Jean Wahl La Pensee de Lexistence

DU MÊME A U T EU R Chez iTauires éditeurs. L es p h il o s o p h ie s riq u e (1920). pl u r a l is t e s d ’A n g le

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DU MÊME A U T EU R Chez iTauires éditeurs. L es

p h il o s o p h ie s riq u e (1920).

pl u r a l is t e s

d ’A n g lete r r e

et

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L e rôle d e l ’in sta n t -DANS LA PHILOSOPHIE DE D e SCARTES (1920). É t u d e s u r l e c p a r h é h i De » d e P laton (2’’^ éd itio o , 1951). L e m alh eu r de la co nscience dans la p h il o so ph ie d e N eg el (1951). V e r s l e co ncret (1932). É tu d e s e ie e k b g a a r d ie n n e s [2°>^ éd itio n , 1951). E x ist e n c e hu m a in e et tr a nscen da nce (1944). P oèm es (1951). T ableau de la p h il o so ph ie fr a n ç a ise (1946). P e t it e h ist o ir e d e l ’e x ist e n t ia l is m e (1950). T h e ph il o so ph e r s way (1948).' P o é s ie , p e n s é e , p e r c e p t io n (1948). J u l es L e q u ie r ; M orceaux ch o isis (1948).

En préparaUon : T r a it é d e M é t a p h y s iq u e .

BibUothèqtie de Philosophie Scientifique Directeur : P a u l GAULTIER, de l’Institut

JEAN WAHL Professeur à la Faculté des lettres de Paria

La pensée de l’existence r•

FLAMMARION, ÉDITEUR 26 ,

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Droils de traduction, de reproduction et d 'adaptation réservés pour tous les pays. Copyright 1951, b y E b n e s t F l a h m a k io n Prinled in France.

La pen sée, de l’é x iste n c e

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^ PREM IÈRE PARTIE

KIERKEGAARD

Généralités sur la philosophie de l’existence. Les caractéristiqnes de l’existant chez Kierkegaard.

N’y a-t-il pas un paradoxe à traiter de ces philosophies de l’existence qui semblent réservées à la méditation solitaire ? Est-il possible d’exposer cette idée d’existence, cette philosophie de l’existence qui est née et a pris sa forme aiguë dans la pensée de Kierkegaard et dans son dialogue avec Dieu ? De plus cette philosophie est essentiellement une néga­ tion de l’idée d’essence, ce qui constitue un nouveau paradoxe : nous avons en effet à chercher l’essence de la philosophie de. l’existence, l’essence d’une philosophie qui nie l’existence. Enfin les philosophies de l’existence sont très diffé­ rentes les unes des antres, et à vrai dire, Kierkegaard n’est pas un philosophe, ou s’il l’est, il l’est bien mâgré lui. Il veut être avant tout un homme religieux, face à face avec Dieu. L’expression « philosophie de l’existence > s’appliopm certainement mieux au philosophe allemand Jaspers. Mais déjà il sied mal d’appeler Heidegger un philosophe de l’existence, car Heidegger nous dit lui-même : « Ce qui m’intéresse, c’est la question de l’être et je ne parle de

LA P E N S E E D:E L'EXISTENCE

Pexistence, je ne passe par Texistence que pour arriver à rêtre. » La pensée de GaLriel Marcel est très proche de la pensée des pÛlosophes personnalistes. A Sartre et à ses amis, on ponirait réserver le terme d'existentialistes. Il ne convient à ancnn des autres que nous avons nommés plus haut. Jaspers dirait : n Je suis un philosophe de l'existence, mais je n'accepte pas le terme d’existentialiste. » £ t Heidegger s'est parfois posé en adversaire de l'existentialisme. C'est pourquoi nous résoudrons la question de termînolo^e en nous abstenant d'appeler^ ces philosophes, des existentialistes ; sauf Sartre I nous loi nommerons philo­ sophes de l'existence, et encore avec cette réserve que, ni Kierk^aeœd (non philosophe, pense-t-il lui-même}, ni Heidegger, pour une autre raison (philosophe de l’être}, ne sont vraiment des philosophes de l'existence. Nous laisserons de côté quelques philosophes importants comme Ghesiov, Berdiaeff, Buber, Ünamnno, un théoloÿen comme Karl Barth, des écrivains comme Camus, Bataille, et les a philosophes de l'esprit btels que Lavelle ou Le Senne appe­ lés parfois existentialistes. De plus ces philosophies sont très diverses : la pensée de Kierkegaard est essentiellement religieuse, il est face à face avec Dieu ; la pensée de Sartre est essentiellement non religieuse. La pensée de Kierkegaard peut être nommée un anti-humanisme an sens où l'on prend ordinairement le mot humanisme. Sartre a intitulé un de ses livres Exis­ tentialisme est un humanisme. Kierkegaard dit que l'homme, tel qu’il le conçoit, doit être sérieux, doit vivre dans la caté^rie du sérieux. Or, à la fin de VÊ tre et le Néants Sartre nous dit qu'il ne faut pas être sérieux. VoUù donc encore une nouvelle opposition. Enfin, nous verrons que pour Kierkegaard, suivant sa formule, la vérité est la subjectivité. Mais tournons-nous maintenant vers Hei­ degger, noue verrons que pour lui, la vérité est la révé­ lation des choses en elles-mêmes. Si nous nous cantonnions dans les termes de l'opposition classique, nous dirions que l'on est un subjeçtivfste et l'autre un objeçtiviste. Mais cela n'est pas tout à fait exact. Encore un point ; dans sa lutte contre l’hégélianisme, Kierkegaard a insisté très for­ tement sur ce fait qu’il y a des sentiments qui ne peuvent pas s’exprimer, qu’il y a des génies inconnus. Or, Sartre,

PHILO SOPHIE DE

l ’e

XISTENCE

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influencé par rennemi de Kierkegaard, Hegel, nous dit qu’il n’y a pas de génie inconim, un homme est ce qu’il fait, ce sont ses œuvres qui montrent sa nature. Dirons-nous, après avoir vu toutes ces divergences, qu’il y a un eorps de doctrines qui serait malgré tout la pl^osophie de l’existence ? Parlons plutôt d’une atmosphère, d’un climat que nous pourrons ressentir. 11 y a quelque chose qui est la philosophie de l’existence.

comme la philosophie de Bei^son, ne peuvent pas être dites philosophies de l’existence. C’est donc qu’il y a quelque chose qui caractérise vraiment les phUosopmes del’existenca, et ce ^ elq u e chose, nous essayerons de le poursuivre sans,, je crois, jamais Tatteindre. Pour suivre la courbe de la pensée chez ces philosophes nous nous représenterons qu’ils partent de la méditation religieuse de Kierke^ard. Viennent après lui deux philo­ sophes, Heidegger et Jaspers, qui généralisent la pensée de Kierkeggard, lequel avait en quelque sorte philosophé pour lui-même. Ils essayent de réfléchir et cela est vrai particulièrement pour Jaspers, sur l’individualité et la pensée de Kierkegaard, et de généraliser les découvertes intérieures qu’avait faites Kierkegaard. Ce n’est pas tout, ils c complètent r la pensée de Kierke­ gaard sur deux ou trois points très importants : Kierkegaard avait considéré rindividu isolé, aPunique», comme on peut traduire le mot dont il s’est servi ; eux pensent qu’il faut rétablir une jonction entre nous et les autres, en un même moment de Phistoire, et ce sera l’idée de « communication » telle que l’a exposée Jaspers, entre nous et les autres, le long de l’histoire, ce sera l’idée d’historicité telle qu’elle est présente chez Heidegger et chez Jaspers. E t enfin, il faudra rétablir l’union entre nous e t le monde car «nous sommes dans le monde s dit Heidegger. Mais s’il est vrai qu’ils généralisent et complètent la pensée de Kierkegaard, il est vrai aussi qu’ils la limitent, c’està-dire coupent tout ce qui, chez Kierkegaard, était l’aspect religieux et Paspect transcendant de la doctrine. Ils limitent par la pensée de la mort, de notre finitude essen-

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LA P E N S É E DE I.*EXISTENCB

tielle, tODtes les pensées qui 'émergeaient de l*esprit de Kierkegaard. A partir de ces deux penseurs, et en même temps à côté de ces deux penseurs, car la pensée de Gabriel Marcel s’est formée indépendamment des deux et indépendamment de Kierkegaard, la philosophie existentielle s’est développée dans deux directions contraires : l’existentialisme religieux ^e Gabriel Marcel, Fexistentialisme irréhgîeux de Sartre ; peut-être peut-on espérer que peu à peu des éléments, au moins dans la philosophie de Sartre, plus positifs que ceux qui y étaient d’abord, se feront jour dans l’avenir et c’est là par exemple l’oeuvre de Marleau-Ponty. Pouvons-nous caractériser les philosophies de l’exis­ tence? Dans un récent article publié en Amérique sur ces philosophies, il est dit : c Les philosophies de l’existence se révoltent contre l’idéalisme absolu et le positivisme et prennent l’homme comme une totalité.» Mais cela peut s’appliquer jà d’autres philosophies, aussi bien à la philoso­ phie dé Beigson qu’à la philosophie de l’existence. Ija détinîtion n’est donc pas satisfaisante. Sartre dit a Nous entendons par existentialisme une doctrine qui rend la vie humaine possible», qui affîrme que «toute vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité humaine». D’antres diront qu’ils rendent la vie humaine possible; certains diront que l’existentialisme la rend impossible. L’idée d’un milieu et d’une subjectivité humaine ne carac­ térise pas seulement l’existentialisme, mais il est certain que la formule de Sartre : « il faut partir de la subjectivité» serait agréée également par Kierkegaard. Donc de cette tentative de définition de Sartre, on peut conserver malgré tout l’idée du point de vue subjectif où se place la philoso­ phie de l’existence. En réalité, ces phUosophes se caractérisent par un climat, une atmosphère, des expériences particulières. L’angoisse chez Kierkegaard, la nausée chez Sartre, sont les points de départ subjectifs pour atteindre une vue du monde. Par où commencer une histoire de la philosophie de l’existence ? Je commencerai par Kierkegaard. D’autres diront qu’il vaudrait mieux commencer par Hegel, et par le Hegel de la phénoménologie qui a montré, mieux que tous ses prédécesseurs, comment la pensée humaine est le pro­ duit de l’individu humain concret.

PH ILO SOPHIE DE L EXISTENCE

Kierkegaard mot existence le sens qu^il a anjourd^nm on encore que plutôt à Rant qu'il faut remonter, car Schelling est tm suc­ cesseur de Rant et Kant dans sa critique de l’a i^ m e n t onto­ logique n*a-t-il pas montré l’irréductibilité de l’existence. ? N’est-ce pas Kant le premier philosophe de l’existence ? Si l’on continuait, on pourrait remonter à Pascal, à saint Augustin, à ce penseur de l’Ancien Testament —Job — auquel un philosophe de l’existence, Chestov^ a fait souvent allusion en l’appelant le penseur privé qui dialogue avec Dieu. On arriverait-peut-être finalement à cette parole de l’Ancien Testament : « Je suis celui qui suis. i Nous nous placerons d’abord en un moment de l’année 1848 et verrons la pensée de Kierkegaard en cette année. « Ce ne sont ps^ seulement mes écrits, a-t-il dit, c’est aussi ma vie, l’intimité bizarre de toute cette machinerie, qui sera le sujet d’innombrables études. » Car la pensée de Kierkegaard ne peut s’isoler de sa vie. On sait rbistoire très obscure de ses fiançailles et de son renoncement, bien qu’il aimât la jeune fille et que la jeune fille l’aimât. Mais on ne peut comprendre Kierkegaard sans se référer à cette rupture et au secret qu’il a toujours g a r ^ par devers lui et qui, pour lui, expliquait cette rupture. Il nous a dit lui-même : « Mon secret ne sera jiimais connu, j» Bien des expUcatîons ont été données ; mais l’explication véritable, je ne pense pas qu’on puisse jamais la connaître. En outre chaque événement de la vie d’un tel penseur est en lui-même le sujet d’un problème général : âoit-ü devenir pasteur ? Doit-il se marier P Cela ouvre pour lui des suites de réftexiou inouïe vers la nature du mariage qu’il étudie dans une de ses premières œuvres. Donc, d’un côté, jamais sa pensée n’est séparée de sa vie, mais, d’autre part, jamais sa vie n’est séparée de sa pensée, de ce dyna­ misme d’une réflexion incessante. E t cela déjà peut nous servir pour préciser ce que sera pour lui tm existant. En 1848, le 3 mai, Kierkegaard a 35 ans. Cette année 48 est spécialement importante, « c’est, dit-il, l’apogée de mon activité, c’est l’année la plus riche et la plus fructueuse que j’ai vécue ; elle m’a brisé en un sens, mais en un autre sens, elle a augmenté tous mes pouvoirs». C’est une année importante pour l’Europe, comme pour

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LA PE N SEE OE L EXISTENCE

la vie même de Kierkegaard. Il est souffrant^ sa situation matérielle est critique et malgré tout, c'est dans cette année qu'il prépaie trois grands ouvrages : Maladie jusqu^à moitf Exercice dans le christianiemcj Point de vue sitr mon aeUoité d*écrioain. Alors ü voit se dresser devant lui .la grande figure de Socrate, « un des premiers parmi les existants », dit-il. Mais bien que Socrate soit un existant, Texistence la plus haute est l'existence religieuse, c’est l’existence devant Dieu. Et la catégorie du « devant Dieu» s’affirme devant son esprit. « Je ne suis vraiment moi que si je suis devant Dieu* plus je me sentirai devant Dieu, plus je serai moi, et pms je serai moi, pins je me sentirai devant Dieu. » Ainsi, ü voit qu’il faut aller encore au delà, vers quelque chose qui dépasse ce qu’U appelle l’immanence et l’éternité socratique, vers la transcendance, «r Maintenant, dira-t-il, je suis dans la croyance au sens le plus profond.» C’est le temps où il pense qu’il est pardonné. 11 a toujours eu conscience d’être un pécheur, mais cette année-là, il sent qu’il y a une grâce qui vient sur lui. De même que nous avons vu une sorte d’opposition entre sa conscience de l’existence de Socrate et sa conscience de l’existence comme supérieure à toute déterminaton non reli^euse, de même nous voyons sur un autre point une duadité dans la pensée de Kierkegaard. Une de ses méthodes favorites est ce qu’il appelle la communication indirecte. « Si je suis chrétien », ditiil, it je ne dois pas dire aux autres : devenez chrétiens. Us me croiront bien mieux si, par des moyens détournés, en me plaçant dans leur position à eux, îe leur montre le caractère insatisfaisant de leurs actes et de leurs pensées. » Donc, ne nous communiquons pas direc­ tement mais sous des pseudonymes — et en effet, ses ouvrages n’étaient pas signés ou étaient signés de pseudo­ nymes bizarres — s Amenons les gens d’une façon détour­ née au cluistianisme ; c’est la seule façon de les mener vers cette vérité eu cette époque corrompue oà nous sommes.» E t pourtant en cette même année 1848 sa nature se chaire, il sent que le sceau se brise, à cause de cette grâce et de ce pardon dont je parlais tôut à l’heure. « Il faut», dit-il, « que je parle.» Ainsi, il s’oriente de la communication indirecte vers la communication directe. Maintenant jetons un regard en arrière sur la pensée de

