Pierre Macherey: Le Sujet Des Normes

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Pierre Macherey LE SUJET DES NORMES

.•

Éditions Amsterdam

Sommaire

Avant propos

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Introduction: Le sujet et les normes

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1.

La raison et les normes

-;te pouvoir des normes

lta force de travail Le biopouvoir

La pathologie des normes

2.

Figures de l'assujettissement

« Hé, vous, là-bas ! »: l'interpellation idéologique (Althusser)

« Tiens, un nègre!»: être (un) noir (Fanon) Le «toujours-déjà-sujet» de l'interpellation

Sous le sujet de l'interpellation: l'humain de nature (Deligny)

© Paris 2014, Éditions Amsterdam. Tous droits réservés. Reproduction interdite. Crédit photographique Image de couverture: Véronique Symon (vsymon.blogspot.fr). Abonnement à la lettre d'information électronique d'Éditions Amsterdam: [email protected] Diffusion et distribution: Les Belles Lettres ISBN: 978-2-35480-140-3

Nobody's perfect

3.

19 19 30 35 42 51 51 66 91 102 131

149 149 Le régime du salariat et l'exploitation de la force de travail 154

Le sujet productif. De Foucault à Marx Le pouvoir, de la politique à l'économie

(de la plus-value absolue à la plus-value relative) La force de travail comme force productive

173

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!11'

t:exploitation comme seconde nature Le nouveau pouvoir et les formes d'autorité développées à même le déroulement du procès de travail

4.

Homo ideologicus La fausse sortie de l'idéologie (Foucault) Le sujet de l'opinion l:infra-idéologie

182 193 213 214 242 290

Annexes

353

à propos de Judith Butler

353

à propos de Bertrand Binoche

379

à propos de Max Dorra

403

Avant-propos Jusqu'à quel point, dans la société telle que nous la connaissons aujourd'hui, la question du sujet est-elle liée à celle des normes? Les études rassemblées ici s'appuient, en vue de la mettre à l'épreuve, sur l'hypothèse suivante: ce lien est à la fois constitutif et réciproque. Constitutif: la forme hisrorique actuelle du sujet, qui n'est en rien immuable, le définit essentiellement à partir du rapport qu'il entre­ tient avec des normes. Autrement dit, être sujet, à présent, c'est être sujet sous des normes, restant bien sûr à préciser la nature de celles-ci. Réciproque: pour que le sujet réponde à l'appel de normes, il faut, en retour, que leur action soit profilée de manière àle prendre pour cible en le pénétrant dans sa nature propréde sujet, donc en effectuant la position de sujet nécessaire à la réussite de l'opération. 1:lntroductio.n examine, sur un plan très général, la manière dont les normes interviennent socialement, suivant des procédures singu­ lières différant de celles propres à la règle et à la loi qui relèvent formel­ lement de l'ordre du juridique. Elle tente de montrer que, dans ce contexte, il n'y a de place que pour des sujets normés, attendus et piégés par les normes qui les conforment d'emblée à leurs attentes, auxquelles ils ne sont en conséquence pas en mesure d'échapper. Le premier chapitre interroge le programme de rationalisation qui, depuis plus de deux siècles, définit l'intervention sociale des normes, en vue de mettre en évidence les limites dans lesquelles sa mise en œuvre reste enfermée, ce qui la condamne à déboucher sur des ambiguïtés (latentes) et sur des conflits (déclarés), tout à l'opposé de la vocation unificatrice dont il se réclame. Les sujets exposés à ce programme de rationalisation) loin d'être réconciliés entre eux et avec eux-mêmes, sont donc inévitablement en proie à ces ambiguïtés et à ces conflits. 5

Avant-propos

Avant-propos

Le deuxième chapitre, partant de la thèse avancée par Althusser de l'interpellarion des individus en sujets par l'idéologie, fait fond sur le caractère proprement langagier de cette interpellation, qui, en vue de les socialiser, inscrit les sujets dans un ordre symbolique global. Jusqu'à quel point œtte inscription les atteint-elle dans leur être de sujets? Dans un tel contexte, fondamentalement relationnel, et en conséquence inégalitaire, la revendication d'autonomie portée par un sujet pur qui n'aurait de rapport qu'à lui-même est-elle ou non illusoire? Le troisième chapitre s'intéresse plus particulièrement à la manière dont l'intervention sociale des normes confère à la nature des sujets qu'elle interpelle une dimension virtuelle, potentielle, par exemple en les constituant comme sujets « productifs », et non seulement «producteurs», dans le cadre de la division sociale du travail instaurée par le régime du salariat. Enfin, le quatrième chapitre remet en cause la thèse selon laquelle la société dans laquelle on est sujet sous des normes est une société sans idéologie: bien au contraire, elle serait la société dans laquelle l'idéologie opère sous de toutes nouvelles formes, celles de ce qu'on propose d'appeler une infra-idéologie, qui se loge dans tous les replis de la société de normes. Tels sont, résumés très abstraitement, les principaux thèmes autour desquels tournent, au sens propre de ce mot, les études recueillies dans ce volume. Celles-ci ont été réalisées de façon indépendante, en réponse à des demandes spécifiques; elles abordent ces thèmes sous des angles différents, et peuvent être lues séparément. J'ai renoncé à coordonner leur présentation de manière à lui conférer artificielle-· ment une allure systématique obéissant au mouvement rétrograde du vrai, et j'ai préféré les laisser en l'état et les présenter dans l'ordre où elles ont été élaborées au fur et à mesure: en effet, elles constituent les jalons d'une recherche qui, dans mon esprit, est loin d'avoir. atteint ses résultats définitifs; c'est pourquoi je n'ai pas voulu lui donner les àpparences rhétoriques de l'achèvement. Ce choix explique, à défaut de la justifier, la présence, dans les différents chapitres de ce livre, d'un certain nombre de redites: celles-ci sont le prix à payer pour que soit restituée la dynamique propre à un effort d'approfondissement

que sa logique même - qui est celle, non du traité, mais de l'essai condamne à ne pas être mené à terme. Ma seule ambition est d'être parvenu, dans ce livre, à soulever un certain nombre de problèmes, dans l'espoir que ceux-ci puissent être repris par d'autres, en étant éventuellement reformulés dans le cadre d'autres problématiques que celle de la norme, que j'ai adoptée ici non parce que je la considère comme intangible, mais parce que je n'en ai pas trouvé de meilleure.

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Pierre Macherey Juin 2014

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Introduction Le sujet et les normes

Le «je)> n'a aucune histoîre propre qui ne soit en même temps l'histoire d'une relation - ou d'un ensemble de relations - à un ensemble de normes. Judith Butler, Le Récit de soi, trad. de B. Ambroise et V: Aucouturier, Paris, PUF, 2007, p. 7.

Qu'est-ce qu'être sujet pour des normes, sous des normes et par des normes? Soulever ce genre de question, c'est admettre qu'on n'est pas sujet dans l'absolu, de manière inconditionnée, uniquement sur la base du rapport naturel, inné, inébranlable et une fois pour toutes donné qu'on est censé entretenir à soi, er par liinrermédiaire duquel on prend immédiatement conscience d'être sujet, entendons par là un sujet­ sujet qui se pose comme autonome. Dans l'esprit d'une ontologie de la subjectivité ne prenant pas la conscience pour base et pour principe, on devient au contraire sujet en situation, en rapport avec d'autres, donc à travers la médiation constimée objectivement par ce rapport, dans un contexte relationnel qui n'est pas réductible à un rapport intersubjectif entre des consciences se réfléchissant directe­ ment entre elles. Cela a pour conséquence que le rapport que le sujet entretient avec lui-même à travers cette médiation n'est pas trans­ parent mais opaque, et combine connaissance, reconnaissance et méconnaissance, ce qui le rend d'une certaine manière instable, et du même coup difficilement contrôlable: être maître de soi est un idéal vers lequel on tend mais qui, sans doute, ne peut jamais être complè­ tement réalisé. Ce contexte relationnel doit être remis en perspective historique, en étant rapporté aux nouvelles structures de socialisation et d'exercice du pouvoir liées au développement, dans la seconde 9

Introduction

Le sujet et les normes

moitié du XVIII' siècle, du machinisme et de la révolution indus­ trielle. Ce sont ces structures qui définissent encore la manière spéci­ fique dont, en pratique, on est, ou plutôt on devient sujet: ce sont celles dont Marx a analysé la base économique dans Le Capital, et que Foucault a pour sa part caractérisées en se servant du concept de «société de normes». Par société de normes, il faut donc entendre l'ensemble des èonditions sous lesquelles tous les aspects de l'exis­ tence, qu'ils soient privés ou publics, individuels ou collectifs, sont exposés à la surveillance, au contrôle, à l'emprise de normes qui, en mettant en œuvre des codes appropriés, ont pour programme de les unifier et d'en réguler les manifestations, en leur conférant artificiel­ lement une stabilité, en les «rationalisant». Si l' on admet que, comme l'écrit Judith Butler résumant la thèse de Foucault, «il n'y a pas de constitution de soi en dehors des normes qui orchestrent les formes possibles que peut prendre un sujet'», selon quelles modalités le processus de subjectivation se déroule+il? Quelles sont les procédures qui « orchestrent les formes possibles que peut prendre un sujet», en produisant ce qu'Althusser appelle du «toujours-déjà-sujet2 »? Ceci revient à se demander en quoi le sujet des normes n'est pas seulement le sujet auquel les normes s'appliquent, ce qui suppose qu'il leur préexiste, mais est aussi le sujet qui résulte de leur action, et, corrélativement, à se demander comment cette action doit être profilée pour produire du sujet, et du sujet de telle ou telle sorte, déterminée et qualifiée. Telles sont les questions qui sont ici abordées. Pour mieux en cerner _les enjeux, il faut d'abord essayer de comprendre comment, dans le contexte propre à une société de normes, !. Judith Butler, Le Récit de soi, op. cit., p. 16. �- .�ouis Alr�msser, «Idéologie et appareils idéologiques d'Etat)), Positions, Paris, E�1t1ons Soc1al:s, 1976, p. 115. On est (( toujours-déjà-sujet>) dans la mesure oll, des avant !a na1ss�nce, on es� appelé, destiné, à devenir, au terme d'un processus de forn���1on et d �ccultu;anon .' un _«suj:r» ou 1u, «sujet>>, c'est-à-dire à occuper lmc posmon de SUJCt en ctant mscm et mterpretc en tant que «quelque chose)) rd;,van� c.h� genre ((sujet)>: n�n P?S sujer-s,ujet, n'appartenant en fin de compte qua .Iu1-mcme,. et, co1:1me d1t Sumer, « n ayant fondé sa cause sur rien)>, mais pluroc chose-sujet, sub;ectum, que tout prédispose à remplir le rôle de sujet-chose' tcndanc icllement aliéné, subditus.

interviennent les normes et de quel type spécifique de «pouvoir» elles disposent. Agissent-elles sous la forme d'une contrainte, d'une violence? La logique des normes est-elle «opératoire», au sens de l'intervention exercée par un agent sur un terrain ou un matériau indépendant, non préparé, donc préexistant à cette intervention qui procède à son égard dans les conditions de l'extériorité, de manière intrusive, susceptible en conséquence d'être dénoncée comme abusive? Or il apparaît que l'action des normes, dans la mesure même où elle revêt la forme d'une rationalisation, ne se présente pas comme une que ce qui nous paraît i< tout natureh. )) (Fernand Deligny, Le croire et le craindre, in Œuvres, Paris, LArachnéen, 2007, p. 1162.)

Introduction

Le sujet et les normes

excellence. Les normes, dans la mesure où elles ont affaire à du virtuel, à du tendanciel, n'obligent pas: elles sollicitent, elles proposent, elles incitent, elles prévoient, elles planifient, ce qui se traduit par le fait qu'elles lancent une demande et qu'elles définissent un programme à remplir qui, simultanément, délivre les critères de la reconnaissance, c'est-à-dire de la disposition à être «conforme», en occupant la place à laquelle on est destiné, en tant que«roujours-déjà-sujet», à l'inté­ rieur du champ où leur action se déploie. Pour reprendre le terme dont Althusser s'est servi pour caractériser la manière dont l'idéo­ logie envoie une adresse qui constitue en«sujets» ceux qui la récep­ tionnent, on est «interpellé» par les normes. Celles-ci formulent une demande qui ne préjuge pas de la réponse factuelle qui sera apportée à la question ainsi lancée; simplement, elles fixent le cadre à l'inté­ rieur duquel cette réponse sera recueillie et par conséquent appré­ ciée, mesurée, comptabilisée, à travers une opération d'interprétation qui établit que cette réponse est plus ou moins bonne ou mauvaise, recevable ou irrecevable du point de vue des normes qui procèdent à son évaluation. Le sujet de normes est un sujet qualifié, déterminé par «ses» propriétés qui, en même temps qu'elles le définissent, le font exister, l'appellent, l'attendent, en lui assignant certains types de comportement et en lui prescrivant les modalités de son identi­ fication, en relation avec le ou les rôles qu'il lui revient de jouer correctement ou non. S'il lui appartient personnellement, jusqu'à un certain point, de s'y prêter ou non en pratique, il demeure que son attitude à cet égard, quelle qu'elle soit, devra être évaluée en fonction des paradigmes ainsi mis en place, ce qui fera de lui un bon ou un mauvais sujet, ou plutôt un sujet plus ou moins bon, dans tous les cas de figure saisi, catalogué et rangé, fixé par des normes auxquelles il lui est impossible d'échapper. S'effectue ainsi l'inscription du sujet dans un ordre symbolique qui, comme l'explique Lacan, lui confère le degré de validité, et si on peut dire de fiabilité, ou de recevabilité, dont il est capable. De cette façon est installé un régime de nécessité qui, paradoxale­ ment, fait place à la liberté de ceux qu'il assujettit, dans la mesure oü c'est d'eux-mêmes qu'ils sont amenés à assumer en acte, personnel­ lement, leur mise en conformité à l'ordre collectif qui les englobe:

c'est sous leur entière responsabilité, se figurent-ils, qu'ils viennent occuper la position à laquelle ils sont prédestinés, sans cependant que cela amène à parler à ce propos de servitude volontaire, décidée par des individus autonomes n'ayant à rendre compte de leurs choix qu'à eux-mêmes selon leurs propres critères d'évaluation, car les attitudes qu'ils adoptent en fin de compte en vue de répondre à l'appel des normes sont à la fois inconditionnées et conditionnées. Comment ce nouage paradoxal entre liberté et nécessité est-il obtenu? Principalement par le fait que, comme cela a été signalé, les normes fonctionnent et propagent leur action sous un régime d'évidence: c'est ce qui rend leur intervention insensible, et leur évite d'avoir à passer en force, ce à quoi elles ne se résolvent que de manière exceptionnelle. Si elles s'imposaient à la manière d'une obligation externe, faisant intervenir à un degré ou à un autre une violence, elles devraient se manifester sous des formes explicites, déclarées, nette­ ment identifiables, et feraient alors l'objet de choix clairs, que ceux-ci soient positifs ou négatifs, effectués en conscience par ceux qui les font. Or il n'en est rien: si nul n'est censé ignorer la loi, qui s'impose par la contrainte comme une forme ei'térieure dont les contours ne prêtent à aucune ambiguïté, du moins en principe, nul n'a besoin de connaître les normes pour avoir à se situer dans le champ qu'elles informent de façon insidieuse, de telle manière que leur pouvoir ou leur autorité se trouvent complètement intégrés à l'organisation de ce champ. On les suit aveuglément sans avoir à proprement parler à leur obéir: quelles que soient les décisions et les motivations qui orientent en particulier les conduites, celles-ci tombent automati­ quement, sans mot dire, dans le champ relationnel structuré par leur action. Les normes ne parlent pas, ou le moins possible4 : elles délivrent leurs messages dans la tête des gens qu'elles conduisent en les suggestionnant, sans que ceux-ci accèdent à une compréhension claire du contenu de ces messages qu'ils nè saisissent le plus souvent que de manière très partielle, ce qui rend leur décryptage aléatoire et

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4. C'est cette économie p�rticulière de langage qu'évoque Pasolini lorsque, dans un texte recueilli dans ses Ecrits corsaires, il parle d'un i< discours des cheveux». Les «mythologies>> de Barthes sont entièrement consacrées à l'analyse de ce type de «discours» qui n'est pas prioritairement fait avec des mots.

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Introduction

le sujet et les normes

à la limite superflu. En ce sens, on peut parler d'une ruse des normes, comme Hegel parlait de la ruse de la raison. Appréhender sous cet angle le processus de subjectivation, c'est donc mettre relativement hors jeu la référence à des représentations conscientes, à des spéculations ou justifications du type de celles qui, traditionnellement, ont été rangées sous le concept d'idéologie. On se rait tenté d'en conclure que la société de normes est une société soumise au règne du pur pragmatisme, donc une société sans idéologie, en ce sens qu'elle aurait mis fin à l'intervention de l'idéo­ logie dans l'orientation et l'interprétation des comportements de ses sujets. Ne faut-il pas plutôt dire qu'elle invente de nouvelles formes d'intervention de l'idéologie, dont elle déplace le point d'applica­ tion et dont elle modifie les modalités en les soumettant à ce qu'on vient d'appeler un régime d'évidence qui permet d'en économiser les manifestations? Le toujours-déjà sujet des normes a-t-il cessé d'être idéologisé, mythologisé, encadré par des structures discursives qui orientent ses pratiques en rendant possible leur mise en récit, ce qui suppose que soient combinées les références au réel et à l'imaginaire, dans des conditions qui rendent extrêmement difficile le partage entre ce qui revient à l'un et à l'autre? Rien n)est moins sl1r, et la société de normes pourrait bien être la plus idéologique de toutes, dans la mesure où elle est parvenue à absorber totalement l'idéo­ logie dans son fonctionnement, sous la forme de ce qu'on propose d'appeler une «infra-idéologie», le type spécifique d'idéologie ou de manipulation de l'ordre symbolique approprié à une société de normes. Une fois établi qu'une société de normes marche à l'évi­ dence, il est clair qu'elle ne peut se passer des (bons et mauvais) tours de l'idéologie. Le fonctionnement de la société de normes repose donc sur un paradoxe. li installe un régime d'attente évidenciel dont la mise en place court-circuite l'appel explicite à la conscience de sujets qui auraient àse positionner en résonnant et en répondant par eux-mêmes, de leur propre initiative, de manière réfléchie, raisonnée, à cet appel: les normes informent les conduites en se dispensant de tout effort de justification qui risquerait, en sens inverse, de les discréditer; elles jouent directement la carte des faits sous l'autorité nue desquels elles

se placent. Mais, bien sùr, cette autorité nue est un leurre: les faits qu'elle prétend représenter ne sont eux-mêmes que des interpréta­ tions, promulguées à l'occasion par des experts patentés, interpréta­ tions dont la trame discursive, tout en étant rejetée à l'arrière-plan, demeure présente et agissante, dans tous les sens du mot infor­ mante, et le plus souvent déformante, de façon latente. Que les normes interviennent en se passant d, explications, ou en réduisant au minimum techniquement requis ces explications, ne signifie donc · pas que leur trajectoire se tienne à l'écart d'un ordre langagier entiè­ rement idéologisé, mythologisé et symbolisé; elles ont d'autant plus le besoin de faire oublier qu'elles sont de part en part structurées par lui: elles sont si on peut dire du langage en acte, dont les messages réduits à leur strict minimum vital mettent en jeu des signes dont la signification est provisoirement suspendue, donc différée, voire même refoulée, mais non effectivement abolie. Tel est le tour de force opéré par l'infra-idéologie: elle tend à déguiser en nécessité de fait, de part en part naturelle, une régulation des comportements qui est en réalité associée à une conception historique du monde que le sujet des normes est appelé à endosser avant même de savoir à quoi il s'engage en lui servant de lieu d'ai:cueil. C'est pourquoi, sous le silence assourdissant des normes, le «toujours-déjà-sujet» reste, et même est dès le départ constitué comme un sujet de langage, ayant à occuper tant bien que mal la place qui lui est assignée à l'intérieur del'ordre symbolique institué dans le contexte propre à une certaine forme historique de société dont il est devenu le desservant, le Trager ou le« porteur», dirait-on dans le langage de Marx, sinon à propre­ ment parler l'esclave.

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17

1.

La raison et les normes

Le pouvoir des normes

Les notions de raison et de norme sont, à première vue, appariées, voire même indissociables. Normer ou normaliser, c'est assurer, dans un domaine donné, la mise en conformité des éléments de ce domaine à une règle commune, donc unifier un divers conformément à l'idéal de rectitude qui inspire en principe et dirige en fait toute opération menée sous la conduite de la raison. Se référer à une norme ou mettre en œuvre une norme, c'est réunir les conditions nécessaires à l'ins­ tauration d'un érat normal, au sens premier de ce rerme qui exprime la situation de ce qui, littéralement, « tombe tout droit», comme la perpendiculaire abaissée du sommet d'iin triangle sur le côté opposé: par rapport à cette ligne tracée à l'équerre, toures les aurres pouvant être menées vers la droite ou vers la gauche à partir du même sommet en direction du côté opposé seront identifiées comme déviantes, sans que cela implique qu'elles soient brisées ou courbes, car ce sont aussi des lignes droites; or il y a de multiples façons de dévier pat rapport à une norme de référence, qui, réciproquement, se définit et s'affirme par rapport à elles comme unique. Ramener un divers à l'unité, c'est l'exigence de base, une exigence qu'on peut dire économique, à laquelle répond en principe toute intervention de la raison dans le monde, pour autant qu'elle tend vers l'installation d'un ordre, c'est-à­ dire d'une organisation dont la permanence soit garantie contre tout risque de perturbation: on ne voit pas comment une norme pourrait, en ce sens, être un facteur de désordre, c'est-à-dire d'écart par rapport à une règle prescrite au nom de la raison, une règle qu'au contraire elle incite à respecter. De ce point de vue, la norme est au service de la raison: elle est l'instrument, l'outil qui permet à la raison d'inscrire sa 19

Chapitre 1 trace dans le réel, par le moyen de lignes bien nettes et bien droites qui permettent de s'y diriger, de s'y orienter, et d'en effectuer au moindre frais, en éliminant les risques d'écart et de déperdition, une prise en charge équilibrée, stabilisée, dont les effets se prêtent à être rentabilisés au maximum de ce que la mise en ordre ainsi effectuée peut rendre en termes de profit. Toutefois, cette première caractérisation du rapport entre norme et raison, qui le ramène à une relation d'application, la norme étant alors conçue comme la forme à travers laquelle ou par l'intermé­ diaire de laquelle la raison s'applique au réel, ou, pour le dire de façon imagée, descend dans le réel à la manière de la perpendicu­ laire qui tombe directement du sommet du triangle en direction du côté opposé, soulève un problème. Si la norme est, comme on vient de le dire, au service de la raison et de ses fins, c'est stricte­ ment dans les limites spatiales et temporelles à l'intérieur desquelles cette application dont elles garantissent la fiabilité prend place. Or qui dit limite, dit. ipso facto enfermement ou blocage: présenter la norme comme étant au service de la raison et de l'idéal d'uni­ cité qui caractérise celle-ci, n'est-ce pas lui ôter dès le départ, pour un motif d'économie, toute capacité d'innovation, c'est-à-dire de changement, ou d'écart par rapport à l'ordre, qui aille dans le sens non d'un débordement ou d'une régression, donc d'une chute dans le chaos, mais d'une amélioration ou d'un dépassement, selon une dynamique tendant vers la réalisation d'un ordre meilleur, qui se référerait à d'autres critères d'appréciation et supposerait l'inven­ tion de nouvelles normes? On peut même aller jusqu'à se demander si, à être trop normal, cin ne s'expose pas à cesser de l'être. Tout à la fin des « Nouvelles considérations concernant le normal et le pathologique» qui constituent la seconde partie de l'édition défini­ tive de son livre Le Normal et le Pathologique, Georges Canguilhem introduit la notion, à première vue déconcertante, de « maladie de l'homme normal», traduisons: maladie de l'homme en bonne santé, qu'il définit de la façon suivante: Par maladie de l'homme normal, il faut entendre le trouble qui naît à la longue de la permanence de l' état normal, de l'uniformité 20

La raison et les normes incorruptible du normal, la maladie qui naît de la privation de maladies, d'une existence quasi incompatible avec la maladie 1• Bref, c'est le malaise diffus attaché au fait de n'être pas malade qui, de la manière même dont on l'exprime, se présente comme une privation. De quoi l'homme en bonne santé est�il privé? Sans doure . de la perspective immédiate de la maladie, puisque, malade, il ne l'est pas du rout et ne semble pas prêt de l'être, mais pas de la possi­ bilité d'éradiquer définitivement cette perspective, dont le souci le hante à plus long terme, et qu'il exorcise en dressant contre cette menace toutes sortes de défenses appelées à protéger sa normalité, ainsi maintenue étroitement dans son ordre. Être dans la norme, ou, pour reprendre la formule qui a été utilisée précédemment, " to°:ber . droit», conformément à une exigence qui cherche sa garantie ultime du côté de la raison, c'est en réalité un état provisoire dont la stabi­ lité est relative, dans la mesure où elle consiste, pour reprendre le cas examiné par Canguilhem, à « mener une existence quasi incompa­ tible avec la maladie» : et toute la portée de cette formule se trouve concentrée dans le «quasi», qui en suspend le caractère uniment positif d'intangible certitude. > Si le principe rationnel d'économie impose, comme nous l �vans dit pour commencer, l'adaptation à des normes, il faut donc prec1ser que cette adaptation s'effectue sur fond de renoncement, et, dan� le cas précis où c'est soi-même, sa propre existence personnelle, qu on entreprend de maintenir dans un état normal, elle s'effectue sur fond de frustration, que celle-ci soit ou non consciemment ressentie. Il y a un prix à payer pour que soit maintenue une économie rationnelle liée au respect des normes, et ce prix peut être extrêmement lourd, éventuellement disproportionné par rapport au bénéfice qu'il est censé rapporter: alors le service rendu se retourne en atteinte ou en perte ; . c'est-à-dire en remise en cause de l'intégrité du sujet ou de l'objet vise par l'action des normes, action qui apparaît alors davantage comme 1. Georges Canguilhem, Le Normal. et le Pathologique, Paris, �UF, 1988, p. 216. Guillaume Le Blanc a repris cette formule, (Michel Foucaulc, « Le sujet et le pouvoir», in Dits et Ecrits, tome rv, Paris, Gallimard, 1994, p. 225.) 3. Michel Foucault, Dits et É'crits, tome m, Paris, Gallimard, 1994, p. 50. 4. Ibid, p. 188. 5. La société industrielle, dont l'organisation repose sur les techniques matérielles liées au développement du machinisme, aurait donc aussi, selon la thèse développée par Foucault, engendré une nouvelle technologie du pouvoir. 23

Chapitre 1

voie des normes en vue de matérialiser son ordre, elle lexpose à être, en retour, reprofilée, réajustée à leur allure, ce qui revient à sacri­ fier au moins pour une part l'idéal d'universalité et de permanence dont elle se réclame: il n'est plus évident alors que les normes soient, comme on l'a avancé pour commencer, au service de la raison, et on est amené à se demander si ce n'est pas la raison qui s'est mise ou a été mise au- service des normes, en tant que celles-ci ne sont pas des formes hypostasiées engendrées dans le ciel des idées, mais des faits de société, historiquement conditionnés. De là cette question: quelle sorte de raison les normes configurent-elles? En effet, celles-ci à travers le mouvement même par lequel elles sont censées appliquer les principes que la raison édicte souverainement, portent sur elle un éclairage singulier; elles la font ainsi apparaître sous un nouveau visage, transformée ou peut-être même déformée, et dans tous les cas informée, c'est-à-dire mise en forme de manière conditionnée. Pour le dire autrement, il se pourrait que le rapport de la raison aux normes se prête à être interprété comme la relation du maître au servi­ teur telle que la présente la dialectique hégélienne de la conscience: si, au départ, c'es_t la raison qui commande aux normes auxquelles elle prescrit le programme de rectitude qui la définit en propre, à l'arrivée, ou du moins lorsque ce programme se trouve en cours de réalisation, suivant la dynamique qui effectue l'insertion historique de la raison dans le réel, en fin de compte ce sont les normes qui interpellent la raison, en la sommant de revoir sur de nouvelles bases ses orientations, dans un sens restrictif davantage qu' expansif. On est ainsi conduit à avancer que l'action des normes a sa logique propre, qui surdétermine celle de 1a raison, alors même qu'elle paraît se situer dans son prolongement. Quelle est cette logique? Qu'ajoute+elle ou que retranche+elle à celle de la raison ratiocinante? La toute première réponse qu'on peur apporter à cette interroga­ tion est que la logique immanente à l'intervention des normes est une logique pratique, c'est-à-dire une logique dont les formes de régula­ rité apparaissent à même le processus qui engendre concrètement ces formes tour en les dotant de la capacité de se faire respecter, en étant, comme le dit le langage ordinaire, «suivies»: les figures ration­ nelles auxquelles elles se réfèrent, et la nécessité d'être observées dans 24

