce que Lacan nomme dans sa Proposition d’octobre, une signification de savoir. « Socrate sait qu’il ne détient que la signification qu’il engendre à retenir ce rien ». 12 Socrate sait que c’est à partir de ce manque qu’il offre à Alcibiade, que celui-ci pourra lui supposer un objet qui le rend désirable.

Sur ce point philosophie et psychanalyse se distinguent. L’amour de la sagesse qui définit la philosophie est amour du phallus, et partant célébration du manque dans l’Autre. Une cure menée seulement dans le sens d’une désidentification phallique ne peut que nous ramener dans les voies d’une expérience initiatique, dans les voies d’une expérience où le sujet aurait à apprivoiser au fil de l’expérience, un manque irréductible que les réponses phalliques s’épuisent à éponger. La voie de l’expérience psychanalytique est toute autre. Loin de viser à apprivoiser le manque, elle débouche sur une positivité. Il s’agit pour cela d’engager le sujet dans les voies du relevé de ses réponses phalliques pour qu’il puisse en démontrer la vanité, non pas au regard du manque qu’elles prétendent combler, mais par rapport à une jouissance qu’elles tentent de voiler.

La subversion socratique porte donc sur le fait qu’il n’offre pas un nouveau savoir, mais qu’il substitue à ce savoir une relation à un objet qui n’est pas nommable. « Ce n’est pas moi que tu aimes, dit Socrate à Alcibiade, c’est autre chose à travers moi qui n’est pas nommable ». Socrate subvertit la sagesse en y substituant la relation à l’objet ◊ . Il substitue au savoir de la jouissance une relation à un objet qui ne vaut que pour son écriture, qui ne vaut que pour la place qu’il désigne. La subversion socratique s’avère dès lors être une opération de décomplétude. Socrate introduit dans les discours de la sagesse, la dimension de l’innommé, la dimension du pas-tout dans la nomination. Il allège de ce fait le poids que fait peser sur notre existence le trop de signification du langage.

Tous les systèmes de représentation du monde, toutes les sagesses « ont en leur cœur le recel d’une jouissance du vivant qui ne peut se dire ». 14 On ne peut pas guérir de ça, mais il y a différentes façons de s’en arranger. Lacan fait valoir ici une différence, voire une opposition entre deux savoirs, et partant entre deux manières d’aborder ce grain de folie qu’il y a au cœur de toute sagesse. La subversion socratique inaugure un nouvel amour de la sagesse, un amour qui a pour effet d’inscrire la dite sagesse au rang de ce que Lacan nomme un « savoir non initiatique ».

La manière dont Alcibiade répond à l’offre de Socrate nous apprend que l’enjeu de la subversion 11

12

MILLER J.-A., « Les deux métaphores de l’amour », Revue de l’École de la Cause Freudienne, n°18. (L’orientation lacanienne, Leçon du 6 mars 1991).

13

LACAN J., » Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, 1, Paris, Seuil, p. 22.

14

48

LACAN J., Le séminaire, Livre XIX, «… ou pire », (inédit), leçon du 10 mai 1972. LAURENT E., « Le traitement de l’impossible à dire », Quarto, 48, p. 81.

Accueil Cliquer Pierre Hadot 1 nous a rendus sensibles aux « exercices spirituels » d’une philosophie ancienne très éloignée des Sommes médiévales ou des grands traités de l’idéalisme allemand. Il serait regrettable en effet que, faute de soin, certains textes restent désormais pour nous lettre morte.

Un savoir initiatique, c’est un savoir qui prétend précéder le sujet, et qui du coup momifie celui qui s’en fait l’objet. C’est un des recours à la sagesse que Lacan décrit à la fin de « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », lorsqu’il parle du sujet qui « se fait la momie de telle initiation bouddhique ». 15 Cette position donne à l’occasion d’excellents résultats psychothérapeutiques. Mais ceux-ci se paient habituellement d’un supplément d’aliénation, non plus aux signifiants de l’Autre, mais à son manque et aux objets que nous ne cessons d’inventer pour le combler. Les symptômes d’anorexie et de boulimie, physique ou mentale, dont se vante notre monde contemporain entre l’inhibition intellectuelle et le travail forcené, en sont une des preuves les plus vivantes. Ils témoignent du prix que nous payons à vouloir résorber ce grain de folie dans les voies de la raison. Un savoir non initiatique est tout autre chose. C’est un savoir qui procède « du sujet qu’un discours assujettit comme tel à la production », sujet que certains qualifient de « créatif ». 16 Créatif de quoi ? De lui-même, pourrait-on dire. Le sujet lacanien n’est pas là au préalable. Notre pratique quotidienne nous apprend que le sujet lacanien est un sujet en voie de réalisation. C’est un sujet produit par le savoir qu’il produit. Le savoir non initiatique est un savoir tout entier dépendant de l’acte du sujet. Prendre en compte le cœur jouissif de toute sagesse peut être pour le sujet une nouvelle aubaine : transformer le fardeau auquel sa névrose l’avait habitué en une réalisation festive. C’est là sans doute quelque chose qu’on peut attendre d’un témoignage de passe : que le sujet dise comment il a transformé le fardeau de sa névrose en occasion de fête. Un des bénéficiaires pourrait en être la psychanalyse ellemême. *

« De la Tranquillité de l’Âme » de Sénèque, 2 est un des sommets de la psychologie clinique de l’Antiquité. Si la psychanalyse peut nous aider à lire ce texte, elle s’aidera plus encore en le lisant. Telle est ici mon intention. La maladie de la fin Le chevalier romain Serenus s’adresse à Sénèque pour lui demander le remède qui conviendrait à son mal. Cette requête donne prétexte à « De la Tranquillité de l’Âme » pour se muer en une fiction où l’auteur se met lui-même en scène. Visant une vérité nouvelle, Sénèque doit se surpasser pour soutenir des positions qui ne lui sont pas habituelles. De quel mal souffre Serenus ? Pour ma part, je nommerais cette affection la « maladie de la fin ». Après un long travail sur lui-même, notre chevalier romain se plaint d’un reste malsain, pas trop grave, intermittent, insidieux, agaçant, qu’il voudrait voir disparaître avant qu’il ne devienne, comme il le craint, trop encombrant. Sénèque décrit admirablement les manifestations de ce mal. On ne le dira jamais assez : « De la Tranquillité de l’Âme » est littéralement, explicitement et rigoureusement un traité sur et contre la dépression. Le mot latin depressio est central dans la description de la maladie, qui s’accompagne de l’agitation, la manie, par laquelle elle cherche péniblement à se contrebalancer.

Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée « Volonté de l’Autre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

Les remèdes conseillés à l’époque sont tournés en dérision par Sénèque : vacances, voyages, bains, achats (livres, tableaux, meubles), fêtes, spectacles, amis, vie sociale ou privée, ville ou campagne, dépenses ou frugalité… pas un n’échappe à sa satire méprisante. Mais il pointe surtout l’atteinte que le mal porte sur le désir : « Piétinement d’une vie qui n’arrive pas à se donner carrière… torpeur d’une âme paralysée au milieu de la ruine de ses désirs ». 3

De l’intranquillité du sage Enciso Bergé-Angel La sagesse romaine fait-elle encore partie de notre monde ? Elle est toujours présente, certes, en lambeaux, dans les usages du droit. *Mais comme discipline clinique et thérapeutique, la sagesse latine ne nous est-elle pas devenue trop étrangère ?

1 15 16

LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, p. 826.

2

LACAN J., Le séminaire, Livre XIX«… ou pire », (inédit), leçon du 10 mai 1972.

3

49

HADOT. P., Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Institut de l’étude augustiniènne, 1993. SENEQUE, De la Tranquillité de l’Âme », Entretiens, Lettres â Lucilius, Paris, Édition établie par Paul Veyne, Laffont, coll. Bouquins, 1993, pp. 343-371.

Accueil Cliquer Et il fait entendre comment la jouissance, elle aussi, est touchée : « Comme leurs perpétuelles variations les font tourner indéfiniment dans le même cercle et qu’ils se sont rendu toute nouveauté impossible, ils prennent en dégoût la vie et l’univers et sentent monter en eux le cri des cœurs que pourrit la jouissance : Eh quoi ! Toujours la même chose ? ». 4 Finalement, Sénèque confie à son ami que si « le pire des maux est de vivre mort avant d’être mort », 5 le mal dont il se plaint peut s’aggraver et le conduire au pire : à la mélancolie et au suicide par désespoir.

répétition. A cette loterie, seul l’ordre de sortie des numéros peut surprendre. L’importance que l’on accorde à cette face, trompeuse, de la Fortune, est faite pour dissimuler un autre aspect, bien plus considérable. Cet autre aspect aussi, nous pourrions l’évoquer à partir de l’autre dimension de la répétition selon Lacan, la tukhè, la rencontre avec le réel, qui est le visage véritable de la Fortune. Sans rien préjuger de ses faveurs ni de ses défaveurs. Mais je voudrais m’en tenir aux propos de Sénèque lui-même. Pour Sénèque, le véritable enjeu de la maladie de la fin, celui qui nous fait tituber et tant souffrir, c’est, codée, la question à laquelle tout un chacun devrait pouvoir répondre : comment puis-je faire de ma mort un chemin pour l’immortalité ?

Il faut donc prendre la maladie de la fin au sérieux et lui trouver une réponse thérapeutique conséquente. Un savoir sur la mort L’ouvrage de Sénèque est truffé d’allusions polémiques, qui visent l’une ou l’autre des réponses possibles à la maladie de la fin. En résumé, la réponse stoïcienne vaut mieux que celle de la doctrine épicurienne, mais c’est une réponse stoïcienne relevée de pointes cyniques – que Sénèque apprécie tout particulièrement – qu’il privilégie.

A cette question, Sénèque avance la réponse suivante : cette immortalité peut se gagner si l’on rend à la nature une âme plus belle que celle qu’elle nous a donnée. 6 Mais il avance aussi une autre réponse, plus subtile, moins moralisante, plus troublante. « Qui ne saura pas mourir vivra mal » nous dit Sénèque ! Maxime étrange qui, contrairement à la tradition, non seulement fait valoir le Bien dans la vie d’abord, mais encore anticipe la mort dans la vie. Maxime qui ne peut que rester obscure, si l’on ne tient pas compte d’un autre aspect. Il s’agit, pour Sénèque 7 , d’obtenir dès maintenant un savoir sur la mort. La mort elle-même doit devenir une source de savoir pour les humains.

Il est impossible d’entrer dans le détail de ces controverses, mais en fait, ce qui distingue les trois réponses est fort simple : on peut fuir les effets de la maladie, on peut, plus vaillamment, pratiquer une retraite calculée. Mais on peut aussi affronter ce mal ultime avec courage ; c’est cette troisième réponse qui a donc les faveurs de Sénèque, et que je retiendrai ici.