I>IIÏLOSOPHIE DE

l ’ EXISTENCE

il

native à Pautre Très tôt, il avait eu conscience du péché, et particuliè­ rement après la révélation que lui avait faite son père, à savoir que lui, son père, \m jour, dans les landes du Jutland, avait maudit Dieu, se sentant solitaire et abandonné de tous ; c’est là le secret du père qui se fondrp dans le secret du fils, en ce sens que c’est une des explications de la rup­ ture de ses fiançailles : « Je ne pouvais pas initier Ré|pne à ces secrets terrinles. » £n même temps, ces circonstances intérieures lui mon­ traient la fausseté de l’h^élianisme. I^ous avons fait allusion à l’affirmation de l’identité dé l’intérieur et ■de l’extérieur. Une pensée se révèle toujours. Une pensée n’est rien à part de la parole qui l’exprime. Il n’y a pas d’inex­ primé. Telle est la pensée hégélienne. Mais Kierkegaara se conçoit comme une réfutation vivante de la pensée hégélienne, car il sait très bien qu’en lui, il y a des multitudes de choses inexprimées. I]_est ^ac. lui-même l’aîfirmàtion de l’inadéquation e n i^ l’inteme et reïtêrne. Il est lui-même la réponse à Hegel. Voyons maintenant comment se développe peu à peu son idée de l’existence. Très tôt, en 1834 — il a 21 ans — il dit : a Je dois vivre pour une idée» et an an ap r^ , il insiste sur cet élément de subjectivité, caractéristique générale des philosophies de l’existence, tl attire notre attention sur le fait que ce qu’il y a de plus objectif pour un chrétien — c’est-à-dire l’énoncé des dogmes — commence par la première personne, par le credo. L’objectif se dit^ se pense, se sent subjectivement. « R faut donc,' pense-t-il dès lors, résider toujonrs dans la chambre la plus secrète de l’homme, dans le Saint des saints. > « Il faut chercher une vérité qui n’est pas une vérité universelle mais tmê vérité pour moi», une idée pour laquelle il veut vivre et mourir. Étudiant Fiohte, il voit en lui l’affirmation du subjectif ; il crée un mot pour dire l’union profonde de ce qui appàràR comme objectif avec quelque chose qui est sa racine et qui est subjectif :c le philosophe authentique est au plus haut degré « sub-objectif» comme Fichte. Mais peu à peu la subjectivité de Fichte lui apparaît comme trop abstraite.

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IrA P E K S iE DE

l ’e x is t e n c e

Se maintenir dans cette cliambre la plus secrète de riionime, dans ce Saint des saints, c’est être dans la certi­ tude : < Toutx, éerit-il en cette même année 1835, à 22 ans, «doit finalement se fonder sur im postulat ; mais dte ^ ’on vit en lui, il cesse d’être postulat, x Le croyant ne vit pas sa doctrine comme une présupposition, une demande, un postulat, mais comme sa vie elle-même. Se retournant vers toute sa pensée antérieure, il écrit un an plus tard : c Mort et enfer, je puis faire aibstraction de tout, mab non de moi-même, je ne puis pas m’oublier, même pendant mon sommeil. * C’est l’observation qu’il opposera aux vues et aux visées objectivistes de l’hé^ianism e. Le philosophe hégélien s’intéresse à rhistoire dn monde, voit l’idée comme le produit d’un déroulement de l’histoire du monde. Mais cela n’intéresse pas Kierkegaard. Ce qui rintéresse, au sens où il prend ce mot « intérêt », c’est lui-même et c’est son salut ou sa damnation éternelle. Avant d’analyser- un peu plus l’idée d’existence chez Kierkegaard, nous avons à voir les sources de cette Idée. L’influence qu’il faut noter la première est sans doute celle de Luther. Plus tard, il se tournera violemment contre lui ; cependant il lui doit beaucoup de ses idées et beaucoup de ses sentiments. « Le pour moi, dit-il, c’est-à-dire le fait (jue l’on doit toujours se retourner vers soi*même, voilà ce qui est essentiel à la pensée de Luther dans son commentaire à l’Epitre aux Romains, a Nous prions pour nous {pro nobis). La grande découverte de Luther est que le rapport à Dieu ne réside pas dans une sphère rationnelle mais dans un rapport irrationnel, personnel, spirituel. Ainsi subjectivité et personnalité sont points de départ chez Luther comme chez Kierkegaard. De plus, Kierkegaard insistera fortement sur ce fait que la croyance n’est jamais chose certaine ; elle est toujours en lutte avec la non croyance ; nous retrouverons cette même pensée chez Jaspers. Personne ne peut dire qu'un homme a la foi, parce que c’est quelque chose d’essentiellement suhjectif. Seul, un homme peut à peine le dire sur lui-même, car la croyance est une chose inquiète, comme le disait Luther, constamment en lutte avec elle-même. Et pour arriver aux plus hautes sphères de la croyance,

PH ILO SOPHIE HE L EXISTENCE

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il faut passer par une sorte de tourment de la concience ; il y a une nécessité, chez Luther, de la conscience torturée ; seul, le pécheur est justifié. Pour avoir conscience du devant Dieu, — nous verrons cela chez Kierkegaard — nous devons avoir conscience de notre pêché, car c’est là que, vraiment, pour la première fois, nons nous trouvons devant Dieu. Être devant Dieu c’est se sentir différent de Dieu, c’est se sentir pécheur, c’est se sentir séparé de lui par un abîme. C’est un point sur lequel insistera la théologie dialectique de Barth. Mais Kierkegaard reproche à Luther de n’être pas suffis somment dialecticien ; U trouve chez Luther ses idées de suhieetivité, ses idées de l’essence même de la croy^ce, de la place du péché, mais il lui reproche de n’avoir pas réflécm assez profondément, de n’avoir pas fait de tout cela une v éritàle vie, une véritable expérience. Kierkegaard cite une ou deux fois Pascal et il est certain que la meilleure façon de nous rendre compte de ce qu’est Kierkegaard, c’est de nous référer à Pasctd et à certains maüres de Pascal, par exemple Saint-Gyran, Si Kierke­ gaard n’a pas connu Sant-Cyran il y a néanmoins des res< semblances frappantes entre eux deux. Par exemple, Saint-Gyran écrit : c On ne sait, quelque grande que soit la croyance, si on l’a ou si on ne l’a pas. s Même idée, on l’a vu, chez Luther. E t nous sommes avec Saint-Gyran dans le domaine de l’incertitude comme chez Kierkegaard. SaintGyran parle de ceux « qui naviguent sur les hautes mers» (de la pensée croyante et religieuse). Il insiste sur la crainte et le tremblement. Il conviendrait de citer quelques noms du xvm^ siècle : Hamann, Jacob, Lavater. Ces trois penseurs, en opposition au siècle des lumières et à la phUosophie des lumières, insistent sur la réalité, l’être, et voient dans le sentiment et l’intuition le moyen d’accéder à cette réalité. Hamann a été d’un grand secours pour Kierkegaard ; avec son insis­ tance sur la fmure de Socrate et avec son insistance sur le paradoxe au-i^sns de la pensée socratique, il semble une préfiguration de Kierkegaard. Kierkegaard, après la rupture de scs fiançailles, a quitté le Danemark pour aller à Berlin entendre les enseignements de Schelling ; bien que déçu par la suite, quand il a entendu

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LA PE N SE E DE L'EX ISTEN CE

Scàelling prononcer le nom d’existence, il l’a reconnu comme son maître. Schelling édifiait alors ce qu’il a appelé la philosophie positive : tonte pMlosophie rationnelle, est négative et ne peut pas nous faire atteindre le réel. La philosophie posi­ tive qui s’achèvera dans la philosophie de la révélation est aussi une philosophie individuelle, Tua res agüur (il s’a ^ t de toi), dit Schelling. Elle est toute orientée vers l’exbtencé présente dans son rapport à Dieu ; elle part de l’existence, elle ne part pas de ressènce mais de la réalité de l’individu et de la réalité de Dieu, c L’existant, écrit Sehdling, est ce par quoi tout ce qui dérive de la pensée est ruiné (i).« . De Fichte et de Schelling, on pourrait remonter à Kant. La critique de l’argument ontcuogique, montre comment, d’aucune essence, on ne peut aller à l’existence réelle qui est pour Kant l’existence empirique. Nous venons de voir que la pensée de Kierkegaard s’explique d’une part, par tm courant religieux ; ici, nous ne sommes remontés qu’à. Luther, mais, on pourrait remonter à saint Augustin et*par un conrant proprement philosophique. La pensée de l’être, en ta n t qu’irréductible à' l’essence selon Kant, se retrouve aussi chez l’ami et adversaire de Kant que fut Hamann. Les mouvements religieux d’un saint Paul, d’un saint Augustin, d’nn Luther nous amèneront, non plus vers la îaetieité, mais vers le caractère d’émotivité de l’exis­ tence.' L’union de cette affirmation du fait et de cette affirmation du sentiment expliquera la formation des philosophies de l’existence. Déjà, nous trouvons la jonc­ tion de ces deux aspects chez certains penseurs comme Pascal, comme Hamann, comme Schelling ; la même jonc­ tion que chez Kierkegaard d’une négation de la rationa­ lité en tant qu’eUe voudrait fonder l’être, et d’une affir­ mation du mouvement reli^eux intérieur à l’honime comme contenu de l’ésisténce. Une fois examinée brièvement cette question des ori­ gines, nous allons voir se développer cét aspect de la pensée (1) Le Danois Poul Moller, sous l ’inlluence de Schelling, insistait sur les idées d’intérêt et de subjectivité d’une manière qui n’est pas sans rappeler d’avance Kierkegaard. Notons aussi Feuerbach, que Kierkegaard a connu et critiqué. La passion, dit Feuerbach, est le seul critère de l’existence.

t>aiLOSÔt>HlE DE

l’e x is t e n c e

IS

de Kierkegaard qui se rattache à la phÜodophie proprement (hte, c’est'-â-dire à raffirmation. de Pêlrei Dès 1834, il ^ rit : « Le Christ n’enseigne pas, il agit, il est. * Le Christ n’est pas essentiellement un maître, il est avant tout un être qui enseigne par sa vie même et par son être même. Remontons plus haut i Kierkegaard, en même temps fju’il se rattache à Kant, se rattache à un penseur hien plus ancien qui est Aristote. Kierkegaard nous dit : « L’existence correspond à l’individu qui, dans l’enseignement d’Aristote, est quelque chose qui est en dehors de la sphère du concept.» Et, en effet, si on joint deux des enseignements du pmlosôphe, à savoir que pour lui, le réel est l’individuel, et d’autre part, que l’individuel est, tout au moins icî-haS, l’ineffable, on pourrait voir dans Aristote un des ancêtres les plus authen­ tiques de la philosophie de l’existence, ce qui d’ailleurs se confirmeràîl par le fait que Schelling se réfère bien souvent à la pensée d’Aristote. Les penseurs abstraits ont beau démontrer l’existence par la pensée, ils ne font que démontrer par là iine chose, c’est qu’ils sont des penseurs abstraits. Dès que je parie idéalement de l’être, je ne parle pas de l’être mais de l’es^ sence et c’est pour cela que la preuve ontologique est ham tement insatisfaisante pour Kierkegaard, comme elle l’avait été pour Kant et pour saint Thomas. L’existence est un point de départ et ne peut jamais être un point d’arrivée de la pensée. C’est ce qui explique la faiblesse de l’argument ontologique : on ne petit pas démontrer qu’une pierré existe, mais seulement que Cette chose qui est là est ime pierre. E t cela n’est pas vrai scxdement pour la pierre, c’est également vrai pour Dieu. On ne peut pas démontrer l’existence de Dieti, mais on peut démontrer que cette expérience que je sens est Dieu, tela s’explique par le fait que l’existence li’est plus, pour Kant et pour Kierkegaard, ce qu’elle était avant Kant ; eUe n’est ni un prédicat, ni une perfection. Pour les jiassiques, que ce soit Platon, Desoartes, Leibniz ou Spi­ noza, plus une chose est parfaite, plus elle existe, par consé­ quent, Dieu existe plus que n’importe quoi. Si l’existence est une perfection, la plus grande perfection est en Dieu, mais si l’existence n’est pas un prédicat, si elle est simple-

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LA P E N S E E DE L EXISTENCE

ment le fait que qu^que chose existe ou a ’existe pae, il nV a pas de degré d’existence. N’est-ce pas pour nous aujour­ d’hui une idée assez absurde, qu’il y ait des degrés d’exis­ tence? Une chose existe ou n’existe pas, une mouche existe ou n’existe pas et l’existence de la mouche et l’existence de Dieu sont quelque chose de semblable en ce sens que ni chez l’un m chez l’autre, l’existence n’est une perfection. Il s’agit de savoir si la mouche est et si Dieu est. Donc si l’existence n’est pas un prédicat, il n’y a plus de hiérarchie d’existence. Naturellement il y a bien des différences entre la pensée de Kant et celle de Kierkegaard, même sur ce sujet de l’existence, car pour. Kant, l’existence est seulement l’existence empirique. « Kant b, dit Kierkegaard, «pense il l’existence empirique qui ne passe pas dans le concept.i ^erkegaard pense aussi à une existence qui ne passe pas dans le concept, mais ce n ’est pas forcément une existen(^ empirique. Dieu existe pour Kierkegaard, et nous verrons ce que cela signifie pour lui. Mais la critique que fait Kant de la preuve ontologique s’accentue et se complète chqz Kierkegaard par le fait que la preuve ontologique est une sorte d’impiété, et d’ailleurs que toutes les preuves de l’exxstence de Dieu le sont aussi, car prouver l’existence de quelqu’un qni est là, n’est-ce pas supposer qu’on peut ne pas le voir là ( Dieu lui-même noi& défend, dans la pensée de Kierkegaard, d’essayer de le prou­ ver : il est si manifestement là qne toute preuve est une injure, que toute preuve est ridicule et se retourne contre celni qui prouve. Tel est le premier élément de cette penséè de Kierkegaard, que j’ai appelé l’élémeut de facticité, de contingence de l’être-ou d’irréductibilité de l’être. Allons maintenant de l’idée d’être vers l’idée dé l’exi^ tence et définissons l’idée de l’existence. L’enstence, pour la philosophie classique, était une perfection, — cela % voit particulièrement bien chez Descartes. — Kant viem et déclare que l’existence n ’est pas une perfection mais qu’il appelle une positidn ; affirmation tiis proche de de Kierkegaard, mais, si on examine la pensée de Kahf on est amené à voir que cette position signifie qu’une chose existe pourvu qu’elle s’insère dans le tissu de l’expérience. L’existence est donc, du moins dans la Critique de la Raison pure, l’existence empirique. Or, ici, Kierkegaard