La raison et les normes

les faits qui leur est attachée, ne préexistent pas à leur présentation ou présentification réelle, matérielle, mais lui sont rigoureusement concomitantes. De ce point de vue, la raison dont les normes tirent leur légitimité n'est pas une raison pure, comme telle désengagée de tout rapport avec l'expérience, mais une raison affectée par les condi­ tions de l'expérience dont elle ne prend en charge le déroulement qu'en étant elle-même prise en charge par la dynamique de ce dérou­ lement d'où elle tire sa puissance effective: ce n'est pas une raison qui tombe d'en haut mais une raison qui vient d'en bas, dans la mesure où elle paraît sourdre du cours des choses avec lequel elle tend à se confondre. C'est pourquoi le type d'obligation que requièrent les normes est complètement différent de celui appelé par des lois, ce qui modifie de fond en comble le régime de rationalité dont relèvent les unes et les autres. Réguler, au sens précis où les normes interviennent dans cette opération, ce n'est pas en effet imposer un règlement, de la façon dont, de l'extérieur, on plaque une grille sur un donné neutre à la nature spécifique duquel elle est en elle-même indifférente: mais c'est attribuer à la règle un pouvoir constirn�nt en vertu duquel elle est en mesure de pénétrer au-dedans du contenu dont elle prend graduel­ lement possession, ce à quoi elle parvient en construisant l'espace intime où son action s'exerce dans des conditions qui, d'emblée, lui sont favorables et anticipent sur son déroulement qui, alors, revêt un caractère naturel, du moins en apparence. Il en résulte que cette action est simultanément objective et subjective: objective par la dimension de nécessité qu'elle revendique en conformité avec l'ordre des choses dans lequel elle prend place; subjective par la puissance d'adhésion dont elle dispose à l'égard de son domaine d'intervention, qui n'est pas uniquement un objet auquel elle s'applique sans avoir à tenir compte de sa nature, mais un objectif qu'elle vise intention­ nellement en le configurant conformément à ses fins propres. Cette action de norrnation présente en conséquence un caractère intéressé, alors que les prescriptions tirées de la raison pure paraissent désinté­ ressées, donc porteuses d'une légitimité à sens unique, toute fondée en soi, ce qui les ferme à toute possibilité de compromis interprété comme une compromission. La formule « la loi, c'est la loi» signifie 25

Chapitre 1

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qu'elle tire entièrement sa valeur d'elle-même, indépendamment de critères d'appréciation extérieurs qui en délimiteraient les condi­ tions d'application. Il en résulte que le type d'obligation que la loi instaure en le proclamant est entièrement formel. Cette obligation vaut dans l'absolu dans la mesure où elle reste sur le fond indiffé­ rente au fait qu'elle soit ou non appliquée, sous le prétexte que ce fait relève de conditions qui n'ont pas leur source dans la raison pure: la loi demande instamment à être obéie, mais cette demande peut très bien rester sans réponse, sans que cela altère son caractère nécessaire d'obligation, qui est en lui-même intangible, comme est intangible et intransigible, catégoriquement impérative, la rationalité sévère qui la fonde. Video meliom proboque deterioraque sequor, «ce qui serait le mieux, je le vois et je l'approuve sans réserve, ce qui n'empêche que je m'engage dans la voie du pire», déclare la sorcière Médée dans Les Métamorphoses d'Ovide, devise qu'ont méditée de nombreux philosophes, comme Spinoza et Leibniz: qu'on fasse le contraire de ce que, parce qu'on sait devoir raisonnablement le vouloir, on a décidé en conscience ne remet nullement en cause le principe de cette volonté rigide qui tire entièrement son contenu d'elle-même, ce qui veut dire qu'elle n'est rien d'autre en fait que ce qu'elle édicte en droit. De son «tu dois», la raison, si elle est mesure d'en déduire un «tu peux», n'est pas en mesure de conclure un «tu fais>>-, énoncé en principe constatif dont le référent empirique se trouve par défini­ tion hors de sa portée. Il en va tout autrement de la norme, qui n'est pas un simple impératif, un énoncé portant toute sa signification en lui-même: elle n'existe en tant que telle que du moment où elle est en pratique investie dans le processus par lequel l'ordre dont elle se réclame devient effectif, donc ne s'identifie pas à un ordre donné comme s'il était lancé dans Je vide, mais se réalise sous la forme d'un ordre en cours de déploiement sur un terrain que l'intervention de la norme a dès le départ préparé et balisé à l'aide d'un dispositif appro­ prié en vue de réussir à s'y insérer et à l'informer, c'est-à-dire à lui donner forme. De ce point de vue, il apparaît que l'opération qui consiste à « mettre en ordre», en se servant de modèles rationnels, et celle qui consiste à «donner des ordres», en faisant intervenir un principe

d'autorité qui vise à installer des rapports de domination, sont, en dépit de ce qui les apparie à première vue, distinctes. Elles le sont en tour cas dans le contexte propre à la société qui tire les conditions de son ) (p. 24), horizon qui 4) représente, du fait que «les normes par lesquelles je cherche à me faire reconnaître ne sont pas précisément les miennesn (p. 35), la présence en moi de quelque chose qui n'est pas moi ou de moi, ce qui signifie 5) que t), 69. C'est le tître d'une conférence donnée à Bahia en 1981 (Dits et Écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 182 et suivantes).

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idéologiques d'État qu'e lle a rencontrés sur sa route, elle est les deux à la fois, en permanence à la croisée des chemins, dans une position fixée et instable, en proie à l'obligation de faire des choix qui ne relèvent que partiellement de son initiative70• Cette page, qu'Althusser avait écartée de l'édition définitive de son article sur les appareils idéologiques d'État, met en évidence un point qui, dans le cadre spectaculaire de la scène de l'interpel­ lation/retournement, était au contraire occulté: c'est que, «sujet», on le devient, non tout d'un coup, mais durant sa vie entière, prise du début jusqu'à la fin, à travers une succession de reprises qui, à chaque fois, reconfigurent différemmenr l'être sujet. La formule«le jour où je suis devenu sujet» est dépourvue de sens, car, d'une part, on ne reste pas le même sujet, celui que, soi-disant, on «est »71; et, d'autre part, même si certains moments de ce parcours présentent un caractère plus mémorable que d'autres, et représentent des franchis­ sements de seuils, aucun ne présente le caractère définitif d'un renver­ sement complet du pour au contre, ou d'un avènement revêtant 70. Lorsque, co�me il le raconte, Althusser s'est inscrit au parti communiste, un engagement qui a marqué toute la suite de son existence et dont il n'a cessé d'avoir à payer le prix i il ne l'a pas fait de sa seule initiative, en tant que sujet libre n'ayant à rendre compte de ses acres qu'à lui-même: mais il l'a fair parce que l'occasion, en raison d'une certaine réunion de circonstances, lui en a été donnée. Sans doute, il aurait pu ne pas le faire, car si cette occasion était la condition nécessaire de son engagement, elle n'en était pas la condition suffisante: sans y être àproprement parler obligé, il l'a fait au titre de sujet surdéterminé, condamné à être libre dirait-on en reprenant les mots de Sartre. 71. C'est ce qui explique les paradoxes attachés à la notion d'identité, qui, dans la réalité, se décline toujours au pluriel, ce dont résultent ce que Vincent Descombes appelle àjuste titre«les embarras de l'identité)> dans un livre paru sous ce titre aux éditions Gallimard en 2013. > (Fernand Deligny, Œuvres, op, cit., p. 1148). Lidéologie tend à saturer le terrain dont elle programme la complète occupation: mais elle n'y parvient pas; subs'iste en arrière de son intervention, un vouloir vivre indomptable, ne relevant pas du prî,ncipe de la volon_té personnelle, mais qui relève d'un autre pôle que celui oll le symbolisme et les rapports de reconnaissance réciproque dont il a prevalem la responsabilité. C'est pourquoi il faut prendre au pied de la lettre l'affirmation �'Althusser selon laquelle l'idéologie tdnterpelle» les individus en sujets: elle les mterpellc tous sans exception, mais sans que cela préjuge de la réponse apportée par «eux), à la demande pressante qu'elle leur adresse; en aucun cas cette interpellation ne débouche sur une prise de possession qui, une fois effectuée, ne laisserait subsister aucun résidu. Le « sujet)> conscient de son identité ne prend pas la place de l'individu a-conscient, mais il vient se superposer à lui au titre d'une couche d'existence excédentaire, d'un (isupp!émenr» dirait-on dans le langage de Derrida. (
>, même si« je» ne parviens pas à«1ne» recon­ naître en «lui»: il manifeste, non seulement à côté de moi, mais en moi, tout au fond de moi, la persistance d'un «humain de nature», par-dessous les codes que la culture a mis en place au cours du procès historique d'hominisation qui produit les sujets, à la place qui leur est assignée par les normes auxquelles revient la charge de réguler 84. Ibid. 85. « Ce gamin, là)) est le titre du film que Deligny a centré su� la figure ?e Ja111;1ari (voir CEuvres, op. cit., p. 1039 et suivantes.). Toute la P?rtee de cet mmule � st concentré dans la virgule qui le sectionne: pour nous qw le regardons, le �amm

83. Fernand Dcligny, Œuvres, op. dt,, p. 1149: ((vivre la vacance du SE)), c'est se tenir en dehors des grilles du symbolisme langagier qui constitue l'individu en sujet; c'est ne pas répondre à l'interpellation lancée par l'idéologie.

en question, dont les comportements nous échappent, ne se trouve pas vraiment «ici>), mais il est > Qacques Lin, La Vie de radeau. L; résea� de J?e!igny au quotidien, Marseille, Le Mot et le Reste, 2007, p. 55.) : tous les êtres, quelles que soient

les modalités de leur cxîstencc, sont

faits de la même substance ou nature dont ils sont des productions infiniment modalisées. La nature les unie tout en les diversifiant. 114

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puissance du conatus qui l'habite en entraînant d'un même mouvement le corps dont elle est l'idée. En traçant ce que Deligny appelle des d'.gnes d'erre», qui à l'occasion recoupe�t les trajets des ad�ltes , _ civilises se tenant en presence proche de lui, 1 enfant autiste pratique à sa. façon, « quantum in se est», sans dire un mot, cette sagesse: il témoigne, malaisément sans doute- car sa condition, du fait même d'être exceptionnelle, ne peut être que dramatique-, que, pour un être humain quel qu'il soir, vivre, ce n'est ras uni�uement êtr � sujet , sous des normes et pour des normes; ce n est pas etre un «touJoursdéjà-sujet» attendu et ayant pour seul destin d'être assujetti, c'est-àdire structuré par des interpellations formulées avec des mots, telles qu'elles sont lancées depuis le«pôle S », «Hé! Vous! Là-bas!». Vous: «qui» «que» vous soyez, et donc, de toute manière, un «qui», et même un «qui» «que», c'est-à-dire, sous toutes les formes imaginables, du sujet, ou un être du genre «sujet», quelqu'un qui, en tant que sujet parlant, sujet désirant, sujet productif, ou tout autre type d'être auquel s'applique la force des normes, se tient prêt à répondre à leur appel. Se soumettre à la question«Qui suis-je?» ou« Qui êtesvous?», en précisant d'une manière ou â'une autre son >, I?elig ny, con�me l'a mo:1r ;é P�erre-Fr�nçois More�u dans son livre pionnier, Fernand Del,gny et les 1deologm del erifànce (Pans, Retz, 1978), a évité au maximum d'idéaliser les comportements enfantins, quels qu'ils soient. Toute tentative éducative s'accompagne en effet d'une représentation mystifiée de l'enfance dont il faut se méfier comme de la peste. Que l'enfant autiste soit un éveilleur au commun, qu'il perçoit naturellement si on lui en offre la possibilité, n'est pas une raison valable pour l'héroïser, car on ne peut souhaiter à personne d'être dans sa situation, dont la précarité est insupportable, injustifiable, même et surtout quand on l'inonde de bonnes paroles. A la limite, c'est l'idée même d'enfant, en tant qu'elle représenterait un stade naturel du développement, qui Pa:aît ?i�c�ra�l�: (Œuvres, p. 1148). Pas plus qu 11 ny a de nature appa1 � ! ? ou «de couleur», «aryen» ou «non-aryen», «jeune)) ou «vieux}>, «riche)) ou « pauvre», «français» ou «allemand», etc. Répondre à l'interpella­ ) tio n > avec une valeur «parfaite>> en ce sens qu'elle serait indéterminée, flottante, non mesurée à un moment donné d'après l'étalon des normes. Dans quel état d'esprit seraient des parents qui se prépareraient à la venue d'un enfant qui n'aurait à«être» ni fille ni garçon? Dans le monde des normes, la question n'a pas de réponse parce qu'elle n'a même pas à être soulevée: le cas de figure auquel elle renvoie est tout simplement exclu, évacué à l'avance davan­ tage encore qu'interdit et sanctionné après coup. C'est de cette situation que l'infortuné(e) Herculine Barbin, dont Foucault a exhumé la confession posthume121, a fait les frais: il lui fallait à rom prix être fille ou garçon, et comme sa constitution anato­ mique présentait à cet égard une certaine imprécision, ce qui l'expo­ sait, de la part des experts appelés à en attester, à des appréciations contradictoires, il n'y avait tout simplement pas de place pour elle (lui) dans un monde où ces catégories doivent à rout prix être appli­ quées, relevées, reconnues, quitte à être éventuellement renégociées, quand les circonstances le permettent ou l'imposent; à la rigueur, elle (il) ou il (elle) pouvait être à un moment recensé(e) fille, à un autre moment garçon, ou l'inverse - c'est d'ailleurs ce qui lui est arrivé, avec le lot de conséquences pénibles résultant de ces reconver­ sions-, mais en aucun cas ne pouvait «être>> au même moment fille et/ou garçon, c'est-à-dire en réalité ni fille ni garçon, mais «quelque

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121. Herculine Brzrbin dite Alexina B, Paris, Gallimard, 1978.

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chose» d'inqualifiable pour quoi il n'y a pas de nom, pas de numéro d'INSEE, quelque chose, en ce sens, de «parfait», pourrait dire, dans le film de Billy Wilder, l'amoureux de Daphné. À Herculine Barbin, le fait d'être destiné(e) à devenir sujet pour des normes et sous des normes a ôté la possibilité d'être accepté(e) comme elle/il est, donc de vivre à l'infinitif, sans avoir à répondre à l'injonction d'aucun« H faut», et en tout premier lieu au«il faut» qui assigne à chacun l'obligation de vivre à tout moment en genre, dans un genre, dans «son» genre, auquel il appartient tout autant que celui-ci lui appartient au titre de«propriété». Être approprié à sa propriété, lui appartenir, devenir l'objet de son objet dirait Feuerbach: telle est la bizarre situation dans laquelle se trouve plongé dès sa naissance le «toujours-déjà-sujet» attendu par les normes, auquel est d'emblée refusé le droit d'êrre«parfait», d'exister dans l'absolu, sans propriété ni fondement, ce qui ne conduit pas fatalement à avancer qu'il soit rotalement dénué·de cette capacité, comme Deligny en a fait l'expé­ rience en direct en vivant en présence proche d'enfants autistes. «Nobodys perfect»: de l'interpellation adressée par les normes, nul, semble-t-il, ne peur donc être exempté, et pour ainsi dire absous. Absence ou suspension de qualification entraîne auromatiquement disqualification. Comme cela a déjà été signalé, la tendance propre à l'idéologie est d'occuper en totalité le terrain oü elle intervient. «Être», être intransitivement, pour rien, sans destination, et, serait­ on tenté de dire, librement, c'est ce qu'une société de normes ne peut accepter à aucun prix: c'est pour se prémunir contre le risque qu'une telle chose arrive qu'elle installe le dispositif idéologique qui, dans tous les sens du terme, «appelle» les sujets, leur adresse la demande pressante et impérative d'être les sujets qu'ils sont, du fait d'être recensés par l'intervention des normes qui leur assigne une place et un destin en tant que «toujours-déjà-sujets». Er s'ils refusent de répondre à l'interpellation, ou s'ils y répondent de manière inappro­ priée, ils sont catalogués «imparfaits», insuffisants, manqués, et par-dessus le marché incurables, ce qui revient à nouveau à cataloguer leur situation relativement à l'ordre vis-à-vis duquel ils se trouvent en défaut et auquel il leur esr en conséquence impossible d'échapper, même lorsqu'ils en sont expulsés.

Alors, être, exister au sens « parfait» du terme, est-ce que c'est définitivement exclu? C'est un interdit de ce genre que Descartes semble avoir levé lorsque, par un véritable coup de force, il a entre­ pris de refonder tout l'ordre du monde en partant de l'assertion«ego sum, ego existo », qui, en raison de son caractère performatif, .et en conséquence autotélique, davantage que constatif, disposerait d'une certitude inconditionnée 122• Il faut cependant remarquer que cette assertion présente la particularité d'associer étroitement le fait d'être ou d'exister (sum, existo), pris absolument en lui-même, à celui d'être moi (ego), donc d'être en tant que moi 123• «Ego sum, ego existo», cela veut dire, en extrapolant quelque peu, «je suis, j'existe à titre personnel». Prise ainsi, la formule de Descartes, davantage que l'être pur ou l'exister pur, pris absolument à l'infinitif, affirme la réalité d'un moi ou d'un ego autonome, dans une perspective qui paraît être naturellement celle d'une égologie, c'est-à-dire d'une théorie centrée sur le moi: la certitude attachée à cette affirmation vise, non le fait d'exister pris en général, sans être lié à un quelconque support locali­ sable dans le monde, ou sans être inséré dans l'enchaînement infini des causes et des fins, mais«mon» existence personnelle de sujet, qui suis «moi-même», pas au-delà. D'un tel ego, on pourrait présumer qu'il est«parfait». S'élève alors une difficulté: si on considère que cette affirmation se suffit à elle-même, ce qui l'élève à la dignité de commencement absolu, il est impossible de rien tirer de la certitude parfaite qu'elle prétend fonder; acquise dans le for intérieur, elle n'a d'autre valeur que celle d'une déclaration que ego, à la fois sujet et cible de l'énoncé,

j'existe, moi». Peur-être même faudrait-il écrire, sans craindre la redondance, qui se trouve dans le texte original, i< Je suis, moi, j'existe, moi n.

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122. Descartes précise dans le texte de la deuxième de ses Méditations > par « je suis, j'existe>>, comme si, dans le texte original latin, était écrit seulement ((sum, existo»: en effet, la langue latine conjugue directement les verbes sans utiliser de pronoms. Mais, prise à la lettre, cette assertion doit être traduite cxactem_cnt comme le fait Michelle Beyssade dans son édition des

Méditt1tions métt1physiques (Paris, Le livre de poche, 1990, p. 52-53): «Je suis,

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«s»'adresse à soi-:-même; autofondatrice, elle ne fonde rien en dehors d'elle-même, ce qui empêche de poursuivre plus avant le raisonne­ ment, d'extrapoler, alors que c'est au contraire le projet déclaré er soutenu par Descartes lorsqu'il lui assigne la fonction de première certitude, à laquelle doit s'accrocher route une chaîne de raisons se déroulant ensuite à partir d'elle, chaîne qui, partant de cet ego, va conduire ensuite à la pensée, puis à Dieu, et enfin au monde. De cette difficulté, Husserl, dans ses Méditations cartésiennes, conclut que la reconnaissance de l'existence de l'ego est privée de sens si elle n'est pas d'emblée mise en relation avec celle, qui lui est strictement conco­ mitante, de l'existence d'autrui, ce qui revient à replacer «moi» dans un rapport communicationnel à l'intérieur duquel il n'est pas sujet uniquement pour soi, mais avec d'autres, donc dans un contexte tendanciellement socialisé: on retrouve ici la thématique du « monde de la vie» (Lebenswelt), où des sujets dialoguent et s'entendent d'emblée entre e;,x dans des conditions qui sont celles de la récipro­ cité, sur fond de culture partagée. Alors, on quitte l'ordre de l'absolu, incarné dans l'existence pure de «ego», sujet-fondement, sujet-origine, sujet-cause, subjectum au sens de l'hypokeimenon, pour entrer dans celui du relatif, o.ù les sujets, pour être les sujets qu'ils «sont», doivent interférer entre eux, pratiquer à un certain degré l'altruisme, en appli­ cation de la maxime «Nobodys perfect», que l'on peut alors s'auto­ riser à traduire: «Nul ne se suffit à soi-même.» Sur ce dernier plan, se produit ce qu'on peut appeler l'effet-sujet, propre au subditus, celui qui est assujetti à l'intérieur d'un ordre qui le dépasse 124• Ce qui singularise le raisonnement suivi par Descartes, du moins dans le texte de la ·deuxième Méditation métaphysique'", c'est sa

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structure duelle: il entreprend ainsi, sinon de concilier, du moins de faire se recouper les deux voies dont la différence vient d'être signalée. Pour ce faire, il aligne à la suite l'une de l'autre deux asser­ tions auxquelles il attribue également un caractère de certitude: « ego surri., ego existo» (je suis, moi; j'existe, moi) et «sum res cogitans» (je suis chose pensante, ou quelque chose de pensant). Ce qu'on a pris l'habitude d'appeler, en raccourci ) le « cogito» cartésien consiste en la juxtaposition ou coordination de ces deux formules réunies dans le cadre d'un même raisonnement où, se succédant, elles font en principe corps. Cependant, leur association fait problème: comment passe-t-on de la première thèse à la seconde? Pour cela, il faut une transition qui, dans le texte de la seconde Méditation, est fournie par la formule: « Nondum verum satis intelligo quisnam sim ego ille qui jam necessario sum 126 », réitérée un peu plus loin: « Novi me existere: quaero quis sim ego ille quem novi 127 ». Est ainsi pointé précisément ce sur quoi porte le problème en discussion, à savoir quelle valeur donner, dans ces deux énoncés, à «quisnam» et à «quis». Il apparaît à l'examen que cette valeur est ambigu/;, équivoque, dans la mesure oü elle se réfère simultanément à la quéstion « Qui suis-je?», en tant que je suis «moi» (ego), et à la question «Que suis-je?» Dans cette

dans son texte «Réponse·à la question de Jean-Luc Nancy: qui vient après le sujet?» (Citoyen Sujet, Paris, PUF, 201 !, p. 35-66.) 125. Il y a chez Descartes, indépendamment des commentaires latéraux apportés dans le cadre de la correspondance, quatre exposés du (>: dans la quatrième partie du Discours de la méthode, dans la deuxième des Méditations métaphysiques, dans la première partie des Principes de philosophie, et enfin dans le dialogue inachevé et publié à titre posthume Lrt Recherche de la vérité. Sans à proprement parler diverger, ces exposés diffèrent entre eux. La formule (trad.,.de Michelie . Beys�ade). La traduction de Michelle Beyssade, qui, pour rendre l mterroganon «qu1snam sim», littéralement «quel je suis)), utilise une double formulation, «ce qu'est (ce moi)» et «ce que je suis (moi))), signale justement l'a_mbiguïté donc est porteur l'énoncé tel que Descartes l'a rédigé en vue de lui faire remplir une fonction de transition: sous les espèces d'une phrase composée à la première personne () -, ou à la«substance» : res, dans la formule « res cogitans», veut dire «quelque chose de», et non« la-chose>> ou«une chose», à savoir cette chose-là présentant une consistance spécifique, pouvant servir en conséquence de support à certaines propriétés comme, par exemple, la pensée, propriétés qui la qual"fi 1 ent 128 . La represe ' nt at10n " ob·1ect1v . e'e d' un«Je-ch ose», qui serait ce dont on ne parle qu'à la troisième personne en le faisant passer à l'état de «Il», est manifestement inopportune: Descartes en a été conscient, et ce n'est sans doute pas de ce côté qu'il a voulu entraîner son lecteur en lui proposant de participer en personne avec lui à l'exercice de la méditation, Mais alors, dans quel sens a-t-il orienté son raisonnement? Il est moins aisé de préciser ce qu'il a dit effecti­ vement que d'écarter ce qu'il n'a pas dû dire à ce propos, La manière dont, dans le texte des Méditations métaphysiques, s'articulent l'irré­ cusable présence à soi d'ego, moi qui «suis» moi, et la détermination de cette présence parle genre ou l'attribut de la pensée, ce qui fait de «moi» « quelque chose de» (pensant, promenant ou quoi que ce

Figures de l'assujettissement soit d'autre) demeure jusqu'au bout énigmatique. Si la méditation, telle que Descartes la pratique, est, au sens fort de l'expression, une manière d'exercer la pensée, et non seulement de lui transmettre des idées déjà toutes faites, c'est précisément dans la mesure où elle la confronte à une énigme de ce genre, dont la solution n'est pas toute donnée avec son énoncé. Cette énigme était au cœur du débat qui, en 1956, a opposé publi­ quement deux grands commentateurs de Descartes, Ferdinand Alquié et Martial Gueroult, à l'occasion d'un colloque qui s'était déroulé à Royaumont 129, Résumons à très grands traits leur discus­ sion, dont les enjeux intéressent directement notre réflexion au sujet de la question de savoir ce que signifie au juste le fait d'être sujet sous des normes et d'être identifié en tant que tel comme «toujours-déjà­ sujet». Pour Alquié, la question de l'être est une question métaphy­ sique, posée dans l'absolu, qui en conséquence se dérobe à l'approche hypothético-déductive caractéristique du raisonnement scientifique; l'être se donne à travers une expérience de pensée irréductible à des conditions, donc non susceptible d'être replacée dans le contexte d'un nexus causarum, et c'est précisémerit à une expérience métaphy­ sique de ce genre que se livre Descartes.forsqu'il déclare«ego sum, ego existo», affirmation qui transcende l'ordre propre de la connaissance, dont elle troue vertigineusement le plan horizontal dans le sens d'une verticalité qui échappe au pouvoir conceptualisant de la raison: Ayanr à lier des êtres hétérogènes et libres, la métaphysique doit user d'une méthode qui ne peut plus être de simple analyse logique ou de construction géométrique. Je ne peux déduire Dieu de moi, je ne peux me déduire de Dieu puisque Dieu aurait pu ne pas me créer.. Je ne puis reconstruire dans l'homogène une vérité à partir d'une autre. Par conséquent, il faur bien qu'ici je découvre, je constate, et que, par là même, s'introduise ce que j'appelle l'expé­ rience de l'être, l'expérience purement ontologique 130 •

128. Le :tue de Luynes et Michelle Beyssade traduisent« res cogitans)) par« chose qrn pcnsc >. Peut-être vaudrait-il mieux écrire, en vue de gommeune surcharge de sens dont le mot «res» est tendancicllemcnr porteur, « quelque r la chose de pensant>>, ou «un pensant>), c'est-à-dire «un être pensant)>,

129. Une présentation détaillée de ce débat est proposée dans le premier chapitre de mes Querelles cartésiennes (Lille, Presses du Septentrion, 2014). 130. Extrait de l'exposé d'Alquié, «Expérience ontologique et déduction systématique dans la constitution de la métaphysique de D�cscarres >) reproduit dans les actes du colloque de Royaumont: Descartes, Paris, Editions de Minuit,

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Chapitre 2

Figures de l'assujettissement

Dans les Méditations des êtres sont découverts à titre de présences directes, et sans leurs raisons 131• Le « je pense» ne révèle pas un esprit pur, un entendement en général mais un «moi», un «je» existant et concret 1 32. L'être pensant, avant même de se saisir comme pensée, se saisit comme être et comme sum [ ... ]. Ce n'est pas un concept que le ) moi, .j'entends le moi-chose, le moi-res, c est une sorte d'être qui est donné dans une expérience vécue sans équivalent133• Pour Gueroult, cette façon de voir est inadmissible: Descartes est par excellence le philosophe de l'ordre des raisons, qui a entrepris de restituer à la réflexion métaphysique une dimension raisonnée, et il est impensable de lui imputer, en prenant prétexte de la manière dont il découvre la présence réelle d' ego , une vue radicale de l'être qui dégage celui-ci de toute détermination causale. Alquié tend à faire de Descartes « un philosophe de la gratuité», messager d'une ontologie dont le secret ne peut être dévoilé, alors qu'il est, tour au contraire, un philosophe de la rigueur et de la certitude, animé avant tour par un souci d'élucidation: en introduisant une rupture dans l'ordre des raisons, alors que celui-ci progresse rigoureusement de certitude en certitude, on fait basculer Descartes du côté d'un certain irrationalisme, ce qui est inacceptable. Si on ramène l'expérience métaphysique à la saisie primordiale d'un moi pur, qui ne soit pas substantiellement de l'ordre de la pensée auquel elle n'est rattachée qu'après coup, alors devient incompréhensible la nature de ce moi . qui, bien sûr, n'est pas une portion de l'étendue, mais est, comme la suite du raisonne ment va le faire apparaître, une réalité pensante: _ Je ne vois pas du tout de textes dans lesquels Descartes oppose un support, une qualité occulte, un être qui ne pourrait pas être att�int par la pensée puisqu'il ne serait pas la pensée, ce qui fait qu au fond de nous-mêmes nous aurions un être opaque qui nous échappeniit, et que par conséquence, lorsque Descartes dit qu'il 1957, p. 16. 131. Ibid., p. 19. 132. Ibid., p. 22, 133. Ibid., p. 23. 142

n'y a aucun inconscient en nous, c'est-à-dire qu'il n' y a rien en nous que nous ne pourrions rendre conscient si nous le voulions, ce principe devrait être récusé car il y a une chose que nous ne pourrions arriver à élever à la pensée, c'est ce support extra-intel­ lectuel, inconnu et inconnaissable, qui ne serait pas la pensée 134 ,