Sénèque évoque l’exemple de celui qui, à la veille d’être exécuté arbitrairement, recommande à ses amis de ne pas s’en faire : maintenant, il va vraiment savoir si l’âme est immortelle, et il ne manquera pas, si c’est le cas, de le faire savoir. 8

En effet, à quoi faut-il faire face ? A la Fortune. Sous un premier aspect, la Fortune ne doit susciter, selon Sénèque, que l’indifférence du sage. Ce qu’elle nous fait subir, ce qu’elle nous impose, relève d’une économie close : la Fortune reprend ce qu’elle a donné et ne donne que pour mieux reprendre. Tout ce que nous possédons n’est que prêté. Il faut donc savoir prendre et rendre sans regrets et sans solliciter indûment nos chances. Avec les humains, c’est elle, la Fortune, qui s’offre des jeux.

Mais Sénèque n’en reste pas aux anecdotes, même s’il les manie avec beaucoup d’humour et de finesse. Il y a pour lui, entre la vie et son au-delà, un enjeu de savoir qui doit constituer le véritable souci du sage : « Voilà de la tranquillité au milieu de la tempête ! N’est-il pas digne de l’immortalité, cet homme qui cherche dans son propre trépas une preuve de la vérité ; qui, aux dernières limites de la vie, interroge son âme en train de s’exhaler ; qui,

A propos de cet aspect de la Fortune, on peut évoquer l’automaton (le Hasard), dont Lacan nous dit que c’est la face la moins véridique de la 4 5

6 7

Ibid., p. 349.

8

Ibid., p. 353.

50

Ibid., p. 361. Ibid., p. 361. Ibid., p. 361.

Accueil Cliquer non content de s’instruire jusqu’à la mort, veut encore que la mort elle-même lui apprenne quelque chose ? ». 9

moindre mot. Et pourtant, il s’adresse à ceux qui détiennent du pouvoir pour qu’ils l’exercent comme s’ils étaient sur une croix… ! 11 Le savoir de Sénèque sur la mort, le christianisme n’a pas eu grande difficulté à le récupérer et à se l’approprier. L’immortalité, chez Sénèque, est prise entre un avant héroïque et sacrificiel et un après rédempteur et porteur de salut, l’un et l’autre se relayant aisément. Chez Sénèque, le savoir sur la mort rencontre sa limite dans l’immortalité, laquelle contribue à faire glisser le projet d’un tel savoir du côté des superstitions et des idéalisations.

Pourtant, à cette vérité sur la mort et au savoir qui en découlerait, Sénèque ne va pas réussir à donner un véritable statut. Ce qui aura pour conséquence que son avancée sera occultée, et récupérée par un autre type de discours, le discours religieux. Une impasse Notre réponse anticipée à l’égard de la mort et la prise en compte du savoir qu’elle recèlerait nous ont-ils enfin guéris des effets de la maladie de la fin ?

La psychanalyse a ouvert un autre espace au savoir sur la mort. Freud n’a pas cessé de questionner le binôme viemort, tressé par les pulsions et perpétuellement relancé par la sexualité. Cette inquiétude, Lacan l’a recueillie et transférée aux registres qui lui sont propres : l’agressivité dans l’idéalisation, le prix à payer pour avoir accès au langage et à la parole, le germen reproducteur de la cellule porteur de mort lui aussi… et tant d’autres formulations qui, au gré des avancées de son enseignement nous indiquent la place du savoir sur la mort dans l’imaginaire, le symbolique et le réel.

La réponse de Sénèque est affirmative. Mais il y joint un complément important. Le balancement de la dépression et de l’agitation ne disparaît pas. Il faut le mettre au service de notre but ultime. Le génie a besoin pour s’épanouir de moments de manie et le repli sur soi n’est pas nécessairement triste. Ce retour de Sénèque sur les effets de la maladie de la fin au terme de son traité ne doit pas surprendre. Son idéal de maîtrise l’oblige à envisager toutes les possibilités, et la position du sage demande à être vérifiée en permanence. Il ne faut pas oublier que pour Sénèque lui-même, la réponse était à la fois très ferme et très fragile. Elle demandait une constance et une surveillance toujours en éveil.

Mais dans la confrontation avec les sagesses et la récupération religieuse qui les accompagne si souvent, nous devons faire valoir autre chose. L’expérience analytique est elle-même une confrontation avec la mort.

Le motif de cette fragilité, nous le percevons plus aisément que lui, qui ne pouvait en fait que le pressentir. Le savoir sur la mort est un savoir qui doit trouver sa place dans nos discours, dans nos liens sociaux. C’est eux qui s’approprient ce savoir, à leur profit. C’est eux qui récupèrent ce savoir, sans autre souci que leur propre intérêt social.

Cette confrontation ne concerne pas prioritairement le corps. Ce n’est pas de la mort corporelle qu’il s’agit dans l’expérience analytique. Ce qui s’y trouve mis en cause, c’est d’abord le sujet de l’inconscient. Que peut-on apprendre, que peut-on savoir à propos de ce sujet de l’inconscient dans son rapport à la mort ? Qu’il est mort.

Jean-Pierre Vernant nous rappelle que, bien avant Sénèque, en Grèce ancienne, l’immortalité concernait surtout l’ici-bas et non pas l’au-delà. 10 C’était pour la vie sociale un principe d’individuation. Le héros devenu immortel par son sacrifice servait de référence idéale aux individus pour qu’ils puissent se distinguer les uns des autres.

L’expérience analytique nous apprend à lire dans l’inconscient notre propre mort comme sujets. C’est avec les restes de cette mort qu’on peut faire quelque chose. Le signifiant n’est pas éternel. Mais il est de luimême. Son être, il le tient de lui-même. 12 C’est

D’autre part, Sénèque est un contemporain du Christ. Bien sûr, il n’avait pas entendu de lui le 9 10

Ibid., p. 366.

11

VERNANT J.P., L’individu, la Mort, l’Amour, Paris, Laffont, Coll. Bouquins, 1989.

12

51

SENEQUE, op. cit., p. 360. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 40.

Accueil Cliquer avec lui que l’objet a, ce reste de la mort du sujet, peut faire quelque chose : justement à partir de rien. Le sujet n’est pas ressuscité, on ne lui érige pas un tombeau ou un mémorial, on peut travailler avec ce que l’on sait : qu’il était mort.

signification de chaque mot module la signification du vers au fur et à mesure que celui-ci se déploie ; les variations de l’acuité ou de l’intensité de l’expression créent une forme. Ainsi la montée d’intensité dans : Plonger au fond du gouffre, Enfer ou ciel, qu’importe ?

Soulignons pour terminer ce qui peut apparaître comme un paradoxe. Un savoir sans sujet, c’est le propre du savoir scientifique. La psychanalyse se situe dans le sillage de ce savoir. Elle fait valoir, non pas le sujet, mais la place qu’il occupe dans le fantasme, qui s’infiltre dans n’importe quel savoir, lorsqu’il vient, comme discours, faire lien social. *

Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! » C’est ce « nouveau-né » que le poète accueille avec prédilection, « fruit de la rencontre » des mots qui s’aiment et que sème celui qui sait découvrir, pour la première fois, le plaisir de leur proximité, la jouissance de leur première relation, la métaphore qui les unit, un court instant, les portant « ensemble, au milieu, en présence, en accord » ; tel est le sens de ce méta que nous retrouvons dans meta-phora – le changement de phase de la lune, le transfert d’un mot à une signification, « au figuré », ce que Freud 2 nommait « im übertragenen Sinne ».

Exposé présenté lors de la journée de Quarto intitulée Volonté de l’outre » qui a eu lieu à Bruxelles le 25 novembre 2000.

Poésie grecque antique et écriture du réel Bernard This Une Muse préside toujours à l’ouverture de tout poème, dans la mesure où la danse établit ce mouvement ensemble des membres et des mots, des danseurs et du chœur, dans cet espace prométhéen, que les Grecs désignaient sous le nom de khôros – le chœur, l’espace du khôrion. Ce lieu, délimité par les « membranes chorioniques » placentaires, protège l’enfant-en-devenir, celui qui danse, in utero, surtout quand il est contacté affectueusement, amoureusement par ses parents. Et khoros, avec un omicron, c’est précisément la danse !

Parménide interprète d’Homère et vice versa Dans ses Notes sur quelques moyens de la poésie, C. Castoriadis insistait sur la différence entre la poésie grecque antique et la poésie européenne moderne. « Cette différence apparaît liée à une propriété du grec ancien, qu’il partage probablement avec toutes les langues qu’on pourrait appeler primaires. Il y a, en grec ancien, une polysémie originaire des mots, multiplicité des significations qui ne résulte pas seulement des connotations ou des harmoniques, mais correspond à des spectres sémantiques ». 3

Mousa – art du chant, de la poésie, de la parole persuasive. La Muse danse et fait danser, musicalité même ! Si le chœur est le lieu de la danse, il est aussi celui de la parole cathartique. Par le chant et la danse, l’homme est sur le point de s’envoler dans les airs et celle qui préside à ce mouvement d’élévation, c’est Auxô, une des Grâces qui, avec Demeter auxésia, se consacrait à la croissance, au développement, à l’accroissement des êtres vivants, de tout ce qui augmente, grandit, s’exalte, dans un mouvement affectif, plein de bonheur, animé par cette auxotonie qui développe une harmonie fondamentale.

Pour illustrer la différence du grec ancien, polysémique, et du poème moderne, prenons un simple exemple. Quand Rilke, pour son épitaphe, écrit ce qui sera gravé sur sa tombe : Rose, oh reiner Widerspruch Lust Niemandes Schlaf zu sein unter soviel Lidern. (Rose, (Ô pure contradiction, volupté De n’être le sommeil de personne sous tant de paupières.) 4

A la musicalité « matérielle », phonétique et rythmique, C. Castoriadis 1 ajoutait la musicalité sémantique : « Il y a, à la fois, une mélodie et une harmonie du sens. La mélodie du sens est le tissage ensemble de la « montée-descente » dans le registre de la signification et dans son niveau d’intensité. La

Nous pouvons nous demander s’il convient de traduire ce Lust par la joie, l’envie, le plaisir ou la volupté. Tant de paupières ? Le mort qui est 2

1

3 CASTORIADIS C., « Figures du Pensable », Notes sur quelques moyens de la poésie, Paris, Seuil, 1999.

4

52

FREUD S., Totem und Tabou, G.W., p. 68. CASTORIADIS C., op. cit, p. 59. Ibid., p. 53.

Accueil Cliquer personne – Niemand, dort de son dernier sommeil, sous les paupières de son linceul, de son cercueil et des multiples couches de terre qui le couvrent, mais il dort aussi sous les paupières de ces pétales de rose, qui se recouvrent, encloses avant d’être écloses, promesse végétale d’une impossible résurrection. Lider en allemand, ce sont les paupières, mais vous entendez aussi Lieder-les chansons. Et l’épitaphe ne cesse de chanter le nom de celui qui sourit en clignant des paupières, osant la contradiction de ces légers pétales refermés sur le secret parfum de la fleur.