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a’est plus d’accord apec K aat; l’existence n’est pas perfec­ tion, comme le pensait la philosophie classique, eDe n’est pas position comme le pensait Kant, elle est, pourrons-nons dire, la palpitation d’une vie intense, la pointe aigue de la sobjectivité. ExistcTy c’est consister, s’asseoir hors de. Ainsi nous allons vers l’être de l’existence. 11 y a dans l’existence une sorte d’idée de séparation, dit Kierkegaard. Déjà nn phi­ losophe danois (Sibhem) avait dit : « 11 y a dans l’existence on élément sporadique.» Donc l’existence est toujours séparation et intervalle. C’est pourqpioi, ici, il n’y a pas de jonction, comme chez Hegel, entre la pensée et l’être. Le caractère même de l’existence est de séparer et de tenir séparés la pensée et l’être, de les maintenir disjoints. Ëtienne Gilson, écrit : «L’existence est un pouvoir ininter­ rompu d’actives séparations. » C’est par le péché que nous prenons consciencé d’être devant Dieu parce que le péché sépare ; par le péché, tonte possibilité de communication avec l’Etemel semble rompue ; c’est là une des oppositions du christianisme et de la phdosophie antiq[ue, et même de toute philosophie en tan t qu’elle est toujours plus ou moins un platonisme. Pour Platon, nous sommes en com­ munication avec l’éternité par la réminiscence ; nous n’avons qu’à nous souvenir et nous serons en présence d’un nous-même éternel. Mais si l’homme est pécheur, nous ne pouvons plus retrouver notre éternité sans un acte qui, tour RieHcegaard, sera l’acte du repentir et qui s’explique ui-même par un antre acte qui est l’acte d’incarnation. Par le péché, l’individu devient un autre que Dieu, par notre connaissance même, D ^ a toujours une distance entre la subjectivité et l’objectivité, entre la pensée et l’être, entre les différents êtres, entre les différentes pensées. Ainsi, existence et d ist^ ce deviennent presque f ^ o nymes, l’existence est distance ; pourtant, nous aurons à‘ voir que cette existence peut finalement s’unir à Dieu ; ce sera là un des paradoxes de l’existence, et plus nous irons, et plus noos approfondirons les choses, pins nous verrons s u i ^ et se mmtiplier les paradoxes. L’existence est à la fois séparation et union ; brisure et cicatrisation. Ainsi donc chez Kierkegaard, l’existence précède l’es­ sence, et, de plus, l’existence est réellement l’essence. Heidegger, récemment, a opposé sa conception de la philo-

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Sophie à celle de Sso’tre ; Sartre dît que rexistence précMe resaence, moi, dit Heidegger, Je dis que rexistence, c*est l’essence. Sartre se meut encore dans les termes de la philosophie classique ; quant à moi, je donne un sens tout nouveau au mot existence. Ces plulosophes, et Kierkegaard le premier, ont choisi le mot existence de préférence à bien d’autres mots qui avaient cours auparavant en philosophie, comme les mots « vie a on « valeur» ou kâme». Ces mots ne satisfont pas un Hei­ degger ou un Jaspers «dors qu’ib satisfaisment les philo­ sophes précédents. Kierkegaard a cherché un mot pour signifier ce quelque chose qu’il veut mettre au premier plan ; dans sa Dissertation sur l’Irome, il a prononcé le mot de «personne », mais très tôt, c’est le mot d’« exis­ tence» qu’il choisit. « A force dé connaissances, écrit^il, on oublie ce que c’est qu’exister. On n’a pas oublié seulement ee que c’est qu’exister religieusement, mais ce qne c’est qu’exister humainement.» Ainsi donc on peut exister pour Kierkegaard non reli­ gieusement : l’existence la plus haute est l’existence reli­ gieuse, mais il y a d’autrés formes d’existence. De là un certain nombre de difficultés. Dirons-nous de celui qni se

Oui, il y a différentes sphères d’existence et le dilettante,^ le Don Jnan, pour prendre l’exemple de Kierkegaard, l’esthéticien, au sens qu’il donne à ce mot, sera un existant. Mais évidemment, cette existence discontinue n’est pas Ce qn’il recherche. II se tourne vers Socrate, ou même vers «les philosophes grecs moyens » ; il voit en eux une énergie de pensée que le monde moderne a perdue ; ainsi, ce qn'îl faudra recouvrer, c’est cette pensée de l’existence, et J>mtôt que penser cette existence elle-même^ il faut exister t al’inqjortant est moins» dit-il, » d’avoir une pensée mûre et rénécMe que d’exister». Et c’est là le sens qu’il donne à son œuvre : « On ne peut mettre l’accent sur l’existencé avec pins de force qne je ne l'ai fait » ; sans doute aü déhuf de révolution de la pensée occidentale, il a fallu insister sur l’abstrait, et les philosophes grecs ont fait là une œuvre utile. Il s’agissait pour l’homme de sortir du concret, il fallait aller vers l’abstrait. Maintenant au contraire, il

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faut, puisque nous sommes habitués à vivre dans l’abstrait, le délaisser, pour nous remettre à nous mouvoir dans le ooncret. Or, Kierkegaard a fait 3a connaissance des secrets d’existcncc, des mystères d’existenoe. Devons-noua définir le concept d’existence? Kierkegaard voit dans le fait de s’en abstenir un tact philosophique très sûr, car on ne peut que difficilement faire entendre au moyen de mois ce que signifie existence. Mieux vaut tourner notre esprit vers certains « existants » tels Hamann, Jacobl, surtout vers Socrate. Sans définir l’ex^ence nons pourrons énumérer les caractères de l’homme existant. Nous trouvons chez Socrate le « connais-toi toi-même » comme première caractéristique. L’être existant connaît sa réalité propre. Toute connais­ sance éthique et étbico-religieuse c se rapporte au fait que le sujet existant existe». Nous faisons ici un deuxième pas : être existant, c’est être dans l’éthique, c’est-à-dire, c’est ne pas se considérer comme donné, mais comme devant être créé par soi-même. Je me fais par mes actes, c’est cela qui est ; être éthique, et cet être éthique doit se tourner vers son origine ou sa source, vers son authenticité, vers ce qu’on peut appeler en un sens sa primitivité. Il doit s’approfondir de façon à se tourner vers ses premiers, momente gui sont les moments les pins vrais. «D’une façon générale», dit Kierkegaard, «tout véri­ table développement est un retour en arrière qui noua fait aller vers nos origines, et les grands artistes avancent par cela même qu’ils retournent en arrière. » Donc se connaître en se retournant vers son origine, et se connaître dans le fait que l’on se tourne en même temps vers son avenir, par l’éthicité même de sa pensée, telles sont les premières caractéristiques de Texistant. Si certains philosophes ont choisi comme thème de leur méditation l’idée d’existence, c’est que les idées de vie, d’âme ou de valeur n ’avaient pu les satisfaire et que, pour désigner cette essence à la poursuite de laquelle ils se mettaient, ils n’avaient pas trouvé de terme mieux approprié que celui d’existence. Le premier d’entre eux, Kierkegaard, avait dit : «l’exis­ tence est une énergie de pensée». Pour être existant nous devons penser intensément. Voilà donc une première for-

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mnle qui nous montre que la philosophie de l'esistence ne s’oppose pas à la pensée, pourvu (^e cette pensée soit intense et passionnée. S’il est difficile de définir l’existence, comme l’a déclaré Kierkegaard pour lequel s’abstenir d’îine définition du concept d’existence est la marque d’un tact très sûr chez le philosophe, le mieux à faire est donc de ne point chercher une définition, mais de poursuivre l’énumération des carac­ tères de la pensée existentialiste. Nous continuons donc cette énumération en allant aussi loin rae possible dans la définition de l’idée d’existence sans faire d’abord intervenir l’idée proprement religieuse. Le problème qui se pose, en effet, est de savoir si l’on peut exister d’après I^rkegaard sans être religieux. E t Q semble bien que oui, puisqu’il nous dit que Socrate était un existant. Il dît aussi que le christianisme, est la plus haute détermination existentielle. Pour résoudre le pro­ blème qm consiste à savoir si on peut exister en dehors du christianisme, nous essayerons de faire abstraction du christianisme dans notre définition de l’existence, et nous, le réintroduirons ensuite. Qu’est-ce que c’est qu’uu existant, abstrection faite des déterminations chrétiennes de d’existence ? Si le premier existant est Socrate il est naturel que nous nous référions d’abord à Socrate, et la première caractéristique de l ’exis­ tant que nous pourrons donner, c’est que l’existant a conscience de son existence, il se connaît lui-même, suivant le précepte socratique. Nous devons aller plus loin. Socrate était un moraliste, ^ se préoccupait de savoir ce que nous devons faire, (^est-à-dire au fond de notre relation avec l’avenir. IL n’y a d’existence, dans ce sens d’existence étbiipie, qne si cette existence est tournée vers l’avenir. Mais, ajoute aus­ sitôt Kierkegaard, nous ne pouvons jamais être séparés' de notre passé, nous devons retourner toujours vers nos o r i^ e s d’être aussi o ri^ e ls , au sens propre du mot^ aiusi primitifs, aussi authentiques qne possible. C’est là cît qu’il appelle l’approfondissement subjectif ne Texistenc^ Donc, nous aurons conscience que tout véritable dévelop~ peinent est en même temps retour en arrière, vers nos origines, retour vers ce qu’un autre philosophe de l’exis­ tence, Jaspers, appellera notre source et notre origine,

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icUfspmzig>. Si noc^ regardons les ^aiids artiste, nous verrous aussi, comme le note Kierkegaard, dès 1835, qu*uu grand artiste ne va de Pavant que parce qu*il retourne en arrière, vers les origines de Part, qui sont en même temps Pessence de l^art. Nous verrons aussi que, dans -notre vie propre, les premiers instants, les commencements, ont une valeur éminente. Ainsi, nous avions vu tout à Pheure que Pexistani se tourne vers Pavenir, mais en même temps il se retonrne vers le passé, il fait Punité de Pavenir et du passé. Gela signifie qu'en même temps qu'il existe, il réfléchit. J'ai dé}à dit que la pensée existentielle est réflexion. U n'est pas \rai que la réflexion étouffe l'originalité. An contraire, elle peut Paigniser. È t le but de Kierkegaard, ce sera d'nnir !a réflexiou et ce caractère authentique et originel de la pensée, de telle façon qu'on puisse réaliser une synthèse de ces deux choses ; par quoi il est possible d'atteindre ce qu'il appelle un sérieux immédiat, une primitivité acquise, une jeunesse sérieuse, ou encore une immédiateté mûrie. Cet existant, tourné vers son avenir et vers son passé, sera un individu irremplaçable, différent de tous les autres, et c'est à ^ o i Kierkegaard applique la catégorie de PUnique, ce sera P Unique. L’idée de solitude est donc très impor­ tante pour La définition de cet existant, il est seul dans son existence, et «seul dans la connaissance qu'il en a», suivant une formule que j'emprunte à M. Gilson. Dans ces régions de l'existence, l’individu ne peut entendre que sa propre parole, il n’y a pas pour lui de société à proprement parler avec d'autres êtres, et il emporte son secret dans la tombe. Mais U est très difficile d'exposer doctrinalement cette catégorie de PUnique. «La catégorie de PUnique», dit lUerkegaard, «ne peut être l’objet d’un exposé doctrinal, elle est un pouvoir, une tâche.» C’est encore dire que PUnique, Pidée de PUniqpie, est tout entière tournée vers Pavenir, elle est quelque chose qui doit être fait et non quelque chose qui doit être observé. Cette catégorie de PUnique caractérise l’homme. En effet, chez 1^ animaux, U'espèce est quelque chose de plus haut que l’individu, mais quand on ’snent à l’homme, le rapport se renverse, c'est l’individu qui est supérieur à l’espèce. Gela est carac­ téristique de l’espèce humaine et de l’individu humain.

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là, on voit que noua avons à renoncer à un certain nombre de formes de pensées, comme le système hégélien, comme le panthéisme, comme toute conception historique d'une évolution de l’humanité, puisque rimportant, cc n’est pas le système, c’est l’individu lui-même, ^erkegaard fait observer d’ailleurs qu’eu s’unissant les individus sc détériorent. Il y a une sorte d’individualisme anarchiste chez Kierkegaard. Si les hommes s’nnissent, par là même ils sont dans l’erreur, et c’est pour cela qu’aujourd’hui tout est pourri, car tout est politique, tout est le fait de la masse, du peuple, et il n’y a plus à proprement parler d’individu. Mais si Kierkegaard demande à l’individu d’être l’indi­ vidu, cela ne veut pas dire cependant qu’ü lui demande de pousser son originalité dans un sens absolument différent de celui de tous les autres. 11faut que nous soyons nous-mêmes, par là même nous serons hommes dans la nature même de L’homme. C’est là la différence entre une détermination morale et une détermination esthétique, comme celle du ^ n ie. 11 ne s’a ÿ t pas d’être un génie romantique, mais d’être une indivîdn^té morale. Exister, c’est donc être un individu. U est intéressant de noter les passages où Kier­ kegaard remarque que jamais nous ne sommes davantage dans la solitude, jamais nous ne sommes autant des indi­ vidus qu’en présence de notre pensée de la mort. . Noua en venons maintenant à une seconde série de déter­ minations de l’existant. Nous avons dit qu’être existant, c’est se connaître, c’est être dans le domaine de l’éthique, c’est être original et c’est être unique. Nous pouvons maintenant préciser qu’être existant, c’est être volontaire, c’est-à-dire choisir et se choisir. C’est en deuxième lieu être passionné, et de ces deux façons, par cette volonté et par cette passion, c’est être en constant devenir. D’ahord, exister, c’est choisir et se choisir. Noua avons dit qu’exister, c’est être un individu, c’est essentiellement faire une opération de choix, et par cette opération de choix et de décision, il y aura un rapport entre mpî et mot-même. Ce qui intéresse Kierkegaara, ce ue'sont pas ; ta n t 1^ rapports de moi et des autres, c’est essentiellement | le rapport entre aoi et soi, et ce rapport c’est la libertéJ « La liberté, voilà ce qu’il y a de grand, voilà ce qu’il y a d’immense dans l’homme.» Exister, c’est être libre, et do plus être plein delà passion