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À cela Alquié répond: ce moi pur est le moi-substance auquel la pensée se rattache comme son attribut à travers la constatation que je suis une chose pensante, ego sum res cogitans; mais il faut d'abord que je me découvre comme cette chose-substance pour pouvoir ensuite m'appréhender, sur un tout autre plan, comme chose pensante. Ce qui revient à soutenir qu'il y a priorité ontologique del'existence (le moi) sur l'essence (la pensée). Autrement dit encore, Descartes donne priorité à la considération du quod («le fait que je suis», au sens de l'eccéité) à celle du quid («la nature spécifique de ce que je suis», au sens de la quiddité): avant de me demander ce que je suis, il faut bien que je sache que je suis, Mais, Alquié ne se contredit-il pas lorsqu'il associe l'expérience de pensée à travers laquelle le moi pur se découvre à lui-même à l'affirma­ tion d'un moi-substance, virtuellem�m porteur de qualifications qui ne seront révélées qu'après coup, ce qui n'empêche qu'il en porte en soi l'anticipation? S'il en est ainsi, le moi pur donné à travers l' expé­ rience métaphysique se présente d'emblée comme un « toujours­ déjà-sujet», installé - il est parfaitement justifié que Gueroult le fasse remarquer - sous l'horizon du genre auquel il est destiné, dont il ne peur être qu'artificiellement dissocié, car on ne voit pas comment il serait possible de saisir la substance sans saisir en même temps ses attributs, sinon par une opération d'abstraction qui ôterait au cogito le caractère d'une expérience concrète de pensée: vu sous cet angle, «moi» n'est déjà plus si pur, et à lui s'applique pleinement la devise «Nobodys perfect». Ou, plus exactement, pur, perfect, il ne l'est à la rigueur que pour moi, lorsque, l'appréhendant en acte, je commence par me convaincre de son irrécusable réalité; mais l'est-il en soi, c'est­ à-dire en tant que substance dont la nature propre est attestée pat ses propriétés, par l'intermédiaire desquelles elle prend place dans 134. Intervention de Gueroult faisant suite à celle d'Alquié, in ibid, p. 39. 143

Chapitre 2 l'ordre global du monde tel que Dieu l'a créé? Rien n'est moins sûr, et il est pour le moins risqué d'imputer à Descartes la responsabi­ lité de la conception d'un «moi-substance», qui, comme rel, devrait exister, non seulement pour moi, mais aussi en soi, au titre d' un atome de réalité dont l'existence ne peut prétendre épuiser I'absoluité de l'être: il n'en constitue en effet qu'un exemplaire ou un témoin parmi d'autres, avec lesquels il est inévitablement en relation, en tant que pars naturae dirait Spinoza. Le moi de l'expérience de pensée dégagée par Alquié du texte de Descartes est ainsi une substance qui n'en est pas une, ce qu'on peut appeler une quasi-substance'", dont la réalité se révèle être plus énigmatique, plus problématique encore qu'on ne le croyait: s'il est une substance, celle-ci est en elle-même insaisissable, ce qui devrait condamner à l'échec la proposition de Descartes d'en faire le point archimédien sur lequel asseoir l'ordre du monde et de sa connaissance. Il faut donc renoncer à imputer à Descartes la conception d'un moi-substance, qui serait, comme Alquié le déclare, un«moi-chose», notion dont il saute aux yeux qu'elle est contradictoire dans les termes. Cette option écartée, apparaissent au grand jour les enjeux de la dissociation des deux interrogations, celle visant le quod (le fait q �e «Je SUIS») et celle visant le quid (la nature propre de ce que « je suIs»), deux Interrogations dans la formulation desquelles, Alquié a _ raison de le signaler, la référence à «je suis» n'a ni le même contenu ni la même portée. De cette dissociation, le texte rédigé par Descartes fournit un indice indiscutable: lorsqu'il passe de la considération du quod à celle du quid, Hne mentionne plus la présence de cet ego passé dans la position de « ego ille», cet ego dont l'irrécusable existence a été r�c�nnue dans des conditions telles qu'on n'en parle plus qu'au passe (il est devenu «ille quem novi», «celui-là que j'ai connu»), et non pas an présent, Lorsqu'il accède à !'intellection de la nature de

Figures de l'assujettissement ce «quelque chose» - entendons: une chose d'un certain genre dans lequel elle est définie - qu'est«le moi», moi devenu «ego ille» dont j'entreprends à présent de déterminer la nature, Descartes se garde bien d'écrire«ego sum res cogitans», comme il avait écrit« ego sum, ego exista», et il se contente d'écrire « sum res cogitans». Pourquoi. cette différence est-elle importante? Parce que, si je suis chose pensante, ou quelque chose de pensant, c'est non pas en tant que«je suis, moi» (ego sum) mais en tant que« je suis» tout court (sum), ce qni n'est pas la même chose. Chose pensante, je le suis en effet non pas an titre d'ego, ce moi dont l'existence a été attestée au cours d'une expérience de pensée que, bien sûr, je peux réitérer à tout moment, ce qui n'empêche que, vraie, elle ne le soit qu'au moment où je l'effectue en acte, c'est-à-dire en contexte, Sartre dirait en situation: mais je le suis de manière générale, inconditionnée, d'une manière qui, d'une part ne me concerne pas personnellement, parce qu'elle s'applique tendanciellement à tout le monde, et d'autre part est transversale au devenir temporel, dans la mesure où elle s'apprécie selon les critères de l'essence, qui déterminent ce qne «je suis» au sens du quid, et non selon ceux de l'existence, qui détei:minent que «je suis» au sens du quod. Et ainsi « le fait que je suis»· et « ce qne je suis» sont des assertions qui renvoient à des manières d'appréhender la réalité de types complètement différents: si elles peuvent coexister, c'est sans se confondre; et, en conséquence, elles ne peuvent être mises sur un même plan. Qu'en conclure? Qu'«être sujet», c'est vivre en permanence sous les feux croisés des deux interrogations lancées aux noms du quod et du quid, qui tirent dans des sens différents et peuvent éventuellement entrer en conflit, même si sous certaines conditions elles peuvent être articulées l'une à l'autre 1 ". En reprenant les termes employés par

135. L1 réside plus générale111ent la difficulté attachée à la notion admise par �escarres d� substance ?nie. cet �1sage, SpAinoza objectera que la substance, C> saisi par les normes est voué, en raison de la façon dont s'o père cette captation, à l'inachèvement et à la schize. Il illustre ainsi parfaitement la devise« Nobody's pe,fect>>.

137. Louis Althusser, Sur la Reproduction, Paris, PUF, 1995, p. 229. 146

Figures de l'assujettissement libertaire, et comme qui dirait par essence, ce qui est, nous dit le dictionnaire «la nature intime des choses» 138 •

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À suivre au plus près cette réflexion désabusée, on comprend qu'elle signifie que, de «sujet» en tant que tel, avec tampon d'identité, il ne peut jamais y avoir que raté ou imparfait, du moins relativement, détermination qui, en conséquence, ne serait pas réservée à certains défavorisés, laissés sur le sable au cours de l'opération, mais concerne )'essence même de sujet, si bien estampillé soit-il, d'autant plus même qu'il est revêtu de la camisole idéologique qui le fait sujet, et qu'il porte sur lui, bien visible, exposée aux regards de tous, la marque imprimée par «on» en vertu de laquelle il se trouve installé, de façon bien précaire, dans «sa» positiON de sujet, si peu sienne en vérité. «La sujétion n'engendre pas, depuis le temps qu'elle s'exerce, du parfait sujet. » Comment percer ce mystère? Tout d'abord en prenant en compte que l'opération d'assujettissement, si elle vise un objectif qui paraît défini, la «sujétion», n'a pas la garantie qu'elle pourrait l'atteindre à coup sûr. I.:idéologie, qui les attend au coin de la rue, interpelle les individus en, sujets. Mais qu'en résulte+ il? On n'en sait trop rien, et s'ouvre une marge d'indécision, dans laquelle se glisse à l'occasion «un individu un tantinet libertaire», qui ne répond pas exactement à ce qu'on en escomptait: il déjoue 1 l'attente; «toujours-déjà-sujet», il ne l'est qu'au titre d une virtua­ lité dont la mise en œuvre produit des effets surprenants, propre­ ment inattendus. I.:adhésion complète à soi du sujet, qui claironne triomphalement« ego sum, ego existo», correspond à un projet, défini en rapport à des fins dont rien n'assure qu'elles se réalisent dans les faits, ce qui ne se produit jamais de manière tout à fait parfaite: à partir de ce projet est mis en route un devenir, une histoire de sujet, dont l'aboutissement ne peut être que provisoire, tout simple­ ment parce qu'il est exposé au jeu des cir�onstances qui risquent en permanence d'en dévier la trajectoire. Etre parfait, en ce sens, ce serait n'être plus du toüt sujet, cesser d'y être destiné, perspec­ tive qui, sauf pour quelques élus comme «l'innocent» Janmari que 138. Fernand Deligny, Les Détours de !'agir ou le moindre geste, în

p. 1202.

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Œtwres, op. cit.1

Chapitre 2

Deligny a «suivi», est généralement fermée: il ne reste donc à la plupart qu'à s'accommoder comme ils le peuvent de leur condition de sujets potentiels, de sujets d'imputation, et de vivre, difficilement parfois, leur destinée de sujets imparfaits - les uns moins que les autres, cependant, comme ils arrivent, interpellation idéologique à l'appui, à s'en persuader et à en persuader autrui.

3.

Le sujet productif: De Foucault à Marx 1

« Il est impossible de faire de l'histoire actuellement sans utiliser une kyrielle de concepts liés directement ou indirectement à la pensée de Marx et sans se placer dans un horizon qui a été décrit et défini par Marx. À la limite on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre être historien er être marxiste.)> Michel Foucault, Dits et Écrits, tome II, Paris, Gallimard, 1994, p. 753. « Le capitaliste ne se borne pas à prélever ou à voler, mais extorque la production d'une plus-value, c'est-à-dire qu'il contribue d'abord à créer ce sur quoi on prélèvera. >> Karl Marx, Nores sur Wagner, 1880.

Le pouvoir, de la politique à l'économie Foucault explique, dans la partie conclusive de La Volonté de savoir, comment il a été amené à considérer le pouvoir, tel qu'il existe aujourd'hui, non pas d'un point de vue négatif, comme une contrainte dont la forme est au départ juridique, mais positivement, en tant qu'il repose sur des mécanismes qui, au lieu d'imposer à la vie humaine des bornes, l'organisent sur un plan matériel, et même contribuent à la« produire». C'est cette idée qui est au principe de la conception du « bio-pouvoir », à propos duquel il écdt: Ce bio-pouvoir a été, à n'en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme; celui�ci n'a pu être assuré qu'au prix de l'insertion contrôlée des corps dans l'appareil de produc­ tion et moyennant un ajustement des phénomènes de population 1. Ce chapitre a été publié séparément en langue italienne: Il soggetto procluttivo (cla Foucault a Marx), Vérone, Ombre Corte, 2013 > et en langue grecque, Athènes, Ektos Grammis, 2013. 149

Chapitre 3

Le sujet productif

aux processus économiques. Mais il a exigé davantage; il lui a fallu la croissance des uns des autres, leur renforcement en même temps que leur utilisabilité et leur docilité; il lui a fallu des méthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie en g�néral sans pour aurant les rendre plus difficiles à assujettir [ ... ]. _ Ün�esmsement du corps vivant, sa valorisation et la gestion d1smbutrve de ses forces ont été à ce moment-là indispensables'. En schématisant, on peur dire que Foucault expose ici la nécessité de repenser le pouvoir en le détachant de l'emprise du politique pour le rapprocher du plan où se déroule concrètement l'économie une économie qui, avant même de fixer l'attention sur la valeur d; bkns échangeables, au titre d'une économie de choses, se préoccupe _ pr1nc1palement de la gestion de la vie, des corps et de leurs «forces», terme qui revient ici à plusieurs reprises. Par ailleurs, il lui importe , de resmuer a cette nouvelle conception du pouvoir une dimension �istorique, ce qu'il fait en l'associant au développement du capita­ lisme et .des rapports sociaux de production très particuliers mis en œuvre par celui-ci dans le contexte de la révolution industrielle: le mot «classe>) n'est pas énoncé, mais il est manifestement sous­ entend � lorsq ue �ont évoqués au passage les « facteurs de ségrégation _ _ et de h1erarch1satron sociale agissant sur les forces respectives des uns et des autres, garantissant des rapports de domination et des effets d'hé�émonie » et«l'articulation de la croissance des groupes humains sur l expans10n des forces productives et la répartition différentielle du profit». lei, Foucault semble flirter avec les analyses de Marx dans Le Capital, qu'il concilie avec sa tentative de replacer le pouvoir dans une perspective positive et« productive». Cinq ans plus tard, revenant sur ce point dans une conférence donnée à Bahia en 1981, qui sera publiée sous le titre imagé « Les mailles du pouvoir», Foucault confirme explicitement ce rapprochement Il y déclare : Comment pourrions-nous essayer d'analyser le pouvoir dans ses mécanismes positifs? Il me semble que nous pouvons trouver, 2. Michel Foucault, La 10/onté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 185-186. 150

dans un certain nombre de textes, les éléments fondamentaux pour une analyse de ce cype. Nous pouvons les trouver peut-être chez Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIII' siècle et du début du XIX' siècle, qui, au fond, a été le grand théoricien du . pouvoir bourgeois, et nous pouvons évidemment le trouver aussi chez Marx, essentiellement dans le livre u du Capital. C'est là je pense que nous pourrons trouver quelques éléments dont je me servirai pour l'analyse du pouvoir dans ses mécanismes positifs'.

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Foucault veut dire que Bentham et Marx, même s'ils le font de manière différente, depuis des perspectives qu'il n'est pas permis de confondre, parlent au fond de la même chose: l'apparition d'une nouvelle configuration de pouvoir, qui coïncide avec l'avènement du capitalisme et de la bourgeoisie, et n'a pas seulement consisté eu une mutation institutionnelle ou une prise du pouvoir politique parce qu'elle a reposé, à la base, sur une prise en charge originale des forces mêmes de la vie, qui donnent sa matière propre à l'économie, une économie dont les transformations ont impulsé le changement social. On pourrait soutenir que cette façon de voir va dans le sens de la thèse d'une détermination en dernière instance par l'économie, sous réserve d'un élargissement du concept de celle-ci, élargissement au terme duquel ce concept comprend la gestion, ou, pour reprendre le terme ambigu utilisé par Foucault, la «production» de la vie sous toutes ses formes. Dans la suite de sa conférence, en réaffir­ mant à chaque fois de manière appuyée la référence à Marx, Foucault énumère les quatre aspects qui caractérisent cette mutation histo­ rique et sociale du pouvoir: sa déconcentration en une multiplicité de pouvoirs hétérogènes, son désengagement de la forme étatique, son orientation positive et non plus prohibitive et répressive, et enfin sa technicisation progressive qui a procédé par essais et par erreurs, sans être préméditée en théorie, donc sans être soumise à des fins conçues et prescrites intentionnellement au départ. Ce dernier point est celui auquel Foucault accorde le plus d'importance; c'est de cela qu'il s'agit dans le passage de La Volonté de savoir qui a été cité lorsqu'il est question «des méthodes de pouvoir susceptibles de 3. Michel Foucaulr, Dits et Écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 186. 151

Chapitre 3

majorer les forces, les aptitudes, la vie en général sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir». Lorsque Foucault donne en référence «le livre II du Capital», il pense manifestement au second tome de l'édition française de l'ouvrage de Marx publiée aux Éditions Sociales, qui comprend les sections 4, 5 et 6 du livre I du Capital, le seul qui a paru du vivant de Marx, la rédaction définitive des livres II et III ayant été effectuée après sa mort par Engels. Althusser, dans la préface qu'il avait rédigée pour la publication en 1969 du livre I du Capital dans la collec­ tion GF de Flammarion, avait préconisé de le lire en commençant directement par la deuxième section, donc en sautant la première, celle dont l'interprétation pose le plus de problèmes, ceux-ci n'étant susceptibles de trouver une résolution que lorsqu'on est arrivé à la fin de l'ouvrage et qu'on en a maitrisé l'argumentation en totalité. Foucault semble aller plus loin encore, en conseillant d'aborder l'ouvrage de Mani par la quatrième section, celle qui est consacrée à « La production de la plus-value (ou survaleur, Mehrwert) relative»: en effet, c'est dans celle-ci qu'il voit apparaitre pour la première fois les éléments permettant de déterminer la nouvelle configuration de pouvoir annoncée dès la fin du xvm' siècle par un théoricien comme Bentham, qui est celle du « pouvoir bourgeois» dont Marx aurair le mieux contribué à analyser les mécanismes, c'est-à-dire les procédures particulières telles qu'elles relèvent d'une technologie du pouvoir. En polarisant l'attention sur cette partie de l'ouvrage, Foucault trouve du même coup le moyen de prendre distance avec la présentation polémique qu'il avait lui-même donnée de la pensée de Marx dans Les Mots et les Choses, oü il s'attaquait en réalité non pas à cette pensée à proprement parler, c'est-à-dire celle qu'elle est déposée dans ses écrits, mais à ce qui en est issu sous la forme d'une vulgate «marxiste», dans laquelle il avait décelé un avatar ou un épiphénomène de féconomie politique sous la forme qui lui avait été donnée par Ricardo. Tout se passe de ce point de vue comme si Foucault proposair d'ajouter un nouveau chapitre à l'entreprise dans laquelle Althusser s'était lui-même engagé en publiant Lire le Capital, oü était déjà amorcée une remise en cause de la vulgate marxiste traditionnelle. 152

Le sujet productif

Qu'est-ce qui a pu intéresser Foucault dans les passages du Capital qui commencent à la section 4 au point qu'il les présente comme les sources d'une étude positive du pouvoir, enracinée dans le dévelop­ pement de l'économie et de ses «forces» ? C'est ce point que nous voudrions élucider en revenant sur le texte de Marx, dont la proposi­ tion de Foucault incite à faire une lecture qu'on peut dire «sympto­ male », car il ne va pas du tout de soi, à première vue, d'en tirer les principes d'une analyse du «pouvoir» qui y est au mieux sous­ jacente, présente en filigrane. Pour poser crûment la question qui va nous préoccuper, comment, de l'explication du processus de production de la plus-value relative, est-il possible, sans tomber dans la surinterprétation, de tirer les éléments d'une théorie du pouvoir, alors que le problème du pouvoir, s'il n'est pas tout à fait étranger à cette explication, n'y est soulevé qu'à la marge? Disons tout de suite que cette question, qui met en jeu la relation particu­ lière que le pouvoir entretient avec l'économie du capitalisme, ce qui conduit à mettre entre parenthèses les rapports qu'il peut avoir par ailleurs avec des formes étatiques et politiques, amène à prendre en compte en lui restituant une importan�e primordiale la notion que Marx a lui-même présentée comme étant sa principale innovation théorique, celle grâce à laquelle il prétendait rompre radicalement avec l'économie ricardienne: la notion de « force de travail», dans la formulation de laquelle se trouve justement la référence à la« force», référence à laquelle Foucault accorde une telle importance dans sa propre conception de la nouvelle économie du pouvoir; de cette économie on peut dire qu'elle n'est pas une économie de choses ou une économie de biens, mais une économie de «forces>> qui, comme

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celle, est aussi, indissociablement, une économie de personnes, une économie qui concrètement se trouve articulée à des procédures d'assujettissement des personnes, et plus précisément des corps. Pour reprendre les termes utilisés par Foucault, nous allons donc avoir à nous demander comment, en mettant en œuvre l'exploitation de la force de travail, le capitalisme a élaboré «des méthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, des aptitudes, la vie en général sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir». Précisons que le but d'une celle enquête n'est pas de démontrer que les idées avancées par 153

Chapitre 3

Le sujet productif

Foucault se trouvaient déjà inscrites en toutes lettres dans le texte de Marx, ce qui reviendrait à forger la fiction d'un Foucault «marxiste» ou «marxisant», mais d'enrichir la compréhension que nous pouvons avoir de ce texte en l'éclairant à la lumière des hypothèses avancées par Foucault, donc en parcourant le chemin qui ramène de Foucault vers Marx, dans l'espoir de faire apparaître la pensée de ce dernier sous un jour nouveau, et en particulier, c'est le point qui nous préoc­ cupe ici prioritairement, de reposer la question du pouvoir en la déplaçant du plan de la politique sur celui de l'économie'.

travail; cette dernière est formellement la propriété du prolétaire, et le capitaliste acquiert, en échange d'un salaire, le droit d'en user durant un certain temps à l'intérieur de l'espace de son entreprise où elle est« consommée». Lorsqu'il évoque ce contrat de travail, il arrive assez souvent à Marx d'écrire que le prolétaire vend au capitaliste sa force de travail, formule abrégée qui, prise à la lettre, est trompeuse. En effet, ce que le travailleur aliène en échange d'un salaire, ce n'est pas sa force de travail en tant que telle, au titre d'une substance qui lui est incorporée, donc est indissociable et même indiscernable de son existence corporelle: s'il le faisait, il deviendrait d'une certaine manière l'esclave de son employeur, il ne s'appartiendrait plus, ce qui aurait pour conséquence qu'il perdrait la responsabilité d'entretenir lui-même cette substance qui fait corps avec sa personne. En échange du salaire, le prolétaire ne concède en réalité que le droit d'exploiter sa force de travail durant un certain temps et en un certain lieu, c'est­ à-dire qu'il la loue, avec cette particularité que le règlement versé en échange dans le cadre de cette transaction est différé, le salaire n'étant effectivement versé qu'après usage, et non avant comme c'est le cas dans la plupart des contrats locatifs: ':ette disposition déséquilibre d'emblée le rapport d'échange, dans la mesure où elle représente une pression exercée par le payeur sur le vendeur. Il résulte de rout cela que, si l'on veut comprendre ce que c'est que le travail salarié, il faut faire soigneusement la distinction entre la force de travail en tant que telle, ce que nous avons appelé sa substance, et son emploi, qui est mesuré dans le temps et dans l'espace, l'unité de base de cette mesure étant formellement constitué par la journée de travail telle qu'elle est effectuée dans le cadre de l'entreprise (jusqu'à la fin du xrx' siècle en tout cas, les travailleurs manuels étaient généralement embauchés et rémunérés à la journée, ce qui les différenciait des employés): le régime du salariat, qui détermine la relation du capital au travail, suppose la dissociation de ces deux aspects, donc que la force de travail, en tant que disposition dont le corps est le porteur durant tout le temps de la vie, soit, dans les faits, séparée des condi­ tions de son activation telle qu'elle s'effectue dans certaines limites temporelles et à l'intérieur de l'espace propre à l'entreprise, où le travailleur doit se rendre, en apportant avec lui sa force de travail,

Le régime du salariat et l'exploitation de la force de travail (de la plus-value absolue à la plus-value relative) Deux choses sont nécessaires pour que la société îndustrielle se fasse. D'une part, il faut que le temps des hommes soit mis sur le marché, offèrt à ceux qui veulent l'acheter en échange d'un salaire; et il faut d'autre part que le temps des hommes soit transformé en temps de travail. C'est pour cela que, dans toute une série d'institutions, nous trouvons le problème et les techniques de l'extraction maximale de temps. MicheJ·Foucaulr, Dits et Écrits, tome II, op. cit., p. 616.

Pour répondre aux questions qui viennent d'être soulevées, il faur d'abord revenir sur la théorie du salariat, qui, selon la présentation qu'en donne Marx, constitue la base de l'économie capitalisre, et distingue radicalement celle-ci des modes de production antérieurs. Résumons cette théorie à très grands traits. Dans le contexte propre au capitalisme, la production de marchandises porteuses de valeur, donc échangeables, repose sur la consommation productive de la force de

1· Cette perspectiv� esc voisîn_� de c:lle adopté� par Stéphane Legrand dans son

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ctude sur « Le marxisme oublie de Foucault» (m Marx et Foucault, Paris, PUF,

2004): restent irrémédiablement aveugles si on ne les artîcule pas à une théorie de l'exploitation et à une théorie du mode de pro�uction capitaliste1) (p. 28). On n'ira cependant pas jusqu'à affirmer, comme le fait L:7gra1�d, que 1� théori� fouc�ldienne a été construite en prenant appui sur , un « r:ferennd m�rx1ste » qu elle s est employée par ailleurs à occulter: le parti adopt e da�s la p�csente é�mie �st de relire Mar:< à la lumière de Foucault plutôt , que d expliquer Fouca ult a pamr de Marx, en faisant passer du second au premier . un rapport de détermination ou de filiation à sens unique.

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Chapitre 3

pour que celle-ci puisse être utilisée dans des conditions appropriées. La capacité existentielle reste la propriété inaliénable du travailleur qui, en échange d'un salaire, concède à son patron la possibilité de s'en servir, de la mettre en œuvre à son profit durant un certain temps et dans un cadre déterminé. Ceci est un premier point, qui fait apparaître que la notîon de force de travail, alors qu'elle se présente au départ comme une donnée naturelle simple et unifiée, en tant que «puissance» ayant ses sources dans la vie et dans le corps, est beaucoup plus complexe: on peut avancer que l'intervention histo­ rique du capitalisme et de son mode de production spécifique a précisément pour effet de la compliquer, en exploitant la division qui vient d'être évoquée, ce qui n'a rien du tout de naturel. Foucault serait en droit de parler à ce propos d'une procédure technique, de laquelle découle l'installation d'une relation de pouvoir: en effet, lorsqu'il échange l'emploi de sa force de travail contre un salaire, le travailleur n'est que formellement «libre» de le faire; pour que la procédure marche, il faut que, dans les faits, il y soit obligé parce que, pour survivre, il se trouve placé dans la position de demandeur d'emploi, une position dont on peut dire qu'elle est soumise dans la mesure où elle répond à une nécessité «économique» qui n'a rien de juridique en dernière instance'. Autrement dit, le fait que la force de 5. Le �emandeur d'emplo} est quelqu'un qui, parce qu'il a besoin de travailler pour . v1�re o� pour survivre, se trouve amené à désirer de lui-même son �xp lo1 t?t1on: il est en quelque sorte dans une situatîon de doub!e-bind, à la limite mcerrame entre �cceptation et résîstance. De là l'instabilité de sa position, dont layen:1?nence ? e�t nulle�ent gara�rie. C'est ce qui explique que le mode de p10?uct1on cap1t�l1src, qui .1;1�t mass1vemen� en œuvrc le pouvoir de captation md1 ,recte pr�pre a u �e soc1e�e de normes ou est re�du comme naturel ce qui . ,

ne l �st pas, a. savotr I extraction d une survaleur de 1 exploitation de la force de travail ,.a besom, pour fonctionner «normalement», sans à-coups, de l'assistance que !�1 .Pro�ure un _dispositif qui produit de l'assujettissement, au sens de la soum1ss1on a un systcme de nécessité: ce dispositif, davantage qu'il ne sanctionne !es manquements a u fonctionnement du système, les prévient en les prenant . a leur s�ur�e, , donc e� ené:adiquant ,la possibilité; proprement, il fabrique de toutes. �t��es cet an!n;ial et:anp� qu est le demandeur de travail qui trouve da ?s lc fait d.erre explo1fe son mteret, ou se le figure, non par ignorance ou par mcgardc, mais parce qu il est empêché de faire et de voir les choses autrement. Dans son cours . d: 1 ?72-1973 sur La Sociétépunitive, Foucault explique que « le co? trat sa lanal doits accompagner d'une coercition qui est sa clause de validité )) . Stcphane Legrand, qui cite cette formule, la commente de la manière suivante: 156

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travail soit dissociée de son usage est conditionné historiquement: il correspond au développement d'un mode de production spécifique, qui repose sur l'exploitation de la force de travail rendue possible par cette dissociation, dont le rout premier effet est de lier le détenteur de la force de travail, l'ouvrier, aux contraintes du marché du travail; en effet, il ne suffit pas qu'il «ait» sa force de travail, au sens où son corps est à lui, encore faut-il que celle-ci puisse être mise en œuvre dans certaines conditions, ce qui ne dépend pas de lui. Mais ce n'est pas tout. Le salariat se présente au départ comme un échange, qui, comme tout échange marchand, doit en principe s'effectuer à valeur égale. Ce que le travailleur apporte sur le marché du travail, c'est lui-même, son corps, sa force de travail, dont il aliène l'usage; et, pour cela, il reçoit un salaire qui, en principe, doit payer ce qu'il a vendu à sa valeur, qui correspond à son entretien durant la période où il en a concédé l'usage. Par entretien, il faut comprendre tout ce qui permet de régénérer cette force selon ses besoins, en comprenant dans ceux-ci ce qui est requis, non seulement par la survie individuelle de l'ouvrier, mais par celle de sa famille, où se fabrique, en même temps que sa fore�', propre de travail, celle de sa descendance, sur laquelle le capitaliste, lorsqu'il verse le salaire, dépose une option, exerçant ainsi une sorte de droit de préemption. Pour que le système fonctionne normalement, selon les règles, ce qui le rend inattaquable sur le plan du droit, il faut que la marchandise soit payée à son juste prix, qui fluctue autour d'une valeur moyenne déterminée par la conjoncture, c'est-à-dire par les variations du rapport entre l'offre et la demande, comme c'est le cas pour tout échange. Lorsqu'il perçoit son salaire, l'ouvrier n'est donc pas volé, spolié, ce qu'il reconnaît implicitement lorsqu'il se plie aux condi­ tions de l'échange dont on peut dire que, formellement, il les accepte de son plein gré. (( Si le contrat salarial est le reflet idéologique des rapports de production, représentant la domination du capita l et l'exploitation de la force de travail sous la forme mystifiée d'un échange librement consenti entre deux volontés égales cherchant à maximiser leur utilité, il nécessite aussi la mise en oeuvre de rapports de pouvoir et d'assujettissement des producteurs immédiats comme sa condition de possibilité.» (Les Normes chez Foucault, Paris, PUF, 2007, p. 93.) 157