« Parménide, selon toute vraisemblance, connaissait Homère ainsi qu’Hésiode : une thèse prudente soutiendra que le texte de l’Odyssée est, pour ainsi dire, une cause matérielle du Poème ». 8 Notant que Mourelatos a rapproché ces deux textes d’une troisième occurrence, appliquée cette fois aux chevaux que Poséidon entrave dans une grotte marine « pour qu’ils restent ici même solidement plantés dans le sol en attendant le retour du maître ». 9 Barbara Cassin souligne que l’immobilisation d’Ulysse peut être interprétée comme un « symbole manifeste de sa détermination à atteindre Ithaque et à résister aux tentations du voyage », mais une autre thèse « plus forte que l’évidence » sera celle d’une « continuité thématique » entre l’Odyssée et le Poème qui serait alors « comme la première allégorie du voyage d’Ulysse » – la thématique philosophique de Parménide permettant de donner à l’Odyssée sa signification, après coup, et l’Odyssée interprétée par Parménide pouvant servir de clef, pour comprendre le Poème.

Ici le sens minimal du mot « paupière » n’est pas présenté de façon logique, mais il est rencontré dans l’image inattendue, survenue unter« soviel Liedern », d’un « sommeil de personne ». « Je dors mais mon cœur veille ! » semble nous dire le poète devenu « Personne » – Niemand – Outis, disait Ulysse, qui savait jouer des mots pour confondre ses adversaires, cet Ulysse homérique, attaché au mât de son bateau par ses compagnons dans l’épisode des Sirènes : « Circé a commandé de fuir les accents des Sirènes au chant divin et le pré en fleurs, pendant qu’elle ordonne que moi, j’entende leur voix ; mais liez-moi dans un lien douloureux, pour que, fermement, je reste là, droit sur l’emplanture, et que je sois maintenu en des limites qui partent du mât. Mais si je vous en supplie et vous ordonne de me délier, alors, vous, serrez en plus de liens ». 5

Ulysse, dans sa quête du retour, est à la même place que l’homme dans sa quête de vérité, « l’homme qui sait », qui dit « Je » et à qui la déesse s’adresse (fragment 1 – « Et la déesse m’accueillit avec bienveillance, saisit en sa main ma main droite, prit ainsi la parole et s’adressa à moi : « jeune homme… il faut que tu sois instruit de tout, à la fois du cœur sans frémissement de la vérité qui convainc bien et des opinions des mortels, où n’est pas de conviction vraie »). Ulysse, attaché au mât, devient « ce qui est retenu, dans les liens de la limite ». Il y a « dédoublement entre celui qui sait et ce qui est, le jeune homme et l’étant, nommé tel pour la première fois à la fin de notre passage ». 10 « A lire le poème de Parménide comme une identification progressive du sujet de "est"… la dernière étape maintenant atteinte est celle où l’étant devient représentable, sphère ». 11

Barbara Cassin, dans L’effet sophistique 6 rapprochera ce texte du Poème de Parménide, lu comme une « épopée philosophique ». « L’Être est le héros de Parménide comme Ulysse est celui d’Homère. "Odyssée spirituelle", cette quête cognitive, menacée par l’errance, d’un être d’exception divinement guidé ». D’autre part, immobile dans les limites de larges liens, il est sans commencement, sans fin, puisque naissance et perte ont été au loin rejetées tout à fait, la croyance vraie les a repoussées. Le même et restant dans le même, il se tient en lui-même, et c’est ainsi que fermement il reste là, car Nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ; c’est pourquoi il n’est pas permis que l’étant soit privé d’achèvement, car il n’est pas en manque, sinon en étant, il manquerait de tout. 7

L’Odyssée, quête du retour, peut être lue comme recherche de l’identité ; l’épisode des Sirènes nous l’indique : elles nomment Ulysse par son nom de « gloire des Achéens », et proposent de lui faire entendre l’Iliade, son passé trop connu ; elles

8 5 6 7

9

HOMERE, L’Odyssée, XII, 158-164.

10

CASSIN B., L’effet sophistique, Paris, Gallimard, NRF Essais, p. 35.

11

PARMENIDE, Poème, VIII, 23-33.

53

CASSIN B., op. cit., p. 35. HOMERE, L’Iliade, XIII, 37. CASSIN B., op. cit., p. 37. Ibid., p. 38.

Accueil Cliquer assurent qu’elles savent tout ce qui peut se passer sur la terre. Ce n’est donc pas seulement « la tentation de se perdre dans le passé, mais dans tout ce qui peut naître, dans l’événement, dans le temps ». C’est ce devenir qui se laisse répéter dans le chant, constituant la matière même du récit épique. « Le chant des Sirènes représente ainsi, à la fois, l’immortalité de la gloire et la réalité physique de la mort, des ossements et des chairs en putréfaction ». Pour pouvoir connaître enfin le retour et « passer entre les siens le reste de son âge […] sous le toit de sa haute maison, au pays des pères », il lui faut échapper à la mort, à sa gloire, à l’épopée-même. 12

Zeus », ni d’origine divine, fait problème à certains. Hector est dit « divin », plus d’une vingtaine de fois, Achille est « divin », les chevaux sont « divins », ainsi que les fleuves, l’aurore, le manoir, la terre, la mer, et même les monstres : la « divine » Charybde. Hélène « toute divine », première pour la beauté, aussi bien que le plus modeste serviteur. Nous pouvons présumer que le Poète sait parfaitement user de cet épithète à bon escient. Il s’agit d’attirer l’attention sur les objets et les êtres de son chant, mais ce terme « divin » n’ajoute rien à la connotation, ne contribue en rien au progrès du récit, il est vide de signification. Il arrête l’attention sur le fait qu’il y a cet Ulysse qui marche en tête des héros, on les admire, ils sont beaux, « présents, exposés dans l’Ouvert. Ils sont ce qu’ils sont : le terme « divin » exprime cette identité… Grâce à la parole du Poète, qui magnifie le monde, le regard s’attarde, pour chaque chose, sur la chose même en soi » écrit Marcel Conche 14 dans Essais sur Homère. Dire « le divin Achille » ne fait pas avancer l’action, mais au contraire la retarde, c’est un « élément de lenteur » qui relativise, dédramatise l’action, comme si elle n’avait qu’un caractère secondaire par rapport au simple fait d’être. « Achille fait ceci, fait cela, soit ! Mais d’abord il est Achille, existant comme tel : il y a Achille. Le cours de l’action se trouve rompu, dissocié de lui-même, par le moment de la présence ».

Tout comme dans le Poème de Parménide, « l’étant échappe, par son autolimitation, à l’inchoatif de l’événement, à la naissance et à la mort, que la croyance vraie écarte de son chemin et rejette dans l’errance épique », 13 L’étant qui « est », mais « jamais n’était ni ne sera », ne s’immobilise dans' une identité présente à elle-même qu’en laissant hors de ses limites le temps et le devenir. L’errance, à laquelle ils sont renvoyés est celle des « mortels » qui ont « l’esprit errant ». Et le discours qui leur convient n’est pas le discours fidèle et crédible de la vérité, mais les « opinions mortelles » qui dédoublent et contrarient. Odyssée et Poème servant de propre et de métaphore, alternativement l’un pour l’autre, le chant des Sirènes apparaît comme miroir et caricature de l’épopée dans l’épopée elle-même : Ulysse ligoté préfère au bruit de sa gloire, une identité minimale – il sera reconnu par son chien en arrivant au pays, puis ce sera le « divin » porcher, Eumée, et après, « sa nourrice », et finalement, merveilleuse scène de reconnaissance, la « divine » Pénélope. Par quel stratagème ? Vous l’avez deviné : le lit conjugal, construit sur le tronc d’un olivier enraciné dans la terre, inamovible, immobilisé comme les chevaux de Poseïdon entravés dans la grotte marine « pour qu’ils restent ici solidement plantés dans le sol, en attendant le retour du maître. » En proposant à la servante de préparer le lit conjugal dans cette chambre écartée, Pénélope savait qu’Ulysse était seul à connaître le secret du lit de leurs amours. C’est ainsi qu’il se fit reconnaître !

Pour Ulysse ou Achille, qu’est-ce qui se montre dans le jour cru de la présence ? L’être ? Nullement ! « Les dires "divins", c’est les montrer autrement que d’habitude. Dans l’existence ordinaire, où le moment de la présence est éludé, on ne s’étonne pas, on ne s’émerveille pas de ce que les êtres sont ». La présence serait-elle divinité ? Antithéos – Isothéos, Pénélope est dite « égale des déesses », ce qui pose la question de ce qu’il en est des dieux et des déesses, si chaque être peut être parfaitement ce qu’il est, beau, divin, en plénitude. Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche voyait dans Homère « la divinisation de tout ce qui existe ». S’il n’y avait le Poète, tout resterait dans une morne opacité, mais quand il parle du « divin » Ulysse, il veut que la pensée s’arrête à lui comme sur un être « étonnant et admirable ». S’étonner et admirer, être dans le Thaumazein, dans la lumière de l’éclaircie, c’est le début de la philosophie. Si l’être est « un

Du dire à l’être Cet épithète « dios » – « divin », attribué généreusement à des êtres qui ne sont pas « nés de 12 13

14

Ibid., p. 39. Ibid., p. 40.

54

CONCHE M., Essais sur Homère, Paris, PUF, p. 20.

Accueil Cliquer effet du dire », comme Ulysse, produit comme effet de ce langage à (`oeuvre dans le poème, l’être de l’ontologie n’est jamais qu’un « effet de dire ». Thèse sophistique reprise par Lacan, 15 l’être, « un fait de dit », cela signifie simplement qu’« il n’y a aucune réalité prédiscursive. Chaque réalité se fonde et se définit d’un discours ». 16 II ne faut donc pas aller de l’être au dire, mais du dire à l’être.

aussi parce qu’en tant que son, elle sait faire être ce qui n’est pas ». Le son, ce « plus imperceptible des corps » comme dit Gorgias dans l’Éloge d’Hélène, est ce qu’il y a de plus démiurgique dans le discours, ce qui a véritablement de l’effet, de l’efficacité, ce qui produit la fiction, ou, selon la très judicieuse orthographe lacanienne, la « fixion ». La voix, « corps subtil », s’incorpore, disait aussi Lacan.