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de la liberté. Dans toutes les œuvres de Kierkegaard noua rencontrons cette idée de décision à prendre^ de choix. Ce cpi’il nous présente» c’est toujours une sorte de dilemme : tout ou rien, ou de deux choses Tune. Un de sea prin­ cipaux ouvrages a été traduit sous le titre Uaiterïuüwe^ c’est-à-dire « De deux choses l’une». Et si l’on choisit, par là même on se choisit soi-même. Choisir tel ou tel act& c’est me choisir voulant tel ou tel acte. 11 y a des choses qui nous sont données ; en un sens, nous sommes donnés à nous-mêmes, nous ne nous formerons pas ex Aihüo^ il y a des qualités que nous recevons, il s’agit de nous les appro­ prier. II s’agit, par un acte qu’il appelle l’acte de la répé­ tition, de prendre sur soi, de répéter, de s’approprier ce que l’on est. Ainsi on vit dans le concret et le temps. 11 s’agit de se choisir comme produit et par là même de se produire. E t ce choix, qui est en même temps choix de soi-même, est si profond que souvent il ne nous apparaîtra pas comme choix. Quel est le moment où nous choisissons le plus véritablement? C’est le moment où nous avons conscience de ne pas pouvoir faire autrement, c’est-à-dire que nos choix les plus essentiels, les choix les plus intimes à nous-mêmes, ce sont ceux que nous'ne pouvons pas choisir parce que si nous choisissions autrement, nous ne serions pas nons-mêmes. «Ainsi, le fait qu’il n’y a |>as de choix est l’expression de la passion immense et de l’inten­ sité avec Laquelle on choisit.» Et toujours il s’agit de s’unifier, de se simplifier, car le simple est pins haut que le complexe. Les enfants ont une multitude d’idées, mais celui qui médite réellement n’a qu’une idée. Socrate n’a qu’une pensée qu’il développe tout au long de sa vie. Ainsi, ce que Kierkegaard appelle le mouvement de i’infinité, c’est : approfondir une seule idée. L’existence se présente d’abord comme dissémination, comme pluralité. 11 y a une multitude d’existants. Mais chacun d’eux a un bat, doit avoir un but, qui est de faire une unité, une simplicité avec toutes ses déterminations. Ainsi nous pourrions dire que de cette existence comme extension et dissémination, nous allons à l’existenoe comme tension. Reprenant certaines formules qu’on trouve chez les néoplatoniciens, chez Plotin en particulier, Kierkegaard

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nous dit que toute addition est en un sens une sonstraction. Nous ajouter des connaissances, c'est bien souvent nous diminuer nous-mêmes. Plus on ajoute, plus on retire ; dans ce domaine 1& plus est le moins. Cependant si Kierkegaard a insisté sur le simple et Tun, lui-même sait qu'il est fait de diversités et même de diver­ sités infinie. Il sait aussi que toute profonde indivi­ dualité est au moins double, et « le génie, dit-il, le carac­ tère véritable contient en hn deux hommes, est dualité». Il y a ainsrchez Kierkegaard un conflit entre cette volonté d'nnité et cette multiplicité presque infinie qu'il sent en lui et qui se traduit par les pseudonymes différents dont il signe ses ouvrages. Retenons qu'exister, c'est être volontaire, choisir et se choisir. 11 faut ajouter, qu'exister c'est être passionné. « Tu dois être inspiré, car c'est cela qui est le plus haut.» Les théories de Kierkegaard nous apparaissent ainsi comme une revandie et une réponse du romantisme. Ce qui explique cette passion, c'est la contradiction essentielle à la vie humaine. L’existence est une immense contradiction du fini et de l'infini, et nous verrons comment paradoxe et passion sont liés. De sorte qu'il n'y a point de modération à conserver. Il faut être excessif, excessif dans le sens de l'éthique, et, noua le dirons plus tard, dans le sens du reli^eux. Cette passion émane de l'inconscient. La vie inconsciente est en nous cece qu’il y a de plus puissant, de plus profond». Être volontaire et être passionné, nous sommes dans un devenir constant, produit de nos actes et de nos passions. Kierkegaard avait noté très tô t que chez lui il n'y avait pas de détermination stable : cChez moi tout est en mouvement. » D'une façon plus générale, à chaque moment de son exis­ tence, le penseur subjectif devient. Il s'agit donc non pas d’être ce que l'on est mais de devenir ce que l’on devient. La passion, la décision sont des mouvements. L'existence ne se laisse pas définir, mais si nous disons que l'existence est mouvement, nous la caractérisons Intim em ent, car nous la définissons par quelque chose qui lui-même ne se définit pas; Te mouvement ne se laisse pas plus définir que l’existence. L’existence sera donc temporalité, le moi est une tâche, le moi est le produit d'un effort. Et si nous vou­ lions relier cela aux philosophies antérieures, nous pour-

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rions nous souvenir de Tidée de Fichte qui a toujours insisté sur le devenir qui caractérise l’honnne moral. L’effort doit être continu. E t cet effort sera -un effort de rélexion. Sans doute à certains moments Kierkegaard dit, pour s’opposer. aux cartésiens : cPlus je pense, moins je suis, et plus je suis, moins je pense.» Mais il n’en est pas moins vrai qu’il n*y a de réelle existence que s’il y a réflexion de l’existence, que si en même temps je saisis ce mouvement de mon existence et le mouvement de ma pensée. Sans doute, ce sont deux termes antithétiques, et il y a en un certain sens une lutte é mort entre la pexisée et l’existence, mais cette lutte Ù mort constitue précisément l’existence. Kierkegaard s’opposera à Hegel, car i’hégélianisme a le tort de vouloir expliquer toutes choses. Les choses ne doivent pas être expliquées, dit Kîerk^aard, mais vécues. Aussi, au lieu de vouloir saisir ime vérité objective, universelle, nécessaire et totale, Kierkegaard dira que la vérité est subjective, particulière et partielle. II. ne peut y avoir de svatème de l’existence; ces deux mots sont contra­ dictoires. Si nous choisirons l’existence, nous devons abandonner toute idée d’un système du genre de celui de Hegel. En réalité, il y a une individualité pour laquelle lé monde peut être un système, d’après Kierkegaard : cette individualité, c’est Dieu, mais noiis ne pouvons pas voir par I r yeux de Dieu. La pensée objective, telle que celle de Hegel, d e système», ne peut jamais atteindre que l’existence passée, ou l’existence possible. Mais l’ejdstenee passée ou l’existence possible sont radicalement différentes de l’existence réelle. Socrate est un existant ; c’est sans doute pour cela, dit Kierkegaard, que nous savons si peu au sujet de Socrate ; notre ignorance au sujet de Socrate est la preuve qu’il y avait là quelque chose qui doit nécessairement échapper aux historiens, une sorte de lacune nécessaire'dans l’his­ toire de la philosophie, par laquelle se manifeste .que là ou il y a existence ü ne peut y avoir réeliemeut connais­ sance. Socrate est non seulement la protestation contre ce qui est établi, suivaTit le mot de Kierkegaard, c’est-à-dire contre l’État, contre les idées communes, mais il est rincommensurable, il est sans relation, sans prédicat. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas le connaître.

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Or il 7 a plus de vérité dans l’ignorance socratique que dans le système hégélien. Car la vérité objectivé telle que la conçoit Hegel est la mort de l’existence. Exister objecti­ vement, exister dans cette catégorie de l’objectif, ou plutôt être dans cette catégorie de l’objectif, ce n’est plus exister, c’est être distrait. Les philosophes hégéliens s’occupent d’une multitude de données lûstoriques, ils s’intéressent à rhistcire, mais, dit Kierkegaard, ce qui m’importe, c’est mon existence à moi-même, oe n ’est rien de toutes ces données objectives, d’autant plus que ces données objec­ tives ne sont jamais que des données approchées. L’histo­ rien amasse une multitude de documente, mais posséderat-il jamais une certitude ? Ce qu’il me faut à moi, dit Kierkegaard, c’est une certitude; aucune certitude ne peut être acquise par l’histoire, mais seulement par les relations profondes avec moi-même et avec l’objet de ma croyaneer 11 faut donc abandonner l’idée d’une vérité systématique et Intemporelle. Il n ’y aura que des. morceaux de vérité, des miettes de vérité, et des morceaux de vérité en devenir. 11 n’y aura que du partiel et du fini, . Sans doute le hégélien pourra dire : « Mais vous-même qui parlez ainsi, vous vous révoltez contre ma conception de l’histoire du monde, mais malgré vous, vous êtes un moment de l’histoire dn monde, et je vous qualifierai de moment de la négation, de moment de la protestation. Mais le moment de la protestation est encore un moment de l’histoire.s Kierkegaard, que ces considérations objec­ tives n’intéressent pas, se re ^ se à être ce qu’il appelle un paragraphe dans le Système. Il est Sœren Kierkegaard et ne peut être subsumé sons des considérations objectives. Nous devons donc non pas tendre vers l’objectivité mais vers la subjectivité. C’est ainsi qu’il atteint cette formule sur laquelle nous aurons à revenir : c La subjectivité est la vérité.» La vérité n’est pas une adéquation à quelque chrae d’çxtérieur, la vérité est mon rapport à (quelque chose). Je suis dans le vrai si je me donne corps et âme à ce que je crois, c’est-à-dire si je suis dans un rapport subjectif, intense, avec ce quelque chose que d’autres appellent l’objet, mais qui n’est pas en réalité un objet. Par conséquent, saisir la vérité, c’est se l’approprier, c’est la produire, et c’est en même temps avoir un intérêt

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infini pour elle. Ce qui domine^ Kieïlcegaard, c’est Pidée d’un soiici infini de soi. J e dois me sauver moi-même, je dois être en un rapport infini avec moi-même dans une sorte de savoir qpi est en même temps action. L’enten­ dement ne se mouvra jamais que dans le relatif. Ce qui se meut dans l’absolu, c’est la passion. Et dans la passion, le penseur subjectif réalise l’unité de Fétemel et du temps. Il dévient un esprit existant infini, il devient un mystère par ce rapport profond à lui-même et à Fobjet de son affir­ mation. Alors, comment communiquer ce savoir aux autres, si on peut appeler cela savoir ? Nous ne pouvons pas commur niquer directement ce savoir, nous ne pouvons communi­ quer ici que par des biais, que par une sorte de dissimi­ lation, et c’est ce qu’a fait ^erkegaard, ne. disant pas aux autres : « faites ceci», mais les détournant par ses ouvrages de telle ou telle conception de la vie, de façon à les o séduire vers le vrai». Son maître sur ce point, c’est Socrate, qui procédait par interrogations, tpii trompait en q u e lle sorte les autres sur lui-même. Kierkegaard a essaye à son tour de tromper les antres sur lui-même, leur offrant une csurface riante», et gardant sa mélancolie au fond dé lui-même. L’esprit ne peut se révéler qu’indirectement, car rieti d’extérieur ne peut révéler complètement l’intérieur. Il restera toujours du secret. De plus il n’y a jamais là de certitude ; la> communication indirecte est seule à laisser la liberté à celui auquel quelque chose est commu­ niqué- Il s’agit de préserver la liberté du disciple. Il s’agit de refuser toute autorité, de laisser celui qui écoute faite sa vérité en 'quelque sorte lui-même, dans une tension pas­ sionnée. Grâce à la coïnmanicatîon indirecte, nous serons donc dans cette région dü subjectif où il y aura le je et le toi, et où il u’y aura jamais de hii, de il. Il n’y a plus ici de troisième personne, il y a des rapports entre une indivi­ dualité passionnée et d’autres individualités passionnées. L’incertitude est aussi un caractère que nous devons monter à notre énumération des ^^alités de l’existant. Dans cette dialectique qui caractériseraFbomme existant, il n’y aura rien de certain, et en fait, c’est cela qui explique cette passion dont nous sommes en quelque sorte la proie volontaire. Dans ce domaine de l’existence, nous ne nous

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passionnerons que pour quelque chose qui n’est pas tout à fait sûr, nous ne nous passionnerons jamais pour des certitudes, mais pour quelque chose qui est un risque. Dans ce domaine que nous essayons de définir, domaine de rexûtence, domaine du subjectif, nous sommes dans un danger constant, dans un risque perpétuel, nous sommes sur une mer orageuse et profonde. li n’y a ni preuves, ni démonstrations dans ce domaine. Socrate a essayé de-donnei des preuves de l’immortalité, mais à la fin dans une parole qu’aime citer Kierkegaard, il dit : a II reste un beau risque à courir.» Et, ajoute Kierkegaard, ce beau risque est beau­ coup plus une preuve de l’immortalité que toutes les preuves qui ont été données auparavant, car c’est là que se révèle l’existant, le penseur subjectif. Quand on aura comm le risque, on sera transformé, il n’y a pas de résultats au sens où la science donne des résultats, mais tout est transformé. Dans cette région de la subjectivité, de rincertitude, il n’y a pas de jugements. Nous ne devons pas juger les autres, nous ne pouvons pas nous juger nous-mêmes, et il y aura une angoisse constante puisque nous serons toujours en présence de problèmes, et de problèmes qne nous ne pour­ rons pas résoudre. Ainsi se constituera cette dialectique kierkegaardienne, opposée à la dialectique hégélienne, puisqu’elle sera indi­ viduelle, passionnée et discontinue, procédant par sauts soudains, par crises. Ici il n ’y a pas de synthèse. Go que vent Kierkegaard, c’est la thèse et l’antithèse; il veut que les ileux soient maintenues, conservées, sans qn’elles passent en une synthèse qui, au fond, ne ferait que les annihiler. L’antithèse restera présente dans la thèse. C’est ainsi que même si je m’élève au-dessus de certaines de mes tendances, ces tendances restent en moi; seulement j’en triomphe. Mais dans le triomphe même elles restent. Ainsi il y a un maintien de l’antithèse dans la thèse. E t de même nous verrons que dans la croyance persiste l’incer­ titude; la croyance n^est pas une destruction complète de l’incertitude au sein de la croyance. Noua sommes amenés à dire que Pexistence est couira-i diction. C’est cela qui explique cette passion, c’est cela qo? explique ces incertitudes. Kierkegaard a écrit : « Socrate se réjouit des jeux de la lumière et de l’ombre. Il réunit comme dans Tunité d’une proposition disjonctive la nuit

D ÉTSaM lN A TJO N S RELIG IEU SES DE

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la plus sombre et le jour le plus clair, le temporel et l’absolu^ il les voit liés comme il voit liés au début du Phédon Tagréable et le déplaisant. » L'existant est un homme qui voit s’affronter en lui des tendances contraires, a L’homme, dit Kierkegaard, est une synthèse dont les oppositions extrêmes doivent être posées, s II s’g ^ t de penser eu même temps les pbihls extrêmes, il s’agit d’unir en soi la jeunesse et l’âge mûr et la vieillesse, par ce qu’il appelle une contemporanéité existentielle. 11 s’agit d’unir la force et la douceur, la rési­ gnation et l’exaltation. 11 s’agit de faire du pathétique, du dialectique et du comique même une unité sup^ieure.