Chapitre 3

Toutefois, il est impossible d'en rester là. Pour que l'échange ait effectivement lieu, il faut qu'il réponde à des intérêts, qui lient concrè­ tement les parties contractantes. rintérêt du vendeur apparaît en toute clarté: l'ouvrier aliène l'usage de sa force de travail contre salaire parce que, sans celui-ci, il ne pourrait subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille; s'il apporte sur le marché du travail sa «marchandise», c'est tout simplement parce qu'il ne peut faire autrement- c'est la condition de sa survie. Mais pour ce qui concerne l'acheteur, qui va employer cette force de travail à son bénéfice, les choses sont beaucoup moins claires: ce qu'il a acheté à sa valeur, le capitaliste entend en effet l'exploiter, non à valeur égale, mais pour en tirer un supplément de valeur qui est destiné à constituer son profit, un profit qui doit servir, soit à accroître sa production en renforçant l'appareil productif, soit à augmenter sa fortune personnelle; de quelque côté qu'on se tourne, il y gagne, et, si ce n'était pas le cas, l'affaire ne l'intéresserait en aucun cas. Il y a donc quelque chose de bizarre, une anomalie, dans la relation qui se met en place. Dans le cadre de l'échange entre le salarié et celui qui le rétribue, l'un, le travailleur, s'il ne perd rien, ne gagne rien non plus, c'est-à-di_re qu'il ne peut espérer rien gagner de plus que ce qu'il a engagé au départ; et, s'il se révèle que son salaire dépasse de si peu que ce soit ses besoins réels, ce qui lui permet soit de dépenser en pure perte, pour le superflu, soit d'économiser pour son compte personnel, la rectification s'effectue de manière quasiment automatique, et son salaire baisse, entraînant à terme avec lui la baisse de la valeur moyenne du salaire versé à tous les autres travailleurs. Alors que, dans le cadre de ce même échange, l'autre, l'acheteur, prétend non seulement récupérer sa mise, donc ne rien perdre, mais l'augmenter, ce qui prouve que l'échange à valeur égale duquel le salariat tire sa légitimité sur le plan du droit cache un tour de passe-passe qui métamorphose l'égalité en inégalité, sans que pour autant le droit marchand de l'échange ait été formellement violé. Que s'est-il passé? Pour le comprendre, il n'est pas absurde d'appliquer à l'échange que sanctionne le contrat de travail, un échange qui met en relation deux parties sur le mode formel du donnant-donnant, le schéma élaboré par Mauss pour rendre compte, dans un tout autre contexte, du mécanisme du don. Ce schéma est triangulaire: il articule entre elles 158

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trois opérations qui sont: «donner», «recevoir», «rendre». Supposons que le comrat de travail qui est à la base du salariat rentre sous ce schéma. Le donneur, dans ce cas, est celui qui propose une marchan­ dise dont il cherche à se dessaisir: c'est le travailleur qui apporte sur le marché sa force de travail, son corps, dont il loue l'emploi à quelqu'un d'autre. En échange de quoi, lui est «rendue» par l'ache­ teur, son futur employeur, une valeur égale aux besoins d'entretien de cette force calculés au plus juste. Mais, lorsque cet acheteur est le ) capitaliste, ce qui est ainsi � et de« travail vivant». Le travail mort, c'est le travail «fini», objectivé, cristallisé dans son produit où sa trajec­ toire s'est achevée. Le travail vivant, c'est le travail en cours d' effectua­ tion, sur un plan qui lui confère une portée proprement dynamique, alors que le produit que représente le travail mort ne présente qu'une dimension statique. Lorsqu'il a forgé le concept de «force de travail», qui constitue son apport propre à la théorie du salariat, Marx a fait rentrer dans cette formule composée ces deux aspects, comme le fait dans la réalité le mode de production capitaliste qui suppose la possi­ bilité de les substituer l'un à l'autre, alors même qu'ils correspondent à des déterminations différentes. La force de travail, c'est d'un côté, son côté qu'on peut dire dynamique, une force, avec la dimension de puissance qui la définit et dont le travail vivant est porteur'; et c'est de l'autre côté, qui serait son côté statique, du travail, au sens du résultat du procès de travail lorsque celui-ci a atteint son but, c'est-à­ dire du travail mort. La notion de force.'de travail, qui articule entre eux ces deux aspects, permet ainsi de comprendre ce qui se passe réelle­ ment lorsque le travail vivant se transforme en du travail mott, et réciproquement. Étienne Balibar écrit à ce sujet: La question qui intéresse Marx, c'est celle de la « dispropor­ tion» croissante entre le « travail vivant» et le « travail mort» ( ou objectivé), c'est-à-dire le fait que, avec le développement de la

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7. Lorsque Marx introduit dans l'analyse économique la notion de force de travail, il le fait en se référant implicitement à la concept�on vitalîs�e de l� force, théorisée par Barrhez à faide de la notion de. ,, pws re�nse par Bichat, lorsque celui�ci définit la vie par la dommauon des forces de !a vie sur les forces physiques, et la mort par la domination inverse des forces phys1q�es sur les forces de la vie. Dans cette perspective, le« travail vivant», c'est le travail comme

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acre, qui s'affronte à des obstacles naturels qu'il entreprend de surmonter; et le « travail rnorr», c'est le travail comme résultat, réinvesti dans le donné de la nature au moment où, l'acre s'étant achevé, le more a ressaisi le vif: le passage du travail vivant au travail mort représente une consommation d'énergie, de

type entropique.

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«productivité» capitaliste, une quantité toujours moindre de «travail vivant» acquiert la capacité de mettre en mouvement» ou de «ramener à la vie», c'est-à-dire de réactiver, une quantité toujours plus grande de« travail mort». Ceci peut se lire«positi­ vement» (la force productive de la force de travail ne cesse de grandir) ou bien«négativement» (le travail vivant est toujours plus écrasé par le travail mort) ; évidemment le démiurgisme promé­ théen du «socialiste» Marx lie ces deux perspectives comme les moments successifs d'une aliénation et d'une désaliénation. Mais ce qui est surtout intéressant du point de vue de la critique de l'économie politique, c'est de passer au point de vue de la valeur: en réalité, le fond de l'argumentation de Marx sur la production de la survaleur, c'est que le procès de travail opère simultanément sur les deux plans: il «conserve» la valeur des moyens de produc­ tion (c'est-à-dire qu'il la recrée ou la reproduit), et il« ajoute» une valeur nouvelle (qui, pour une part, mais pour une part seulement, de plus en plus faible, correspond à la reproduction de la force de travail) [ ... ]. La doctrine latente de Marx, c'est l'inversion de l'ordre «logique» de dérivation des concepts: la «survaleur» est en fait la condition de la «valeur» et non l'inverse, puisqu'il n'y a pas (dans le mode de production capitaliste) de reproduction de la valeur des moyens de production par le travail vivant sinon sous la condition cl' une production de nouvelle valeur excéden­ taire. En ce sens, la« fringale» d'accumulation est toujours déjà inscrite dans le processus de«dépense de la force de travail», et c'est ce que dit la notion de composition organique du capital'. Peut-être pourrait-on· aller jusqu'à dire, dans le prolongement de cette analyse, que dans le mode de production capitaliste, la limite entre ce qui relève de la valeur proprement dite et ce qui relève de la survaleur n'est jamais nettement tranchée, ce qui rend possible de renégocier en permanence leur rapport dans la perspective de ce que le capitaliste appelle, dans la terminologie qui lui est propre, «croissance», c'est-à-dire non pas la croissance en soi, mais l a crois­ sance qui sert ses intérêts, avec pour corrélat une exploitation accrue, 8. Dans une note de travail qu'il me communique. 162

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rendue possible par l'augmentation de sa«productivité», de la force de travail, combiné instable, indéfiniment «flexible», de travail vivant et de travail mort. Reprenons sur ces bases le modèle triangulaire du don. Ce que le travailleur apporte sur le marché du travail pour l'échanger contre un salaire, c'est quelque chose qui représente économiquement du travail mort, c'est-à-dire la valeur des biens nécessaires à son entre­ tien, qui permettent à sa force de travail d'exister, en tant qu'elle­ même est le produit d'un travail dont la valeur est égale à celle de ces biens, et c'est ce qui lui est payé, «rendu» par le salaire; c'est à ce point de vue un produit. Mais ce que le capitaliste«reçoit», en vue de l'exploiter, c'est, potentiellement, du travail vivant, la possibilité de mettre en œuvre, d'activer la puissance dont la force de travail est porteuse lorsqu'elle est exploitée au-delà de ce qui est nécessaire à la production des biens servant à son entretien, durant la portion de son temps où l'ouvrier, ayant cessé de travailler pour lui-même, travaille pour le capitaliste, c'est-à-dire à son profit; ce n'est plus à propre­ ment parler un produit, mais c'est ce que Marx appelle assez énigma­ tiquement une«force productive», ent�ndons une force définie par l'activité de production qu'elle est conditionnée à mettre en œuvre. En jouant sur les termes, on dira que ce que le travailleur aliène, c'est l'usage de son Arbeitskraft, sa force de travail en tant qu'elle est toute constituée puisqu'elle fait corps avec lui; et ce que le capitaliste exploite, c'est un Arbeitsvermogen, une disposition à travailler ayant à être mise en oeuvre dans le cadre d'une activité productive dont la gestion échappe à l'initiative du travailleur. On comprend alors pourquoi le capitaliste est gagnant, et même gagnant-gagnant, dans un échange qui est en principe égal et qui est en réalité un marché de dupes, comme le sont la plupart des rapports juridiques dans la mesure où ils enveloppent, sans le dire, un rapport qui, lui, n'est pas de l' ordre du juridique'. La question est alors de savoir comment une telle chose, invraisem­ blable lorsque le principe en est révélé, peut arriver à se réaliser dans 9. À l'arrière-plan de route relation, en principe égale et réciproque, entre des parties contractantes, il y a, déclaré ou latent, un rapport de forces. 163

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les faits. Qu'est-ce qui amène le travailleur à se plier « librement» - les guillemets sont dans le texte de Marx - aux conditions de cet étrange contrat à valeur égale en principe, mais en principe seule­ ment, puisque seule l'une des parties contractantes sort gagnante, et même gagnante-gagnante, d'un tel échange dont on ne pas dire que réellement il «profite» à l'autre partie qui, elle, s'engage dans ce rapport parce qu'elle ne peut faire autrement? On peut expliquer cette anomalie de la manière suivante: dans le cadre de l'échange en question, la réciprocité n'est qu'apparente parce que, dans le cours même de l'échange, suivant sa trajectoire propre, ce qui en constitue la matière ou le support s'est transformé. Au départ de cette trajec­ toire, il y a, avons-nous supposé, l'Arbeitskraft du travailleur, c'est-à­ dire sa farce de travail, entendons sa force de travail personnelle, qui est directement incorporée à sa propre existence d'individu: et c'est en tant qu'individu, précisément, qu'il s'offre à passer en son nom propre le contrat ·de travail par lequel il aliène l'usage de sa force de travail durant un certain temps en échange d'un salaire. Mais, à l'arrivée, c'est-à-dire lorsque l'acheteur, le capitaliste, prend livraison de la marchandise dont il s'est porté acquéreur, celle-ci se présente sous un tout nouveau jour: elle est devenue de la force de travail, exploitable dans des conditions qui ne sont plus celles d'une activité de travail individuelle, marquée par les caractères spécifiques attachés aux capacités d'initiative de la personne qui effectue le travail, mais sont devenues celles qui définissent nne activité productive en général, soumise à des normes communes. Sans même s'en rendre compte, le travailleur, une fois entré dans le régime du salariat, a cessé d'être la personne qu'il est, avec son Arbeitskraft individuelle­ ment constituée , et, proprement assuje tti, il e st devenu l' exécutant d'une opération qui dépasse les limites de son existence propre: cette opération relève de la forme du «travail social», qui n'est, ou du moins n'est plus seulement, son travail à lui, mais est du travail, qui doit être effectué sous des conditions qui échappent à son initiative et à son contrôle. Ces conditions sont celles de sa régulation ou ratio­ nalisation, c'est-à-dire de ce qui s'appellera à la fin du xrx' siècle, chez Taylor en particulier, « organisation du travail», dont le schéma se trouve anticipé chez Marx. Pour reprendre la terminologie que nous 164

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avons employée précédemment, ce que «donne» le travailleur, c'est l'usage de son corps en tant que celui-ci est porteur d'une force qui est matériellement la sienne; et ce que «reçoit» le capitaliste , en vue de l'exploiter à son profit, c'est le droit de se servir de cette force en tant que force productive dont les capacités sont évaluées, réperto­ riées, calibrées, formatées, et peut-on dire normalisées en fonction de principes qui en conditionnent l'usage optimal, au sens où on parle du conditionnement d'un produit, opération au terme de laquelle celui-ci est requalifié en vue de s'adapter à des règles communes. Si l'échange que sanctionne le régime du salariat a lieu, c'est parce que, au cours de l'échange, ce qui sert de véhicule à l'échange a été trans­ formé, sans que celui qui est demandeur dans ce rapport en ait claire­ ment conscience, ce qui a pour conséquence que cette transformation n'est pas prise en compte dans le calcul des termes de l'échange, un échange qui s'effectue à valeur égale tout en étant inégal, co�formé­ ment à l'intérêt de celui qui, dans ce même rapport, occupe a la fois la position de payeur et celle de récepteur ou de preneur'°. Ce qui définit le mode de production capitaliste, c'est que la force de travail y soit traitée comme une réalité à deux faces, donc qu'elle ne soit pas exactement la même chose pour celui qui en est naturelle­ ment le porteur et pour celui qui en est devenu l'utilisateur, ce dont résulte la possibilité de tirer de son utilisation un profit dont le capita­ liste se réserve le bénéfice, sous la forme d'une plus-value ou surva­ leur (Mehrwert) qui n'est pas payée par le salaire et en conséquence se présente comme un excédent. Tel est le «truc» sur lequel repose l'exploitation du travailleur qui, tout en restant maître de sa force de _ travail, s'est dessaisi de son usage, comme si son usage ne fa1sa1t plus partie de cette force et comme si cette force existait indépendam­ ment du fait d'être employée: il s'agit d'un véritable tour de presti­ digitation dont le mécanisme demeure caché, ce qui est la condition 1 O. Osons ce rapprochement: de façon analo gue, lors de la messe des c�tholiq�es, lorsque les paroles sacramentelles sont p rononcées, le b�ur de pam 1ev1en � miraculeusement quelque chose tout �ur:e. Au fo1�d, le rcgime du �alanar, q�1 _ est à la base du mode de production cap1tahsre, ne fait que rransposc1 l� mysrere . de !a transsubstantiation sur un plan profane, en vue de faire un maximum de profit à défaut d'élever les âmes vers le ciel pour leur faire mériter leur salut.

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pour qu'il produise ses effets. Ceci incite à donner plus d'exten­ sion au concept de révolution industrielle, concomitante au dévelop­ pement du capitalisme: celle-ci a reposé sur l'invention, outre de machines sophistiquées (dont le prototype est la machine à vapeur), de la « force productive» indispensable pour faire fonctionner ces machines, c'est-à-dire de la «force de travail», résultat d'une création technique ·associée, comme l'explique Foucault après Marx, à l'ins­ tallation de procédures de pouvoir spécifiques. Le machinisme est un régime de production complexe qui comprend, à côté d'un appareillage matériel, les agents plus ou moins qualifiés qui le font marcher et qui, du même coup, sont incorporés à son système en tant que porteurs d'une force de travail destinée à être consommée productivement. C'est précisément ce que font voir les images montrées par Chaplin dans son film Les Temps modernes: celles-ci présent��t, en se_ servant de moyens purement visuels, une analyse parncuherement forte du mode de travail propre au capitalisme mdusmel, dans lequel machines inanimées et machines humaines, étroitement intriquées les unes aux autres, sont entraînées dans une même marche qui les a rendues solidaires. Lexcédent engendré par l'exploitation de la force de travail est par définition variable, dans la mesure où il est lui-même le résultat d'une variation. Pour en calculer théoriquement le taux, Marx se sert du modèle de la « journée de travail», la totalité du temps pendant lequel, chaque jour ouvrable (et, comme nous l'avons signalé, au XIX' si�cle, les travailleurs manuels SOnt généralement employés« à la Journee », ce qu1 assure à leur utilisation un maximum de flexibilité'') l'ouvrier s'est engagé.à travailler, donc à activer sa force de travail sous les conditions qui lui sont imposées par l'entrepreneur. Cette journée de travail est schématiquement représentée sous la forme d'un segment susceptible d'être découpé, selon l'analyse proposée par Marx, en deux périodes de temps distinctes: celle consacrée à du « travail nécessaire» (notwendige Arbeit) et celle consacrée à du « surtravail » (Mehrarbeit, surplus labour). Le travail nécessaire est

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11. A�ij�urd'l:t:i c1_1:orc, cc syst�mc est en vigueu� dans certaines régions du monde, en patt1cuher pour cc qtu concerne les travailleurs agricoles.

celui qui est accompli en vue de produire une quantité de valeur équivalente à celle requise pour l'entretien de la force de travail en tant qu'Arbeitskraft, qui représente du travail déjà effectué, donc du travail mort: c'est cette valeur qui est effectivement payée par le salaire versé à l'ouvrier en échange du droit d'exploiter sa force de travail, alors même que le résultat de cette exploitation repré­ sente une valeur qui n'est pas la même que celle rémunérée par le salaire. Le surtravail correspond formellement à l'autre partie de la journée, durant laquelle l'ouvrier accomplit des tâches qui ne sont pas rémunérées par son salaire parce qu'elles produisent une quantité de valeur en excédent par rapport à celle nécessaire à l'entretien de sa force de travail, quantité de valeur qui, en conséquence, repré­ sente, dans le cadre de l'accomplissement du procès de travail où est mis en œuvre le Vermogenskraft, l'activité productrice qui corres­ pond à du travail vivant dont l'exploitation dégage un supplément de valeur, Mehrwert. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce découpage de la journée de travail en deux moments, représentés par des sous­ segments qui se succèdent suivant le,schéma avant/après sur une même ligne, n'a de signification qu'en théorie: c'est seulement en vue de calculer formellement le taux d'exploitation de la force de travail qu'il est admis par supposition que, jusqu'à une certaine heure de la journée, l'ouvrier, en accomplissant du travail nécessaire, travaille pour soi-même, en vue de restaurer son Arbeitskraft, et que, au-delà de cette limite, il travaille pour le bénéfice exclusif de son employeur. En réalité, c'est de la première à la dernière heure, à chaque moment où l'ouvrier active sa force de travail, que son temps se compose dans une proportion déterminée de travail nécessaire et de surtravail entre lesquels la frontière n'est pas nettement discernable; ceci est rendu possible par le fait que sa force de travail est, à l'insu même du travail­ leur à qui il est impossible de savoir quand il travaille encore pour lui et quand il ne travaille plus pour lui, simultanément exploitée sous deux faces, en tant qu'Arbeitskraft, dont la valeur est mesurée par la quantité de travail nécessaire pour la produire, et en tant que Vermogenskraft, dont la valeur est mesurée par la quantité de travail qu'elle est susceptible de produire. Ceci dit, c'est sur la base de cette

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répartition formelle entre des segments temporels successifs que, pour la commodité de sa démonstration, Marx introduit la distinc­ tion ca�itale e�t:: plus-v:t1ue ou survaleur absolue (à laquelle est consacree la tro1S1eme section du livre I du Capital) et plus-value ou survaleur relative (à laquelle est consacrée l a quatrième section c'est­ à-dire la partie du texte qui a particulièrement intéressé Fo�cault pour des raisons qui demeurent à préciser). Soit donc la représentation de la journée de travail comme une ligne (orientée, p uisqu'elle représente un écoulement temporel parcouru dans un certam sens) divisée en deux parties qui sont censées se succéder: journée de travail [a+b] temps nécessaire [a]

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I.:intérêt du capitaliste est de modifier en sa faveur la proportion entre les deux q�an'.ités de temps ainsi représentées, dont la première . [a], SI elle ne lm COfüe nen puisque Ja valeur s'en retrouve intégrale­ ment dans le produit dont il garde la propriété, ne lui rapporte rien, alors que la seconde [b] représente pour lui un profit, parce qu'il n'a . pas eu besom, pour disposer des biens qu'elle produit, d'investir la quantité de valeur représentée par le règlement d'un salaire. Pour parvenir à modifier en sa faveur le rapport entre ces deux éléments a et b, le capitalis�e peut, selon l'explication proposée par Marx, �'.11p�unter deux v�'.es: .allonger le sous-segment de droite, celui qui l 1nteresse parce qu il ltu rapporte, soit en le prolongeant vers l'avant ('.l produit �lors de la plus-value ou de la survaleur absolue), soit en le tirant vers l arrière de manière à grignoter sur la longueur du premier : . segment (il produit alo1:s de la plus-val ue ou de la survaleur relative). temps nécessaire [a]

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Concrètement, la première solution consiste à étirer autant que possible la durée de la partie de la journée astronomique consacrée à l'accomplissement de tâches productives, en repoussant l'heure où finit le travail: l'ouvrier, au lieu de travailler un temps total de durée x, va travailler pendant un temps de durée x+x', puis x+�l+x'\ etc. Par exemple, si on prend douze heures d'activité laborieuse pour donnée de départ, cette durée sera étendue à quatorze heures, seize heures, dix-huit heures ... Cette augmentation tendancielle rencontre cependant une limite naturelle qui est que la journée astronomique a une durée fixe de vingt-quatre heures: si le capitaliste pouvait prolonger cette durée au-delà, donc trouver la procédure technique permettant que, au lieu de vingt-quatre heures, elle dure - pourquoi pas ?-vingt-six heures, vingt-huit heures, ce qui lui offrirait la possi­ bilité de produire davantage de plus-value absolue, il n'hésiterait pas une seconde à le faire; mais cette procédure, il ne l'a pas encore trouvée (peut-être y parviendrait-il en envoyant ses ouvriers travailler sur une autre planète sans modifier les conditions de salaire; mais cela risquerait de lui coûter très cher en moyens de transport, ce qui rendrait l'opération peu rentable)., D'autre part, indépendam­ ment de ce butoir à son grand regret irtfranchissable imposé par les conditions naturelles, la tendance à accroître la production de plus­ value absolue rencontre deux limites. D'une part, s'il veut pleine­ ment profiter de la force de travail de l'ouvrier au moins pendant une période correspondant au temps pour lequel il lui a versé un salaire, il faut quand même qu'il concède .u ne période de relâche, de non-travail, consacrée, non au loisir improductif, mais au repos réparateur, et plus généralement aux gestes d'entretien et de renouvel­ lement de cette force de travail, se nourrir, éventuellement procréer, et dans ce cas disposer d'un peu de temps à consacrer aux enfants, car, s'il ne le faisait pas ses capacités seraient vite épuisées (comme l'agri­ culture intensive peut, au-delà de certaines limites, épuiser le rende­ ment d'un sol), la formule imagée qui énonce que l'ouvrier se tue à la tâche n'ayant plus alors valeur métaphorique. Le capitaliste, q ui use de la force de travail, doit tenir compte du fait que celle-ci s'use, et que son pouvoir se dissiperait complètement si n'éta it pas accordé le temps, fût-il minimum, destiné à le régénérer. I.:autre limite que 169

Chapitre 3 rencontre la tendance à accroître la production de survaleur ou plus­ value absolue est que l'insatiabilité de l' employeur qui le pousse à aller toujours plus loin dans ce sens, d o nc à a ugmenter sans cesse un peu pl us la durée du temps de travail, génère, pa r sa déme sure même, une résistance: à un certain moment, les ouvriers à qui on en demande toujours davantage, et qui prennent conscience que trop c'est trop, �omprennent qu'il est de leur intérêt de faire front collecti­ vement po ur avancer leurs revendications; c'est ce que redoute parti­ cul ièrement le capitaliste, car, pour que son entreprise d'extorsion de plus-value produise un maximum de rendement, il est indispensable qu'il ait affaire à des travailleurs qui se présentent face à lui un à un, comme des travailleurs individuel s, dont il exploite l es divisions, et non réunis en groupe, ce qui accroît l eur capacité de résistance. Cette résistance, dont les ouvriers prennent l'initiative, présente en outre l'inconvénient, lorsqu'elle revêt une forme collective, de devenir publique: or le capitaliste a horreur de la p ublicité! Il ne veut s urtout pas qu'on vienne mettre le n ez dans ses affaires, qu'il entend gérer à sa guise! Et, ce qui le dé range et l'exaspère particulièrement, c'est que lorsqu'elles ont atteint un certain niveau de publicité, les revendica­ tions des travail�eurs sont inévit ablemen t relayées par des organes ou des appareil s d'Etat, et alors surgit l'idée de réglementer par la loi le temps de travail, et en particulier, c'est su r ce plan que le problème a commencé à être posé au xrx' siècle, de limiter la durée du travail des enfants, une procédure qui, une fois engagée, se propage au t ravail des adolescents, puis des adultes. Des inspecteurs, qui ne sont pas tous acquis au point de vue de l'entrepreneur, et qui, quelle étroi­ tesse d'esprit de leur part! quelle candeur!, quelle ignorance des lois de l' écon �mie !, prétendent n'avoir en tête que d'appliquer la législa­ :ro� en vigueur, se mettent à visiter les ateliers, à faire des rappor ts, a repertoner des dommages, à distr ibuer des contraventions, etc., ce qui, au point de vue de l'entrepreneur est insupportable, car il entend, en tant que propriétaire de son entreprise, rester maître absolu chez lui et ne veut pas entend re parler d'un contrôle extérieur, par défini­ tion abusif, attentatoire au droit de la propriété, sur ses activités. Le long chapitre 8 de la troisièm e section du livre r du Capital sur «La journée de travail» (chapitre 10 de l'édition française réalisée 170

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sous le contrôle de Marx par Joseph Roy) exploite en rapport à ce thème une abondante (et terrifiante) documentation, dont Eng els s'était déjà servi pour écrire, en I 845, son livre sur La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (d'après les observations de l'auteur et des sources authentiques), qui est l'un des textes fondateurs de ce qui s'est appelé plus tard «sociologie du travail». Ce chapitre des luttes ouvrières n' est toujours pas refermé a ujourd'hui: les entrepreneurs cap i rali sces n'ont pas renoncé à tirer de l'exploitation de la fo r�e de travail un maximum de plus-value ou de survaleur absolue, en deplo ­ rant les concessions que le rapport de forces les a obligés à consentir, de très mauvaise grâce, à ce sujet, avec l'espoir de revenir sur elles chaque fois que l'occasion s'en présente, et concrètement d'allo�g er la durée du travail (à salaire égal bien entendu), a u nom des lois de l'économie pure. Lorsque la possibilité d'accroître la production de plus-value ou de survaleur absolue est, en dépit de ses tentatives, bloquée, le capita­ liste garde celle de se tourner de l'autre côté, donc de récupérer sur la longueur du sous-segment [b] du schéma d'ensemble de la journée de travail une portion correspondant, non àJa production de survaleur ou de plus-value absolue, mais, du côté gau2he de la ligne, à la production de surval eur ou de plus-value relative. Comment s'y prend-il? Comme il s'y connaît en calcul de coûts, ce qui est sa spécialité, la cible de son labeur propre, il se rend compte que cette opération, qui a pour but de réduire au minimum la part de temps consacrée au travail nécessaire, a pour condition que soit diminuée la valeur de la force de travail p ro p re­ ment dite, c'est-à-di re de l'Arbeitskraft rémunérée par le salaire qui paie le travail nécessaire, rien de plus: et pour cela, il n'y a pas d'autre moyen que de faire baisser le coût général des marchandises, ce qui, automati­ quement, entraî nera une diminution de la valeu r engagée dans l'entre­ tien de l'Arbeitskraft, sans que cette diminution s'accompagne d'une diminution de la quantité de valeur engendrée par l'activité productive en tant que mise en ceuvre de la Vermiigenskraft. Non seulement cette quantité de valeur ne diminuera pas, mais elle augmentera: il faudra pour cela que la même durée de temps de travail, payée m�ins �her, crée davantage de valeur, cette diminution et cette augmentation etant stricte1nent corrélatives rune à l'autre. Autrement dit) pour accroître 171

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son profit, le capitaliste va faire fond sur la productivité de la force de travail en tant que « force productive,, dont, dans un même laps de temps, la production de plus-value ou de survaleu r absolue ayant été provisoirement stabilisée, il va lui devenir possible de tirer une quantité de valeur plus grande, au titre de plus-value ou survaleur relative. C'est cette notion de productivité qui permet de rendre compte du mode de production capitaliste en allant jusqu'à son cœur même, c'est-à-dire ce qui représente son principe vital, son moteur. Fo ucault va précisément dans ce sens lorsqu'il montre que le fonctionnement de la société industrielle repose sur un certain nombre d'institutions d'assujettissement (qui associent étroitement les références à l'économique, au politique et à l'idéologique), et lorsqu'il assigne à ces institutions un double rôle d' extraction/ségré­ gation/exploitation et d'inclusion/formation/adaptation: Si on analyse _de près les raisons pour lesquelles toute l'existence des individus se trou ve contrôlée pat ces institutions, on voit qu'il s'agit au fond non seulement d'approprier, d'extraire la quantité maximale de temps, mais aussi de contrôler, de former, de valoriser, selon un système déterminé le corps de l'individu [ ... ]. Le corps est [ ... ) ce qui doit être formé, réformé, corrigé, ce q ui doit acquérir des aptitudes, recevoir un certain nombre de qualités, se qualifier comme corps capable de travailler. Nous voyons ainsi apparaître clairement la seconde fonction de l'assujettissement. La première était d'extraire le temps, en faisant que le temps des hommes, le temps de leur vie, se transformât en temps de travail. Sa seconde fonction consiste à faire que le corps des hommes devienne force de travail. La fonction de transformation des corps en force de travail répond à la fonction de transformation de temps en temps de travail 12• Sans trop forcer, on peut dire que la première fonction correspond à ce que Marx appelle l'extraction de la plus-value absolue (la tendance à prolonger au maximum la durée du temps de travail acheté contre salaire), et que la seconde correspond à celle de l'extraction de la 12. Michel Fouc?ult, d,a vérité et les formes juridiques>) (5" confèrcncc de Rio' 1973) in Dits et Ei·rits, tome II, Paris, Gallimard, 1994, p. 618. 172

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plus- value relative (qui résulte d'un accroissement de la productivité du travail résultant d'un contrôle des capacités de la force de travail, elle-même définie en fonction de ces capacités).