C’est ce que Gorgias précisait dans son Traité du non-être : « Ce n’est pas le discours qui indique le dehors, mais le dehors qui vient révéler le discours ». « Ainsi la réalité, le dehors, l’être en un mot, loin d’être antérieur, se conforme, toujours dans l’après-coup, au discours qui en a effectué la prédiction, et il tient son existence, comme Hélène, cette concrétion fétichisée de souffle, seulement d’avoir été discouru ». Hélène est « un objet qui en dit long sur l’objet : que c’est un effet, un raté, un semblant. C’est ce type de constitution de l’objectivité qui me paraît lier rigoureusement sophistique et analyse, en tout cas lacanienne » précise Barbara Cassin. 17

Qu’Hélène soit « l’équivalent général de toutes les femmes, comme le discours est l’équivalent général de toutes les choses », et que nous puissions « voir Hélène en toute femme », Hélène étant un nom propre pour « La Femme » qui n’existe pas, « beaucoup louée, beaucoup blâmée », il faut reconnaître que les déesses s’en sont bien mêlées : le concours de beauté, le berger, la pomme, la plus belle des femmes, pour le choix de la plus belle des déesses, Aphrodite, et ces Grecs qui se prennent au jeu et s’obstinent à mourir devant Troie I Coupable ou non coupable ? Responsable ? Il est impératif de tenir sur elle deux discours à la fois, « c’est ce dont Stésichore, plus "musicien" qu’Homère, eut vite fait de s’aviser, puisque lui du moins put recouvrer la vue grâce à sa Palinodie, affectant d’une négation ses vers aveuglants : "Non, ce discours ne touche pas juste, non, tu ne montas pas sur les navires bien pontés, non tu ne t’en fus pas à la citadelle de Troie" ». 19

Hélène cause de cette guerre, apparemment, n’est pas plus, pas moins que le non-être. « Elle est ce qu’on en dit. On peut toujours tenir au moins deux discours sur elle : c’est la plus coupable des femmes (le non-être n’est pas) et pourtant… c’est la plus innocente (c’est ainsi qu’il est) ». Hélène n’est jamais que le résultat du dernier discours tenu. Elle est « double parce qu’elle est à la fois Hélène et "Hélène" ; son aventure est celle du langage, c’est-àdire celle du moment où le mot est plus chose que la chose. Hélène est "Hélène", Hélène est un effet de dire, parce que "Hélène" est le nom du dire comme efficace ». 18

Palin – en arrière – Odos – le chemin, la palinodie annule les propos désobligeants, mais reconnaissons-le, Homère, dans son aveuglement, laissait déjà planer un doute entre un ravissement de gré ou un rapt, de force. Parodie de cette prosodie qui mène à l’éphodie de l’être (épi-odos) ce cheminement, ce mouvement qui nous entraîne vers un être dont la présence sera la Parousie, le fait d’être ici – para – à côté et avec, dans la plus grande proximité affective.

Elle a deux mères, Léda, une femme et Némésis, la Vengeance ; elle a deux pères, le mortel Tyndare et Zeus, roi des dieux, caché sous l’apparence d’un cygne, si bien que sortie d’un œuf, elle est quelque peu animale, et quelque peu déesse. N’étant jamais ce qu’elle est, à Sparte, elle fuit vers Troie, à Troie, son cœur est à Sparte ; ne serait-elle que logospharmacon ? « Sa voix a tout pouvoir sur les guerriers, non seulement parce qu’elle les atteint au cœur de leur singularité en les appelant par leur nom, comme les Sirènes (nommant) "Ulysse", mais 15 16 17 18

De la conséquence à la cause Le poème homérique consacre son premier vers à la quête de la parole inspirée, qui doit mener vers celle qui attire l’homme « aux multiples (dé) tours » : « Conte-moi, Muse, le polytrope, l’errant »… qui a beaucoup appris, beaucoup souffert, celui dont la mémoire tient à un fil, celui que Pénélope tissait pendant le jour et détissait la nuit pour tromper l’attente des prétendants. C’est en usant de ce procédé paradoxal qu’elle a réussi à repousser le mariage indésirable : « dans ses appartements, elle a

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX,, Encore, Paris, Seuil, p. 107. Ibid., p. 33. CASSIN B., op. cit., p. 403.

19

Ibid., p. 75.

55

Ibid., p. 76.

Accueil Cliquer dressé un grand métier et dit à ses prétendants de patienter ». Puisqu’en tout cas Ulysse est mort, elle voudrait achever un suaire pour son beau-père Laërte. Tout comme Ulysse, la reine « sait donner à ses mensonges l’aspect des vérités », 20 °elle réussira à tromper les prétendants pendant quatre ans. Ils auraient même attendu plus, disent-ils, « si le secret n’avait été trahi par une esclave », comme le rappelle loanna Papadopoulou, dans Le chant de Pénélope. 21

résultat du devenir qui y a conduit, du mouvement de la pensée qui fait précisément qu’il est un résultat ». Dans cette logique moebienne signifiante, ce sont les conséquences qui sont décisivement fondatrices de la cohérence des causes. Voilà qui renverse la conception simpliste de la cause, assimilée à quelque bon fondement. Gödel affirmait que, dans tous les grands systèmes utilisés pour formaliser les mathématiques, il existe des propositions indécidables qui ne peuvent être démontrées à partir d’autres propositions du système ; or ces propositions vraies dans le système où elles sont indécidables, système N1, peuvent devenir décidables dans un autre système d’ordre N, qui représente une « extension transgressive ». Le système d’ordre N possède lui aussi ses indécidables qui ne pourront être dérivées que d’un système N + 1, « extension transgressive du précédent ».

Homère raconte l’histoire de cette toile sans cesse recommencée, et sans cesse défaite ; le tissu n’existe pas et l’auditeur est invité à mesurer la distance qui sépare la parole de l’acte, la toile, faux-semblant, étant « en même temps /e code d’accès au personnage de Pénélope et à la structure sinueuse de la poétique odysséenne ». Tant que le tissu est dressé, il n’est pas permis d’être sollicitée en mariage. A l’annonce de la mise en question de son statut, Pénélope a donc dressé dans le manoir un nouveau tissu, introduisant, par le détournement des travaux de la laine, une rupture. Pénélope se présente comme entièrement dominée par Athéna, la déesse qui excelle en travaux féminins, en esprit prudent et en ruse. Mais quand les prétendants, avertis du stratagème, surprennent la reine en train d’« analyser » le tissu, (alluousan est le verbe utilisé), la tisserande rusée, image de la philosophie, est mise en demeure d’accepter de se remarier. Le fil de Pénélope ayant arrêté son mouvement, Ulysse doit revenir : Alors il fallut bien finir, mais par contrainte… Lorsqu’elle montra la pièce qu’elle avait tissée Et lavée, semblable au soleil ou à la lune Quelque mauvais génie ramena Ulysse on ne sait d’où, A la pointe des champs, où le porcher avait sa demeure. 22

« Ainsi ce qui fut la source ne peut se soutenir que de ce qui en est issu », ce qui évoque « l’image d’une suspension dans le vide de l’édifice des certitudes » écrit Robert Meignez dans Civitas ou la Psychanalyse du chaos. 23 « Des fondements assurés par leur propre mise à mort, ou d’une transgression qui se nourrit de ce qu’elle renie ». Si c’est dans le mouvement de l’après-coup, qui constitue le système d’ordre N + 1, que s’opère la décidabilité, ne nous étonnons pas de cette toile inachevée, « semblable au soleil ou à la lune » – le mensonge du jour et l’attente de la nuit. « Sa destination finale demeure un mystère, sauf si l’on accepte de la lire à travers la finalité qu’établit cette dernière version, qui réinterprète les autres : le dénouement du poème révèle en la toile, non pas une simple ruse de femme mais l’instrument du "génie divin" (daïmon) qui a coordonné le mouvement et le temps dans l’Odyssée ». 24

L’acte est jugé par ses résultats, dira Thucydide, et Solon apprendra à Crésus qu’une vie se lit depuis sa fin. Hegel écrira : « Personne ne se contentera de la fin de la pièce ou du roman, ni du mot de l’énigme ; ce qui, au contraire, est tenu pour l’essentiel, c’est le mouvement par lequel il advient ; ce qui est vraiment "premier" ne peut apparaître qu’avec le résultat de l’œuvre achevée. On ne peut dissocier ce 20 21 22

Tissu-destin, tissu-temps, tissu-piège, triple référence, Pénélope choisissant de se figer dans le passé, le geste de « dresser le métier » matérialisant cette fixation, en s’enracinant dans la maison d’Ulysse. Le refus de Pénélope n’est motivé que par l’attente de celui qui est non seulement « l’époux de sa jeunesse » – andros kouridiou – mais aussi « l’homme dont la gloire retentit à travers la

HOMERE, L’Odyssée, XIX, 203.

23

PAPADOPOULOU I., Le chant de Pénélope, Belin, Paris, p. 30. HOMERE, op. cit., XII, 146-150.

24

56

MEIGNEZ R., Civitas ou la psychanalyse du Chaos, Delalain, Paris, 1984, p. 107. PAPADOPOULOU I., p. 39.

Accueil Cliquer Grèce ». Toute son âme est tournée vers le souvenir, le regret de l’absent, l’inoubliable Ulysse qui lui est apparu de nuit ; dans une vision si claire qu’elle ne peut distinguer entre rêve et réalité, tant il ressemblait au jeune époux qui est parti pour Troie vingt années auparavant.

Après L’instance de la lettre dans l’inconscient, Lituraterre a repris les deux aspects de la fonction de la lettre qui « fait trou » et « fait objet a ». Qu’il s’agisse de l’écriture orientale, idéographique, inventée par le premier roi Yu, celui qui creusait les fleuves et régularisait les cours d’eau, ou qu’il s’agisse de l’écriture occidentale, alphabétique, apportée par Cadmos, respectueux de la volonté divine, la lettre « volée » ou « survolée » est toujours liée à une histoire d’eau.

Cette nuit, il était à mes côtés ; je le retrouvais tel qu’il était quand il partit avec l’armée ; mon cœur en jubilait, croyant que ce fut déjà vrai, et non rêvé. Dans une légende relative aux origines de Romulus rapportée par Plutarque, le roi des Albins, Tarchétius retarde le mariage de ses filles en faisant faire et défaire – analuein – l’étoffe tissée pendant le jour.

Les Grammata phoïnikêia, lettres phéniciennes, inventées par Cadmos le Phénicien, nous feront longtemps problème : Phoïnix, c’est le palmier. Que vient faire le palmier dans cette affaire d’écriture ? Ses palmes servaient-elles de support d’écriture ? Le tuteur d’Achille s’appelait Phoïnix, il était « privé de descendance ». Et les palmes étaient toujours offertes au vainqueur des compétitions sportives : Niké – la victoire. Celui qui remportait la victoire recevait la palme du vainqueur, la phoïnika. On disait en Grèce, que le vainqueur des jeux était stérile parce qu’il avait épuisé toutes ses forces en réalisant son glorieux exploit : son sperme était alors impropre à la génération. Un bon athlète n’avait pas de postérité, mais les inscriptions funéraires, commémorant sa victoire, lui assuraient une « gloire impérissable », puisque les générations futures, qui lisaient « à haute voix » les phoïnikêia, lui procuraient ce Kleosaphitos – en grec, a-phitos veut dire « qui ne se fane pas ». Le palmier étant l’un des arbres qui ont la vie la plus longue, il était normal que l’athlète en reçoive la palme. 27

Avec le tissu de Pénélope devenu poème, nous héritons de l’analyse, retour au commencement, et à la Tuché des rencontres signifiantes. Le poète « qui a éduqué la Grèce » nous a ainsi fait don d’une « méthode » pour comprendre ce « drame oublié » qui « traverse, dans l’inconscient, les âges. » Le réel s’écrit avec la lettre Quand François Cheng lui fit parvenir L’écriture poétique chinoise, Lacan lui envoya ce petit mot : « Je le dis : désormais, tout langage analytique doit être poétique ». 25 Dans son séminaire Le désir et son interprétation, Lacan soulignait le rapport structurel du désir et de la poésie, la situation du désir étant profondément marquée, arrimée, rivée par le rapport du sujet au signifiant, et la fonction poétique n’étant rien d’autre que l’expression de ce rapport. 26 Affaire d’énonciation, et affaire de doctrine, si le champ lacanien est celui de la jouissance. Et nous verrons Lacan jouer des mots, le symptôme et l’inconscient, devenant le « sinthome » et l’« une bévue ». Pourquoi ?