II Les d é te rm in a tio n s relig ieu ses de l ’existen ce. 11 y a lieu maintenant de réintroduire les concepts reli­ gieux, qui vont nous montrer sous toutes les déterminations que nous avons énumérées quelque chose d’un peu diffé­ rent, qui est la vision religieuse de la subjectivité. L’existant doit se connaître lui-même, comme le dit Socrate. Mais se connaître soi-même, c’est se connaitre comme pécheur, c’est se connaître comme déficieut, c’est du premier coup savoir (me l’on est devant Dieu. Il ne suffit pas d’être (imisle domaine de l’éthique, il faut être dans le domaine de l’éthico-religieux. Le retour vers les origines, c’est pour Kierkegaard le retour à Jésus. C’est la volonté d’être, par l’acte paradoxal de la foi, contempo­ rain de Dieu. Nous avions parlé de cl’Unique» (pii doit nous apparaître essentiellement sous la forme de l’homme religieux. Deuoa les défîl^ de la croyan Kierkegaard qui va de notre existence à Têtre de Dieu paf une suite de crises et de paradoxes. Nous savons que l’exhtence est à la fois brisure et unité, Tous deux ont réfléchi longuement sur le cas de Socrate, d’une façon différente il est vrai, car Socrate est k grand maître pour Kierkegaard et le grand ennemi pour Nietzsche. Dans cette inimitié de Nietzsche pour Socrate, il y a néanmoins du respect, et c’est une observation g^érale que nous pourrons faire pour Nietzsche : ceux ^ q u e ls il s’oppose le plus sont en même temps ceux stfxquels il tient par des liens très profonds. Même on pour­ rait dire cela au sujet de son opposition au christianisme. Ihi de ses derniers messages a été celui par lequel il déclare naif en lui Christ et Dionysos. D y a à la lois chez lui du mépris et une certaine attirance jitlnr Socrate. La théorie des perspectives et de l ’interprétation chez t^tzsche pourrait, dans une certaine mesnre, se compléter par une théorie de la vérité subjective, analogue à celle de ÎSèrkegaard. Nous savons qu’en Socrate, Kierkegaard révérait un g ^ d existant. L’existant est cêlm qui se connaît hnmsme et qui est essentiellement individualiste. Nietzsche l’apologie de ce qu’il appelle Je masque, Kierkegaard (Æîe de la dissimulation, afin de protéger l’individu contre ^ autres et contre la société. Çét individu qu’Us veulent développer est ambigu, et l^^uît, chez tous deux, des contradi^ions. Ds s’adressent f^indivîdu, au disciple, mais qui ne doit pas être à porler un disciple, puisqu’ils veulent que ^ c u n fasse sa propre éducation. Kierkegaard fnvoque rUnique, Nietzsche dresse la figure solitaire de Zarathous­ tra et de ceux qui veulent s’écarter de la foule. Tous deux sont des individus s’adressant à des individus, et des individus passionnés. Un des commentateurs allemands de

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LA P E K S ^ E DE

l' e

XISTEDCE

Kierkegaard (Vetter) a écrit : « Le chrétien est pour Kierkegaard une idée passionnée comme le surhomme pour Nietzsche.» Bien que Tun soit chrétien, l’autre anti-chrétien, nous pouvons dire que tous deux sont de» critiques de ce q[ue Kierkegaard appelle la chrétienté en tant qu’opposée au christianisme. La critique que fait Kierkegaard de la chrétienté est fon­ dée sur son admiration profonde pour le christianisme. Au premier abord la comparaison entre les deux penseurs semble difficile et paradoxale, puisque Kierkegaard pense en présence de la divinité, devant Dieu, suivant sa catégorie fondamentale, et qu’au contraire, on pourrait dire que Nietzsche pense en présence de l’ahsence de la divinité,, si Ton peut dire^ chose plus terrible que de penser en présence de la divinité. Kierkegaard est devant Dieu ; on pourrait dire que Nietzsche se présente lui-même à luimême comme étant devant un Dieu mort, devant le cada­ vre décomposé de Dieu, et c’est alors qu’il atteint la pa& fsdte solitude. Mais son athéisme n’est pas un athéisme objectif comme l’athéisme du xvm^ siècle, il ne s’agit pas pour lui de constater qu’il n’y a pas de Dieu, il ne dit pas même « Ï1 n’y à pas de Dieu», il dit :•« Dieu est mort», ce qui esb malgré tout une sorte d’affirmation que Dieu a vécu, et ff. ^ t très difficile de dire que Dieu a vécu sans recohnalti# qu’il vit d’une certaine façon, * 11 ne faut pas voir là une coi^tatation, mais plutôt nn^ sorte de meurtre sacramehtel, de meurtre sacré : il fauî' tuer Dieu. C’est ce que Jaspers a appelé un athéisin| existentiel, c’est-à-dire une opposition existentielle # Dieu. f A la place du savoir objectif, Kierkegaard met la croyanc^ Nietzscme la volonté de puissance. Mais dans l’incroyan^de Nietzsche, il y a une croyance et peut-être dans ÿ croyance de Kierkegaard y a-t-il une incroyance, puisqi ^ Kierkegaard dit toujours que la croyance a à lutter cont rmcroyajiee, mais ne triomphe jamais d’elle, d’nne fa$ définitive. Une croyance qui serait complètement S£ incroyance en elle, sans une incroyance dont elle essaie de triompher, ne serait pas croyance tout à fait vivante. Ainsi l’opposition entre croyance et incroyance semble s’évanouir si la croyance, par sa dialectique, conserve en

KIERKEGAARD ET LES PH ILOSOPHES

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elle une incroyance, et rincrôyance implique une certaine croyance dont elle a sans cesse à triompher. ISieslzsche, certes, n’est pas classé ordinairement parmi les philosophes de l’existence, mais il a philosophé, il a écrit son œuvre, comme il le dit lui-même, avec tout son corps, avec toute sa vie. Les vérités qu’O met au jour, sont, suivant son expression, des vérités sanglantes, des vérités qui portent la marque de son sang. Donc tous deux sont des penseurs subjectifs et passionnés. E t cette passion rient de ce qu’ils sentent la lutte à mort entre la connais­ sance et la vie, et pourtant ont le besoin tons deux de maintenir une certaine connaissance, une connaissance aiguë et passionnée, en même temps que de laisser se conti­ nuer une vie intense.' L’existence pour Kierkegaard se meut essentiellement dans le devenir et le temps. Or, il en est de même chez Nietzsche, qui oppose à toute vision statique du monde le dynamisme de cet instinct de création, de cette volonté de puissance qui est au fond de l’imivers. L’idée de possibilité chez Kierkegaard; présente, n’est pas moins importante chez Nietzsche, et elle prend des valeurs et des nuances différentes snivani les domainea où il l’ap­ plique. Ainsi, le phUosophe pour Nietzsche devra être celui qui conçoit une multitude d’hypothèses, court une multi­ tude de risques, aborde de dangereux «peut-être». Kier­ kegaard nous avait dépeint l’âme croyantecomme en voyage sur des mers profondes. De même Nietzsche nous décrit le surhomme sur la m er de l’infini. Chez tous deux se trouvent ridée de dangereux «peut-être», l’idée de problème et même l’idée d’chomme problématique». < Il faut mettre au premier plan», dit Nietzsche, «tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange». De plus une comparaison est possible entre l’instant, essentiellement l’instant de rincamation, pour Kierkegaard, et l’étemel retour chez Nietzsche. L’idée de rincamation U au moins deux significations chez Kierkegaard, deux rignîfications qui ne sont pas opposées, mais qui vont ensemble. Destmée dans sa pensée d’une à nous mettre an présence de quelque chose d’absurde, qui est le fait que l'éternel a commencé à un moment donné du temps, elle nous fait voir qu’il y a un moment du temps ou le temps, « touche l’éternité». Ce moment, c’est l’instant, instant

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LA PE N SE E DE L EXISTENCE

de rincamation, mais anssi instaiit dans chacune de nos vies, quand nous nous concevons nous-mêmes comme jonction du temporel et de rétemeî. Ces deux fonctions de l’instant, nous les trouvons également incarnées, symholisées dans ridée de l'Élernel Retour chez Nietzsche. Qu’est-ce que r Étemel Retour ? C’est en premier lieu quelque chose d’absurde, l’idée que nous nous retrouverons, que je dirai la même chose devant vous une infinité de fois. C’est quelque chose dont nous ne pouvons pas, dit Nietzsche, supporter même la pensée. E t c’est pourtant quelque chose qu’il pense prohahle, étant donné rinfinité du temps et de l’espace, n est peu probable qu’il ait réussi à prouver cela, mais l’important, c’est sa volonté de le prouver. Pourquoi cette volonté ? Parce que c’est une pensée absurde, et qui nous pensée ae metzscne la ipnction que accomplit dans celle de Kierkegaard. C’est une sorte de martyre pour l’entendement. Mais pour eenx qui peuvent et savent dire oui àTÉtemel Retour, c’est le fait que chaque instant a nne valeur infinie, puisqu’il se répète une infinité de fois ; ainsi réapparaît l’idée d’éternité. Les deux fonctions que l’Incarnation du Christ accomplit chez Kîerke^ard, no\is pourrions dire que l’Éternel Retour les accomplit chez Nietzsche. Chez Nietzsche, grâce à i’Éternel Retour tous les instants sont emplis d’éternité, comme chez Kierkegaard grâce à l’incamation du Christ, tout peut prendre ici-bas une valeur infinie. On pourrait dire que l’un, Kierkegaard, ae voulant le contemporain du Christ, insiste plutôt sur le passé du monde, et que l’autre, Nietzsche, insistant sur le surhomme, met en avant l’avenir. Mais cette distinction, est seulement appuente, car le fond de leur pensée est qu’U doit y avoir une identité du passé et de l’avenir dans l’instant réel. Le surhomme nietzschéen sera celui qui se rendra compte que tout passé est en même temps avenir, et qui, par là même, aura la force de dire oui au monde. De même que le chrétien, suivant Kierkegaard, sera celui qui aura l’idée que rincarnation et la résurrection sont un fait éter­ nel. L’acte par lequel nous disons oui à la vie,chez Nietzsche, est analogue à Pacte de la répétition chez Kierkegaard. Allons encore plus loin dans la pensée de Nietzsche, en

KIERKEGAARD ET LES PH ILO SO PH E S'

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meLtant eji rapport sea deux idées fondameutales, l’idée du surhomme et l’idée d’Éternel Retour. Le siulxonune est celui qui aura assez de force pour supporter la peusée de l’Êternel Retour. Or qu’est ce que le surhomme ? C’est celui qui dépasse l’humaiiité. Qu’est-ce que l’Étemel Retour ? C’est la pensée que lien ne peut être dépassé. Immense contradiction. Mais Nietzsche, pas plus que Kierkegaard, n'est effrayé par les contradictions. Le surhomme qui dépasse l’humanité sait en même temps que l’humanité ne peut pas être dépassée. Insistons encore sur un autre élément de l’idée de surhomme : le dépassement, que les philosophes contem­ porains appelleront du mot ancien de transcendance. «L’homme, dit Nietzsche, est quelque chose qui doit être dépassé.» Dans cette pensée, nous voyons la première esquisse de l’idée de transcendance, telle qu’elle sera com­ prise par Jaspers et Heidegger. A l’intérieur de l’homme se trouve un mouvement de tranBcendance. Mais la transcendance prend un autre sens quand on se rend compte qu’il y a quelqpië chose qui dépasse abso­ lument l’homme, qui écrase l’homme, et qui est précisément cet élément contradictoire qui se révèle par les contra­ dictions. Le mouvement de transcendanc#^ vient a!o]^ se rencontrer averc le terme transcendant quîestrËtem elponr Kierkegaard et qui est l’Étemel Retour pour Nietzsche. Sur ce fait Jaspers a médité quand il a construit sa philosophie, car, comme nous le verrons, la philosophie de Jaspers consiste à dire qpie l’existence au sens précis du mot prend place entre deux autres termes, un terme c^’il appelle le Dasein, qui est, au premier abord du moins, l'être en tant que donnée empirique, et la transcendance, dont nous ne pouvons rien dire que par symboles, par signes, et par signes contradictoiresr avec eux-mêmes, par des antimonies, par des cercles vicieux, par des définitions qui se nient elles-mêmes. Ainsi, jaspers pense que l’on doit prendre l’ensemble de la pensée de Kierkegaard et de Nietzsche moins comme quelque chose de donné et de statique comme uil signe, «un chiffre», de quelque chose qui noiis dépasse infi­ niment, qui est le Dieu inconnu, le Dieu inconnu des néo­ platoniciens et des gnostiques. Jaspers relève que Kierke­ gaard a insisté sur cette idée du Deus incognitiis et que

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LA PE N SÉ E DE L’EXISTENCE

Nietzsche a écrit dans sa jeunesse un poème adressé an Dieu inconnu. Diaprés Jaspers la méditation de IGerkegaard et celle de Nietzsche ont échoué en un certain sens. Échec néces­ saire, qui nous fait entrer par aTance dans la philosophie de Jaspers. Nécessité qui s’explique, parce que la pensée humaine échoue nécessairement devant la transcendance. Quelle est la signification de tout Tensemhle de ces deux pensées, celle de Kierkegaard et celle de Nietzsche? £n eux, dit Jaspers, le monde moderne prend conscience de son. échec. £n eux, la modernité se nie elle-même, elle veut revenir à la vision chrétienne chez Kierkegaard, à un idéal anté-socralique chez Nietzsche. C’est donc uüê façon pour le monde moderne de dire qu’il veut se débarras­ ser de lui-même, retrouver l’être. Ges deux philosophes, de deux façons différentes, nous ramènent, d’après Jasperé, à ia pensée et an sentiment de l’être. Ainsi, ils ont critiqué la raison, mais ce n ’est pas dans l’intérêt du scepticisme, c’est pour éveiller une nouvelle attitude de pens^. On pourrait parcourir les oeuvres de Nietzsche du point de vue de l’histoire de la pensée existentielle, montrer comment J^ p ers peut trouver en elles l’exemple de ce qu’U appellera les sitnations limites, comme la souffrance la mort, l’idée de transcendance, la logique des contra­ dictoires, et enfin l’échec comme cluffre de ce qui noos dépasse infiniment. C’est an ce sens pârticuliërement que Jaspers voit dans les symboles conçus par Nietzsche signes aux significations infinies. Jaspers critique Nietzsche, qu’il montre oscillant entre une sorte d’empirisme et une sorte de romantisme. Nietzsche Yonlart trouver une preuve scientifique de l’idée de l’Ë t ^ nel Retour. Selon Jaspers c’est une erreur, parce que l’idle d’Éternel Retour se situe au delà de la sphère des choses qui peuvent être démontrées par la science. «Tantôt, dit J^ers, Nietzsche est un penseur enfermé dans le fini (c’est-àire qu’il veut se contenter de données scientifiques), tantôt c’est un penseur qui s’évanouit en quelqne sorte dans d^ horizons infinis par un romantisme sans fin ; mais jam ai^ n’aboutit à constituer quelque chose qui nous satisfa^^ complètement. « Nous pouvons nous demander, et c’est là une question que se pose Jaspers, si le mérite de ces philosophes ne tieul

§

LES CATEGORIES EX ISTEN TIELLES

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pas dans une certaine mesure à une sorte de défifiietfce de leur vie propre. Jaspers écrit : oVoüà finalement quelle est la question, la question paradoxale ; la condition du souci de l’existant au sujet de l’existence, chez Nietzsche et chez Kierke^ard, n’est-ce pas leur manque existentiel ? > Tous deux sans lien avec d’autres pei^onnes, célibataires, et solitaires qui ne vivent que pour une idée: De leur propre jugement ils constituent des exceptions et sont, disent-Ûs aussi, des héros du n ^ a tif. Ainsi, la philosophie de l’existence, si elle se rattache à Kierkegaard et à Nietzsche, se rattache à deux grandes'exceptions. «t11faut, disait Nietzsche, être en faveur àe l’exception, pourvu qu’elle ne devienne pas la règle. > Nous trouvons ici un paradoxe. Jaspers lui-même n’est pas une exception. Professeur de philosophie comme lés autres professeurs de philosophie, mais qui philosophe, dit-il lui-même, à la lumière de ces deux exceptions. Son œuvre a été de penser, loi, non exception, à la lumière de deux grandes exceptions qui sont Kierkegaard et Nietzsche. Telle est sa situation dans la profondeur de l’histoire. Gomme le dit Jaspers, Kierkegaard et Nietzsche nous délivrent, sans nous placer devant des tâches définies par eux. On ne peut devenir que ce qu’on est destiné à être, lis sont des éducateurs, non pas des éducateurs dans une doctrine qu’lis nous exposeraient, nous imposeraient, mais dans notre propre devenir, mais dans notre propre être. Une fois que nous avons médité snr eux, nous ne ponvons plus continuer à vivre dans la continuité de la ^adition eoneeptuelle. Leurs ouvrages sont des signes d’une signifL cation infinie, des chiffres de la transcendance. VI Les catégories existentielles.