La force de travail comme force productive Que faut-il entendre par «productivité,, de la force de travail? Pour le savoir, il faut revenir sur la notion de «force productive", dont la portée est cruciale à cet égard. De précieux éléments d'explica­ tion sont apportés sur ce sujet par l'article «force(s) productive(s),, rédigé par Jean-Pierre Lefebvre dans le Dictionnaire critiqu� du marxisme dirigé par Georges Labica 13 • Par forces producttves, Produktivkriifte, au pluriel, il faut entendre l'ensemble des éléments physiques et organiques qui interviennent dans le déroulement du procès de travail, c'est-à-dire à la fois les moyens naturels et amfi­ ciels servant à la production et les dispositions corporelles que les travailleurs activent en vue d'employer ces moyens à la fabrication de biens matériels, ce qui est le but final de la production artisanale et industrielle. Lorsque le texte de Marx exploite cette même notion au singulier, Produktivkraft, non d'ailletirs sans un certa'.n flottemen; _ sur le plan de la terminologie, il la prend dans le sens d une capac1te dont la force est porteuse en tant que sa réalité est «dynamique" au sens propre du terme, c'est-à-dire représente une «puissance)}' un Vermogen, et non pas en tant qu'elle correspondrait à des êtres existants, que ceux-ci soient des matières naturelles, des instruments techniques ou des corps vivants. La dunamis, au sens aristotélicien (Métaphysique delta, 12), c'est «le principe du mouvement ou du changement quelconque dans un autre être en tant qu'il est autre" : . elle exprime le procès tendanciel et continu à travers lequel ce qm, existant d'abord « en puissance", est destiné, si les conditions sont pour cela réunies, à se réaliser «en acte,,; par exemple, lorsque l'art du médecin parvient à transformer un corps malade en un corps sain, ce qui est un changement d'état de ce corps, il le fait en exerçant la «vertu» qui lui est attachée spécifiquement et qui rend cet art dont le médecin dispose agissant. Dans cette perspective, la force 13. George Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982. 173

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est censée représenter la cause à laquelle est imputé un changement: avant que ce changement se soit produit ou ait été produit, elle existe au titre d'une virtualité qui ne se réalise que lorsque le changement est devenu effectif, c'est-à-dire lorsque de la cause ont été dégagés tous ses effets. La référence à la puissance assigne à cette virtualité une quasi-existence,·intermédiaire entre être et non..:être, et de ce fait marquée par une ineffaçable ambiguïté, pour autant que ce qu'elle «est déjà», elle ne «l'est pas encore», deux formules dans lesquelles le verbe «être» a deux valeurs différentes qu'il réunit sous un même terme. Le capitaliste tire le meilleur parti de cette confusion: il paie avec le salaire la force de travail pour ce qu'elle «est déjà», en tant qu'Arbeitskraft, en se réservant le droit de l' utiliser pour ce qu'elle «n'est pas encore», en tant qu'Arbeitsvermogen, qu'il entend façonner à son gré. Comme nous l'avons vu, le prodige opéré par le régime du salariat consiste à séparer la force de son action, en créant artifi­ ciellement les conditions qui permettent qu'une force puisse être c?nsidérée indépendamment de son action, comme si une force qui n agirait pas, qui ne serait pas agissante, serait encore une force, ce qui, d'un point de vue physique, est une énigme. Pour un philosophe positif comme Auguste Comte, l'imerpréta­ _ . uon causahste de la force et de son action est entachée de présupposés métaphysiques, ce qui rend parfaitement vaine sa prétention à rendre compte ob}ectivemem des phénomènes réels dom elle ne propose, au _ mieux, qu une description approximative: dire que, si ]'opium fait dormir, c'est parce qu'il est doté d'une vertu dormitive qui constitue _ sa puissance ou sa force propre, de laquelle il tire sa capacité d'agir, _ ne fait en nen avancer, la connaissance, sinon en suscitant de routes pièces la fiction d'une «vertu» qui disposerait d'une existence indépendance de son actualisation et, en conséquence, la précéde­ rait, en ce sens qu'elle «serait déjà» avant même que celle-ci ne se soit produite, donc sans que celle-ci ait «encore» eu lieu. En consé­ quence, lorsquela mécanique rationnelle - qui est une branche des mathématiques, ce qui lui épargne l'obligation de se confronter aux données de l'expérience - exploite la notion de «force», et énonce, c?mi�e le fait Newton, des lois de l'action des forces, il faut se garder d attnbuer à ce tte notion une réalité physique, et il faut la maintenir 174

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dans le rôle de concept abstrait ou de construction idéelle qui a une valeur démonstrative, mais certainement pas une valeur explicative au sens d'une explication causale: énoncer que les forces sont les causes du mouvement qu'elles engendrent, c'est tout simplement ne rien dire du tout. C'est pourquoi la mécanique renonce à évaluer les forces pour elles-mêmes, et se contente de calculer leur «travail», représenté par leurs effets réels. De ce point de vue, on pourrait dire que le capitaliste fait lui-même de la métaphysique, sous une forme non pas théorique mais pratique, lorsqu'il transforme la force de travail de ses ouvriers, qu'il a acquis le droit d'utiliser en échange d'un salaire, en «force productive» dont il envisage d'améliorer la productivité, dans la perspective de la production d'une plus-value ou survaleur relative. Cette sorte parti­ culière de métaphysique, il ne la fait pas pendant ses heures de loisir à titre de dérivatif ou de gymnastique intellectuelle, comme il ferait des mots croisés, mais tout le temps de la journée ouvrable consacrée à la production, en faisant franchir les murs de son entreprise à des notions comme celles de «force)), de «puissance» et de [«Comment est-il possible que ce corps sans tête se comporte si souvent comme s'il en avait bel et bien une? ))J (cité par Thomas Lemke dans son étude sur «Marx sans guillemets>>, in Mar>: e; FoU(;ault, P�ris, ryF,, 2001, p. 1 5). La société libérale, qui professe la fin des 1deolog1es, prat19u� l 1deolog1�. so�1s_ la forme p;_tradoxale de sa négation et de son absen:_e, ce qut l�II permet . d mteg:er l'idéologie à son fonctionnement, en ôtant du meme coup a celle-ci le caractere A d'un discours surplombant, proféré de haut en bas comme venu de la tete. 209

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de tout référent matériel, mais le type de société historique qui a fait de la productivité le cœur de son existence, et a développé les formes de «coopération» industrielle qui lui permettenr de réaliser cetre fin, c'est-à-dire, dirions-nous dans un autre langage, la société capitalisre, ou la société de normes. Dans celle-ci, les technologies de pouvoir onr revêtu des allures particulièremenr fines, ce qui lui a permis, enrre autres exploits, de récupérer à son profit le langage du droit, sous lequel cette forme spécifique de société masque sa démarche effective, qui se joue sur un tout autre plan que celui du droit et de ses inrerdits: dans d'autres formes de société, comme la société féodale, on peut se demander si le droit a été de la même manière un langage servanr à tenir un discours de recouvremenr du type de celui utilisé par la bourgeoisie. Le marxisme académique est tombé à pieds joinrs dans le piège ainsi tendu: il a pris à la lettre le discours du pouvoir élaboré par la société bourgeoise, qui fait apparaître celui-ci comme une « supèrstrucrure », dom les ordres tombeur d'en haut, alors que, en réalité, ces ordres monrenr d'en bas, des profondeurs du système où se produit de la valeur. La vérité du pouvoir, « dans notre

Ces procédures complexes d'assujettissemenr sonr associées à la mise en place de la nouvelle forme de pouvoir qui, en surmonranr l'alter­ native de l'individuel et du collectif, effecrue un va-et-vient perma­ nenr de la sphère de l'économie à celle de la politique, comme Foucault l'explique dans un passage clé de Surveiller etpunir, où sont indiquées en note les références au chapitre 11/13 du Capital sur la coopération et à l'ouvrage de Deleule et Guéry sur Le Corps productif:

société au moins», est économique avant d'être politique46: c'est ce

que, selon Foucault, Marx aide à mieux comprendre, du moins dans les passages de son œuvre où il démonre les «mécanismes» à travers lesquels le capital déploie son autorité sur le travail, en exploitanr la force de travail de manière à en améliorer la« productivité». Or pour que cela marche, il faut que les sujets eux-mêmes aienr été rendus «productifs», grâce à des procédures d' assujettissemenr appropriées qui sonr parties prenantes à la mise en place de la nouvelle économie. 46. Dans la 4' leçon du cours au Collège de France de l'année 1977-1978 (intitulé général: ((( L'extension

sociale de la norme)> (entretien, 1976), in Dits et Écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994, p. 75.) Par la suite, Foucault expliquera que l'action de la société de normes, pour autant qu'el!e exerce son pouvoir sous l� fo:me, non_ seulement , . d'une normation, mais d une normal1sat1on, court-c1rcutte le point de vue des individus qu'elle cesse de prendre directement p our cibles, ce à quoi elle parvient en les « sériant)) dirait Sartre,_ c'est-à:d!:e �n faisant d'eux les éléments_ de . collections englobantes, des , ce qu d ça( ne peu�yas erre faux» (op. commente en déclarant: (( Ça ne serait pas faux cit., p. 49). Ceci suggère que , , n'ét cette aniere d � p:esen�er les choses qui redonne vigueur à l'id ant as fausse' d éologi� n'est p� �cp :� anr tout a fait �raie et ne donne accès que partiell ement au phénomène, ne serait ce que par e qu elle ne per � met e!1 p lace,_ en prattq ue, les mesures pas de comprendre comm ent ont été mises concrètes propres à l'économie n a pu se r mener libérale ce q à. une �ffa1rc purement thé � oriqu e d'idéologie et de di�cour 1i le� beaux ? 1scours q u'on tient �• sur r� is_ concretemem en uvrc le la liberté sont une chose, 1a manière dont es; prin cipe libéral en est une a � _ t�n en_trer en conrr?d1ct10n avec la première. A quoi il fau utre, ui eut très t ajomt qEe le jeu I co 1og1que se nourrit de ce genre de contradiction. l 7. Michel Foucault, Surveiller et uni p r, Paris, Gallimard, J 975, p. 223 . A

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juste représentation parlementaire. En effet, la société dans laquelle la bourgeoisie est au pouvoir n'est qu'en apparence une société de contrat 18 , 06. les prises de décision reviennent en dernière instance à l'esprit public réuni sous des formes légales: La forme juridique qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par des mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tour un système de micropouvoir essentiellement inégalitaire er dissymétrique que constituent les disciplines. Et si, d'une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l'instance fondamentale de la souverai­ neté, le s disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps. Les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir politique; le panoptisme constituait le procédé technique, universellement répandu, de la coercition. Il n'a pas cessé de travailler en profondeur les structures juridiques de la société pour faire fonctionner les méc.anismes effectifs du pouvoir à l'encontre des cadres formels qu'il s'était donnés. Les «Lumières» qui ont inventé les libertés ont aussi inventé les disciplines 19•

Cette analyse repose sur un schéma duel qui met en relation ce qui se passe « à la base>>, «en profondeur», et une forme venant coiffer cet ensemble de manière à dissimuler le dispositif réel qui en commande l'organisation: aux esprits est adressé un langage qui parle d'égalité et de liberté pendant qu'est appliqué par en dessous aux corps un système inégalitaire qui, sans mot dire, les contraint. Cette analyse ) n est pas «marxiste» dans son contenu, car le but de Foucault n)est pas de montrer que le régime légal installé formellement par la bourgeoisie vient à l'appui du développement des forces productives qui en constitue le fondement réel et matériel: la base à laquelle il 18. «Le grand fantasme, c'est l'idée d'un corps social qui serait constitué par l'unité des volontés. Or, ce n'est pas le consensus qui fait apparaître le corps social, c'est la matérialité du· pouvoir sur le_s corps même des individus.» (« Pouvoir et corps)) (entretien , 1975), in Dits et Ecrits, tom e II, op. cit., p. 754.) I 9. Michel Foucault, Surveiller etpunir, op. cit., p. 223. 225

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rapporte ici le droit, c'est la «discipline», en tant que technologie corporelle qui règle au jour le jour, dans ses plus humbles détails, l'existence quotidienne de ceux dont les activités assurent le fonction­ nement de la société bourgeoise, qui, de ce point de vue, présente le caractère d'une société «disciplinaire» ou « panoptique», dans laquelle le comportement de chacun est soumis à une surveillance constance,. et exposé en permanence à être sanctionné. L'économie propre à cette.société est en conséquence, c'est là où Foucault veut en venir, une économie des corps, qui s'assure une prise directe sur leur fonctionnement en recouvrant cette exploitation de discours et de codes qui en dissimulent la nature réelle20• En mettant en avant la référence à cette technologie disciplinaire du pouvoir, qu'il présente alors comme le principe global d'explication du jeu communau­ taire, valant aussi bien dans le cadre de l'atelier que dans celui de la cellule carcérale, de l'école, de la caserne, de l'hôpital, etc., Foucault cherche à prendrè distance avec les modèles élaborés par le matéria­ lisme historique que leur déterminisme simpliste disqualifie à ses yeux. Mais il n'en reste pas moins qu'il récupère le schéma explicatif mettant en relation ce qui se passe en bas - l'infrastructure" - et ce

qui se passe en haut la superstrucrure qui, se plaçant au-dessus et par dessus, vient recouvrir un mécanisme réel dont elle dissimule les conditions de fonctionnement. De ce point de vue, on peut dire que la solution qu'il apporte au problème posé par la présence de l'idéo­ logie reste alors en partie conforme au modèle explicatif reten.u par une certaine vulgate marxiste qui, en présentant l'idéologie comme un langage, l'installe dans la position de l'esprit venu souffier sur les eaux, sur lesquelles il ne produit en conséquence que des effets de surface, se gardant bien, pour préserver sa pureté idéale (et idéelle), d'en pénétrer les mouvement en profondeur. Cette façon de rendre compte des phénomènes idéologiques s'appuie sur des modèles de rationalisation qui portent la marque de l'esprit des Lumières: elle revient à diagnostiquer que ces phénomènes qui, pris à leur source, relèvent des mouvements libres et déréglés de l'ima­ gination sont exposés, en raison même de leur caractère aléatoire, à être récupérés et à servir d,instruments à une manipulation concertée et par définition abusive, qui fait prévaloir le mensonge sur la vérité. Derrière l'affirmation selon laquelle, dans la société actuelle, le droit n'est plus qu'un masque, on entend ré.S.onner sourdement l'appel à «écraser l'infâme», et à dénoncer les responsables d'une opération qui se révèle n'être rien de plus qu'une tromperie dont le but est de sugges­ tionner et d'hypnotiser l'esprit public22• Plus généralement, ce type d'explication met en œuvre ce qu'on peut appeler le paradigme hermé­ neutique: selon celui-ci, le discours idéologique ne doit surtout pas être pris au pied de la lettre, car c'est en réalité un discours crypté, qui a pour unique raison d'être de détourner l'attention de l'essentiel. Cette manière de voir les choses est à la fois commode et dangereuse, car elle est guettée, et piégée, par la tentation de tout interpréter, qui peut facilement tourner au délire: de signification manifeste en signi­ fication cachée, à propos de laquelle on se demande si elle ne sert pas

20. Un an plus tard, dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, Foucault

reconduira le principe de cette explication: «C'est à la condition de masquer

une part importante de lui-même que le pouvoir est tolérable. Sa réussite est en proportion de ce qu'il parvient à cacher de ses mécanismes. Le pou voir serait-il accepté s'il était emîèremenr cynique? Le secret n'est pas pour lui de l'ordre de l'abus; il est indispensable à son fonctionnement. Er non pas seulement parce qu'il l'impose à ceux qu'il soumet mais peut-être parce qu'il est à ceux-ci tout aussi indispensable: l'accepteraient-ils s'ils n'y voyaient qu'une simple limite posée à leur désir, laissant valoir une part intacte - même si elle est réduire de liberté? Le pouvoir, cümme pure limite tracée à la liberté, c'est, dans notre socié �é au moins, la forme �énéra!e de son acceptab�lité. » (La Volonté de savoir, op. cJt., p. 113-114.) Le droit aurait donc pour fonct1on de rendre formellement ac�eptable la contrainte: la logique à laquelle il obéit est une logique du consensus, qm règle la forme du jeu soci_al, une forme contraire en réalité à son contenu effectif qui, porté au grand jour, est tout sauf consensuel; analyser les mécanismes réels du pouvoir, c'est en cqnséquence démystifier cette forme, en faisant apparaître qu'elle n'est rien de plus qu'une forme, qui vient se plaquer sur un processus de nature toute différente, duquel elle détourne l'attention. 2L D'où son insistance à affirmer que >, se déroule à l'arrière-plan et sur le long terme. Comment passer de l'un de ces plans à l'autre? En prenant en considération les niveaux intermédiaires où s'effectue une combinaison entre les motivations individuelles et les grandes tendances qui, en sous-main, dirigent l'histoire: c'est cette combinaison, dont les résultats ne sont jamais arrêtés sous des formes définitives, que réalisent les diverses formations de la pensée collective qui, parce qu'elles font ainsi le pont entre les extrêmes, méritent d'être prises très au sérieux et interprétées, sans les prendre à la lettre, car ce qu'elles expriment en pratique n'est pas exactement conforme à ce qu'elles disent en apparence. Comme Hegel, Engels considère que l'opinion publique est une nature intermédiaire, un mixte, dont il ne faut pas se dépêcher de démêler les éléments qui sont opérants, ou tout au moins représentatifs d'opérations effecti­ vement en cours, en raison même de leur enchevêtrement. À travers les errements et les vacillations de l'opinion se jouent des conflits qui se révèlent être en dernière instance des conflits de classe, donc des rapports de forces dont l'issue ne peut être qu'incertaine, du moins sur le moment: correctement interprétée, l'opinion est un révélateur de ces rapports 50 •

C'est au niveau superficiel de la conscience que règne l'arbitraire; mais il suffit de sonder les profondeurs cachées sous cette surface pour retrouver la nécessité et ses lois, c'est-à-dire les causes qui font réellement avancer l'hisroire en direction d'un but qui ne se révèle que peu à peu: S'il s'agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui - consciemment ou inconsciemment et, il faut dire, très souvent inconsciemment - se trouvent derrière les mobiles des actions historique des hommes et qui constituent en fait les forces motrices dernières de l'histoire, il ne peut pas tant s'agir des monfs des individus, si éminents soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des classes tout entières, et encore des motifs qui les polissent non à une effervescence passagère et à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable aboutissant à une grande transformation historique. Élucider les causes motrices qui, d'une façon claire ou confuse, directement 48. Karl Marx et Friedrich Engels, Étudesphilosophiques, Paris, Éditions Sociales, 1961,p.49. 250

49. Ibid, p. 50-51.

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50. C'est au fond cette même idée que reprend Bourdieu lorsque, dans son texte (dom le type est Maigret): le premier travaille au serv1ce de personnes pnvees, en explor�nt la sphère où elles existent et se fo nt valoir _ comme telles, alors que le second, qu, est un fonctionnaire est censé représenter la sphère publique en tant qu'elle est soumise à l'État d� droit dont elle fait respecter les lois. Selon Boltanski, cette dualité est révélatrice d'une ·imbivalence voire m�me d'u�e conrradicti�n,_ propre à, la société actuelle, p;rtagée emr; d;;U ex,�en�es, I �ne de s?um�sston (�ux regles officielles communes), l'autre le droit des individus à exister par eux-mêmes d emanc1pat1or: (faisant prev alo1t _ et pour eux-mernes). Du fatt de cette ambivalence, les figures identitaires qui �:ennenr place dans un tel cadre sont ambiguës, divisées: elles se tiennent à l mterface entre les deux sphères du public et du privé, dom la rencontre est _ prob!emanque, et donn: lieu à des possibilités permanentes de retournement et de cnse. S�lon Boltanski, le personnage imaginé par Stevenson du docteur Jekyll (face pu?Iique� et ·de i;'fr f;�de (face priv?e) est une représentation exacerbée de cette mcert1tude qu elle deve au rang d un mythe. Effectivement, la société de normes place en permanence ses membres à la croisée des chemins: elle les �ondamne à exister et� agir sur plusieurs plans à la fois, avec le risque que ces plans interfèrent e� que leur mterf�rence prenne la forme dramatique d'un choc; même lorsque la cnse ne se produit pas, elle subsiste au titre d'une menace, et génère 270

Il n'existe aucune ligne claire et préci;e qui puisse indiquer d'elle­ même et sans aucun doute possible - à la manière de la ligne laissée par la mer qui se retire - où exactement un public arrive à naître et à acquérir des intérêts si essentiels que des organismes spéciaux ou des officiers gouvernementaux doivent veiller à eux et les administrer. Les raisons de controverses sont donc nombreuses. La limite qui sépare la gestion des actions laissées à l'initiative et à la gestion privées de celles qui sont réglementées par l'État doit être découverte de manière expérimentale80• une inquiétude impossible à résorber. C'est ce dilemme que George Herbert Mead, fondateur de la psychologie sociale, a théorisé à travers la distinction entre «Je»(/), qui exprime l'identité privée, et i(Moi>> (Me), qui représente l'identité publique (voir George Herbert Mead, L'Esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006, p. 242). 79. John C>ewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010. Aux Érats­ Unis, otl l'Etat fédéral est soupçonné en permanence de vouloir empiéter sur les droits des personlles, ne serait-ce qu'en collectant des impôts, la question du rapport entre public et privé se pose avec une acuité particulière. 80. Ibid., p. 149-150. 271

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La société de normes représente prec1sement cette forme expen­ mentale de socialisation qui ne se fie plus entièrement au droit pour régler les rapports des individus à la collectivité qui constitue leur milieu d'existence: les estimations prévisionnelles sur lesquelles elle s'appuie pour planifier ses évolutions donnent lieu en permanence à des rectifications sur le double plan de leur établissement et de leur application. -C'est pourquoi les schémas de socialisation sur lesquels elle repose sont relativement souples, ce qui facilite l'obtention de l'assentiment des individus qu'elle fait rentrer sous ces schémas, en douceur et non suite à l'imposition rigide d'un règlement ou d'une législation formelle non susceptibles d'adaptations. Cette ductilité fait à la fois sa force et sa faiblesse. En laissant le champ libre à l'opi­ nion publique, à laquelle elle concède des possibilités d'expression en principe illimitées, elle expose au grand jour les failles structurelles de son organisation, qui peine à effectuer définitivement la synthèse du particulier et de" l'universel, ou en d'autres termes de l'individuel et du collectif; en même temps, insidieusement, par en dessous, elle prépare les transitions qui vont lui permettre, en rétablissant au fur et à mesure, provisoirement, ses équilibres, d'évoluer, de se développer, de progresser, en relançant son effort de normalisation, un effort en permanence en cours, qui ne doit jamais se relâcher, ce qui, du même coup, le condamne à ne jamais atteindre un terme définitif.

est-elle la représentation formelle du rapport de domination qui est à la base du fonctionnement matériel d'une société de classe, ou bien intervient-elle, d'une manière qui n'a rien de formel mais présente des aspects tout à fait pratiques et concrets, dans la réalité même de ce rapport dont elle constitue l'un des termes? I;idéologie peut-elle exprimer des rapports de domination, et du même coup contribuer à leur fonctionnement, autrement qu'en devenant idéologie dominante, c'est-à-dire idéologie de la classe qui occupe elle-même la position de classe dominante à l'intérieur de la société de classes, qui marche à la domination? Pour le dire plus crûment, comment l'idéologie de certains peut-elle parvenir à s'imposer comme étant l'idéologie de tous? Comme le montre Étienne Balibar dans son étude sur « La vacillation de l'idéologie dans le marxisme81 », c'est la médiation de l'État (Dewey dirait, des « organismes spéciaux ou des officiers gouvernementaux»; Alrhusser dirait, des «appareils idéologiques d'État») qui est requise pour que cet effet soit obtenu: autrement dit, toute idéologie serait en dernière instance idéologie d'État, produite et entretenue sous le regard et la garde de l'État, organe de domination de la classe dominante. Mais, poursuit Balibar, si l'on retient cette hypothèse, l'idée même de domination devient incompréhensible, d�ns la mesure où elle exclut complètement du rapport qu'elle réfléchit ceux sur qui elle est censée exercer son pouvoir, c'est-à-dire les dominés eux-mêmes. Si l'idéologie est «bourgeoise» par essence, on a du mal à comprendre comment elle arrive à prendre possession de l'esprit des prolétaires, qui ne devraient pas pouvoir s'y reconnaitre. On est donc placé devant l'alternative suivante: ou bien l'idéologie dominante représente le capital symbo­ lique qui appartient en propre à la classe dominante, en l'occurrence la bourgeoisie; ou bien elle est le résultat de la lutte engagée entre deux figures de la conscience engagées dans une épreuve de force dont l'enjeu est la domination, et alors

e) Idéologie dominante et idéologie dominée Le concept d'idéologie, dont le statut théorique n'a cessé de faire problème depuis qu'il est en circulation, est peut-être le plus apte à rendre compte de cette hésitation ou oscillation propre à un certain type de pratiques sociales dont elle constitue le principe de fonction­ nement et de développement. Quand on parle d'idéologie, on ne sait jamais exactement à quoi on a affaire: c'est pourquoi la conception marxiste de la société, qui prétend au titre de théorie scientifique, n'a cessé d'avoir des problèmes avec cette notion. Comment cerner le concept d'une réalité évanescente qui, dans sa nature même, est un défi à la conceptualisation? Le marxisme historique s'est empêtré dans cette contradiction. Il n'est jamais parvenu à sortir de ce cercle: l'idéologie 272

à la constitution d'une idéologie dominante correspond toujours, au moins tendanciellement, celle d'une idéologie dominée, soumise à un processus de refoulement, mais capable aussi de le perturber82• 81. Voir La Crainte des mctsses, Paris, Galilée, 1997, p. 167 et suivantes. 82. Ibid., p. 188. 273

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Engels semble avoir retenu la seconde option lorsqu'il a développé, à titre personnel, sa conception du conflit entre des conceptions du monde qui «reflète» terme à terme, sur le plan des représen­ tations mentales, le processus de la lutte des classes. Ce faisant, il n'a pourtant pas résolu le problème: il n'a fait que le déplacer, car, remarque Balibar,

Cette thèse peut être formulée de deux manières opposées, ce qui en souligne le caractère paradoxal. On peut d'une part soutenir qu'il n'y a d'idéologie que «dominante», en ce sens que l'expression «idéologie dominante» est elle-même foncièrement pléonasmatique: en effet, il est dans la nature de l'idéologie, quand idéologie il y a, de saturer entièrement le champ dans lequel elle intervient. Une idéologie qui se reconnaîtrait et se revendiquerait comme étant cette idéologie-là, différente d'autres, et séparée d'elles par une limite intangible, «à la manière de la ligne tracée par la mer qui se retire» pour reprendre la métaphore utilisée par Dewey, aurait abandonné sa vocation à dominer, à hanter l'esprit des gens, et ne serait tout simplement plus de l'idéologie. Mais on peut aussi soutenir, d'autre part, comme le fait Balibar dans une autre étude que celle qui vient d'être commentée, qu'il n'y a au fond d'idéologie que , sur le modèle d'une préparation qui, fluide au départ, ce qui lui permet de se glisser partout, finit par se solidifier. Cette image décrit assez.bien 1� f�çon , dont l'idéologie de masse se P.ropage, sous la /:orme d une expans:on q�1, a un certain moment, «prend», fait bloc, se stabilise, sans qu, on puisse dire que,

lorsqu'elle a atteint son point d'arrêt, elle s'est concentrée en elle�mêm� et a . umficamce de converti la dissémination dont elle est issue en une dynamique synthèse qui ferait d'elle une totalité aux contours définis.