Phoïnix était aussi le fils de Pronôpos et d’Europè. Pourquoi le palmier serait-il le fils de Pronôpos – « celui qui s’incline et se penche » et d’Europè – « la bien arrosée » ? Le palmier pousse là où il y a de l’eau. Euroos – fleuve au cours facile, abondant ; au figuré, la parole coule bien, est abondante. Un événement se déroule heureusement, il a un cours heureux. Donc Europe est liée à la facilité et à l’abondance des eaux. Cadmos avait délivré le chef des dieux, enfermé dans l’antre du monstre Typhon, mais il avait aussi renoncé à poursuivre sa sœur, la belle Europe, comme son père le lui avait demandé. Zeus, transformé en taureau, l’avait enlevée ! Et sur la plage, page de sable, les traces effaçables de l’enlèvement divin avaient disparu ! Il ne convenait pas de faire obstacle au désir du dieu.

Si l’inconscient est une entité avec laquelle il s’agit de « savoir y faire », la psychanalyse est un art dans la mesure où l’analyste invente son art pour « savoir y faire » avec l’Un-bewust, avec la mise en scène du trou qu’est l’impossible du rapport sexuel. Écrire le trou de cet impossible, chaque construction artistique tend à en produire la mise en scène.

25

26

CHENG. F., « Le docteur Lacan au quotidien », L’Âne, 48, décembre 1991, pp. 52-54. Pour une autre formulation, Cf. CHENG, F., « Lacan et la pensée chinoise », Lacan, l’écrit, l’image, Flammarion, 2000, p. 151 : « L’interprétation analytique – soit ce que doit faire l’analyste – doit être poétique ». LACAN J., Le Séminaire livrre VI, « Le désir et son interprétation » (inédit), séance du 12 novembre 1958.

27

57

PLUTARQUE, Propos de table, VIII, 4. 723.

Accueil Cliquer Pour récompenser Cadmos, qui n’avait pas obéi à son père, mais avait respecté son dieu, Harmonia lui sera donnée comme épouse, premier mariage d’un mortel avec une immortelle : quatre filles vont naître, déterminant les quatre points cardinaux, et donc l’orientation dans l’espace.

Prométhée leur fit don des pensées – gnomè – et des arts – teknè –, des signes, des points de repère pour la mesure du temps : « J’ai inventé pour eux le nombre, sophisme le plus excellent » (exokhon sophismatôn – la meilleure des inventions.) Et sans les nombres que seraient les humains ?

On disait aussi que le roi Aktéon, sans descendant mâle, avait quatre filles qui se nommaient : Aglauros – eau brillante ; Hersé – rosée ; Pandrosos – toute rosée ; Phoïniké – rouge. Phoïniké mourut, jeune fille. C’est en souvenir d’elle qu’Actéon donna à ces lettres le nom de « phéniciennes », attribuant ainsi un culte à sa fille. « Ce n’est pas avec les mots que nous écrivons le réel. C’est avec de petites lettres » disait Lacan, dans sa Conférence à la Yale University en 1975. 28 Ayant choisi le mathème comme « ce qui est de nature à se coordonner à cette absence prise au réel », sa formalisation évacuant le sens, il insiste dans « Lituraterre » 29 : « ce n’est pas avec des mots que nous écrivons le réel, mais avec la lettre ».

Tous les arts furent donnés, par Prométhée, nombres et lettres, pour leur faire comprendre les phlogôpa sèmata – les signes du feu – qui venaient s’écrire dans les entrailles ou sur les os de l’animal. La relation de l’homme au temps, à l’avenir, à « ce qui sera », passe par la mantique et l’interprétation des rêves, par les combinaisons de lettres, grammatôn synthéseis, mémoire de tous, mnèmèn hapantôn, mousomètor erganèn, ces assemblages de signes gravés, tracés, sont là pour incarner toute mémoire et seconder tout travail – mousomètor – qui engendre les Muses. Avant, ils ne savaient pas, maintenant ils se savent mortels – aucune immortalité n’est promise, mais ils ont la possibilité de transformer leur angoisse en source créatrice. La poésie, c’est cela, la naissance de ce tout particulier, élevé à la dignité de l’universel, quand la lettre cesse de se jouer de nous, si nous savons entendre son jeu, puisque ce qui ne cesse de s’écrire, symptôme, se répète incessamment, jusqu’à ce que, enfin, mihi contingit, cela s’écrive enfin.

Qu’une lettre vienne à la place d’une autre pour résonner dans le silence, et… contingence, « cela m’arrive ! » « Mihi contingit », une rime heureuse, ou un acte manqué, ce qui ne pouvait pas venir à ma conscience, vient enfin se faire reconnaître. L’analyste, gardien et ami du silence, sait entendre cette suspension, cet espace entre les phonèmes.

Mais si « tous les arts (viennent) aux mortels par Prométhée n – pasaï tekhnaï brotoïsin ek Promethéôs 30 – il y a rupture totale, émergence soudaine, tout à coup, « cela m’arrive, par la grâce des dieux » ou plus précisément de Prométhée, ce Titan qui se consacre à la cause des hommes, et leur fait don des arts de prévision, promanthanô, je sais d’avance, j’ai appris d’avance. Promètheïa, la Prévenance, ma prévoyance, la prudence. Promètheomai, veiller à, prendre soin de.

Le symptôme et l’auto-création Qu’est-ce que l’être l’humain, joué par la lettre s’il ne joue avec elle ? Les Grecs avec Eschyle, répondaient à cette question par des récits, des mythes qui renvoyaient à la question de l’Origine : « En ce temps-là, un être surhumain est intervenu pour sauver les hommes. Zeus voulait les détruire ! Prométhée leur transmit une part du prattein-poïein (agir, créer) » – qui était la possession exclusive des forces divines.

Pourrions-nous dire que Prométhée, avocat placentaire, n’a fait don aux humains que de son nom : « celui qui prend soin, celui qui se soucie » ? A partir de ce nom, les humains ont intériorisé sa fonction et sa force créatrice, si bien que nous pouvons soutenir, avec Sophocle, que « l’essence de l’homme, c’est son auto-création », quand il devient poète, cessant de croire, comme Eschyle, qu’un être surhumain va sauver l’humanité, lui apportant Aïdon et Oikè, comme Protagoras nous l’enseignait. Savoir

Et c’est ainsi que ces ombres vides qui voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, semblables aux « figures des rêves n, passant leur vie sans ordre, vivant sous la terre dans des cavernes obscures, sans distinguer les saisons, sans réflexions ni pensées, étaient incapables de prévoir la mort.

28 29

LACAN J., « Lituratterre » Ornicar ?, n°41, Navarin, 1987. LACAN J., « Conférence et entretiens dans des universités nord américaines » Scilicet, n°6/7, Paris Seuil, 1976, pp. 5-63.

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58

PLUTARQUE, op. cit., V, 506.

Accueil Cliquer par Zénon. 6 Une remarque de Koyré à propos de Cantor est de nature, il me semble, à nous orienter dans l’usage lacanien de cette notion. Koyré remarque que, loin que l’infini dérive du fini, c’est au contraire le concept d’infini qui peut servir de fondement à celui des nombres finis. N’en ira-t-il pas de même pour ce qui concerne le rapport de l’infini dénombrable à l’infini qui a la puissance du continu ? 7 A partir de cette thèse me paraît pouvoir être établi un éclairant répartitoire. 8

s’en passer à condition de s’en servir, c’est le dernier message de notre vieux Lacan. « Aide-toi, le ciel t’aidera ! ».

Demande (discrète), volonté (continue) de l’Autre Armand Zaloszyc Note de lecture Nous publions ici cette petite note qui a servi à notre collègue Armand Zaloszyc comme argument d’une conférence qu’il a donnée à Bruxelles le 17 février 2001, dans le cadre du cycle de conférences du Champ freudien intitulé : « Lien social et style de vie ». C’est un avant-goût qui est en rapport étroit avec le thème de ce numéro. Vous trouverez cet argument déplié dans un texte qui paraîtra prochainement dans Quarto. Ça promet !

Du côté de l’aleph zéro cantorien, qui est le nombre cardinal de l’infini dénombrable, nous trouverons la division du sujet, l’objet a (comme J.-A. Miller l’a fait voir 9 ), la demande, le désir et le fantasme, le transfert, et la structure de la sexuation côté homme avec la forme fétichiste de l’amour. 10 °On trouve également de ce même côté la promesse de rencontre finale que nous conte la Vida de Jaufré Rudel, ou encore la promesse que comporte que, selon les Commentaires, le verbe dont est fait le Nom divin ehye asher ehye est au futur.

Lorsqu’il nous donne sa définition du concept dans la psychanalyse, au tout début du Séminaire XI, Lacan note au passage l’incidence, dans sa définition, du calcul infinitésimal 1 : au moment d’exposer les « fondements de la psychanalyse », il appelle donc notre attention sur la composition du concept, que seul « un saut, un passage à la limite, achève de réaliser » au-delà de son ordonnance signifiante. Ceci, sans doute, vaut pour les quatre concepts fondamentaux qu’il distingue, et aussi pour le concept de l’École dont Miguel Bassols a proposé récemment de faire le plus-un concept fondamental de la psychanalyse. 2

De l’autre côté, ce sera la puissance du continu (le terme s’est imposé pour désigner le cardinal de l’aumoins-un ensemble infini non dénombrable qu’est l’ensemble des nombres réels). Le continu échappe à toute détermination de grandeur, de nombre, etc… (comme le note Koyré qui y voit le véritable mê on de l’ontologie 11 ), et constitue véritablement une « hétérité ». C’est la structure de la sexuation côté femme avec la forme érotomaniaque de l’amour, et le pas-tout que comporte cette structure. Ici, il y a l’impossible rencontre que nomme l’inexistence du rapport sexuel, aussi bien que le rapport à Dieu de la jouissance féminine comme radicalement Autre. 12 N’est-ce pas à cet abîme que correspondra ce qui peut être isolé comme la volonté de l’Autre – contre laquelle s’ouvrent les deux voies défensives dont Lacan nous a proposé le schéma diamétral ? 13 Je rapporterais volontiers au même mécanisme de

Ce que nous reconnaissons ainsi dans cette définition est la structure que Jacques-Alain Miller nous a éclaircie en commentant naguère l’apologue d’Achille et la tortue où l’inaccessible zénonien devient une figure de l’objet a, à la fois insaisissable dans le procès de la division signifiante et produit par elle. 3 Les paradoxes de Zénon, nous le savons au moins depuis Koyré, 4 résultent de l’implication des notions d’infini et de continuité ; c’est à leur propos que Borges a écrit que l’infini « est un concept qui corrompt et dérègle les autres ». 5 Or, il est arrivé de manière répétée que Lacan, dans différents contextes, utilise aux fins de la psychanalyse ce « concept qui corrompt et dérègle les autres », en mentionnant ou non son illustration

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LACAN J., Le Séminaire, Livre Xl, p. 117.

9

BASSOLS M., « Intervention sur l’École », La Quotidienne (Lettre d’information de l’AMP publiée par 1.-A. Miller), n°8, 15 juin 2000.