, Nous tenterons maintenant de donner une liste un peu scolastique ou un peu hégélienne des ' catégories de la philosophie de l’existence qui nous serN-ira, bien qu’elle soit un peu compliquée, pour nous débrouiller dans cette philosophie.

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LA PE K SEE D E L EXISTENCE

Cette liste de catégories a cette caractéristique (malheu­ reuse, dirait Kierkegaard) qu’elle procède hégéliennement plutôt qu’existentielleiiLent, par trinité de termes qui sont parfois des thèses, des antithèses et des synthèses (sans l’être toujours). Nous ayons yu les deux origines des philosophies de rexistence : l’idée de fait, de contingence ou de facticité» d’une part, c’est-à-dire l’idée qu’il y a un élément d’empi­ risme, un élément de donnée irréductible à la raison, et d’autre part l’idée d’émotivité. Nous avons vu en effet qu’elles sont à la jonction de deux courants, le courant que nous avons fait remonter à Kant, qu’on pourrait faire remonter plus haut que lui, qui montre riirêductihilité de l’exislecce à ressence, et fc courant religieux qui vient de Pascal, de Luther, de saint Augustin.^ Nous avons ainsi constitué notre première triade qui sera : facticité, émotivité, existence, qui eâ comme une sorte de synthèse des deux catégories précé­ dentes. L’eu soi de Sartre irait du côté de la facticité ; le pour soi du côté de l’émotivité. Nous en venons maintenant à la deuxième triade ; l’existence n’a d’existence que par rapport à l’être. L’exis­ tant est celui qui se pose la question de l’être absolu, la question de Dieu. Nous verrons cela dans Jaspers, nous verrons surtout cela dans Heidegger. Qu’est-ce que l’exis­ tant pour Heidegger ? L’existant, c’est chacun de nous en tant qu’il se pose la question de l’être. Le rapport entre l’existant et l’être, c’est ce que nous pouvons appeler la transcendance, la transcendance de l’existence vers l’ètre. Nous avons ainsi la seconde triade : existence, être, transcendance. 11 y aura à noter, au cours de l’histoire des philosophies de l’existence, le changement de sens du mot transcendance. philosophe fait que nous philosophons non pas dans l’étemel, mais en un ceitain lieu et à une certaine date. Jaspers parle de sa situation, de sa situation philosophique qui est de philo­ sopher comme nous l’avons vu, à la lumière de deux excep­ tions qui sont lüerkegaard et Nietzsche. Et, si nous prenons l’origine de la philosophie de l’exis-

LES CA.TEGORIES EXISTENTIELLES

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trench, Kierkegaard^ nous voyons qu’il philosophe à partir de sa situation psychologique, de ses relations avec sou père, de ses relations avec sa fiancée. Voilà donc une caractéristique de la philosophie de l’ezis-' tence, et voilà la troisième triade : existence dans le temps, possibilité, situation. Mais l’idée de temps peut se préciser à l’aide de la triade suivante. Nous avons insisté sur l’idée d’origine et de source. 11 faut toujours aller vers l’origine ; nous l’avons TU, en analysant la pensée de Kierkegaard. D’autre part, l’homme est toujours tourné vers l’avenir, faisant des projets, suivant le terme de Sartre. Donc tourné vers le passé, tourné vers le futur (nous avons vu *^la aussi dans la comparaison entre lüerkegaard et Nietzsche), et constituant le présent par une sorte de joncdon du passé et du futur. Nous avons ici la quatrième triade : origine, projet, instant. Et l’existant existe par rapport à soi, comme nous l’avons m à propos de Kierkegaard : un être existant c’est un èlre en rapport infini avec lui-même en même temps qu’il est transcendant par rapport à soi, qu’il accomplit un mouvement de transcendance. C’est ce que nous avons à préciser maintenant. L’existant choisit et se choisit. Et l’idée de choix, pour tvierkegaard, mais encore plus pour Heidegger et pour Sartre, implique l’idée de néant, implique l’idée de faire du fiêact quelque chose, et ce choix se fait par là même nécessairement dans l’angoisse. Nous avons donc là une [louvelle triade, la cinquième : choix, néant, angoisse. Nous en venons à l’idée de Liberté qui est au fond équi­ valente à l’acte de choix. Ici nous avons une difficulté paitibUlière dans la constitution de notre triade, parce que cette liberté peut aboutir à deux choses différentes : soit à l’échec, ?oit à ce qu’on peut appeller le triomphe, et à ce que cea philosophes appeUent le répétition : c^est l’acte par lequel oû prend sur soi ce qu’on est, c’est Pacte par lequel on rend nécessaire la donnée contingente (triomphe relatif pidaqu’il consiste au fond à appeler triomphe une sorte ns soumission à nous-mêmes en tant que donné à nousmêmes). Quoi qu’il en soit, la liberté va soit vers l’échec, eoit vers la répétition. Et comme résultat nous avons rauthenlicité. Ce sera la sixième triade.

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LA PS N S K S D E L EXISTENCE

Nom arrivons à la septième, qui concerne noos-mêmes et nos rapports avec l'autre, et qui sera constituée de façon plus classique dans son architecture par idées de l'U n i^ e , de Tautre et de la communication. Vouà l'ensemble des catégories de l'existence. Il se peut qu'il y en ait d'antres.

DEUXIÈME PARTIE

JASFERS

I Jaspers et le problème de l'être. L es e x p é r ie n c e s f o n d a m e n t a le s . La partie critique.

Veaons-en maintenant à Jaspers. Jaspers n'a pas été d’abord un philosophe, mais im psycho-pathologi^. R a été Tauteyr d’un traité reconna encore aujourd'hui comme fondamental : Allgemeine Psychopathologiej en 1913. Puis est venu un ouvrage très important pour la formation de la pensée de Jaspers, La psychpîagit des çisions da monde^ 6n 1919, et c'est là que se dévoile l'importance extrême de la pensée de Kierkegaaird pour lui. La méditation de Jaspers est une sorte de commentaire, d'approfondissement par­ fois, de généralisation de la pensée de Kierkegaard. Par exemple, quand Jaspers nous dit que dans l'existence, la profondeur est liée à l'étroitesse, c’est à Kierkegaard qra'il pensa. Quand il nous dit qu'il faut penser à partir de eitusrtions, c'est encore l'exemple de Kierkegaard qui est devant ses yeux. Il est vrai que d'autres philosophes ont joué un rôle dans le développement de la pensée de Jaspers; il part son# n t dans sa méditation d’idées proches de celles de Kant, et est influencé aussi par des auteurs panthéistes et mys­ tiques comme Nicolas de Guse, comme Giordano Bruno et comme Spinoza.

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LA PEN SÉE DE

l ’ e XISTENCE

Il publie Philosophie en 1932. A partir de là, il déve­ loppe sa pensée, ou plutôt la concentre en deux opuscules. Tun La raison et Vexistence^ en 1935, et l’autre La philoso­ phie de Vexistenee, en 1938. 11confronte d’autre peirt sa pensée avec celle de Nietzsche et avec celle de Descartes, qu’il juge et condamne comme infidèle à sa propre origine (Ursprung), suivant le vocabb iaspersien. La pensée de Jaspers est que Descartes a nm la- main pour ainsi dire sur de très grandes vérités, au moment du doute, au moment du cogito, mais bientôt a submergé'par une sorte de dogmatisme. La question que se pose Jaspers, est une question qui concerne l’être. C’est le problème de l’être qu’il formule au début de ce grand ouvrage en trois tomes qu’est La Philosophie. Je me pose des questions comme ceUes-ci, dit-il : Qu’eet-ce que l’être ? Pourquoi y a-t-il quelque chose ? Pourquoi n’est-œ pas le uéant qui est ? Qui suis-je ? Que veux-je authentiquement ? Tournures très personnélfes ; c’est qu’il n’y a pas d’êtrs en général. Ici l’ontologie de Jaspers, si on peut parler ^ u r bii d’ontologie, s’oppose à ceOe de Ss^re ou de Heidegger. 11 s’intéresse à la question dé l’être, mais il sait d’emblée m e nous ne pourrons pas avoir un système dé l’être, que l’être total nous échappera. C’est pour cela que Berdîaeff a dit qu’il n’y a pas d’ontologie chez Jaspers. Il y a néanmoins un désir d’ontologie. IT y a différentes sortes d’êtres, dont on ne peut faire l’unité. Il y a ce qu’il appelle l’être objet, l’être en soi, l’être pour soi. Ce sont les modes, les pôles de l’être, et je ne peux les réduire l’un à l’autre. Si je réduis tout à l’être en soi, j ’en fais im objet, je le transforme en être objet ; si je réduis tout à Têtre objet, je fais quelque chose de contradictoire, parce qu’il n’y a d’objet que pour un sujet, et je ne puis non plus réduire tout l’être à mon moi parce que mon moi est orienté vers autre chose que lui. Cette méfiance envers une ontologie unique, si elle n’e^ pas manifeste chez lès autres philosophes dits philosopli^ de Texîsténce, comme Heidegger et Sartre, est pourtanl^ implicite en eux, car pour Heidegger, il n’y aura pas un être sous lequel on puisse subsumer toutes les autres formes d’être. Il nous dira qu’ü y a cinq formes d’êtres très différentes les unes des autres. Pour Sartre, il y a deux

J a spers

et

le

problèm e

de

l *k t r e

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fûmes d’êlre, l’en soi et le pour soi, dont il ne semble pas nu’i! puisse faire Tumté. Par conséquent nous pouvons voir déjà que ces philo­ sophes qui se préoccupent essentieUement de la question dé l’être, puisque l’un, Heidegger, intitule son livre fonda­ mental U Être et le Temps^ et que l’autre intitule son livre londamental L'Être et le Néants n’arrivent pas malgré tout à nous donner une solution du problème de l’être. Heidegger et Jaspers citent volontiers Aristote, disant : %lt n’y a en philosophie qu’un seul problème toujours dis­ cuté, c’est le problème de l’être.» Mais Heidegger n’arrive pas à nous en donner une solution, ni Sartre ni Js^pers. Jaspers a conscience qu’ü ne peut y avoir de solution ; çette absence de solution, est la condÜtion de notre liberté et de notre spontanéité. Si nous pouvions trouver ce qu’est rêire, il n’y aurait plus de place pour nos mouvements authentiques et spontanés. Sans doute, fait observer Jaspers, les Universités pré­ tendent nous donner une théorie de la connaissance, une métaphysique, une théorie des valeurs. Mais il constate là déception de la jeunesse deyant cette théorie de la {ÿnnaîssance, cette théorie des valeurs. La je n n ^ e dont 4 parle se détourne de la philosophie et va vers la science, ilsos d’autre part la science est devenue, à la fin du U # siècle, critique d’elle-même. Peut-être pour la première dans l’histoire, en tout cas plus nettement que jamais, k ^ence conçoit qu’elle a des limites, que ses principes mis en question, et que la connaissance se heurte à itasbomes iofranchissables. Tel est le début de la méditation de Jaspers. Il continue m montrant que le monde au premier abord se divise en siei et non-moi, le moi étant lié au non-moi sous ses deux fôrÿies de matière contre laqueUele moi a à lutter et dont é'^î^e part il se nourrit, et d’esprits avec lesquels il est yé,r;Jl y a une inséparabilité de moi et du monde. Mais lUgmi ne peut faire une unité complète. Il n’existe pas JMité subjective. Les sujets sont multiples, et chaque est hn-même. D’autre part, il n’exis^ pas d’unité ’i^cUve; chaque science voit le réel d’un point de vue diff'irent. Chaque science aussi, observe-t-il, a des données qui luisent fournies par la nature, ou elle est suspendue à des |irincipes. Nous n’avons nulle part une science qui se

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LA PE N S E E DE L EX ISTEN CE

suffise à eUe-même. La science dépend des faits, d*une part., des principes, diantre part, et elle n^arrive nas. à noa^ donner une unité. Ainsi Tunivers que nous aonnent ks sciences, car il faut dire les sciences, et non pas la scienoe, est nécessairement un univers brisé. G*est dire que le« philosophies qui essaient de nous montrer une unité dt Punivers, que ce soit le positivisme d^un côté, ou ridéalisme de Pautre, échouent nécessairement. Ë t elles échouent pour la même raison, à savoir qu^eUe croient que tout est éncnir çable en termes objectifs, elles croient que le tout de Têtre est perméable à la pensée. Le positivisme dit (m’il n’y ^ que des faits, l’idéalisme dit qu’il n ’y a que des idé^: aucun des deux ne tient compte de cet élément que Kier­ kegaard nous a appris à sentir, qui est Tindividu snbjectif NL dans le positivisme, ni dans l’idéalisme de Hegel d n’y a de place poux l’existence, pour le dioîx, pour h volonté. Qn’est>ce donc que l’Individu ? C’est ici que la méditation de Jj^peis fait un nouveau pas. 11 y a derrière l’ensembh de nos déterminations Ibmques, il y a derrière notre esprit q u e lle chose qu’il appelle l’existence. ff Orientation dans le monde», « Existences,* Transcen­ dance », les titres des trois tomes de La Philosophie sigi^ fient dans le langa^ traditionnel : monde, âme et L’existence, ce n’est pas pour Jaspers la pensée imper-; sonnelle de Descartes, ni ceUe de Hegel ; c*est quelque chéai d’inexplicable, que je puis seulement, suivant le «mot Jaspers, éclaircir, erkeUen. Je ne peux jamais voir ce qu’«^ mon moi, je ne peux même jamais le réaliser. C’est pQu cela que toujours Jaspers parle de l’existence possibk. L’exktence se présente sous l’aspect de possibilité d’eîÉtence et comme tournée vers l’avenir. C’est dire que l’existence est essentiellement libéré et aussi, au début tout au moins, solitude dans la libei% au début, car peu à peu ces lîbeiiés que sont les exis^aiib onrront s’unir dans une sorte d’eunour et, tout à la e lutte, d’amour eu lutte pour la compréhension l’im^^ l’autre. C’est que ce moment de l’histoire de la philosophi^K l'existence, le moment de Jaspers, est celui où, à ridé: de Tunique, de la solitude, s’ajoute tout d’abord le nu , ment de la place de nous-mêmes dans l’histoire, sousk