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d'un dépassement dialectique de ses contradictions: elle finit ainsi par n'être plus qu'une chose, ou, comme le soutient Sartre lorsqu'il aborde le problème de l'opinion publique dans la Critique de la raison dialectique, un « objet collectif» prenant place dans l'univers réifié du pratico-inerte où les rapports humains sont soumis à la règle de l'organisation en série, qui unifie en séparant, donc totalise en détotalisant, suivant une logique récurrente qui s'apparente à celle de ce que Hegel appelle le mauvais infini. Copinion publique, bien loin d'être un vain mot, est une réalité objective, et même elle ne l'est que trop, ce qui explique son caractère fuyant, insaisissable, incertain, duquel elle tire sa force imparable d'entraînement: son objectiva­ tion, qui est un processus entièrement dirigé par la loi de la série, la fait exister sous la forme paradoxale de son absence, suivant une ligne de fuite qu'aucune limite ne contient. C'est pourquoi ce serait une erreur de conférer au résultat de ce processus d'objectivation la valeur d'une totalité effectivement, donc activement réalisée:

Les opinions de l' opinion publique se forment à la manière de la Grande Peur [de 1789], en tant que chacun se fait Autre par son opinion, c'est-à-dire en la prenant de l'Autre, parce que l'Autre la pense en tant qu'Autre, et en se faisant informateur des Autres. À ce niveau, l'Idée est processus; sa force invincible lui vient de ce que personne ne la pense, c'est-à-dire qu'elle ne se définit pas comme le moment conscient de la praxis - c'est-à-dire comme dévoilement unifiant des objets dans la temporalité dialectique de l'action - mais comme un objet pratico-inerte dont l'évidence s'identifie pour moi à ma double incapacité de la vérifier et de la transformer chez les Autres88 • En marge de cette analyse, dans la longue note consacrée au colonia­ lisme et à l'idéologie raciste qui l'accompagne, Sartre écrit encore dans le même sens: De fait, la force affirmative de cette opinion vient de ce qu'elle est en chacun et par chacun l'invincible obstination des autres; et la certitude de celui qui l'affirme repose sur son impuissance (subie dans la joie du cœur) à susciter le dou�e sur ce sujet chez n'importe lequel des autres membres de série.' Ddée comme produit de l'objet commun a la matérialité du fait puisque personne ne la pense. Donc, elle a l'opaque indubitabilité d'une chose89•

On aurait tendance à concevoir l'opinion comme conscience collective naissant de l'union synthétique des citoyens en nation et imposant ses représentations à chacun comme partie intégrante du tout comme la totalité elle-même est présente en chacune de ses parties [ ... ]. Nous concevons toutes ces réalités objectives comme des schèmes totalisateurs. En fait, nous devons savoir que chacune d'elles est en elle-même et pour chacun l'Autre, que sa structure signifiante est la sérialité infinie et qu'elle a l'unité pratico-inerte d'un indice de séparation87 • Il n'y a pas de sujet de _l'opinion, et si ses significations, qui sont de pseudo-significations, des significations gelées, se communiquent collectivement, c'est précisément parce qu'elles ne sont assumées par personne en particulier; j'y adhère parce qu'elles sont celles de mon voisin, qui lui-même y adhère parce qu'elles sont celles de son voisin, etc., en l'absence de tout débat entre ceux qui participent à ce processus, car celui-ci opère sous forme de contamination, et non d'échange passant par un dialogue réel:

Si la sociologie est, d'une certaine manière, habilitée à rendre compte de l'opinion publique et à la traiter sous les formes objectivées qui définissent sa nature de chose, c'est précisément parce qu'elle est elle-même hors-jeu lorsqu'il s'agit de rendre compte de l'action humaine authentique qui, elle, échappe par définition à toute tenta­ tive d'objectivation. En effet, l'opinion publique est loin d'être un espace de communication, où joueraient des rapports de récipro­ cité en mesure d'en impulser les transformations: au contraire, elle suspend a priori la possibilité de telles transformations, ce qui est la condition pour qu'elle se déploie sur le plan d'objectivité auquel elle appartient définitivement. Face à elle, soit on se soumet passivement,

87. Jean-Pau! Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 339.

88. Ibid., p. 343-344. 89. Ibid., p. 345.

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soit on s'emploie, avec plus ou moins de succès, à la manipuler, comme un instrument: il est impossible d'échapper à cette alter­ native, dont les deux pôles traduisent sous des formes opposées, en réalité complémentaires, sa nature réifiée, en elle-même inactive, en vertu de laquelle, selon Sartre, elle échappe au champ de la praxis humaine effective.

Dans l'opinion publique, chacun doit pouvoir se reconnaître, donc retrouver sa propre manière de voir en tant qu'elle n'est pas seule­ ment la sienne propre mais a vocation à être aussi celle des autres participants à la collectivité des égaux. Ceci suppose que l'opinion publique, à défaur de pouvoir être l'opinion de tous, ne soit l'opi­ nion de personne en particulier92 • Si cette exigence est respectée, l'opinion n'a plus seulement une fonction d'accompagnement, mais on peut soutenir qu'elle oriente effectivement, et même prioritaire­ ment, la vie collective:

f) Démocratie et opinion Ceci admis, il apparaît que la thématique universaliste qui soutient les interventions de l' opinion publique en garantissant leur capacité à faire corps, et qui soutient en conséquence la possibilité d'en rassem­ bler les manifestations, à défaut de pouvoir en effectuer la synthèse définitive, est marquée par un déséquilibre fondamental, qui n'est pas susceptible d'être corrigé. Dans le deuxième livre de De la démocratie en Amérique, Tocqueville, ayant posé comme prémisse qu'il est impossible de vivre en société en l'absence de toute référence à un principe d'autorité réalisé sous la forme d'une croyance commune, pose la question de savoir quelle forme revêt cette exigence dans le cas des peuples démocratiques'°. Qu'est-ce qu'un peuple démocratique? C'est un peuple qui prétend ne se soumettre à d'autre loi ou autorité que celle qu'il a lui-même décidée et dont il conserve la maîtrise. Or cette exigence doit inévitablement se traduire dans la forme de conscience collective dont il est animé: Les hommes qui vivent dans ces temps d'égalité sont donc diffi­ cilement conduits à placer l'autorité intellectuelle à laquelle ils se soumettent en dehors et au-dessus de l'humanité. C'est en eux-mêmes ou dans leurs semblables qu'ils cherchent d'ordinaire la source de la vérité". 90. C'est le sujet du chapitre 2 de la première partie de ce second livre de De la démocratie en Amériqtfe, qui est intitulé: « De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques)> (Paris, Gallimard, 1951, p. 16 et suivantes). 91. Alexis de Tocquevîlle, De k.t démocratie en Amérique, op. cit,, p. 17. En marge de ce raisonnement de Tocqueville, Bertrand Binoche écrit: « L'opinion publique, c'est en somme !'autorité devenue immanente, la raison de mes semblables que je peux adopter de confiance parce que ce sont mes semblables et non mes maîtres.» (Religi on privée, Opinion publique, op. cit., p. 202.) 280

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre93 • Une énigme subsiste: en quoi consiste la,« disposition à en croire la masse» qui, non seulement tire l'opinion'·dans un certain sens, mais lui donne la capacité de tirer la société tout entière dans le sens qu'elle préconise? « En croire la masse», c'est postuler, derrière les fluctua­ tions de fopinion, une certaine unanimité qui en serait la trame, et ferait converger ses manifestations particulières dans un même sens, ce dont elle tire sa puissance de conviction et d'entraînement. Or il faut être sûr que cette unanimité, lorsqu'elle parvient à s'imposer, respecte la diversité des points de vue, qu'elle se garde alors d'ali­ gner de force les uns sur les autres. Pour que ce but soit atteint, la séparation du privé et du public est à nouveau appelée à jouer un rôle essentiel. Les opinions qui, sur le plan où elles se forment, celui du privé, divergent, ou tout au moins se distinguent les unes les autres comme le feraient des unités élémentaires ou des atomes, sont censées se rassembler et faire bloc, sur le plan du public où elles coexistent. 92. Comme dit Sartre, op. cit.,

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chap. v1,

C'est justement parce que les individus poursuivent uniquement leur intérêt particulier, qui, à leurs yeux, ne coïncide nullement avec leur intérêt commun, que celui-ci est mis en avant comme un intérêt qui leur est «étranger)}' et qui est «indépendant» d'eux, bref, comme un intérêt «général» qui est à son tour d'une nature particulière et bien à lui; sans quoi ils doivent eux-mêmes se mouvoir dans ce conflit intérieur, comme c'est le cas dans la démocratie. Du reste, la lutte pratique de ces intérêts particuliers constamment opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, 287

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rend nécessaire l'intervention pratique et l'action modératrice de l'illusoire intérêt «général» qui a forme d'État 103 • I.:Érat, dont le pouvoir requiert le consentement unanime qui fait de lui le représentant par excellence de l'opinion publique, est alors, suivant la formule de Hegel, « Dieu sur terre», offert au regard et au jugement de tous, et non caché dans le ciel dont il ne consentirait qu'exceptionnellement à descendre en faisant quelques rares miracles. Il n'en reste pas moins pour une part transcendant à la communauté qu'il est censé représenter en totalité et vis-à-vis de laquelle il doit se poser comme une instance indépendante pour pouvoir prétendre la représenter correctement, aussi exactement que possible, au sens du calcul pragmatique davantage qu'à celui du droit formel, et pour pouvoir du même coup la contrôler pratiquement, comme dit Marx. Pourquoi s'étonner alors, comme le fait Foucault, que la tête du roi n'ait toujours pas été coupée, et que le spectre de l'État continue à rôder autour de la société de normes et de ses pratiques, alors même qu'elle a mis au point de nouvelles formes de pouvoir, qui ôtent à celui-ci son caractère surplombant et centralisé? Cette interroga­ tion recoupe celle que nous avions formulée au départ au sujet de l'idéologie, qui ne devrait plus avoir aucun rôle à jouer dans l'inter­ prétation des formes de comportement et les attitudes de pensée à l' oeuvre dans une société de normes, ce qui n'empêche qu'elle y fasse retour, au titre d'un supplément inutile ou d'une survivance encom­ brante, sans qu'on parvienne à s'en débarrasser complètement. Sur ce point, les analyses proposées par Foucault rencontrent une limite. Ces analyses présentent une avancée considérable pour la compré­ hension des formes modernes prises par le pouvoir, grâce auxquelles il a pu pénétrer en profondeur l'ensemble des réseaux interrelationnels constituant aujourd'hui la socialité- on n'y reviendra pas. Ce qui fait difficulté, c'est que Foucault semble en être resté à la représentation d'une alternative œrme à terme entre les deux modèles du pouvoir, celui d'un pouvoir surplombant et centralisé dont la figure aurait été dépassée, et celui d'un pouvoir diffus, dispersé et rampant qui

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se serait purement et simplement substitué au précédent, et aurait mis un point final au règne de l'État. On peut se demander si, en s'en tenant à cette alternative, en dépit du caractère manifestement simpliste de celle-ci, Foucault n'a pas été, à son insu même, influencé par l'idéologie libérale qu'il a par ailleurs soumise à un examen parti­ culièrement lucide: en lui reprenant l'idée d'un dépérissement naturel de l'État, dont la disparition ne passerait pas par une révolution, c'est-à-dire par une prise de pouvoir ne s'attaquant qu'à l'instance détentrice du pouvoir tout en laissant celui-ci subsister dans sa forme substantielle, il se heurte à la réalité du retour intempestif de l'État dans le cadre même de la strucrure qui programme son inutilité. Même si l'État cantonné dans sa forme juridique a disparu, « l'État­ pratique» a pris sa place, qui se consacre au contrôle proprement économique des plus menues manifestations de l'activité sociale dans les replis desquelles il s'est insinué, en se servant en particulier du relais que lui offre l'opinion publique 1°4• Dans la société de normes, l'État, tel un phénix, renaît de ses cendres: il se reconstitue à même le processus de son dépérissement. Il en va de même pour l'idéologie,

103. Karl Marx, Œuvm, tome m, Philosophie, Paris, Gallimard-Pléiade, 1982, p. 1064-1065.

104. L'État « prJltique » n'exerce pas son règn�·- en se substituant purement et simplement à l'Etat souverain. Il serait plus correct de dire qu'il relègue celui-ci à l'arrière-plan, sans le faire totalement disparaître, ce qui lui permet de continuer à bénéficier de ses services, lorsque cela lui convient. La société de nonnes n'est pas un ordre de pure immanence, qui aurait évacué toute dimension de transcendance, mais elle occupe une position intermédiaire, et pour une part équivoque, entre les deux pôles extrêmes du pur dedans (pouvoir pénétrant) et de l'absolu dehors (pouvoir surplombant); entre ces deux pôles, elle navigue en permanence. A propos du capitalisme et de la doctrine libérale dont celui-ci s'inspire, Luc Boltanski remarque: i< « Il est dan� la logique du capitalisme à la fois de ne pouvoir se passer de l'association avec l'Etat et de ne pouvoir être contenu dans ses limites sans, continuellement, le 9éborder ( ... ].D'un côté, le capitalisme ne peur se passer de règles édictées par l'Etat pour stabiliser son environnement, et notamment pour limiter la concurrence et rendre possible la distinction entre concurrence légitime et concurrence déloyale, mais, d'un autre côté, dans son fonctionnement même, le capitalisme tend sans arrêt à outrepasser les règles qui s'imposent à lui.» (Intrigues et complots, op. cit., p. 166-167.) Le capitalisme joue avec une infinie souplesse de la distinction entre les deux figures opposées du pouvoir: à cet égard, il praciqüe en permanence,une culture de l'ambiguïté, favorable aux compromis. Ce que, dans ce cadre, l'Etat perd au titre de pouvoir surplombant, il le récupère au titre de pouvoir pénénanr: le ( ayant pour contenu une structure immuable, s'expose à cette objection.

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a) Idéologie-nuage et idéologie-ciment

Chapitre 4 illimitée sur le plan qui lui est propre. I.;alchimie fournit un exemple de ce type de production idéologique: La pratique technique de transformation des éléments naturels avait pour fonction de répondre à des demandes telles que la distillation (des parfums et des alcools), les mélanges et les décantations (des émulsions colorantes) et la fusion des métaux. La réalisation technique du «réel» chimique fut effectivement opérée par des praticiens: autour des opérations techniques de transformation se constitua spontanément un corpus de règles opératoires transmises d'une génération à l'autre, dont le contenu idéologique s'organisa. Or il advint que les conditions faites par la pratique sociale à cette transmission, en autorisant et exigeant le secret, développèrent deux types de discours superposés isolés l'un de l'autre: tandis que le premier gardait pour fin la transmis­ sion (en langage technique« ordinaire») des procédés courants de la teinture, de la distillation, etc. [ ... ],le second se«décollait» de la demande en articulant les mêmes opérations précédemment énumérées en une Histoire génétique des Éléments et de leurs composés, aboutissant à une science secrète du Réel chimique, exprimée en symboles cryptographiques. Cette «science» n'était en fait qu'une idéologie technique à l'état libre: elle devenait « inessentielle » à l'égard de la pratique sociale, et planait comme un nuage au-dessus du réel et des transformations qui l'affectent: les vrais alchimistes savaient que seule la Terre a la puissance de réaliser le Grand Œuvre, et que l'homme doit patiemment attendre en modérant sa hardiesse. Même lorsqu'elle prétendait agir, !'Alchimie se plaçait en réalité au point de vue interprétatif qui « dit le réel», le point qui « toujours déjà-là» parle pour dire ce qui est, comme si le réel lui-même parlait. Certes la symbo­ lique du Grand Œuvre a pu alimenter des idéologies politiques - ceci nous le verrons n'a rien d'étonnant - mais elle n'était pas intrinsèquement nécessaire à la pratique politique,à l'intérieur du tout social: un monarque devait avoir à sa cour des juristes et des prêtres, il pouvait avoir un alchimiste 108 • 108. Cahiers pour l'analyse, op. cù., réédition des numéros 1 et 2, p. 150. 292

Homo ideologicus I.;idéologie revêt ici l'allure d'un grand récit, qui déroule ses péripé­ ties en marge de la réalité, à laquelle il prétend offrir un substitut, ce qui, du même coup, évacue la possibilité d'un retour à la réalité, dans la perspective d'un contrôle. La production idéologique qui se développe sur fond de pratiques politiques serait de nature toute différente: au lieu d'exister à l'état libre, dans la figure d'une interprétation globale de la réalité, elle existe, selon Pêcheux, à l'état contraint, retenue par les conditions d'une interrelation permanente entre des agents sociaux, ce qui l'oblige à s'adapter à des exigences sans cesse renouvelées, dans le contexte propre au régime de l'opinion, qui fonctionne en boucle en restant coupé de toute exigence de transformation de la réalité matérielle, et répond à une autre sorte de demande sociale. En effet, l'objet des pratiques politiques, ce sur quoi elles agissent en vue de le transformer, ce ne sont pas des choses appartenant à une réalité extérieure sur laquelle il serait permis de porter à distance un regard théorique, mais les rapports sociaux entre les hommes. La relation question-réponse, qui strucrure toute pratique, revêt alors une forme originale, pour autant que les positions i!hparties aux termes de cette relation sont, dans le cas des pratiques· politiques, en permanence réversibles, ce qui lui ôte le caractère d'une structure téléologique externe: si la pratique politique répond à une demande sociale, c'est en retravaillant une demande sociale préalable qui constitue, si on peut dire, sa matière première, d'où un cercle, où tous les points se présentent à la fois comme des demandes et comme des réponses à une demande,de telle manière qu'il devient impossible de distinguer objectivement les plans sur lesquels se tiennent questions et réponses. Alors, l'idéologie ne succède plus à la pratique en en proposant après coup une interprétation, mais elle intervient mêlée directement à cette pratique, qui devient elle-même, au sens fort de l'expression, une pratique interprétative: agir en politique, c'est fournir une nouvelle interprétation de ce qui est déjà-là, et essayer de faire passer cette interprétation dans les faits, ce qui n'a rien à voir avec les procé­ dures propres au grand récit déroulé par l'idéologie de l'autre type. Les pratiques politiques collent en effet tellement à leur objet qu'elles ne peuvent prendre définitivement distance par rapport à lui: 293

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Dans la mesure où c'est par elles que se formule la commande sociale à l'intérieur de la pratique politique, on comprend que ces idéologies n'ont aucunement le caractère flottant et inessen­ tiel d'un nuage, comme celles que nous avions rencontrées dans la pratique technique, mais la nécessité essentiellement liante d'un ciment qui maintient le tout en place: voilà pourquoi les juristes et les chanoines sont nécessaires et les alchimistes n'existent qu'à titre contingent dans le même tout complexe donné; dans la pratique politique, l'idéologie est la puissance qui travaille 1°9• Alors que l'idéologie développée dans le sillage de la résolution d'un problème technique s'éloigne toujours un peu plus de la base objec­ tive sur laquelle elle s'est appuyée au départ, l'idéologie politique est à elle-même son propre objet, qu'elle constitue en le transfor­ mant, au cours d'un processus interminable qui la ramène sans cesse à elle-même, ce qui fait qu'elle est pratique de soi, à l'intérieur d'un champ qu'elle sécrète entièrement en retravaillant ses productions antérieures, sans rapport à une extériorité réelle. Dans un rel cas de figure, l'idéologie n'est plus l'effet de la dérivation d'une pratique, elle-même arc-boutée à un domaine objectif de réalités matérielles, mais elle est cette pratique même dans laquelle elle est de part en part investie, et dont elle ne peut en conséquence être séparée. Dans le premier cas, on a affaire à une spéculation à propos des choses, qui sont maintenues dans une position extérieure à cette spéculation; dans le second, on a affaire à une interprétation portant sur des interprétations, opération d'où la référence à une réalité objective externe a été effacée parce que l'idéologie, qui sécrète alors elle-même sa propre matière, est devenue la réalité à l'égard de laquelle, en se tenant à son niveau, elle intervient. Les deux métaphores du nuage et du ciment utilisées en vue de faire comprendre ce qui distingue les deux formes de l'idéologie sont extrêmement padantes. I.:idéologie-nuage, qui se situe à distance et qui vaticine, a coupé les amarres à la réalité matérielle à laquelle elle a emprunté son contenu, ce qui lui permet de théoriser librement, à volonté, sans risque de se voir opposer un démenti extérieur, sans que 109. Ibid, p. l 53. 294

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cela l'empêche d'ailleurs de faire référence à un réel fantasmé, qu'elle a recréé par le moyen de son langage propre. I.:idéologie-ciment joue au contraire sur la proximité, puisqu'elle reste étroitement accolée à la matière qu'elle transforme, une matière qu'elle doit elle-même produire au fur et à mesure qu'elle la transforme; ce faisant, elle communique davantage qu'elle ne spécule à distance, puisqu'elle se situe alors sur le même plan que la réalité à laquelle elle se confronte, ou plutôt à laquelle elle s'associe étroitement et dont elle épouse les tours et détours: elle se développe sous la forme d'une pratique qui fabrique elle-même son autre, un autre dont, du même coup, elle ne peut plus se séparer, et sur lequel elle a un point de vue directement pratique, qui fait l'économie d'un recul théorique ou du moins en annule les effets. C'est pourquoi la première forme d'idéologie est, comme on l'a dit,1 (conclusion de la 298

les formes d'assujettissement pratiques, de fabrication immédia­ tement matérielle de la subjectivité,, d'assujettissement non pas au sens d'une mystification idéologique du rapport réel, mais comme condition pour l'insertion réelle du sujet dans l'appareil de production en tant que force de travail docile 115 • Dans ce cas, on a affaire à un type d'assujettissement qui ne passe pas par le relais du symbolique en tant que mode de transposition du réel en idéalités qui sont censées en délivrer le sens ultime. À la question de savoir ce que la société de normes fait à l'idéologie, quelle place elle lui concède, quelle forme nouvelle elle lui assigne, on répondra donc, sur la base des hypothèses qui viennent d'être avancées: elle la coupe de la relation au symbolique, elle l'insère directement, à travers la mise en place de dispositifs appropriés, dans des pratiques en faisant l'économie de la médiation du sens. Il est ainsi procédé à une nouvelle articulation du subjectif et de l'objectif, qui les assigne réciproquement l'un à l'autre en réalisant 5c conférence), Dits et .Éèrits, tome II, op. cit., p. 622-623. 115. Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 117. 299

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les conditions d'une production objective de subjectivité: pour Foucault, la constitution des êtres humains en sujets est en effet un mode d'objectivation; être sujet, c'est être objectivé, et par suite identifié. Selon Legrand, lecteur de Foucault, c'est précisément cette opération que vise le c�ncept de «normativité», qui exprime l'action des normes pour autant qu'elle ne s'impose pas de l'exté­ rieur aux sujets mais passe par eux, pour autant qu'elle les constitue comme sujets dans un mouvement dont, en tant que sujets préci­ sément, ils sont en même temps les supports et les opérateurs, mais ce dans la mesure où ils sont en même temps saisis comme objets dans une situation concrète déterminée' 16• D'où cette définition de l'assujettissement: rassujettissement, c'est ce qui constitue le sujet de telle manière qu'il vienne occuper librement la position qui est et qui doit être la sienne dans les rapports de production, de telle manière qu'il s'iden­ tifi e comme sujet, se trouve, se rencontre comme sujet, se réponde à lui-même à cette place et ne puisse le faire qu'à cette place' 17• On retrouve ici l'idée avancée par Pêcheux d'une position de sujet, qui produit du sujet - Althusser dirait: du « toujours-déjà-sujet» en tant que sujet lui-même productif. En se voyant assigner une telle position, le sujet est appelé à occuper la place qui lui revient dans la société, sans qu'il lui soit nécessaire de maîtriser le sens de l'appel qui lui est ainsi adressé. Citons une fois encore Legrand: Une norme, certes, a une signification, et elle signifie l'exigence d'une contrainte, un devoir-être, une prescription (et non, par 116. Ibid., p. 155. 117. Ibid-> p. 164. Cette difinirion de l'assujettissement est proposée par Legra�1d :n marge de la lecture du passage de Surveiller et punir consacré à la machrnene carcérale. Dans le cours sur «La société punitive» de 1973, cité par Legrand, op. cit., p. 10�, Foucault déclare que« l'institution de séquestration [ ... ] _ a pour foncnon _de fabnqucr du social [ ... ],de constituer, une image de lasodété, une �1onne sociale>); elle diffuse ainsi auprès des sujets qu'elle configure >. 300

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exemple, une description, une définition, une exhortation, etc.). Mais le postulat méthodologique fondamental de Foucault est, croyons-nous, qu'on ne comprendra pas l'usage et la réalisation pratiques des normes en prenant en vue cette signification: à cette signification qui est seulement la manière dont l'énoncé peut être conçu dans l'esprit ou à la rigueur représenté dans l'incons­ cient, ne saurait correspondre de réalité spécifique, nécessairement immatérielle et inaccessible empiriquement, en laquelle résiderait le pouvoir de déterminer la conscience et la conduite en direction de l'application de la norme 118 • J.;erreur, dans cette perspective, serait d'hypostasier les normes, en leur prêtant la capacité d'intervenir sur les consciences. Les normes ne disposent pas d'un mystérieux pouvoir d'influence, d'une substance indépendante de leur action: elles sont leur action même, qui ne s'accomplit pas dans la claire lumière de la conscience, où elles seraient porteuses de sens déchiffrable mentalement, mais aveuglément. Elles ne s'adressent pas à l'esprit, et à la limite, elles ne s'adressent pas du tout, c'est-à-dire qu'elles ne transmettent pas des messages destinés à être déchiffrés et compris: ce n'est qu'après coup qu'elles peuvent être transcrites dans le'langage des représentations (que celles-ci soient conscientes ou inconscientes). Elles n'ont pas ) besoin, pour être efficaces, d être consenties, acceptées, reconnues: non seulement elles se passent de ces formes mentales, mais, si elles agissent efficacement, c'est précisément parce qu'elles font l'impasse sur elles, du moins provisoirement. La normativité, qui conditionne l'assujettissement, correspond donc à un processus qui est «idéologique» dans la mesure où il est simultanément ) et même peut-être prioritairement, «économique»: il intervient à même le mécanisme des rapports de production, dont il constitue un rouage. S'explique de cette manière le double bind propre au fonctionnement de la société capitaliste, qui a mis l'économie au poste de commandement en donnant à l'exploitation de la force de travail la forme de sa libération, ce qui est le résultat d'un tour de passe­ passe. À propos de ce double bind, Legrand fait la remarque qui suit. 118. Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 153-154. 301

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Cette thèse [ ... ] se trouve exactement à la même époque chez Deleuze et Guattari, pour qui « le capitalisme ne cesse pas de contrarier, d'inhiber sa tendance en même temps qu'il s'y précipite» (L'anti-Œdipe, p. 42). Une différence, pourtant, subsiste entre la problématique foucaldienne et la leur; ils affectent l'inhibition de la tendance à des processus essentiellement idéologiques, imagi­ naires et symboliques: « Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou symbo­ liques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder, de tamponner les personnes dérivées des quantités abstraites» (id.); or, pour Foucault, les appareils qui opèrent la reterritorialisation, soit l'assujettissement des individus à la production et au capital, ne sont ni imaginaires ni symboliques, mais parfaitement réels, puisqu'ils sont les mêmes que ceux qui les constituent comme force de travail déterritorialisée. Ainsi, s'il est permis de dire qu'il y a «le double mouvement du décodage ou de la déterritorialisation des flux, et de leur reterricorialisation» (id.), il n'est pas pertinent, dans la perspective de Foucault d'ajouter: «de leur reterritorialisa­ tion violente et factice», car cette reterritorialisation est matérielle et réelle, et ne passe pas seulement par les assignations identitaires et les identifications molaires (quoiqu'elle le fasse aussi) 11 9•

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Toutefois, l'idée avancée par Pêcheux et par Foucault (dans l'inter­ prétation qu'en propose Legrand), selon laquelle l'idéologie, dans son

fonctionnement actuel, procède à la mise hors-jeu du signifié (et plus généralement du symbolique) se heurte à une objection: la société de normes fourmille de signes; ceux-ci fournissent un objet d'étude privilégié aux « sémiologues », praticiens d'une discipline nouvelle, la «sémiotique», dont le programme a été tracé de façon quasi simul­ tanée par Peirce et par Saussure à la charnière du XIX' et du xx' siècle: 1 si ce p rogramme s est imp osé, c'est, peut-on estimer, parce qu'il a été appelé par l'apparition d'une réalité nouvelle, la société dans le fonctionnement de laquelle les signes jouent un rôle de plus en plus important. Des signes, dans la société telle que nous la connaissons actuellement, il y en a partout, ils pullulent: à la limite, tout fait signe. [économie elle-même, sous ses formes les plus matérielles, ne peut se passer de signes, qui donnent leur support à ses échanges: et, lorsqu'elle tend à se dématérialiser, elle prend les signes non seule­ ment pour instrument mais aussi pour contenu de ses échanges. ) La «finance>> n est rien d'autre qu'un amas monstrueux de signes: elle repose sur la confiance en la valeur de ces signes qui, pris en eux-mêmes, sont déconnectés de la réalité. Serions-nous revenus à l'époque de ,«la prose du monde», de «l'écriture des choses» dont parle Foucault pour caractériser le mode de problématisation de la réalité pratiqué à la Renaissance 120 ? Non, dans la mesure où l'infra-idéologie qui règne dans la société de normes n'est pas réductible à un système de signes qui se renvoient les uns aux autres en cercle fermé, ce qui est la condition pour qu'ils fassent monde: elle fait proliférer les signes en les disséminant, à mesure que sont formulées les demandes ponctuelles auxquelles ils sont censés répondre, ce qui les prive de la possibilité de se réfléchir entre eux et de former un système qui les rassemble globalement; leur valeur, économique davantage que logique, utilitaire davantage que cosmique, ne s'inscrit plus dans les circuits de la signification en tant que ceux-ci constituent un ordre global. Le monde dans lequel nous vivons ne se présente pas comme un livre racontant une fable dont le grand récit serait restituable et communicable du début jusqu'à la fin: il n'est fait que de coutes petites histoires à ras de terre

119. Ibid, note p. 101.

120. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, chapitre 2.