10

MILLER J.-A., « Achille et la tortue », Letterina, (Bulletin de l’ACENormandie) n°3, mai 1993, pp. 3-8.

11

KOYRÉ A., « Remarques sur les paradoxes de Zénon » (1922), Études d’histoire de la pensée philosophique, Gallimard, Paris, 1971, pp. 9-35.

12

BORGES J. L, « Avatars de la tortue » (1939), Enquêtes, Gallimard, Paris, 1957, pp. 152-162.

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MILLER J.-A., « Vers un signifiant nouveau », Revue de l’École de la La Cause freudienne, n°20, février 1992, pp. 47-54, en montre un aspect essentiel. KOYRÉ A., o. c., p. 27-31 ; FRECHET M., L’arithmétique de l’infini, Hermann, Paris, 1933, pp. 20-21. MILLER J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n°40, janvier 1999, pp. 7-27 se rapporte à ces distinctions. MILLER J.-A., « Vers un signifiant nouveau », p. 52 ; « Achille et la tortue », p. 6. LACAN J., Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 733. KOYRÉ A., o. c., p. 30 ; J. LACAN J., Le Séminaire, Livre Xl, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 23. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 71, p. 77. LACAN J., Écrits, p. 826.

Accueil Cliquer défense l’opposition qu’à l’occasion a promue Balint sous la dénomination des ocnophiles et des philobates. 14

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BALINT M., Les voies de la régression, Paris, 1972, Petite Bibliothèque Payot, pp. 9-138.

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Notre temps recherche, l’idéologie qu’elle cumule ». Il s’agit donc du savoir qui s’accumule par la psychanalyse et aussi des intérêts, des références que la psychanalyse trouve dans les disciplines et les discours qui lui sont connexes. C’est justement à propos de la psychanalyse en extension que Lacan va isoler le réel en jeu dans la ségrégation, en tant que ce réel est recouvert et laissé dans l’ombre par l’usage qu’ont pu faire les psychanalystes du mythe d’Œdipe et des identifications imaginaires. C’est ce point que je voudrais tenter d’éclairer.

A propos des nouveaux styles de ségrégation : la réponse de la psychanalyse Marie-Hélène Doguet-Dziomba Tout*d’abord, je vais vous indiquer pourquoi j’ai choisi de vous exposer mes questions concernant ce que Lacan en 1968, dans son « Discours de clôture des Journées sur les psychoses chez l’enfant », 1 désigne comme le « problème le plus brûlant à notre époque » : l’extension de plus en plus dure et de façon toujours plus pressante, des procès de ségrégation. Toujours dans cette allocution de 1968, Lacan somme la psychanalyse – cette « subversion sans précédent » – de mettre à l’ordre du jour le problème de la ségrégation. Comment les psychanalystes vont-ils y répondre ? Le point de départ de cette intimation était les questions portant sur l’enfant, sur la psychose et sur l’institution, au regard de l’idéologie de la liberté – mise en avant par l’antipsychiatrie.

Pour commenter ces paragraphes, je vous renvoie au bel article de Miquel Bassols intitulé « Le psychanalyste et sa politique ». 4 Au fond Bassols fait valoir que la question posée par Lacan est la suivante : « Le psychanalyste », est-ce un concept qui a une quelconque extension ? Il note que le savoir de la psychanalyse en intension relève du savoir textuel, toujours neuf et inédit, qui se produit dans le particulier de chaque cure. C’est dans ce savoir de la psychanalyse en intension que Lacan entend fonder la garantie analytique, qui est une garantie collective dans l’École. Bassols souligne que ce savoir en intension part d’un principe logique : la non existence du « psychanalyste » comme universel ou classe définis par avance.

L’injonction de Lacan s’accompagne d’un mode d’emploi : il s’agit de « situer le problème » et de « saisir la référence d’où nous pouvons le traiter sans rester pris dans un certain leurre ». Je vous propose donc de suivre ce mode d’emploi en dégageant la « référence », la Bedeutung du problème de la ségrégation moderne. Autrement dit, quel est le réel en jeu dans l’extension des procès de ségrégation ? Quel rapport y a-t-il avec le réel qui oriente l’expérience analytique ? Quelles en sont les conséquences concernant le psychanalyste et la politique de la psychanalyse ?

Le point qui m’intéresse est celui de l’articulation entre le savoir en intension et le savoir en extension de la psychanalyse. Non seulement ils ne sont pas séparés, mais ils sont noués topologiquement selon le concept du plan projectif. L’horizon de la psychanalyse en extension, ce qui pourrait paraître extérieur au savoir en intension d’une cure, est au contraire au cœur même de la cure. Cet horizon, Lacan lui donne trois points de fuites, trois points de torsion entre intension et extension, trois repères – « à produire » écrit-il dans la première version – pour la psychanalyse en extension. Ce sont trois repères que la fonction du désir de l’analyste doit Exposé présenté à Bruxelles le 16 décembre 2000 dans le cadre du cycle de conférences du Champ freudien intitulé « Lien social et styles de vie », rendre présents dans l’expérience analytique mais aussi dans la culture. Au fond, c’est le concept de désir de l’analyste qui est au cœur de ce nouage entre intension et extension.

Un réel au cœur du sujet Ce sont ces questions qui sont au cœur des derniers paragraphes de la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » 2 . Lacan y distingue la psychanalyse en intension et la psychanalyse en extension. Intension désigne le contenu d’un concept. Extension désigne la série des objets qui relèvent d’un concept. Dans la première version de la Proposition, 3 Lacan définit ainsi la psychanalyse en extension : « les intérêts, la 1 2 3

LACAN J., « Discours de clôture des journées sur les psychoses chez l’enfant », Quarto, n°15, pp. 27-32. LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École n, Scilicet, n°1, Paris, Seuil, 1968. LACAN J., Analytica, volume 8, avril 1978, supplément au n°13 d’Ornicar ?, p. 20.

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BASSOLS M., La Lettre mensuelle, 183, décembre 1999, pp. 1-8.

Accueil Cliquer conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et nommément de l’universalisation qu’elle y introduit. Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation » (version 2).

Lacan propose donc trois repères, symbolique, imaginaire et réel, à produire pour la psychanalyse en extension. A l’époque de la Proposition, il leur donnait une portée critique de l’IPA telle qu’elle supportait la garantie analytique ; mais il leur donnait également une visée d’orientation à donner à une École nouvelle. Il me semble que ces trois points restent d’actualité pour notre École.

Le point crucial est que le réel en jeu dans la ségrégation n’est pas extérieur au sujet. Ce réel se loge au contraire au cœur même du sujet, dans le noyau le plus intime de son fantasme. La première ségrégation est celle du sujet à l’endroit de sa propre jouissance, cette satisfaction inconsciente qui ne se sait pas être une satisfaction, cette satisfaction pulsionnelle qui inclut la pulsion de mort et qui vient diviser irrémédiablement le sujet, cette jouissance qui lui est le plus intime et le plus radicalement hétérogène, au sens d’hétéro, au sens d’une altérité irréductible.

1) Dans le registre symbolique, la distinction entre les personnages de la famille et la famille structurale définie par des fonctions symboliques, en particulier celle du Nom-du-Père. Il s’agit de l’usage que fait la psychanalyse du Nom-du-Père dans la pratique mais aussi dans la théorie. De ce point de vue, le risque consiste à réduire la structure symbolique au « guignol imaginaire de l’OEdipe », mais aussi à sacraliser la théorie du Nom-du-Père, transformant ainsi la psychanalyse en religion.

Alors, comme le note Bassols, « comment analyser après Auschwitz ? ». « Comment ne pas interroger à nouveau, au-delà de Freud, mais pas sans lui, cette nouvelle forme de ségrégation (celle du camp d’extermination nazi), cette pure jouissance de faire disparaître l’autre ? ». Sur quelles autres formes de ségrégation, le nazisme et les camps de concentration ont-ils anticipé, puisque Lacan leur donne le statut de « précurseurs » ?

2) Dans le registre imaginaire, la distinction entre l’idéal du moi et les identifications imaginaires. Leur confusion a conduit les psychanalystes à promouvoir un père idéal et à réduire la fin de la cure à une identification à l’analyste. Lacan note à ce propos que le Père idéal, c’est-à-dire le Père mort, est une défense contre la mise en question de l’OEdipe. Ce Père mort, ce Père universel, conditionne les limites du procès analytique, il fige la pratique et en obscurcit la finalité.

La structure freudienne du groupe : rejet de la part maudite Avant de cerner les réponses que l’enseignement de Lacan nous apporte, je voudrais revenir à la première théorie psychanalytique de la ségrégation que l’on peut extraire du texte de Freud, daté de 1921, intitulé « Psychologie des foules et analyse du moi ». 5 La Proposition de 1967 ne peut être lue que sur les fondements de ce texte. Au fond ce texte qui traite de la structure du groupe, qui traite donc du lien social – pour reprendre le concept de Lacan, ce texte prend sa consistance d’une thèse forte sur la nature du lien social. Les paragraphes de la Proposition de 1967 que j’évoquais, mettent l’accent sur la fonction de l’identification dans la structure du groupe – ici en l’occurrence les modèles freudiens en sont l’Armée et l’Église. Je voudrais attirer votre attention sur une perspective différente que l’on peut dégager de ce texte.

Ces deux premiers repères concernent donc la mise en question de l’Œdipe dans la pratique et la théorie analytique. Ils concernent également la théorie de l’identification et la structure du groupe. Autrement dit, quelle théorie de l’identification produire, dès lors que la structure du groupe ne saurait se réduire aux identifications imaginaires ni à la promotion du Père idéal ? Recouvrir ces deux repères, se défendre contre la mise en question de Œdipe et de la théorie de l’identification ont, pour Lacan, une coordonnée dans le réel. Il s’agit précisément du troisième repère pour la psychanalyse en extension. 3) Voici ce que Lacan énonce concernant ce troisième repère, dans le registre du réel : « l’avènement, corrélatif de l’universalisation du sujet procédant de la science, du phénomène fondamental, dont le camp de concentration a montré l’éruption. Qui ne voit que le nazisme n’a eu ici que la valeur d’un réactif précurseur » (version 1) ; « ce que nous avons vu en émerger, pour notre horreur, représente la réaction de précurseurs par rapport à ce qui ira en se développant comme

Freud va penser la structure du groupe à partir du problème de la satisfaction pulsionnelle. Autrement 5

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FREUD S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, petite bibliothèque Payot, pp. 117-262.