S

JA 5PE B S ET LE PROBLÈME DE

l 'Ê T B E

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ilfux aspects de situatiou et d’hisLôîicité, puis le uiomeat de notre comnranication avec les autres moi, La philosophie de Jaspers a son o r i ^ e dans la pensée de Ivîerkegaard, mais elle l’exprime sous des formes plus «'cnceptuelles. Jaspers va essayer de montrer qpie Tezisicnec se place entre le domaine des faits observables et le doTnaine du transcendant dont nous ne pouvons rien dire td qui se rapproche de l’Autre absolu, du Dieu inconnu de Kierkegaard, et plus encore peut-être de P Unité de Parlo^ioide ou du principe suprême de la République. Il y aura au-dessus de nous-mêmes un domaine auquel cous sommes reliés de façon mystérieuse, le domaine des métaphysiques. Nous aurons à dépasser le domaine possibilités pour entrer dans un domaine de nécessité, tcais tout différent du domaine de la nécessité scientifique, l>msque ce sera la nécessité de la transcendancê. Après avoir esquissé les traits généraux de la philosophie ifi Jaspers et constaté ^ ’il était parti de la psycho-pathoiçgie, dont U sort, en 1919, avec la Psychologie des intuitims du monde^ nous tenterons de trouver les caractérisûques de sa pensée dans cet ouvrage. D’abord, dit-il, une intuition du monde, une Weliansfhauungy est quelque chose qui caractérise celui qui la |iossède si profondément qu’aucun autre ne peut la pos­ séder, la comprendre pleinement. Chaque viision du monde ÈSl tout individuelle. Celui qui Pa, celui qui est en elle, la K>it absolue, celui (jui est hors d’elle ne peut pas Pacsv.pter ni même la comprendre. L’idéal serait de coïncider, pour prendre un mot bergÿciiien, d’aussi près que possible avec telle ou telle indivi­ dualité, suivant la vision du monde que noos voulons observer en nous. Fuis il montre que chacune de ces visions du monde est étroite, c’est-à-dire que chaque penseur, chaque écrivain, •ifin de voir le monde du pomt de vue particulier qui est ieûen, est empêché de voir le monde, et s’empêche de voir Amende d’iin autre point de vue que le sien. Ces visions ^ m o n d e sont donc toutes exclusives l’une de l’autre, et raaeune est partielle. Allant plus loin, et prenant la vision du monde d’un des penseurs qui aura la plus grande influence sur lui, Kierkegaard, il montre comment la profondeur de Kierkegaard est liée à l’étroitesse de sa vision du monde.

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LA PE N SÉE DE

EXISTENCE

Nous retrouverons également, à sa place dans l’ensemljlc de sa philosophie, ridée des situations limites, dan situations où Pâme est tendue à Pextrême. Dans ces situa­ tions extrêmes, de combat, de douleur, de mort, nous prenons conscience à la {ois plus profondément de nous-mêmes ot des limites qui sont devant nous-mêmes, des limites auquelles nous nous heurtons. Ailleurs il étudie certaines personnalités telles qjio Strindbez^ et Van Gogh, des'hommes qui sont des malades, qui sont des schizophrènes ; l’humanité contemporaine avance, dit-il, vers les dernières sources de l’expé­ rience ; grâce à ces malades qui furent des génies, les fondements de l’être nous sont d’iiné certaine manière révélés. L’humanité est dans une situation problématique et dramatique, et c’est pourquoi les révélations contem­ poraines sont réservées à des hommes qui n’ont pas été dos hommes normaux. Grâce à eux, nous sommes placés devant les dernières questions, grâce à eux notre esprif est ouvert pour les choses les plus étranges. Deux expériences fondamentales vont dominer ensuite la pensée de Jaspers ; l’expérience de ce qn’on peut appeler la déchirure de l’être, et l’expérience de Pétroitessi des visions du monde. Déchirure de l’être ; en effet, le monde se présente à nous sous des aspects partiels et contradictoires. Nous ne pou­ vons pas avoir, comme l’avaient pensé par exemple Spinozit ou Hegel, ime vision totale du monde. Nous sommes devant un monde en ruines, un monde déchiré, un monde croulant, et s’écroulant en multiples morceaux. D’autre part, nous avons à choisir im des aspects du monde, et notre vue si elle veut être profonde, tend à être étroîk*. Nous examinerons maintenant la partie négative de l’oeuvre de Jaspers. Nous y trouvons line critiqpie de l’ob­ jectivité et de l’idée de totalité. Gomme chez Kierkegaard, il n’y a pas de possibilité d’une vue objective et totale de l’être. Au premier abord, nous sommes devant un monde qui nous paraît assuré, qui nous parait assez simple à com­ prendre. Les instants succèdent aux instants, les chosts visibles aux choses visibles. Mais si nous réfléchissons, nous nous trouvons en présence de ce fait que les instante s’évanouissent dans le passé, et que tout ce que nous

J^ S P E B S ET LE PROBLÈME DE

l ’ÈTRE

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cl'oyons représentaüble» la science nous montre que finaleluont cela se dissout en éléments qui dépassent notre repré­ sentation. Sans douteV dira-t-on, la science nous donne des faits ; mais, continuant ici rœuyre des critiques des sciences, vomme Poincaré, Duhem ou Milhaud, Jaspers nous fait observer que la mesure dépend des instruments de mesure, de la situation et de la constitution de Thomme, que tout' fait implique des théories, comme l’ont montré particu­ lièrement Milhaud et Le Roy, que les sciences dépendent de, certains principes qui ne peuvent pas être prouvés, qu’il y a des postulats, et que, si nous voulons voir le monde dans son ensemble, nous nous heurtons à des antinomies. Donc la science n’est pas, au sens fort du mot. Il n’y a que des sciences. Des sciences particulières, et non pas une science générale. De plus, la science ne nous explique pas les valeurs, et la science ne nous explique pas le sens de la science. Un savant ne peut pas expliquer scientifique­ ment ce désir en lui de savoir qui est à l’origine même de la science. Enfin, si nous regardons les résultats, nous voyons que le savant aujourd’hui nous présente une sorte de chaos de phénomènes, d’irrégularités multiples, se compensant les unes les autres, et nous donnant par là l’idée de régularité ; que d’autre part, comme nous le verrons peu à peu, la science laisse de côté quelque chose que Jaspers appelle l’enstant. et qui lui est irréductible. D’un côté, le chaos'irréauctible à la science, de l’autre rojdstant, irréductible aussi. Voilà les bornes que rintelligence connaît. Pour comprendre une chose, comme Pascal et d’autres l’avaient remarqué, ü faudrait comprendre tout l’univers. Donc, l’entendement scientifique se trouve devant une lâche infinie. ^Vinsi, Jaspers nous a éveillés à l’idée de la partialité des sciences, et au fait que chaque science implique des postulats. De plus, la science n ’explique pas la valeur et elle n’explique pas le sens même de la science et l’élan du savant vers le vrai. Jaspers s’est donc attaqué spécialement à ces deux idées d’objectivité et de totalité. Si on peut montrer qpi’en effet la totalité ne peut pas être possédée par l’esprit, et que

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LA PEI4SÉE DE L^EKISTETiCE

l’objectivité, si elle est atteinte, ne peut pas nous révéler le fond de l’univgrs, on aura par là même mis en doute la validité générale des explications scientifiques. Or ceci ne s’applique pas seulement à la afiip.np^„ mai.^à lanhilosophiej^parce que 7a plulosophie s’est bien souvent BuiDofïéïVnee" aux sciences, et a constitué une sorte de mélange de science et de philosophie. Prenant alors la philosophie en elle-même, Jaspers montre comment deux écoles ont dominé le xix^ siècle ; le positivisme et l’idéalisme, et que ces deux écoles ont un tort commun, qui est de penser que tout est intelligible, que nous pouvons avoir une vue totale de la réalité. Mais il n’en est pas aiosi, et le progrès même de la science montre le caractère caduc et du positivisme qui réduit tout à des faits bien constatés, et de l’idéalisme qui veut réduire tout à l’esprit. Il y a de l’être qui est i^ êriag ab le au savoir. Tel est le fësriitalrde'Ta’érîlique^lTdéaiism e et du pSBïtî^me chez J aspers. ' Du reste,^ dit-il, en reprenant une idée que nous avons déjà exposée, même si le savant parvenait à expliquer tout l’univers, U y a des chpses qu’il n’expliquerait pas, c’est le savant lui-même,, le savant comme existence, le savant comme élan vers la vérité. En ce sens, l’existence duposi^ tivisme réfute le positivisme. Ce qui nous montre q[ue ni le positivisme, ni l’idéalisme, par exemple l’idéalisme de Hegel, n’est acceptable. Nou.'? retrouvons ici certaines des critiques de Kierkegaard contre Hegel. «La dialectique, dit Jasperç, permet d’inté­ grer au système toutes les propositions qui semblent le contredire mais la contradiction elle-même, en tan t que contradiction, ne peut jamais être intégrée.» Ces critiques nous montrent aussi qu’il n’y a pas une vue totale du monde possible pour nous, et qu’u n’y a pas non lus une image totale du monde que nous puissions avoir evant nos yeux. Si nous prenons d’ailleurs les efforts qu’ont fait les philosophes qui se fondent sur les sciences, pour réduire la réalité à la matière, par exemple, ou à îâ vie, ou même à l’esprit, nous voyons que toutes ces teit tatives doivent échouer, parce que c’est tenter de réduire la réalité à un seul de ses aspects. Daus la réalité, il y a matière, il y a vie, il y a esprit, mais rien ne nous dit que la réalité est suspendue à une seule de ces trois choses, ou

§

lÂSPERS ET LE PEOBLÈUE DE L^ÊTRE

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(!o ees quatre choses, si on y ajoute encore l’âme t*nce). Nous concluons donc que la recherche de l’objectivité ot de la totalité échoue. Reprenons la même critique sur le plan métaphysique, on nous plaçant devant la recherche de l’idée d’être. Puisqu’il n’y a pas de totalité de rêtrej,il n’y a pas de point de vue total. La Psychologie des visions da monde nous a montré que tout point de vue est, par là même qu’il fist point de vue, un point de vue particulier. L’être que je connais n’est pas l’être en soi, et n’est pas non plus l ’être ^[iie je suis. Car il y a trois sortes d’être. Il y a l’être que je connais, il y a l’être en soi, il y a l’être que je suis. Et aucune de ces trois sortes d’être n’est réductible à l’autre. L’être en soi est inconnu, par définition, l’être que je connais n’est pas l'être que je suis. Et inversement. « En vain tenterai-je de les réduire l’un à l’autre, car je ne puis réduire tout à l’être en soi sans en faire un objet, ni tout à l’être objet sans en faire un objet pour moi, ni tout à l’être pour soi, car il est toujours tendu vers un en soi. En fait l’être objet est multiple, -l’être pour soi n ’est eonnaissable que s’il se transforme en objet, et l’être en soi est inconnaissable.» Donc, aucun être que nous connaissions ne peut être l’être. L’être n’est donc pas connaissable. Soit que nous disions

nous : nous avons dit que c’est Dieu, mais nous pouvons ajouter un autre aspect moins élevé : cet être qui n’est pas nous, c’est le monde. Il y a donc deux sortes d’êtres qui ne sont pas nous. !■ monde et Dieu, ou la transcendance. Et puis, il y a rêtii qui est nous, qui jusqu’ici est composé de Dasein (le moi est à peu près intraduisible), d’être là, puis la conscien*. en général, et l’esprit. Au-dessus ou au-dessous de cela suivant la représentation qu’on voudra adopter, il y a l’existence. En face des deux êtres qui ne spnt pas nous, le mondé et la transcendance, il y a quatre sortes d’êtres qui s’étagent en nous, depuis le Dasein jusqu’à l’existence. La Philosophie de Jasers étudie le monde, l’existenci^ la trancendance ; en langage classique, le monde, l’âme. Dieu. Ou, si l’on veut, l’objet, le sujet, l’en-soi. L’objci c’est-à-dire l’être connu ; — le sujet, l’être.connaissant ; — l’en-soi, ni connu, ni connaissant à la manière humainé. qui est Dieu. III L'être qui est nous-mêmes. L'esistence. Historicité. Liberté. Communication.

Nous entrons maintenant dans l’étude complexe di. Dasein, étymologiquement, «rl’être-là», étude de nou:mêmes en tant que nous vivons dans le monde. Le Dasein, tel que le conçoit Jaspers est donc quelque chose qui se place dans l’espace, dans le temps, C’est le

I.^ÊTR& QDI EST K O Ç S-H É lfSS

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du mot Dasein. Là dans respace, à cm tel moment ,l;îiis le temps. Mais de plus, c^est une conscience, dans :’, s[>uce et dans le temps, et peu à peu l’auteur réintroduit i|;tns ridée de Dasein des éléments de vie et d’activité qui piochent le Dasein tel qu’il le conçoit du Dasein tel fito le conçoit Heidegger. Le mot Dasein chez celui-ci a un :^r:ns tout' différent de celui de Jaspera, et signifie nousDM'^nies en tant (m’irréductibles au tenms et à l’espace i(iinaires. Mais de plus en plus, chez Jaspers, le Dasein /ivarle d’une donnée empirique pour devenir une vie, üa-!^"action vivante et réelle. Chez Jaspers comme chez Heidegger le Dasein est liée I ridée d’être dans le monde ; Jaspers et Heidegger i!h.- après Kierkegaard. Tout au cours du xix® siècle, les philosophes avaieiii cherché des mots pour qualifier ce quelque chose d’irré duotible à l’entendement scientifique, et ç’avait été çh« certains le mot vie, chez d’autres le mot conscience auqiwi! on avait eu recours. Chez Kierkegaard, chez Jaspers, cLz Heidegger, c’est le mot existence qui se trouve. Ici on in se pose plus le problème théorique des rapports de rânr et du corps, on se place au centre de soi-même, en deçà di.' distinctions, pour voir ce que l’on est. L’existence ne se montre pas au savoir immanent, elt n’a rien d’établi, elle se montre seulement à l’existence elle-même, ouverte à l’autre existence. Dire que l’existence est ouverte à l’autre existence, c’esl

l ’ b TRE

qui

est

NOUS-MEMES

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nti'oduire l’idée de communication. Heidegger et Jaspers ajoutaient à K lerk^aard l’idée de l’être dans le monde et lui ajoutent aussi l’idée de communication de l’existence à j existence. Nous sommes dans un domaine où seules seront |;r que nous étudierons ensuite, qui est le domaine de 1 transcendance. Elle s’explique parce que nous manquonde connaissances sur ce que nous devons faire. C’est sence de connaissances objectives qui est la condilic! de notre liberté. C’est parce que je ne sais pa^ que je doi vouloir. En effet, nous ne pouvons pas nous décider p;:i des considérations objectives ; nous devons choisir, par que nous ne savons pas, dans ce domaine du pratiqui. ; nous ne pouvons pas savoir, et même ne devons pi savoir. • C’est parce qfue je ne peux jamais devenir un objet pai:: moi-même que la liberté est possible. Donc, la liberté ne sera visible .que pour la liberté. > nous nous plaçons dans d’autres domaines que ceux de 1: liberté, nous ne la verrons pas. C’est seulement pour Tcxi tence que la liberté est visible, et cela nous montre ^ e tout les démonstrations objectives en faveur de la liberté li! seront aussi funestes, et même davantage, que les démon< trations objectives contre elle. Nous ne pouvons rationne.* | lement ni l’affirmer, ni la réfuter. Kant l’avait vu, la liben- ! est en dehors du domaine de la démonstration. E t j seulement à partir de ma possibilité d’être libre que j.j pourrai mettre en question ma liberté, et c’est en mefïüir en question ma liberté que Je pourrai l’affirmer. Mais pour l’entendement, elle restera toujours inconcevable. Comment la définir? Nous savons déjà'que nous iiv-j