Dans cette perspective, l'idéologie, de part en part matérialisée, n'est plus un supplément ou une survivance, donc quelque chose qui vient s'ajouter en plus voire en trop; elle s'est incorporée au réel qu'elle travaille et qu'elle contribue à produire, en particulier en effectuant la position de sujet qui est indispensable au fonctionnement de son «économie». Elle est devenue ce que nous proposons d'appeler«infra­ idéologie», au sens d'une idéologie qui intervient insidieusement par avance et par en dessous, et qui n'a pas besoin, pour agir efficacement, d'être formulée ou représentée, de passer par le relais de significations. c) La quotidianisation de l'idéologie

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et mal raccordées les unes aux autres, qui n'ont pas besoin d'être comprises pour se vendre et pour faire vendre, ce qui est leur fonction principale. Le commerce des signes, qui joue sur leur surabondance, et simultanément sur leur volatilité, a cessé d'évoquer la présence substantielle d'une réalité unifiée et pleine de sens: la circulation de sens à laquelle il donne lieu a été libérée de toute contrainte. Les signes qu'exploite la société de normes remplissent en effet des fonctions strictement pragmatiques, ce qui les dispense de l' obliga­ tion d'être justifiés sur le plan de la signification pure: leur sens est tellement absorbé dans leur usage, qui a pour objectif d'infléchir les comportements dans une perspective d'adaptation, qu'il a cessé d'être identifiable immédiatement, et, comme tel, discutable et éventuelle­ ment récusable. Dans ces conditions, à quoi peut servir une sémiotique généralisée, censée donner les clés de leur déchiffrement? Pourquoi consacrer tant d'efforts à interpréter des signes ou des marques dont la fonction n'est plus de dire quelque chose de «sensé», demandant à être justifié, car ils jouent sur un plan purement opérationnel et fonctionnel, et même émotionnel, ce dont ils tirent une capacité de pénétration illimitée, qui prévient toute velléité de réflexion pouvant conduire à leur remise en question? De quelle sorte de «science des signes» a-t-on besoin dans le contexte d'une société fétichisée, où les idées, tombées dans les choses, ne peuvent plus en être distinguées, et ont cessé de disposer d'une existence propre? Lorsque Barthes s'est lancé dans l'entreprise de ses «mythologies», consacrées au déchiffrement d'actes infimes de la vie quotidienne dont il se proposait d'étaler au grand jour la signification, il n'a pu contourner cette interrogation. Le livre 121 dans lequel, en 1957, il a recueilli ses observations, qui avaient d'abord paru au jour le jour sous forme d'articles de presse, un mode de publication qui convenait exactement à sa démarche.qui avait consisté à se lancer à la poursuite d'une actualité par· définition fuyante, évanescente, éparpillée, comportait en seconde partie une étude générale rédigée un an plus tôt, intitulée « Le mythe, aujourd'hui», qui était destinée à recoller

les morceaux de sa recherche, précisément en la replaçant dans une perspective sémiologique. Dans cette étude, comme le montre son titre, Barthes se demande quel genre de signe est le mythe considéré dans son fonctionnement actuel, «aujourd'hui» - par opposition à «dans· l'abstrait», «pour l'éternité». «Aujourd'hui», à un moment où il s'occupait aussi beaucoup de théâtre, l'esprit marqué essen­ tiellement par l'influence de Brecht, cela signifiait pour lui: dans le contexte propre à la «société bourgeoise», comme elle est nommée en toutes lettres dans son texte. Autrement dit, Barthes, en compo­ sant ses «mythologies», prenait acte du fait que la société bourgeoise use de ses signes d'une façon tout à fait spéciale, et c'est celle-ci qu'il cherchait à caractériser en analysant la procédure spécifique de mythologisation qui ordonne cet usage. �idée sur laquelle s'appuie l'argumentation développée dans «Le mythe, aujourd'hui», est que le mythe, s'il se présente comme un langage donnant lieu à la construction d'ensembles signifiants qui appellent un déchiffrement, est un langage d'un type singu­ lier, un méta-langage, c'est-à-dire un langage sur du langage, ou un discours sur du discours. Cette thèse parait préparer celle avancée par Pêcheux, lorsque celui-ci définit l'idéologie pratique, l'idéo­ logie-ciment dont l'entreprise épouse les fluctuations de l'actualité politique et sociale, comme une démarche de codification ayant coupé tout rapport direct à une base matérielle, à une réalité extérieure, parce qu'elle travaille d'emblée sur des interprétations dont elle réaménage le système en vue de les adapter de manière pragmatique aux nécessités du moment. Barthes explique que le mythe est un système sémiologique dérivé, «majoré», qui prend pour matériaux signifiants des signes qui se sont déjà constitués à l'intérieur d'un premier système sémiologique. Cette opération de dérivation constitue, écrit-il, un « détournem·ent», une «déforma­ tion»: pris comme matériau signifiant du second système qui le transpose sur le plan du mythe, le sens originel, décalé par rapport à lui-même, éclate; sa signification lui échappe; elle est au sens propre aliénée, du fait d'avoir été ressaisie par le nouveau système dans lequel elle acquiert une valeur différente, déboîtée par rapport

121. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, ici ciré d'après l'édition des

Œ!tvres complètes, Paris, Seuil, 1993, tome I, p. 559 et suivantes.

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à celle qu'elle présentait au départ; il s'agit d'un «langage volé1 22 ». Plutôt qu'il ne signifie, le mythe sursignifie, en superposant un sens second à un sens premier, de telle manière qu'il devient très diffi­ cile de reconnaître exactement ce qui fait sens. Or, sursignifier, c'est aussi d'une certaine manière remettre en cause la validité du sens premier. C'est pourquoi le mythe n'est pas destiné prioritairement à une approche-herméneutique qui en révélerait le sens caché, point sur lequel Barthes revient à plusieurs reprises:

surcroît de signification. Mais, à l'examen, il apparaît, et le rôle du mythologue est précisément de le mettre en évidence, qu'il n'en est rien, du moins«aujourd'hui»: dans sa forme actuelle, le mythe, tout au contraire, désenchante le monde, il lui ôte son relief, il l'aplatit, dans 1a mesure où son travail consiste à en banaliser les manifesta­ tions en leur prêtant un aspect naturel, ou pseudo-naturel. Bien loin de produire un effet de rupture, par lequel il se décalerait de la réalité, le mythe se glisse partout en elle, au point de s'y fondre, ce qui lui permet de passer inaperçu. Et, de cette manière, le mythe « trans­ forme l'histoire en nature 127 », ce qui est son principe de base:

Le mythe ne cache rien: sa fonction est de déformer, non de faire disparaître 123• Le mythe ne cache rien et il n'affiche rien: il déforme; le mythe n'est ni un message, ni un aveu; c'est une inflexion 124• Tel qu'il fonctionne aujourd'hui, le mythe ne dit plus rien, mais il rejoue l'opération du dire de manière, non pas à la remplir d'un nouveau sens venu se placer en résonance à son sens initial, mais à la vider de celui-ci. Le mythe suspend la signification, ou plutôt il la pervertit, il la brouille davantage qu'il ne Penrichit positivement, et c'est en suivant cette voie qu'il en vient à remplir une fonction qu'on peut dire «idéologique», grâce à laquelle « il désigne et il notifie125 » simultanément, sans qu'il soit possible de démêler ce qui, dans son intervention, relève de la désignation et ce qui relève de la notification 126• À travers ce décorticage du mythe, dont les données peuvent paraître formelles et abstraites, se fait jour une préoccupation qui constitue le fil directeur de la réflexion de Barthes. Une vue simpliste du mythe donne à croire qu'il enchante le monde en le dotant d'un 122. 123. 124. 125.

Ibid., p. 699. Ibid., p. 694. Ibid., p. 697-698. Ibid., p. 689.

126. Dans l'Homme unidimerjsfonnel (1964), où il se réfère à de nombreuses reprises à Barthes, Marcuse analyse le mode de fonctionnement du langage propre à la société forictionnelle, le type de société qu'est précisément la société de normes, en expliquant que dans le système de son « discours clos)> dont la publicitÇ offre la réalisation exemplaire, 11 la prédication devient prescription>> (Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 116): dire, c'est d'emblée inciter à agir dans un certain sens, ce qui est la meilleure définition qu'on puisse proposer du langage des normes. 306

Le mythe est un système sémiologique qui prétend se dépasser en système facruel 128• C'est la raison pour laquelle le mythe, aujourd'hui, n'existe plus sous la forme de grands récits qui, dans un mouvement d'élévation et d'idéalisation, dotent le monde d'un surcroît de signification en le transportant vers un au-delà magique, et en transcendent la réalité présente129• Il revêt désormais la forme des toutes petites mythologies de la vie quotidienne dont il épouse les p_fus menus détails en vue de les faire apparaître sous le faux jour de l'évidence et de la nécessité. Cette mythologie sournoise n'est rien d'autre au fond, déclare Barthes, que l'idéologie bourgeoise qui, sans prendre le risque d'être repérée, « emplit tout 130»; elle est une idéologie muette, rampante, 127. Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 698. 128. Ibid, p. 701. 129. Cette opération de sacralisation, qui caractérise le mythe dans sa forme

ancienne, suppose l'intervention, outre des discours qui l� mettent en. forme en l'explicitant, d'institutions spécialisées dans la propagation de c�s discours auxquels elles confèrent 1� supplé!11ent ,d� justîf(ca:ion et la puissance de , sug9.estion dont ils ont besom pour etre cred1bles: l Eglise,. organe par excellence de 1 idéologie-nu�ge, a servi pen?ant longreri;1ps à em:ere01r �: type de �roya�ces collectives, jusqu au moment ou elle a cesse de servir de pt!ter a la vie sociale. Le pape Jean-Paul II qui, le premier, a intégré les recettes ordinaires de la publi�ité à sa conception du sacerdoce, par exemple �n ré�?nda1�t p�r de s�ectacula1res grimaces aux flashs des journalistes, a, de cc �art, qt\d en alt e�e 7ons�1en� ou non, posé les conditions p�ur que le dogme pa�sc a la r:ame d, une 1deolog1e-c1mem, ce . qui lui assure une diffusion plus large, mais du meme coup le vrde de sa substance propre, pour autant qu'il en ait une. 130. Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 705. 307

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qui ne veut pas dire son nom, et se propage sous la forme d'une «philosophie publique»,

plus à rien d'extérieur, tant elles se sont incorporées à son existence, à laquelle elles sont devenues indispensables. Tout au plus ont-elles la valeur de signes de reconnaissance, à la manière des cailloux du Petit Poucet; elles lui permettent de se retrouver provisoirement, jour après jour, dans le monde qui l'entoure, tout en lui renvoyant une image de lui-même dans laquelle il puisse se reconnaitre, en s'identifiant à elles, c'est-à-dire en devenant lui-même une chose comme elles 133 • Le mythe, aujourd'hui, est donc avant tout !'instaurateur d'un conformisme. Collant aux moindres choses, aux plus infimes détails de l'existence, devenu passe-partout, il dispose d'une capacité d'adhérence considérable, ce qui le dispense de prendre des formes explicites. Il faut l'effort du mythologue pour faire apparaître son caractère convenu, non naturel, en tant qu'il est le produit circons­ tanciel d'une histoire singulière, et non le révélateur d'une essence intemporelle. La sémiotique du mythe, qui travaille sur des contenus non pas riches de sens mais au contraire désignifiés, qu'il faut resigni­ fier, exploite une méthode qui s'apparente au Verfremdungse/fekt théorisé par Brecht qui en a fait la base de son art théâtral, comme il l'explique dans une étude consacrée au théâtre chinois:

celle qui alimente la morale quotidienne, les cérémoniaux civils, les rites profanes, bref les normes non écrites de la vie relation­ nelle en société bourgeoise [ ... ]. La France tout entière baigne dans cette idéologie anonyme: notre presse, notre cinéma, notre théâtre, notre littérature de grand usage, nos cérémoniaux, notre Justice, notre diplomatie, nos conversations, le temps qu'il fait, les crimes que l'on juge, le mariage auquel on s'émeut, la cuisine que l'on rêve, le vêtement que l'on porte, tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l'homme et du monde [ ... ]. Les normes bourgeoises sont vécues comme les normes évidentes d'un ordre naturel' 31• S'il y a mystification; c'est donc par le bas, suivant une procédure de nivellement où la sursignification dégénère en désignification: En passant de l'histoire à la nature, le mythe fait une économie: il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simpli­ cité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradic­ tions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse; les choses ont l'air de signifier toutes seules 132 • Mais si les choses ont ainsi l'air de signifier toutes seules, c'est que le sens s'est perdu, s'est aliéné: lui-même est devenu chose à mesure que les choses se sont mises à faire sens immédiatement, ou du moins à le paraître, ce qui constitue la trame du langage ordinaire et de ses «évidences». Le sujet des normes est environné de choses qui, en tant que signes, l'interpellent, le provoquent, l'incitent à adopter un certain type d'attitude: ces choses, qui jouent comme des signes, ne renvoient 131. Ibid.,!'· 705-706. Les textes recueillis dans la première partie de Mythologies _ explorent m1mmeuse ment, sans souci d'exhaustivité, dîfférenrs aspects de cette philosophie publiquen.

) en est un bon exemple. Au départ, les marques ont servi à désigner, en la distinguant des autres, la marchandise à acheter et à consommer; puis elles sont devenues la marchandise elle-même. Le client est devenu un consommateur de marques, ce qui, ensuite, a fait de lui un porteur de marques, qui le signifient totalement. Une« rolex>,, ce n'est plus une montre sur laquelle on peut lire l'heure, mais c'est l'indice d'un style de vie présenté comme éminemment désirable en tant que

facteur d'identification et de distinction.

134. Bertol� Brecht, «Effets d'éloignement dans l'art du comédien chinois»

(1937), in Ecrits sur le théât1,, Paris, LArche, 1963, p. 121- I 22. 308

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résolument le naturalisme, dans lequel il perçoit le risque d'un enlise­ ment, d'un empoissement dans le monde tel qu'il est, étant alors déposée l'intention de faire tout le possible pour le changer. C'est pourquoi il défend un art théârral qui est davantage artificialiste que réaliste, er utilise des procédures qui, en même temps qu'elles ressus­ citent et soulignent d'un trait fort les significations que l'usage a gommées, ouvrent une perspective de transformation de la réalité dans laquelle ces significations prennent place. Dans un esprit voisin, les théoriciens de !'École de Francfort étaient réunis par le rejet de l'immanentisme sous toutes ses formes, interprété dans le sillage de Lubies comme une certaine manière de pratiquer la vie sociale, d'adhérer à sa structure « réifiée» dans le cadre de la production capitaliste, davantage que comme une conception du monde susceptible d'êrre examinée pour elle-même, isolément, sur le plan de la pensée pure: ce rejet les conduisait à réhabiliter, dans une perspective eschatologique, un certain sens de la transcendance, un goût de l'idéal et de l'imaginaire présentés comme remèdes ail consensus ordinaire et aux procédures d' enli­ sement que celui:-ci cautionne, et non, selon l'interprétation qu' en propose un matérialisme plat, comme une tentative de mystifica­ tion du réel. I.:art leur semblait être l'instrument privilégié d'une conscience critique tendant dans le sens d'un détachement par rapport au donné et aux certitudes acquises; il représente de leur point de vue l'utopie du monde moderne, qui en desserre l'ordre figé, en révélant que les choses pourraient être autres qu'elles ne sont. Si l'art est« réalist e», c'e st en ce sens qu'il est en prise avec le réel, non pour le reproduire à l'identique ou le «refléter», ce qui reviendrait à le laisser tel qu'il est, mais pour le transformer; il y parvient en en suspendant et en en disqualifiant les évidences ordinaires à travers lesquelles apparaît le monde bourgeois réifié, qu'il représente sous des formes systématiquement déformées- et déformer, c'est déjà, pour une part, transformer. Vues sous cet angle, les «mythologies» de Barthes peuvent être lues comme des poèmes en prose qui, plutôt qu'à dévoiler un sens, s'emploient à «jouer» avec les figures de son énonciation, de manière à en « déjouer» fusage, opération dont on peut dire qu'elle relève d'une sorte de dialectique négative. 310

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Tout se passe donc comme si le mythologue, à la manière des théâtreux chinois que Brecht a pris pour modèles, faisait monter la vie quotidienne sur une scène de théârre en vue de la distancier: et pour ce faire, au lieu de mettre en valeur et de révéler ses signi­ fications cachées, il démontre en acte que, pour la comprendre, et éventuellement en mieux maîtriser le cours, il faut la recharger des significations qu'elle a systématiquement effacées de son ordre en vue de le pérenniser. Les significations que montre la sémiotique, c'est elle-même qui les apporte, en les réintroduisant de force dans un monde qu'elles ont déserté, duquel elles se sont absentées. En effet, à quoi sert le mythe, aujourd'hui? À instaurer, en le rendant invisible, un système bloqué auquel il est impossible d'échapper: Ainsi, chaque jour et partout, l'homme est arrêté par les mythes, renvoyé par eux à ce prototype immobile qui vit à sa place, l'étouffe à la façon d'un immense parasite interne et trace à son activité les limites étroites où il lui est permis de souffrir sans bouger le monde: la pseudo-physis bourgeoise est pleinement une interdiction à l'homme de s'inventer 135 • Loin de représenter une ouverture à travers laquelle du sens puisse passer, en se montrant ou en s'évoquant à demi-mot, le mythe constitue aujourd'hui un point d'arrêt; si, à l'occasion, il enclenche une dynamique de réflexion, c'est en la lançant sur de fausses pistes, et en la soumetrant à une logique de déformation, et de désinforma­ tion, qui consacre une fausse nature, au culte de laquelle il livre ses consommateurs pieds et poings liés. Avant tout, il lui faut ne pas se faire remarquer, ce qui est la condition pour qu'il exerce le pouvoir d'absorption et d'abrutissement qui le définit en propre. Les rêves dont il remplit la tête incitent à la réalisation de faux désirs, qui, à terme pourrissent la vie, et en tout cas tarissent définitivement l'envie de la changer: ainsi, ce n'est pas au principe de plaisir qu'il obéit, mais bien au principe de réalité, qui lui assigne sa fonction pragmatique de conservation 136• 135. Roland Barthes, Mythologies, op. cit., p. 716. 136. Dans cet esprit, le premier r?man p�1blié_de �eorges Perec> Les Choses: par�

en 1965, détaille, sous couvert dune mmce mmgue, et dans un style detache

31 l

Chapitre 4 Retenons principalement de l'analyse décapante proposée par Barthes que l'idéologie bourgeoise, qui joue sur les mythes du quoti­ dien, ce qui lui permet d'envahir insidieusement la vie entière, entraîne la signification dans ce qu'il appelle un« tourniquet»: Il faut toujours se rappeler que le mythe est un système double, il se produfren lui une sorte d'ubiquité: le départ du mythe est constitué par l'arrivée d'un sens. Pour garder une métaphore spatiale dont j'ai déjà souligné le caractère approximatif, je dirai que la signification du mythe est constituée par une sorte de tourniquet incessant qui alterne le sens du signifiant et sa forme, un langage-objet et un méta-langage, une conscience purement signifiante et une conscience purement imageante; cette alter­ nance est en quelque sorte ramassée par le concept qui s'en sert comme d'un signifiant ambigu, à la fois intellectif et imaginaire, arbitraire et naturd137• Pour mieux immobiliser, le mythe exploite un effet d'incertitude: grâce à cette équivoque, dont il se nourrit, il exerce son emprise d'une manière qui la rend imparable. On ne sait jamais par quel bout le prendre, et ainsi il se dérobe à la compréhension. Il regarde à la fois vers le haut et vers le bas; son allure est fondamentalement louche; il mange à tous les râteliers; il est, en toute situation, récupé­ rable; il fige en fluidifiant, sans qu'intervienne dans cette opération une dialectique des contraires. Il parvient ainsi à capter les aspects les plus infimes, les plus «insignifiants», de l'existence en affichant une désinvolture qui rend sa mainmise d'autant plus imparable que la contrainte qu'elle exerce, dissimulée sous les apparences de la liberté, passe inaperçue.

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in}i_ré � c Fla�?�rt, les facettes nouvel art d� vivre q�Ii ou «ça a lieu», «ça» désigne un vide que l'action évoquée doit venir combler. Mais ce vide n'est-il pas, en réalité, qu'apparent? N'est-il pas déjà occupé, rempli par quelque chose, qui devient alors implicitement le véritable sujet de l'opération? Et alors, ce sujet implicite, «quel» est-il, à défaut d'être un «qui»? Comme cela vient d'être suggéré, pour le processus de subjectivation, être neutralisé, et en consé­ quence objectivé, revient à être socialisé. Mais être socialisé, qu'est-ce que ça signifie? La discussion engagée par Butler autour de la scène de l'interpellation fait passer au premier plan la question de savoir qui, dans le contexte propre à cette scène, est appelé. Mais une autre question peur être posée, celle de savoir qui ou ce qui appelle. Et c'est précisément dans le champ ouvert par cette interrogation qu'on peut voir revenir, bien planté sur ses deux jambes, quelque chose qui ressemble à du sujet, sous les espèces du grand sujet «Société», qui détiendrait en dernière instance la maîtrise du processus de subjecti­ vation, en exerçant sa totale emprise sur la multitude de petits sujets personnalisés, qui, à la limite, ne sont rien d'autre que ses produits, ses «enfants» ou les «élèves» qu'il a recensés en faisant l'appel. S'il en est ainsi, le processus de subjectivation retrouve un sujet, c'est-à-dire un responsable, qui lui communique son orientation, le dirige dans un certain sens, en fonction des intérêts qui sont censés lui être propres: ce sujet ce serait «La Société)), ou plutôt, serait-on tenté de dire en pastichant le langage lacanien, «lasociété». Le problème est que cette «lasociété» en tant que telle, entendons le grand sujet-société, qui préexisterait au processus de subjectivation et constituerait la source de l'appel lancé dans le.cadre propre à la scène symbolique de l'inter­ pellation, ça n'existe pas, sinon au titre d'une fiction qui vient a poste­ riori justifier l'opération, mais n'en constitue aucunement la cause effective. Ce qui existe en réalité, c'est une dynamique de sociali­ sation qui, suivant la logique neutralisante adoptée par la théorie de l'interpellation, doit être elle-même un processus sans sujet, ce qui signifie que quelque chose comme la «lasociété» en constitue

le terme. Mais alors, qu'est-ce qui se trouve au point de départ, ou plutôt à la base de ce processus? C'est, selon la découverte décisive de Marx telle qu'elle se trouve pour la première fois consignée dans la sixième de ses «Thèses» sur Feuerbach, «das ensemble der gesellschaft­ lichen Verhaltnissen», «l'ensemble [en français dans le texte original] des rapports sociaux», c'est-à-dire non pas cette totalité organique déjà constituée et indécomposable que serait «lasociété», au singu­ lier, mais le complexe instable de forces antagoniques, au pluriel, dont les conflits, à chaque instant, font, défont et refont ce qui n'en est que le résultat précaire". De ce point de vue, il doit en aller du grand sujet «Société» comme il en va du petit sujet personnel créé à son image, qui sont tous deux façonnés dans un tel contexte de rapports de forces dont l'équilibre n'est nullement garanti. En consé­ quence, pour en finir avec le paradigme religieux et déthéologiser ou désacraliser l'analyse des faits sociaux, selon l'esprit qui devrait en principe définir une attitude matérialiste conséquente, il faudrait renoncer une fois pour toutes à se référer à des entités abstraites, présentant un caractère en droit absolu, comme«la société)) « la loi», ' «l'autorité}>, «le pouvoir», qui ne sont:_au mieux que des .fictions récurrentes, c'est-à-dire des constructions idéelles privées de référents matériels dans la réalité, ou plutôt qui ont d'autres référents matériels dans la réalité que ceux qu'elles indiquent au premier degré. À la lumière de ces considérations, il est possible de revenir sur l'objection soulevée par Butler selon laquelle la«sacralisation idéolo­ gique de l'autorité religieuse» marque de son empreinte la présen­ tation de la scène de l'interpellation dans la mesure où elle confère à l'appel qui en constitue l'élément moteur une dimension d'abso­ luité. Cette objection doit effectivement être prise très au sérieux. Avancer une théorie de l'assujettissement qui fait du devenir-sujet un acte de soumission accompli sous contrainte soulève inévitable­ ment la question de savoir d'où vient cette contrainte, et d'où celle-ci tire la force de se faire obéir sans discussion, donc automatiquement. Or si on admet que cette contrainte ne vient de nulle part, parce

l L Il faut noter cependant, comme le fait Benveniste, que, dans le cas de «il» ou de «elle)), le caractère personnel du pronom pose problème. La troisième personne est�dlc encore réellement une «personne>>? On peut se le demander. 366

12. Sl!r ce point, je renvoie à mon livre Marx 1845. Les« Thèses» sur }èuerbach, Paris, Editions Amstetdam, 2008, p. 137-160.