Accueil Cliquer « contagion des sentiments ». Ce qui me paraît crucial, c’est l’accent mis par Freud sur ce qu’il appelle le « gain de plaisir » et la « jouissance » tirée de « l’exaltation de l’affectivité ». Cette exaltation lui parait centrale dans la formation d’un groupe. Tout tourne autour de ce gain de plaisir. Le « gain de plaisir », Freud l’introduit à partir des phénomènes horizontaux de « contagion », mais aussi à propos du phénomène vertical de la « suggestion ». C’est même à ce propos qu’il écrit : « dans l’obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit d’interrompre l’activité de sa "conscience" antérieure en cédant aux appâts du gain de plaisir auquel on parvient à coup sûr en supprimant ses inhibitions ». Il me semble que Lacan commente ce point dans son « Discours de clôture… » lorsqu’il souligne que « toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance (…) car le principe de plaisir, c’est le frein de la jouissance ». Plus loin il ajoute à propos de la structure de l’objet a qu’elle est « celle d’un condensateur pour la jouissance, en tant que par la régulation du plaisir, elle est au corps dérobée ». Il me semble que le « gain de plaisir » que Freud met au cœur de la structure du groupe a le plus étroit rapport avec ce condensateur de jouissance, avec cette jouissance dérobée au corps par le principe de plaisir. Il y a un rapport étroit entre le frein de la jouissance et la jouissance dérobée au corps. C’est ce qui s’accomplit dans la structure freudienne du groupe.

dit, la thèse centrale de ce texte est celle des rapports entre le sujet, l’Autre et la jouissance. Je pourrais baptiser cette thèse ainsi : la pulsion et l’influence de l’Autre, ou bien encore le gain de plaisir et la part maudite rejetée. Freud commence par récuser l’apparente opposition entre l’individu et le groupe. Il introduit une autre opposition fondée sur ce que nous enseigne la psychanalyse. La psychanalyse est une enquête sur la façon dont un sujet obtient la satisfaction de ses pulsions sexuelles. Cette satisfaction est bizarre, parce que c’est une satisfaction inconsciente – ce qui veut dire que c’est une satisfaction qui ne se sait pas être une satisfaction : elle prend même le plus souvent la forme d’un déplaisir, d’un symptôme, de quelque chose qui fait souffrir et dont on voudrait se débarrasser. Ce que souligne Freud, c’est que pour obtenir la satisfaction de nos pulsions, nous devons en passer par les autres, par des partenaires, par l’Autre avec un grand A comme l’a écrit Lacan. Si nous devons en passer par l’Autre pour satisfaire nos pulsions, il y a néanmoins une part de notre satisfaction qui échappe à l’influence de l’Autre, qui lui est soustraite. C’est ce que Freud appelle dans ce texte le narcissisme. C’est avec cette opposition entre ce qui peut s’ouvrir à l’Autre ou au contraire ce qui est fermé à l’Autre que Freud aborde la « psychologie » du groupe.

Freud aborde ce « gain de plaisir » qui constitue l’essence du groupe, par le pouvoir de l’Éros de la libido : le groupe doit sa cohésion au pouvoir de l’Éros et de l’amour qui n’est que l’expression de la pulsions sexuelle. Au fond le grand problème que Freud examine dans ce texte est celui de différents modes de satisfaction pulsionnelle compatible avec la vie et le lien social.

Le groupe pose la question de ce qui fait lien entre les individus ; pour Freud, c’est le lien qui est la caractéristique du groupe. Pour penser ce lien, Freud s’appuie sur ce qui se passe dans l’hypnose. Dans l’hypnose, il y a l’influence de l’hypnotiseur qui se manifeste par la suggestion. Par ailleurs, il y a la contagion entre les membres du groupe. Autrement dit, il y a un lien vertical et un lien horizontal, il y a suggestion verticalement et contagion horizontalement. Là se pose une question : qu’est-ce qui remplace l’hypnotiseur pour le groupe ?

Freud prend donc pour modèle de groupes organisés, l’Église et l’Armée. Ces deux groupes prennent leur consistance d’une même « illusion » : « un chef suprême est là qui aime tous les individus de la foule d’un égal amour », chef suprême qui est pour eux un substitut paternel. Tous sont égaux, tous ont une part égal de l’amour du père. Dans ces deux foules, chaque individu isolé est lié libidinalement d’une part au meneur – lien vertical –, d’autre part aux autres individus de la foule – lien horizontal. Freud note concernant l’armée que négliger ce facteur libidinal représente non seulement un manque dans la théorie mais aussi un danger dans la pratique. Il en

Une première réponse de Freud est le meneur : mais quel est donc le « prestige » « mystérieux et irrésistible du meneur qui paralyse nos facultés critiques et remplit notre âme d’étonnement et de respect » ? Pour qu’il y ait groupe, il faut que les individus isolés aient quelque chose en commun : Freud en distingue trois versants : une identification conçue comme un trait commun, un même objet, et une 63

Accueil Cliquer Freud s’interroge sur le « lien affectif » au meneur qui lui semble plus déterminant que le lien qui unit les individus d’un groupe les uns aux autres. Quelle est donc la différence entre un groupe avec meneur et un groupe sans meneur ? La foule sans meneur ne serait-elle pas une foule qui met à la place du meneur quelque chose qui vient s’y substituer ? Là se dessine une place vide que plusieurs choses peuvent venir occuper : une idée, une « abstraction », une « tendance commune », un « désir partagé par le grand nombre ». Vous savez que Freud donne à la fin du texte, la formule fameuse de la constitution libidinale d’un groupe : « une somme d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux autres ».

veut pour preuve les névroses de guerre qui ont désagrégé l’armée allemande pendant la première guerre mondiale : dans ces névroses, une protestation se faisait entendre concernant la façon dont les supérieurs traitaient l’homme du peuple, notamment « l’absence de chaleur » de cette façon. Au fond les chefs avaient laissé en plan la revendication libidinale de leurs hommes. L’autre preuve des liens libidinaux qui unissent le groupe est le phénomène de la panique, notamment quand le groupe militaire se désagrège avec la perte du meneur : les liens mutuels des individus du groupe disparaissent avec la perte du meneur. De même Freud examine la désagrégation du groupe religieux. Ici ce n’est plus l’angoisse qui se manifeste mais une recrudescence de violence et de crimes. Apparaissent « des impulsions dénuées de tout égard et hostiles envers les autres personnes, qui jusque-là n’avaient pu s’extérioriser grâce à l’égal amour du Christ pour tous ». Freud ajoute la notation suivante : « sont exclus de ce lien, même pendant le règne du Christ, ces individus qui n’appartiennent pas à la communauté de foi, qui ne l’aiment pas lui et que lui n’aime pas ; c’est pourquoi il faut qu’une religion, même si elle s’appelle une religion d’amour, soit dure et sans amour envers ceux qui ne lui appartiennent pas. Au fond chaque religion est bien une telle religion d’amour pour tous ceux qu’elle englobe et chacune tend vers la cruauté et l’intolérance à l’encontre de ceux qui ne lui appartiennent pas ». Freud poursuit par le commentaire suivant « Que cette intolérance ne se manifeste plus aujourd’hui avec autant de violence et de cruauté qu’aux siècles antérieurs, autorise à peine à conclure à un adoucissement des mœurs des hommes. La cause en est à rechercher bien plutôt dans l’indéniable affaiblissement des sentiments religieux et des liens libidinaux qui en dépendent ». Ce qui lui permet de conclure que « si un autre lien au groupe prend la place du lien religieux, il en résultera la même intolérance envers ceux de l’extérieur qu’au temps des guerres de religion ».

Le point important est donc la place que vient occuper le meneur, plus que le meneur en tant que tel. A cette place peut aussi bien venir la haine : c’est ce que Freud appelle le meneur négatif. Il note que « la haine envers une personne ou une institution déterminée pourrait tout aussi bien avoir une action unificatrice et susciter les mêmes liens affectifs que l’attachement positif ». D’où la question, le meneur comme tel est-il réellement indispensable à l’essence de la foule ? En tout cas Freud montre qu’à cette place peuvent venir différents éléments hétérogènes. Voilà qui ouvre la perspective d’une clinique différentielle des groupes à partir de l’élément qui les unifie. Revenons à cette création ségrégative d’un extérieur au groupe. Freud martèle une thèse : ce sont les liens libidinaux qui caractérisent un groupe. La ségrégation nous met sur la piste d’une découverte de la psychanalyse qui est proprement scandaleuse. Il y a dans la sexualité, au sens où la psychanalyse la conçoit, il y a dans la satisfaction pulsionnelle inconsciente, une zone bizarre où quelque chose de la vie peut préférer la mort. Freud parlait des pouvoir de l’Éros, de l’amour. Avec Lacan, nous pouvons dire que les pouvoirs de l’amour ce sont les pouvoirs de la parole et du symbolique. Mais il y a dans la satisfaction pulsionnelle, une zone indicible qui est rejetée du symbolique. Ce rejet de jouissance pose le problème de ce qui est transféré du symbolique au réel – selon la fameuse formule « ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel ». Ce rejet pose en somme le problème des rapports du langage et de la jouissance. Un tel rejet relève de ce que Freud a appelé la pulsion de mort qui travaille

Au fond le groupe religieux est une transition entre le groupe avec meneur et le groupe sans meneur. Il montre bien qu’il y a une connexion étroite entre la création des liens libidinaux qui fondent le « tous égaux » et la création d’un « extérieur ». Ainsi, tout groupe se constitue à partir d’une ségrégation. Tout groupe se constitue à partir d’un certain usage de la ségrégation. 64

Accueil Cliquer silencieusement mais dont certaines manifestations sont bruyantes.

appelle la destruction d’un ancien ordre social. Cette ruine est corrélative de la ruine de l’exception, du Un qui s’excepte. Vous voyez que la structure freudienne de la foule où le meneur se trouve en position d’exception fondant le tout du groupe, se trouve mise à mal. D’où un problème concernant l’identification si l’Autre n’existe pas, quand se dévoile la nature de semblant de tout idéal. J.-A. Miller a proposé le mathème I < (a) comme formule de la crise contemporaine de l’identification. C’est le plus-de-jouir, cette jouissance dérobée au corps par la castration, ce reste de la castration de jouissance, qui tient le haut du pavé. A la différence de la morale victorienne de la castration qui prévalait à l’époque de Freud, notre époque est marquée au contraire par un impératif de jouissance sur le mode infinitisé qu’illustre Achille poursuivant sa tortue.

La ségrégation d’un groupe, la création d’un extérieur est une défense contre ce transfert du symbolique au réel. Cette défense est aussi bien un mode de rejet de Thanatos, car le concept lacanien de jouissance démontre qu’au cœur d’Éros, il y a Thanatos. La manifestation bruyante de ce rejet de jouissance sera alors l’hostilité, la violence, la haine de cet « extérieur ». Au fond la structure du groupe est une ségrégation fondée sur un « gain de plaisir » mais aussi sur un rejet de jouissance. Il y a toujours une part maudite de la satisfaction pulsionnelle et le groupe est fait pour rejeter cette part maudite. Il est la réponse à ce rejet qu’il méconnaît. A l’ère de l’Autre qui n’existe pas

Dans Télévision 7 , Lacan évoque « la précarité de notre mode (de jouissance), qui désormais ne se situe que du plus-de-jouir, qui même ne s’énonce plus autrement ». Quelques lignes plus haut, il précisait que « dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe, mais en tant que nous en sommes séparés ». Dans cette note, il me semble qu’il n’évoque pas l’Autre en tant que lieu du signifiant ou lieu de la vérité, mais l’Autre examiné du point de vue de la jouissance : l’Autre réduit au partenaire objet plus-de-jouir et l’Autre jouissance, Autre à elle-même. Le point important est que dans les deux cas, nous en sommes séparés.

J’en viens à présent à la théorie lacanienne des nouvelles formes de ségrégation. Je vous rappelle les termes à partir duquel il situe le problème. Tout d’abord il fait un lien de corrélation entre l’avènement du camp de concentration et l’universalisation du sujet procédant de la science. Il précise que cette universalisation introduit un remaniement des groupements sociaux. Ce remaniement surgit de la destruction d’un ancien ordre social que Lacan nomme « l’Empire », et vient s’y substituer quelque chose d’une autre nature qu’il nomme les « impérialismes ». La question propre aux impérialismes est la suivante : « comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ». Dans la Proposition, il précise ce qu’il appelle les impérialismes, à savoir « notre avenir de marché commun » qui, ajoute-t-il, trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. Ce qui est en jeu, ce sont donc les effets du discours de la science alliés à ceux du discours du capitalisme.

Ce point nous permet d’avancer concernant ce que Lacan appelle « l’universalisation du sujet dépendant de la science ». Il me semble que pour bien comprendre les effets de la science, on ne saurait les séparer de ceux du discours capitaliste. Revenons en effet sur ce que Lacan a défini dans « La troisième » 8 comme le « symptôme social » : « chaque individu est réellement un prolétaire, c’està-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant ». Le prolétaire, c’est le sujet de la science qui est passé en position de maître (à la place de S1 dans le discours du maître) et qui est complété de son plus-de-jouir en toc, tous ces objets toujours plus éphémères et volatiles qui sont proposés à la consommation, ces « lichettes » de jouissance dont J.-A. Miller proposait le paradigme avec le Coca-Cola qui désaltère tout en assoiffant. Marie-Hélène Brousse a souligné récemment, lors de

Pour saisir ces effets, nous pouvons nous appuyer sur les avancées de J.-A. Miller dans l’orientation lacanienne, lorsqu’il y a quelques années, il a déployé et explicité la formule lacanienne « l’Autre n’existe pas ». 6 Cette formule qui vise l’inconsistance logique de l’Autre, est la formule de ce que notre modernité a dévoilé et révélé de façon explicite. Il s’agit de la formule de la ruine d’un Autre unifié, consistant et unifiant – cf. ce que Lacan 6

7 MILLER J.-A. et LAURENT E., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique n, cours inédit, 1996-1997.

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LACAN J., Télévision, Seuil, Paris, 1974. LACAN J., « La troisième n, Lettres de l’EFP n°16, novembre 1975.

Accueil Cliquer la Journée de Mental, 9 que le complément n’est pas le partenaire : que le sujet et son complément « plus de jouir en toc », puisse passer au partenariat, à l’objet partenaire, voici qui suppose la mise en jeu du travail de l’inconscient, c’est-à-dire le branchement sur un discours, une ouverture au lien social – puisque c’est par le discours que Lacan définit le lien social. Passer au partenariat suppose également la mise en jeu de la division du sujet : il y a effectivement une différence entre ce qui bouche la division et ce qui au contraire la cause. Enfin cela suppose pour le prolétaire, une adresse : pas de partenariat, pas de discours sans adresse. Au psychanalyste de créer cette adresse.

s’est senti devoir réintroduire notre mesure dans l’éthique, par la jouissance ? ». Pour parler des remaniements des groupements sociaux et de la question des « impérialismes », je voudrais citer le sociologue Zygmunt Bauman qui dans un petit essai intitulé « Le coût humain de la mondialisation », 10 déploie de façon intéressante les effets contemporains de l’inexistence de l’Autre. Il montre en particulier comment l’extraterritorialité et la désincarnation du pouvoir financier des marchés par l’annulation des distances spatio-temporelles, sont inséparables d’une délimitation encore plus stricte du territoire. Les conséquences en sont une nouvelle fragmentation de l’espace urbain, la diminution et la disparition de l’espace public, la désagrégation de la communauté urbaine, la séparation et la ségrégation et pardessus tout, l’extra territorialité de la nouvelle élite et la territorialisation forcée du reste de la population – dont le modèle pourrait bien être la prison. Loin de former des foyers de vie communautaire, les populations locales ressemblent davantage à des groupes sans unité et sans lien. Je vous renvoie à ses passionnantes considérations sur l’espace, depuis la guerre des cartes, puis la réduction de l’espace en carte, en passant par les utopies des cités parfaites du XVIIIème siècle, jusqu’à la renaissance de la localité sur un mode agoraphobe, dont l’exclusion et la séparation sont devenues les nouvelles stratégies. Comment garder son voisin à bonne distance ?

J’ai parlé du symptôme prolétaire. L’autre proposition de Lacan qui nous permet de mieux situer cette universalisation du sujet de la science est celle de « l’enfant généralisé », thèse qu’il introduit dans son « Discours de clôture ». L’enfant généralisé vient en écho à la confidence d’un religieux rapporté par Malraux dans ses Anti-Mémoires : « J’en viens à croire, voyez-vous, en ce déclin de ma vie, qu’il n’y a pas de grandes personnes ». Lacan ajoute ceci « Voilà qui signe l’entrée de tout un monde dans la voie de la ségrégation ». Cet enfant généralisé, il faut le rapporter à la phrase : « L’important n’est pas que l’objet transitionnel préserve l’autonomie de l’enfant mais que l’enfant serve ou non d’objet transitionnel à la mère. Et ce suspens ne livre sa raison qu’en même temps que l’objet livre sa structure. C’est à savoir celle d’un condensateur pour la jouissance, en tant que par la régulation du plaisir, elle est au corps dérobée ».

Bauman part du modèle benthamien du Panopticon dont Foucault avait fait la métaphore de la transformation moderne, du redéploiement et de la redistribution des pouvoirs, avec la fonction de discipliner en maintenant constamment réelle et tangible la sanction. Il montre comment ce modèle ne rend plus compte de la nature des changements actuels : les banques de données électroniques seraient plutôt les versions contemporaines du Panopticon dans le cyberespace. Alors que la fonction du Panopticon est de s’assurer que personne ne pouvait quitter l’espace surveillé, le but principal des banques de données est de s’assurer qu’aucun intrus ne puisse y pénétrer : la banque de données est un instrument de sélection, de séparation et d’exclusion. Elle fonctionne comme un crible qui garde les « mondialisés » et éliminent les « locaux ». Pour Bauman, le concept de mondialisation renvoie au caractère indéterminé, anarchique et autonome des affaires mondiales, à l’absence de centre, de

L’enfant généralisé est cet objet condensateur de jouissance, il est généralisé du fait de l’inexistence de l’Autre et de son corrélat : la ruine de l’exception – ici le « il n’y a pas de grande personne ». Comme le soulignait François Leguil, toujours lors de la Journée de Mental, plus l’on sait ce qu’est un enfant, moins l’on sait ce qu’est un père. Le déclin du savoir sur le père a comme corrélat celui de l’exception. Si le discours de la science interdit de penser ce qu’est une « grande personne », c’est que son seul repère est la norme et le hors norme. Quant à la religion, elle trouve son prolongement dans les impasses de l’idéalisation : face à l’idéal, le sujet est toujours un enfant concernant sa jouissance. D’où la réponse éthique de la psychanalyse proposée par Lacan : « N’est-ce pas de ce qu’il faille y répondre que nous entrevoyons maintenant pourquoi sans doute Freud

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Le 16 septembre 2000, à Paris.

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BAUMAN Z., Le coût humain de la mondialisation, Pluriel, Hachette Littératures, 1999.

Accueil Cliquer contrôle, de conseil d’administration, de bureau de direction. Au fond cette notion s’oppose radicalement à l’idée « d’universalité » qu’elle a remplacé. Ce concept renvoie surtout à la notion d’effets globaux. De même qu’il y a un lien intime entre la « mondialisation » de tous les aspects de l’économie et le retour de l’affirmation du « principe territorial », il n’y a aucune contradiction entre la nouvelle extraterritorialité du capital et la prolifération récente d’États souverains faibles et impuissants qui témoigne de la fragmentation politique. Bauman décrit de façon amusante la « société de consommation » qui s’est désormais substituée à la « société des producteurs » : le critère de la nouvelle stratification qu’il propose est celui du degré de mobilité, entre la mobilité mondiale et l’immobilité locale forcée. Les deux consommateurs paradigmatiques seraient donc le touriste et le vagabond. L’utopie du monde de touristes serait un monde sans vagabond, mais la vie du touriste est d’autant plus supportable qu’elle est hantée par le cauchemar de l’existence du vagabond.

Cette différence absolue, nous pouvons la situer à partir de la théorie du symptôme dans la dernière partie de l’enseignement de Lacan, telle que J.-A. Miller nous permet d’en rendre vivant et effectif le changement d’axiomatique. Le psychanalyste a la mission de contrer le réel du symptôme social dont j’ai tenté de montrer qu’il était la référence du problème de la ségrégation. Pour cela, il s’agit pour le psychanalyste de se faire l’adresse de ce symptôme, de créer l’adresse de la parole c’est-àdire de créer les conditions de la parole, de créer un sujet pour lequel un sujet supposé savoir puisse exister. Ce sont là les conditions d’une rectification possible des rapports du sujet à la jouissance, telles Carlo Vigano en parlait dans la Journée de Mental : c’est le désir de l’analyste qui doit créer le transfert pour aller capturer les déchets des effets du discours de la science et du capitalisme. Le réel dont traite la psychanalyse n’est pas le réel universel de l’enfant généralisé ou du prolétaire. Le réel du symptôme pour la psychanalyse n’est pas universel, il est à écrire au cas par cas, dans le nouage entre la jouissance et les mots, entre la lettre du signifiant Un et l’objet a – le noyau élaborable de la jouissance, restitué à sa place de cause. Seule cette écriture de bouts de réel non standardisables peut permettre à un parlêtre de reconnaître ce que j’avais appelé la part maudite rejetée, comme son plus proche.

La montée de la préoccupation sécuritaire est corrélée par Bauman à la diminution de la souveraineté de l’État dont le rôle, dans le monde de la finance mondiale, se limite à peu près à être un commissariat de police géant. De ce point de vue, l’idéal sécuritaire est celui de l’isolement total dont certaines prisons américaines comme celle de Pélican Bay en Californie peuvent fournir le modèle (8 prisonniers pour 1000 habitants) : il s’agit d’une prison entièrement automatisée, conçue pour que les détenus n’aient pratiquement aucun contact direct avec les gardiens ou les autres prisonniers. Cette prison n’est pas du tout conçue pour être une fabrique où l’on apprend le travail discipliné. Elle est conçue pour être une fabrique d’exclusion. Ces prisons sont, pour Bauman, un laboratoire de la société mondialisée où l’on teste et explore les limites des techniques de confinement spatial des rebuts et des déchets de la mondialisation. La différence absolue, réponse de la psychanalyse Pour conclure, je reprends ma question initiale, quelle réponse de la psychanalyse ? Dans les dernières pages du Séminaire XI, 11 Lacan définit le désir de l’analyste comme le désir d’obtenir la différence absolue. Notons le paradoxe apparent d’accoler ces deux termes, différence absolue désignant une différence séparée de tout système. 11

LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.

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