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Annexe 1

Butler et la théorie althussérienne de l'assujettissement

qu'il n'existe aucun foyer central qui occuperait la position stable d'où elle serait émise, il faut du même coup reconnaître qu'elle ne présente pas un caractère absolu, même si, a posteriori, une fois son résultat obtenu, elle peut se représenter idéalement de cette façon. En réalité, il n'y a aucune obligation à se retourner suite au lance­ ment de l'injonction« Hé! Vous! Là-bas!»: et - convenons d'appeler «on,, la cible d'une telle interpellation - «on» pourrait très bien s'y dérober. C'est sur ce point que la perspective adoptée par Althusser, qui rejoint ainsi celle du tout-disciplinaire véhiculée par le concept d'habitus de Bourdieu, rencontre sa limite, dans la mesure oit elle implique que la réponse à l'appel lancé par la voix de l'interpella­ tion soit déjà entièrement présupposée dans la question adressée par cette voix. Il s'agit bien d'un préjugé de sociologue qui, pour garantir la pérennité de sa discipline, a besoin de ctoire que quelque chose comme «lasociété» existe, est fermement établi et est doté d'une autorité et d'un pouvoir qui, en pratique, ne seraient pas susceptibles d'être remis en cause. Toute la question est alors de savoir si, dans l'espace ouvert par l'alternative entre se retourner et ne pas le faire, obéir ou désobéir, peut prendre place quelque chose qui mériterait le nom et aurait la dignité de sujet libre et conscient, maître de ses actes dont il décide­ rait en dernière instance. Pourquoi s' oriente-t-on de tel côté plutôt que de tel autre? Qu'est-ce que choisir ou décider, et une telle opéra­ tion nécessite-t-elle une position préalable de sujet, déterminant celui qui décide ou choisit? Mais dire que le sujet est celui qui détermine l'action, n'est-ce pas justement assigner à celle-ci une cause à laquelle il lui est impossible d'échapper, et en conséquence lui restituer un caractère d'obligation? Au fond, peu importe de savoir qui ou quoi est la cause de l'action, la loi qui prétend se faire obéir ou la personne qui entend se déterminer de manière autonome: l'essentiel est que l'accomplissement de l'action soit assignée à un déterminisme causal, dont le principe peut être fourni aussi bien par l'autorité de la loi que par la liberté de la personne. Le bénéfice qu'on pourrait escompter d'une analyse neutralisante menée en termes de processus sans sujet, et, nous pouvons préciser à présent, sans sujet ni cause, est juste­ ment qu'elle permet d'échapper à ce type d'alternative, aussi bien

celle de l'interne et de l'externe que celle du subjectif et de l'objectif, ou encore que celle entre, d'une part, l'idée qui règne dans la tête de la personne sous forme de représentation consciente et est censée ordonner sa conduite et, d'autre part, son comportement matériel tel qu'il s'effectue en pratique et pas seulement en idée, éventuel­ lement de façon machinale. En réalité, dans le contexte défini par «l'ensemble des rapports sociaux», les deux faces de ces différentes alternatives communiquent et s'interpénètrent en permanence, en créant à chaque fois des équilibres circonstanciels appelés à être à tout moment remis en cause. Mais qu'est-ce au juste qu'un processus sans sujet ni cause? Est-ce une dynamique à ce point aléatoire qu'il serait devenu définitive­ ment impossible d'en rendre raison, c'est-à-dire de la faire entrer dans une perspective explicative? S'il en était ainsi, la thèse de l'interpel­ lation manquerait son but, qui est de dégager les conditions dans lesquelles s'effectue la production de sujet, conditions qui ne peuvent jouer comme telles si elles sont privées de la dimension de néces­ sité qui, précisément, fait d'elles des conditions effectives, efficientes et efficaces. À y regarder de plus près, ce.n'est pas du tout le cas: un processus sans sujet ni cause, c'est en réàliré un processus qui est à lui-même son propre sujet et sa propre cause, dans la mesure oit il engendre, en les réinventant à tout moment, à ses risques et à ses frais, les figures de nécessité à travers lesquelles il se déploie, sans que ces figures se rapportent à une entité préalable, du type « lasociété » ou du type « lapersonne », qui en constituerait la causa proxima ou remota. De ce point de vue, il y a lieu de parler, tout autant que d'effet-sujet, d'effet-société, au sens d'une dynamique de socialisation impossible à ramener dans un cadre déjà tout tracé. En conséquence, le débat traditionnel entre les deux types de société alternatifs que seraient la société close et la société ouverte n'a pas lieu d'être: tout effet de socialisation relève à la fois d'une logique du clos et d'une logique de l'ouvert, dont il renégocie l'équilibre à chaque moment, c'est-à-dire dans chaque conjoncture, sans modèle de référence, sinon au titre d'une garantie rétroactive qui tend au moins partiellement à en masquer la nature véritable. C'est la raison pour laquelle, dans la perspective offerte par la conception d'un processus sans sujet ni

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Annexe 1 cause, l'alternative entre contrainte et liberté, pas davantage que celles qui ont été évoquées précédemment, n'a de raison d'être présentée de manière figée, au titre d'une relation d'exclusion de type «ou bien ... ou bien ... ». Le comportement pratique de retournement à travers lequel le sujet est assujetti est aussi bien, suivant l'angle sous lequel on le considère, libre que contraint, dans la mesure où il obéit à la fois, sur des plans séparés, aux deux logiques de ce que Spinoza appelle l'agere et l' operari, deux faces de l'existence humaine qui ne sont nulle­ ment exclusives l'une de l'autre, mais qui, en quelque sorte, en sont les traductions dans deux langues différentes: agere, c'est être déter­ miné librement à adopter une conduite prenant place dans le cadre d'un processus sans sujet ni cause; operari, c'est agir sous la pression de règles auxquelles il est impossible de se dérober 1 ". Or tout compor­ tement humain, sans exception, relève à la fois de ces deux types d'explication, dont l_e rapport doit être à chaque fois remodulé. Mais ce n'est pas de ce côté que se rourne Butler en vue de répondre à la question de savoir jusqu'à quel point et sous quelles conditions la démarche neutralisante et objectivante que révèle la scène de l'inter­ pellation atteint ses objectifs déclarés, donc produit effectivement du sujet, donnant ainsi à comprendre tout ce qui peut être placé sous la notion de sujet, et ceci sans résidu qui, échappant à l'analyse, consti­ tuerait son« reste». Ce qui retient principalement son attention, c'est la thématique de la culpabilité qui, associée à celle de l'automatisme de la conduite de retournement, révèle la subordination de la théorie althus­ sérienne de l'assujettissement au paradigme religieux. Comme elle le rappelle tout à la fin du chapitre rv de La Vie psychique du pouvoir,

Butler et la théorie althussérienne de l'assujettissement la pulsion théologique structure le travail d'Althusser, comme en témoigne la figure de la loi punitive 14• Non seulement la voix qui lance l'appel auquel répond le geste de retournement est censée se faire obéir, et ceci peut-on dire «sans appel», mais elle procède d'une logique punitive qui ne fonctionne­ rait pas si elle ne s'appuyait sur un sentiment ou une reconnaissance potentielle de culpabilité de la part de«celui» auquel elle s'applique, qui donne à la scène de l'interpellation son horizon d'attente. C'est pourquoi la production de sujet, avérée par la déclaration d'obéis­ sance une fois celle-ci obtenue, suppose comme préalable quelque chose comme une intention ou un désir d'obéir, inconscients bien sûr, dont le siège ne peut être qu'un «celui» ou un sujet préexistant à la production de sujet: il en résulte que, pour que cette produc­ tion s'effectue réellement, il faut qu'il y ait déjà un sujet, porteur de la pulsion de culpabilité qui incline à se soumettre à la voix qui appelle, en adoptant une posture d'obéissance qui n'est pas seule­ ment un automatisme parce qu'elle consiste aussi en l'accomplisse­ ment d'un désir 15• Voici comment Butler développe ce polrit: La conscience qui oblige le piéton désobéissant à se retourner en entendant l'apostrophe du policier, ou qui chasse l'assassin dans les rues à la recherche d'un policier semble être en effet poussée par un amour de la loi que seule une punition rituelle saurait satisfaire. Dans la mesure où Althusser esquisse cette analyse, il est sur le point d'affirmer qu'un sujet se forme à travers la quête passionnée de la reconnaissance punitive de l'État. Qu'il se retourne ou qu'il se rue vers la loi, le sujet vit dans une attente passionnée. Pareil amour ne se situe pas au-delà de l'interpella­ tion; il forme plutôt le cercle passionnel qui piège le sujet 16.

13. La distinction de l'agere et de l'operari apparaît dans la définition 7 de la première partie de !'Ethique (« ea res libera dicitur quae ex sola suae narurae necessitate existit et a se sola ad agendurn determinatur; necessaria autcm vel potius coacta quac ab alio d_ecerminatur ad existendum et operandurn certa ac determinta ratione)>). J'ai proposé une interprétation de cette distinction dans l'étude i(Actîon et opérario1�: réflexions sur la signification éthique du De Deo)), reprise dans Avec SpinoZtl, Etudes sur la doctrine et l'histoire du spinozisme (Paris, PUF, 1992, p. 69-111). Cette interprétation a été discutée par André Tose! dans un article intitulé «Qu'est-cc qu'agir pour un mode fini selon Spinoza?», publié en mars 1977 dans le numéro consacré à (), dont l'économie gère aussi bien la communication des valeurs idéelles que celle des biens matériels. En poussant cette analogie jusqu'à ses dernières consé­ quences, on est amené à concevoir l'opinion publique autrement que comme ùn simple jeu de représentations flottant dans un ciel qui planerait loin au-dessus de la terre où les hommes travaillent à produire des richesses, à savoir ce que Michel Pêcheux a appelé, dans des textes qu'il avait signé du nom de Thomas Herbert, « l'idéologie­ nuage », qu'il distingue de «l'idéologie-ciment» 17: c'est à ras de terre, sur le sol où les hommes négocient au quotidien les conditions de leur existence pratique, en essayant de les conformer à leurs intérêts tels qu'ils les interprètent, que se forme l'opinion publique, dont les «valeuts» sont ainsi directement incorporées au système général de l'économie 18• Dans la perspective qui vient d'être évoquée, l'opinion publique est censée se former et se transformer de manière spontanée, sans obliga­ tion ni sanction. Mais cela correspond-il à la réalité? Linfluence que

l'opinion publique exerce par sa force propre est-elle libre par rapport à des interventions qui, dans son dos, viendraient la manipuler? Rien ne garantit en effet que le champ à l'intérieur duquel l'opinion publique se déploie dispose d'une autonomie suffisante pour que n'y inter­ vienne en sous-main, de manière larvée, aucune forme d'autorité. Il se pourrait que la liberté dont l'opinion publique est créditée en principe ne soit que pure apparence, et que, derrière elle, se cache un nouveau type d'asservissement. En effet, l'unité qui se dégage de ses échanges internes est tellement souple qu'elle est exposée à tout moment à se défaire: et si cela .se produit, l'opinion publique, au singulier, se présente comme un kaléidoscope d'opinions au pluriel que leur rivalité livre au jeu des factions. Alors, l'opinion publique devient le lieu où se combattent des partis, et elle cesse de représenter le point de vue de tous: elle n'est plus que celle du parti dominant 19 • Par ailleurs, ce dont l'opinion publique tire sa crédibilité, à savoir la liberté totale de ses échanges internes, est aussi ce qui fait sa faiblesse: cette liberté risque de dégénérer dans l'arbitraire; par suite, elle se volatilise et devient « une poussière d'opinions flottant sans conséquences dans la lumière des intérêts20 », comme l'explique Bertrand Binoche dans le dernier chapitre de son livre en s'appuyant sur des analyses de Tocqueville. Faute d'être guidée et éclairée, l'opinion publique sombre insen­ siblement dans le n'importe quoi, l'insignifiant: son siège de prédi­ lection est le café du commerce et ses futiles brèves de comptoir21 • Pour reprendre consistance, il faut donc qu'elle soit quelque peu éduquée. Mais où trouvera+elle ses éducateurs, et, pour reprendre les termes de la question soulevée par Marx dans la quatrième de ses thèses sur Feuerbach, comment et par qui ces éducateurs auront­ ils été eux-mêmes éduqués? M"" de Staël, qui est l'une des princi­ pales références étudiées par Bertrand Binoche à ce propos, a attiré

17. Cette distinction, qui incite à repenser sur de nouvelles bases le concept d'idéologie, est précisée et exploitée dans le chapitre 4 du présent ouvrage. 18. Dans une perspective voisine, Foucault explique dans son cours de l 978 au Collège de France que la forme moderne de la gouvernementalîté, propre à ce u'.il appelle « société de sécurité)), repose sur ce double jeu de l'économie et de 'opinion: « Naissance des économistes, naissance des publicistes. Ce sont les deux grands aspects du champ de réalité, les deux éléments corrélatifs du champ de réalité qui apparaît comme corrélatif du gouvernement, l'économie et l'opinion)) (Sécurité, territoire, population, op, cit., p. 278). Dans le cadre d'un société qui fonde son organisation sur les valeurs de l'économie au sens large, donc sur les diverses formes du travail humain, et non sur une légalité politique formelle, les manières de faire de ses membres, eux-mêmes définis comme sujets économiques, sont configurées sur le plan de «l'opinion», synthèse provisoire de leurs opinions personnellès censée s'effectuer spontanément alors qu'elle est en réalité le résultat d'une production artificielle qui la fait officiellement exister et fonctionner comme ((opinion publique». L'économie politique repose sur cette conjonction du réel et de l'imaginaire qui rend impossible à démêler la circulation des biens matériels de celle des valeurs symboliques: c'est quelque chose de cc genre que Marx avait entrepris de réfléchir en avançant l'hypothèse du" fétichisme de la marchandise)), qui est aussi une manière de théoriser le rôle de l'opinion publique dans le contexte propre à une société de marché.

19. C'est cette hypothèse que Marx reprend à son compte quand il déclare, dans L'idéologie allemande, que l'idéologie dominante n'est jamais que celle de la classe dominante. 20. Bertrand Binoche, Religion privée, Opinion publique, op. cit., p. 206. 21. Une nouvelle de Maupassant en fournit une illustration frappante: il s'agit de ), reproduite dans l'annexe II du livre de Bertrand Binoche, qui en propose, p. 206-210, une explication détaillée.

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Annexe 2

À propos de deux livres de Bertrand Binoche

l'attention sur le rôle rempli à cet égard par les « publicisres », qui sont en quelque sorte les spécialistes de l'opinion publique: ceux-ci ne se conrentent pas de l'exprimer, de la «refléter» en lui donnant une voix, mais ils exercent le devoir de l'instruire, et, par ce biais, de l'orienter en la détournant de son cheminement spontané. La forme par excel­ lence de la liberté de pensée, assurée à tour le monde, ce serait donc la liberté de la presse, dont l'exploitation est assumée par un personnel en principe qualifié, dont rien ne garantit cependant qu'il ne serve de porte-parole à des intérêts privés: lorsque cela se produit, au règne des publicisres se substitue celui des publicitaires, qui sont les profession­ nels de la réclame22 • Dans ce cas, l'opinion publique est instrumenta­ lisée, et ceci à son insu, sans qu'elle ait conscience de l'exploitation dont elle est la victime plus ou moins consentante, exploitation à laquelle elle n'a de toute façon pas les moyens de résister. Jusqu'à quel point les techniques d'information exploitées par le pouvoir médiatique sont­ elles prémunies contre le risque de la déformation, sous la forme d'un insidieux bourrage de crâne? Ce qui est en question dans ce débat c'est le degré de conscience, au sens de la capacité à se réfléchir soi-même, auquel est suscep­ tible d'accéder l'opinion publique. C'est en vue de s'attaquer à cette question et de fournir, sur des bases empruntées à l'histoire des sociétés modernes, les conditions théoriques de sa résolution qu'Habermas a forgé, dans un ouvrage qui a constitué un tournant décisif pour l'étude de l'opinion publique, le concept d'ôffentlich­ keit, qui, dans la traduction française du livre, a été rendu à l'aide de la formule « espace public23 ». r..:espace public, ce champ de commu­ nication propre à la société moderne dont les institutions - le café, la presse, les sociétés de pensée, les loges maçonniques, etc. - sont apparues à l'époque des Lumières, est le lieu où se rencontrent ceux qui, comme on dit, « font l'opinion)>, en tant qu'ils en constituent, par leur engagement propre, les acreurs véritables, c'est-à-dire au sens

propre les auteurs. Cette problématique permet d'aborder la réalité de l'opinion publique sous un angle tout nouveau, qui y réintro­ duit une certaine dose de conscience en la présentant comme un équilibre entre des volontés dont les choix doivent être rationnel­ lement motivés, ce qui est la condition pour qu'ils interviennent activement, au niveau de légitimité qui leur est accordé, à l'intérieur de l'espace public: c'est sur la théorie de l'agir communicationnel, centrale à la philosophie personnelle d'Habermas, que débouche cette conception. Cette manière de voir soulève cependant un problème de fond: présenter l'opinion publique comme le résultat d'une confronta­ tion entre des volontés éclairées par l'entendement, n'est-ce pas en restreindre abusivement l'assise? N'est-elle pas, davantage encore que de motifs raisonnés, affaire de mobiles passionnels, c'est-à­ dire d'intérêts qui n'ont pas besoin d'être explicitement formulés en conscience pour diffuser leur influence sourde? Dans Sécurité, Territoire, Population, Foucault explique, en se référant à la doctrine des Physiocrates, que le moteur de la société de sécurité, où la cible du pouvoir est la population considérée q'.>mme une entité naturelle globale, n'est pas, en dernière instance, la volonté, assumée explicite­ ment par des personnes responsables, mais le désir, dont la circulation s'effectue à un autre niveau, où ce n'est pas la conscience raisonnante qui a le dernier mot et où règne le non-dit24 • Or la population, sujet

22. Honoré de Balzac, évoqué p. 187-190 de Religion privée, Opinion publique, a donné une description saisissante de !a manière dont la presse gère le libre commerce des idées. 23. Jürgen Habermas, l'Espacepublic. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1993 ( 1962).

24. (( Il y a, selon les premiers théoriciens de la population au XVIIIe siècle, au moins un invariant qui fait que la population prise dans son ensemble a et n'a qu'un seul moteur d'action. Ce moteur d'action, c'est le désir. Le dési( - vieille notion qui avait fait son entrée et qui avait eu son utilisation dans la direction de conscience-, le désir fait là maintenant une deuxième fois son entrée à l'intérieur des techniques de pouvoir et de gouvernement. Le désir, c'est ce par quoi tous les individus vont agir. Désir contre lequel on ne peut rien. Comme le dit Quesnay: vous ne pouvez empêcher les gens de venir habiter là où ils considèrent qu'il y aura le plus de profit pour eux et où ils désirent habiter, parce qu'ils désirent ce profit. N'essayez pas de les changer, ça ne changera pas. Mais et c'est là oü cette naturalité du désir marque ainsi la population et devient pénétrable à la re7�nique go�ve_rnem�ntale -, ce désir, pour des, raisons q�i. constituent u� des elements theonques importants de tout le systerne, ce des1r est tel que, s1 on le laisse jouer et à la condition de le laisser jouer, dans une certaine limite et grâce à un certain nombre de mises en relation, et de connexions, il produira au total l'intérêt générai de la population. Le désir, c'est la recherche de l'intérêt

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-, Annexe 2

collectif de désirs, n'a que partiellement accès à I' ôjfentlichkeit dans la forme où Habermas la conçoit: c'est dans l'obscurité, et non au grand jour des discussions «publiques», que ses tendances se nouent et se dénouent, sans se soumettre à l'obligation de rendre compte rationnellement de leurs élans spontanés. Au cœur de l'opinion publique, dont la puissance et les errements sont inséparables, se trouve donc un dilemme que les conditions de sa genèse rendent insoluble: tirée vers le haut par ceux qui entre­ prennent de la façonner et de la mettre, autant que faire se peut, dans le droit chemin, elle est simultanément entraînée vers le bas par des mouvements de foule inopinés, irrésistibles, inexplicables. Cela résulte du fait que son essence composite est un mixte de nature et d'artifice: elle est une construction factice élevée au rang de seconde nature, ce qui lui confère une crédibilité soustraite à l'examen de la raison. Ce n'est pas un hasard si la littérature qui entreprend d'en cerner les caractères i:net en avant à cet effet deux paradigmes contra­ dictoires: celui du tribunal et celui du marché. Tribunal, où l'on juge, et en même temps marché, qui fonctionne au désir: cette constitu­ tion double explique pourquoi on a tant de peine à savoir et à conce­ voir ce qu'est l'opinion publique, réalité foncièrement équivoque, qui échappe à une saisie directe.

pour l'individu. L'individu pellt d'ailieurs parfaitement se tromper dans son désir quant à son intérêt personnel, il y a une chose qui ne trompe pas, c'est que le jeu spontané, ou en tout cas à la fois spontané et réglé du désir, permettra en effet la production d'un intérêt, de quelque chose qui est intéressant pour la population die-même. Production de l'intérêt collectif par le jeu du désir: c'est là ce qui marque à la fûis la naturaliré de la population et I' arrificialité possible des moyens qu'on se donne pour la gérer. )) (Sécurité, territoire, population, op. cit., leçon du 25 janvier 1978, p. 74-75.)

Annexe 3 Du Mystère de la chambre jaune au Parfum de la dame en noir

À propos de: Max Dorra,

Lutte des rêves et interprétation

des classes

Mais on peut avoir cassé le noyau et ne pas avoir ptrçu l'amande qui était en son cœur 1 • Dans son livre à l'intitulé biface («lutte des rêves»/« interprétation des classes»), Max Dorra se propose de mener une double opéra­ tion: «casser le noyau» (en démontant l'ordre rigide, prétendu­ ment intemporel, du symbolique et de ses «valeurs» : Le Mystère de la chambre jaune), et « percevoir l'amande» (Le Parjùm de la dame en noir: l'univers perdu du «sens» et de ses montages imaginaires tels que ceux-ci s'effectuent dans le temps, sous des formes singulières et provisoires qui s' offrent en permanence à être recomposées). Casser le noyau, c'est en premier lieu révéler le secret d'un «truc», c'est-à-dire d'un truquage. Le livre de Max Dorra est traversé de part en part, avec une étrange insistance, par des allusions aux techniques sophistiquées destinées à produire de l'illusion par des moyens artificiels. rune de ses références préférées est le prestidigitateur Houdini, dont Meliès s'est inspiré pour mettre au point de nouvelles méthodes de prise de vue et de montage au cinéma de manière à produire un effet factice de réalité. Le problème auquel il ne cesse de revenir est celui de la « chambre close», qui nécessite, pour être percé, qu'il soit fait appel au « bon bout de la raison» (selon la leçon adminis­ trée par Rouletabille dans le roman de Gaston Leroux), ce qui permet de reconstituer le mécanisme du «truc», et du même coup de dissiper le mystère. En suivant cette ligne de réflexion, qu'on serait tenté de considérer à première vue comme futile, proprement infantile, indigne de l'attention d'un vrai théoricien, Max Dorra, remarquons-le, fait 1. Max Dorra, Lutte des rêves et infe1prétati?n de: class�s, Paris, Éditi�ns de , l'Olivier, 2013, p. 119. Cette phrase, a l endroit du livre ou elle est enon:ee, ser� à mettre en évidence la limite sur laquelle a buté la démarche de Bourdieu, qui justement, en s'acharnant à casser le noyau, semble avoir oublié la nécessité de percevoir l'amande. 403

Annexe 3

Ou Mystère de la chambre jaune au Parfum de la dame en noir

ressurgir des préoccupations qui avaient marqué la rationalité moderne au moment de son émergence. Francis Bacon, dans sa fiction utopique La Nouvelle Atlantide, mentionnait déjà, tout à la fin de sa présen­ tation de l'organigramme de la « Maison de Salomon», préfigura­ tion de la cité scientifique moderne, sorte de CNRS avant la lettre, la présence d'un département dont on s'attendrait plutôt à voir figurer les activités dans lè cadre d'un répertoire de farces et attrapes ou de tours de magie (blanche) :

doit permettre à terme, en contrepartie, de dépouiller l'ensemble des phénomènes naturels du caractère de prodiges et de merveilles avec lesquels, souvent, ils se présentent à première vue: la science, selon la représentation qui en est ainsi proposée, est destinée à s'affronter en permanence au problème de l'erreur, un problème qu'aucune procé­ dure rationnelle ne permet d'éliminer une fois pour toutes - cela revien­ drait à priver la recherche de la vérité à laquelle elle se consacre de sa dimension temporelle, qui la condamne à l'inachèvement. Maîtriser les mécanismes artificiels de l'illusion, c'est du même coup contrer, autant que faire se peut, la fonction de blocage qu'ils exercent sur la volonté de savoir, qu'ils condamnent littéralement, lorsqu'ils jouent sans contrôle, à rester enfermée comme dans une chambre close. Cette leçon s' applique tout autant aux mécanismes psychiques qu'à la manière dont des phénomènes naturels se nouent entre eux par des rapports de nécessité susceptibles d'être connus. Lorsqu'il a inventé la psychanalyse, Freud s'est confronté, tout comme Rouletabille, à un problème de chambre close. S'il y a dans le psychisme humain quelque chose qui ne tourne pas rond, ce qui génère à l'occasion de l'angoisse, source principale des pathologies qui lui sont propres, c'es t, en partie du moins, parce qu'il tourne en rond, comme s'il était sous l'emprise d'un magicien qui le condamne à voir les choses et à se voir lui-même à travers des images figées, véritables idées fixes dont il ne parvient pas à se débarrasser. Qu'est-ce qui rend ces images qui le hantent si obsédantes? C'est le fait que le magicien qui les élabore et les manipule se présente comme n'étant autre que lui-même en personne: c'est du fond de lui qu'elles paraissent surgir. Or là est précisément le secret du «tour»: ces images pèsent sut lui en engendrant la fiction d'une intériorité factice, qui se présente comme un espace clos, « sans portes ni fenêtres», comme dit Leibniz de ses monades'. La première cause de l'aliénation sous toutes ses formes, c'est justement cette porte refermée sur un monde en proie

Nous avons également des maisons consacrées aux erreurs des sens; là nous produisons de prodigieux tours de passe-passe, de trompeuses apparitions de fantômes, des impostures et des illusions, et nous en montrons le caractère fallacieux. Vous n'aurez certainement pas de peine à croire que nous, qui possédons tant de choses merveilleuses qui sont pourtant tout à fait naturelles, nous serions capables, dans un grand nombre de circonstances, de tromper les sens, si seulement nous voulions maquiller lesdites choses en travaillant à les faire paraître plus miraculeuses qu'elles ne sont. Mais nous détestons toute tromperie et tout mensonge, à un point tel que nous avons sévèrement interdit à tous nos confrères, sous peine de déshonneur et d'amendes, de présenter, enjolivé ou rendu plus imposant qu'il n'est, quelque phénomène naturel que ce soit. lis doivent au contraire présenter les choses telles quelles, sans adultération, sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige'. Ce passage étonnant témoigne de l'intérêt de Bacon pour ce qu'on appelait à l'époque les « sciences curieuses», dont la Magia naturalis sive de miraculis rerum naturalium de Giambattista della Porta (1558) était la représentante la plus connue, qui avait également retenu l' atten­ tion du jeune Descartes, et que, déjà, dans La Tempête de Shakespeare, pratiquait le mage Prospero. De telles pratiques ont pu alors être intégrées à l'ordre du savoir, en tant que connaissance de la vérité · des choses, dans la mesure où elles permettent de mieux maîtriser les enchaînements par lesquels sont engendrées erreurs et illusions, ce qui 2. Francis Bacon,

2000, p. 129.

La Nouvelle At!tmtide, trad. de M. Llasera, Paris, Flammarion, 404

3. Selon Foucault, ce mythe de l'intériorité est un héritage du christianisme, qui a inventé la pratique de l'examen de conscience: voir à cc sujet, entre autres la ? _ conférence donnée en 1979 à l'Université de Stanford, «Omnes et smgulattm: vers une critique de la raison politique>1 (Dits et Éèrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 134 et suivantes).

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Annexe 3

Du Mystère de la chambre jaune au Parfum de la dame en noir

aux «forces des affects» (vires affectuum), dirait Spinoza, la grande référence philosophique de Max Dorra. En effet, avant Freud, et pourrait-on ajouter avant Nietzsche, Spinoza a été le premier à tirer routes les conséquences du fait que notre régime mental est naturellement en proie à des affects dont les impulsions présentent des aspects divergents. D'une part, ces affects sont issus en dernière îristance du «conatus», tendance à persévé rer autant que p�ssib!e (quantum in se est) dans son «êt re », énergie primordiale qui, lom d enclore chacun dans la solitude de sa nature propre, le met en communication avec la nature toute entière dont elle est«rexpression», pour reprendre la notion que Deleuze a mise à la base de sa lecture de !'Éthique"'. D 'autre part, ces émanations du conatus naturel, dont les manifestations primitives sont les élans libres du désir et les sentiments alternatifs de joie et de tristesse qui les accompagnent, sont exposées à entrer en conflit avec elles-mêmes: cela se produit lorsqu'elles se confrontent à un monde d'objets qu'elles se représentent mentalement en extériorité, ce qui les cantonne vis-à-vis d'eux dan s la position fausse de «sujets» repliés sur eux-mêmes, des sujets qui n'en peuvent mais lorsqu'ils sont en proie à des affects qui exercent sur eux leurs «forces» (vires) au titre d'une contrainte qui leur est étrangè re, donc potentiel­ lement hostile. C'est alors qu'est enclenchée la grande intrigue dont, après Spinoza, Hegel a reconstitué la trame dans sa Phénoménologie de !'Esprit, qui, étape par étape, suit l'histoire tragique de la conscience confrontée à cette alternative du subjectif et de l'objectif, une alterna­ :iv� qui n'a plus aucun sens lorsque le point de vue de !'Esprit parvient a s imposer. La grande question éthique soulevée par Spinoza, c'est: comment, par quel tour de passe-passe, en arrive+on à devenir l'esclave de soi-même? Répondre à cette question, comme il le fait dans la t :o'.sième partie de l' Éthique où est exposée sa théorie des affects qui revele le «comme.nt» de ce tour, c'est du même coup se donner les moyen s d'y échapper en pratique, en l'extrayant du contexte de la

chambre close où, par un tour de magie, elle a été momentanément enfermée: elle est alors soumise à la«puissance de l'intellect» (.potentia intellectus) sur laquelle seule peut reposer la « liberté humaine » (libertas humana), pour reprendre les formules qui apparaissent dans l'intitulé de la cinquième partie de !'Éthique, où il n'est pas absurde de trouver une première esquisse de ce qui sera ensuite la cure analytique '. «Ce qu'il serait bien de faire, je le vois et j'y donne mon adhésion de façon pleine et entière, ce qui n' empêche que ce soit dans la voie du pire que je m'engage» (video meliora proboque deterioraque sequor): cette parole qu'Ovide a mise dans la bouche de la sorcière Médée est citée par Spinoza (et par Leibniz) en vue de faire comprendre que l'esprit humain est en proie à un conflit fonda­ mental dont seuls les effets parviennent en certaines occasions à la conscience, mais dont les causes lui demeurent inconnues, ce qui est la source pour lui de grandes souffrance s. Cérhique telle que Spinoza la conçoit, art de vivre dont la devise est bene agere et laetari (« bie n agir et se réjouir»), remonte aux causes de ce tte souffrance dont il ne suffit pas de soigner au coup par coup les effets pour l'éradiquer. Lorsqu'il avance le rhème d'une «inter.prétation des classes», c'est aux mécanismes qui provoquent un tel' déchirement que s'attaque Max Dorra, en vue de «casser le noyau». Qu'est-ce que les classes, modes de catégorisation du social, viennent faire dans le déroule­ ment de ce tte opération de schize qui, se mble+il, s'effectue au plus intime de chacun? La toute première réponse qui peut être proposée est que, justement, l'intime, le propre, le , «un pauvre», etc. 14 Linconsdent, qui,

vu ainsi, est loin d'être structuré comme un langage mais se présente sous les espèces de l'événement, de ce qui arrive, et se déploie au fil d'aventures incertaines au cours desquelles se tracent peu à peu les réseaux de l'imaginaire et du sens - un sens prêt à tout moment à basculer dans le non-sens. Au moi, pris dans les fi.lets de l'interpréta­ tion des classes, tout, ou presque, est interdit; à «je», livré au risque des luttes de rêves dont l'issue n'est pas déjà toute écrite, tout, ou presque, devient possible, sinon à proprement parler autorisé, pourvu que soit saisie au vol !'occasion, une rencontre par exemple, qui peut tout changer: alors, comme dit Proust, une porte s'ouvre, le temps est {