LES SITDATZOIfS-LIMITES

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piiirroDs pas la définir d’ime façon satisfaisante. Elle ti'cst pas connaissance» elle n*est pas complètement libre arbiire, elle n’est pas loi, bien qu’elle enfenne en elle tous iy»s caractères. Elle est une unité de la connaissance, du libre arbitre, et de la loi. En elle intervient aussi l’Idée, (le la façon dont l’interprétait Hegel. Mais tout cela ne pas naturellement pour nous dire ce qu’elle est. bille est le passage du «je veux b au «je dois» et au e je Elle est un choix d’un contenu infini dans le rapport de l'action avec l’apereeption d’une nécessité. Elle est une itnilé contradictoire de libre arbitre et de nécessité. 'Je veux parce que je dois. Je me lie dans mon acte et en porte !,r, conséquences. Et les idées d’historicité profonde et J'i)rigme, Ursprung, seront d’autres manières d’appeler là til>crté. Cette liberté n’est pas une liberté inconditionnée >u du moins, eUe l’est seulement en ce sens qu’eUe se pose ime fin indépendante de tonte condition, mais elle n’est inconditionnée en ce sens qu’elle doit tenir compte de vLsituation dans le monde, du fait qu’elle est environnée iIl' îiéocssité. Nous vivons dans l’antithèse. Il n’y a liberté que parce lu? nous sommes environnés de non-liberté. Nous vivons ]i situation. Nous vivons dans la nature, nous vivons dans ,:i société. Et sans cette lutte que nous avons à soutenir iiiRtre les déterminations sociales et naturelles, il n’y 'lirait pas de liberté. Par conséquent, la liberté implique qu’il y ait des choses uatraires à la liberté, et contre Jestpielles nous devons JïLtb r. La liberté est lutte et elle est libération. Elle n’est i»as liberté donnée une fois pour toutes; il n’y a jamais iiiicrté donnée une fois pour toutes. It y aura donc un combat en nous-mêmes ; il y a un ■iractère inconditionnel de la liberté, elle nous enjoint juclque chose sans tenir compte des conditions, mais r.'-us vivons dans les conditions. Ceci expliquera son échec nooessaire. Puisque la liberté se fait toujours par et contre l^nature, elle est destinée à l’échec, destinée à disparaître soit comme liberté soit comme Dasein, mais elle doit être maintenue dans cet échec même. Il faut risquer sans cesse notre liberté, et c’est ce risque qui fait la valeur de notre vie.

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LA F E B s é s DE

l ’ e XISTEUCE

La théorie de la liberté doit se compléter par la théorie de la traneendance. Non seuiement notre liberté se heiute à la nature, mais elle se heurte à ce quelque chose par quoi nous sommes donnés à nous-mêmes ; car comme nous ayons le sentiment de ne pas nous être créés, elle s’évanouît finalement devant la transcendance. Nous voyons donc que la liberté a une sorte de caraclèrc évanouissant. Ëlle est l’apparence évanouissante de h transcendance et ne peut se maintenir devant elle. L’être de la liberté existe seulement quand il se conquiert lui-même; dès qu’elle est en contact avec la transcendance, avec Dieu, la liberté se transforme en autre chose, elle devient la grâce. Ainsi la liberté cède la ^lace finalemenî à la nécessité. Notre liberté ne peut être maintenue s’il n ’y a pas à côU* de nous la liberté des autres. Comme Sartre le fera, Jaspei> insite sur ce fait que la liberté de l’unique, la liberté ii> l’individu dépend de la liberté de tous. Mon choix doit s’accompagner du choix hbj^ des autres. La liberté ne peut être que par la transcendance et awr la transcendance. Et ici-bas, elle est évanouissante, ellv se révèle par éclaira, comme toute apparition profonde di^ l’existence (qiû est en même temps apparition de la transcendance), puis disparaît ; ce qui a le plus de valeur est qui disparaît le plus vite, et la liberté, comme l’existence, est sans cesse en danger de s'oublier elle-même, de su perdre dans rinauthentique et dans le non-libre. Quand nous parlions d’historicité, nous voyions qun Jaspers ajoute à la doctrine de Kierkegaard ^ e lq u e chosi qui est le sentiment que nous prenons place dans rhistoir>. profonde. Avec Kierkegaard nous étions devant Dieu, nonétions contemporains du moment où Dieu s’est incaruc. Il fallait supprimer par la pensée les vingt siècles qui nous séparent du passage sur terre du Christ, mais poim J asperil faut réintroduire Thistoire. De là une profonde différententre Kierkegaard et Jaspers. Une autre différence vient maintenant se montrer: l'individu n’est pas isolé devant Dieu, devant la transcerc dance, il est en communication avec les autres individu^ Ainsi, par les deux idées d’historicité et de commuai cation, Jaspers, et les philosophes de l’existence qui k suivent complètent la pensée de Kierkegaard.

LES SITUATIONS-LIM ITES

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La commuiiication ou la conununion, c’est quelque Iliose qui, de même que l’historicité profonde, n’existe que, dans le domaine de l’existence, bien qu’il arrive à Jasperé de parler de la communication dans la sphère du Dasein, dans celle de la concience en général, dans celle des esprits, n faut entrer dans le domaine de l’existence pour qu’il y hit vraiment passage d’esprit à esprit, ce que Jaspers appelle la communication. Communication qui est une (Création réciproque d’une existence par une autre, au cours d’une sorte de combat, de lutte pour l’amour, dans laquelle chaque personne s’efforce d’ouvrir la conscience de l’autre à la vérité profonde qu’elle sent. Mais cette communication n’est possible que sur un fond de solitude.; il y a donc une tension entre la solitude nt la communicaiion. II faut que je sois un je, et il faut en même temps que je me sente avec un autre. Si ce sentiment de soEtude préalable est détruit, la véritable communioation cesse aussitôt. Inexistant a donc à devenir im moi, et à faire devenir un toi, dans cette communication existentielle, dans cette transparence, qui naîtra de cet effort mutuel de compréiiension. Et la vérité ne deviendra véritablement vraie que dans la communication. C’est d’un sentiment analogue que Platon avait peutêtre conscience d’être animé, quand il ne voyait pas d’autre forme que celle du dialogue pour communiquer la vérité qu’il avait découverte, quand il pensait qu’il fallait consul­ ter ses écrits seulement en second lieu, que l’important, •^omme il le dit dans une de ses lettres, c’est la flamme qui naît dans l’âme par la parole d’une au|re âme. Maintenant nous avons à considérer l’idée de ce que Jaspers appelle les situations-limites. Ce qui nous per­ mettra de voir ce qu’il appelle la conscience absolue et les actions inconditionnelles. Nous nous trouvons toujours dans des situations. Mais il y a certaines situations qui, à la différence des autres, restent devant nous d’une façon permanente. C’est la caractéristique générale de l’être humain d’être en situation. situations-limites sont celles dans lesquelles nous tou­ chons nos bornes. Elles sont immanentes, mais elles nous indiquent la transcendance. Elles font que nous avons conscience d’une sorte de mur devant lequel nous

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LA PEN SEE DE L’EXISTENCE

échouons, et d’un élan qui persiste en nous. Elles nous mettent en présence, plus que toute autre situation, notre condition. On ne peut pas les décrire, on ne peut pn? non plus les détruire ; ce que l’on peut faire, c’est les amener à la clarté. Ordinairement, nous fermons les yeux à ces situations-limites. L’une d’entre elles sera la situation d’étre mortel, ce sera la mort. Il faut que l’existant ait les ycu\ ouverts sur elle. Au fond, exister et se découvrir soi-mèrni dans ces conditions-limites, c’est une seule et même chose. Car alors, nous avons conscience de notre impuissancr comme Dasein et de notre réalité comme existant et comm. être. là même, il n’y a jamais que des points de vue sur l’nnivers. Nous n’aurons Jamais de connaissance totale, et même, il n’y a pas de connaissance totale possible. II y a donc une étroitesse de l’existence, et ce sera la seconde situation, dont Jaspers s’est rendu compte en étudiant Kierkegaard, dont il voit l’étroitesse, mais dont il montre aussi la profondeur, liée à l’étroitesse. En réfléchissant sur la mort, on arrive à voir le caractère précaire de l’existence. L’existence et l’histori­ cité profonde ne peuvent pas se maintenir. La mort c.st une sorte de signe, de symbole du caractère précaire de l’existence. Mais en même temps, elle fait que chaque moment de cette existence est infiniment précieux. Ainsi elle condamne l’existence à la précarité, mais elle permet la V E iieur infinie de l’existence même. Les autres situations-limites, ce sont celles de la souf­ france, du combat, de la faute ou du péché. La souffrance et le combat sont liés au fait que nous sommes limités. De même, que l’existence soit faute, c’est une âutre façon de dire que nous ne pouvons pas accueillir le tout du réel^ que nous devons forcément nous fermer à certains aspect dn réel, pour nous ouvrir à d’autres. Ces situations-limites nous donnent, si nous prenons conscience d’elles complètement, ou aussi complètement que nous le pouvons, ime sorte de vertige. Si nous nous interrogeons sur elles d’une façon profonde nons voyons le sol se dérober sous nos pas, et il nous faut comprendre qu’il ne peut y avoir aucune complétude de l’être humain. Elles nous font mettre en question notre être même. Elles nous montrent qu’il y a une structure antinomique

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.1.' notre être. En effet, tout ce qui a une valeur est lié à ilc h o se s qui n’ont pas de valeur. Par exemple nous \ eiioas de voir qu’il n’y a liberté que parce qu’il y a noniberLé. Nous venons de voir aussi qu’û n’y a eommunicalion que parce qu’il y a solitude. Il n’y a connaissance |i[Oiondément historique que parce q[ue nous avçns .onscienee qu’il y a d’autres connaissances que la nôtre. Eu sorte que si je fais disparaître complètement la Kunliberté, je fais disparaître aussi la liberté. Si je fais .lisparaître la solitude, je fais disparaître la communication. je ne veux qu’un côté de l’antinomie, je fais disparaître vmiie rantinomie. L’antinomie de l’existence est encore iine situation limite. Mais ces antinomies et les autres antinomies que nous pouvons trouver sont nécessaires à l’existence. ^ il n’y a pas d’antinomies, il n’y a pas d’existence, et s’il n’y a pas (Pexistence il n’y a pas de transcendance. Il n’y a d’être pour nous que si le Dasein, si l’être empirii|ne est, mais le Dasein n’est pas l’être. Et voilà encore ii!io des situations devant lesquelles nous nous trouvons, li’osl une autre façon de dire que notre être est piofondéjiumt historique. Si tout ce qui a valeur est antinomie, nous ne nous . bumerons pas que ce qui a valeur ne soit pas stable. Ce i|iii est stable, c’est plutôt ce qui a peu de valeur; mais ce i|ut a valeur s’évanouit, est xme apparition évanouissante, il c'est encore une façon de dire que ce qu’il y a de plus haut dans notre être est profondément historique. L'historicité est donc une apparition qui se détruit elle-même puisqu’elle est profondément temporelle. J ’ai une place dans le temps, et l’apparition même de la trans•enctance ne pourra se faire que dans des moments exirêijienient fnmtîfs. Ce qui est stable, ce sont les propositions ijjipersonnelles ; l’existence est quelque chose d’essentielbniient précaire. L’être est l’historicité profonde du Dasein. La relativisation du Dasein, son évanouissement est l'apparition de l’être. Des situations-limites on en arrive à ce que Jaspers appelle la conscience absolue, qui est tout à fait différente de la conscience en général, de la conscience telle qu’un liant ou un Descartes se la sont représentée. Nous sommes ici dans un domaine difficile à explorer.

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puisqu’il est essentiellement non objectif, et dont on rtrpeut donner une idée que par des sortes de cercles vicieuv, de paradoxes, de non-savoir, comme disent les théologiens de la théologie négative. Devant cette conscience absoluçnous sommes pris d’une sorte d’angoisse et d’un vertigo. C’est de là que pourra naître de la façon la plus réelle 1 :^ croyance, et c’est à partir de là que se développeront « les actions inconditionnées ». Il y aura sans cesse une tension entre notre affirmation de la valeur de nos actions et l’idée que malgré tout no:actions ne sont rien. Ces actions inconditionnées sont les actions qui naissent de cet Ursçrunng, de cette source dont nous avons parlé. Ici les considérations objectives n’entrent plus en jeu, no«N avons en quelque sorte quitté le monde pour la voix de le conscience et la réalisation d’une apparition de l’être. L’action religieuse, telle que Kierkegaard l’a conçue, k sacrifice de soi-même, est une de ces actions inconditionnéc.v li y en a d’autres, comme le suicide, comme l’action inté­ rieure, comme l’action sur le monde pour amener à la réalité un idéal, ou comme l’acte même de philosopher. Nous arrivons alors à l’antinomie finale de l’un et du multiple sur le plan existentiel. Ces actions inconditionnées, cette conscience absolue, chacune est vraie pour l’existant et pourtant, il sait qu’il y a d’autres existants qui accom­ plissent d’autres actions inconditionnées, et qui otU d’autres modes de conscience absolue. Ce problème san^ solution nous permettra de passer à l’idée de transcendance. Sans cesse, l’être humain éprouve le danger soit de se perdre dans le subjectif, soit de se perdre dans l’objeclil. Il y a un mauvais subjectif et un mauvais objectif, et l’existence est toujoura menacée d’aller vers l’un ou vers l’autre, car elle enferme en soi à la fois subjectivité et objec­ tivité. De là une tension nécessaire pour préserver ces deux idées. Ce qu’il faut encore ici, c’est ne pas détruire rantinomie, ne pas dire : « Je veux me cantonner dans l’objec­ tif, ou dans le subjectif»; celui qui fait l’un ou l’autre de ces choix détruit les deux termes, car chacun des deux ne peut vivre que par sa relation à l’autre. C’est dire que l’existence ne sera jamais parfaite et accomplie, mais tou­ jours tendue, écartelée entre le subjectif et l’objectif^

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Donc, l ’existence échoue nécessairement à s’exprimer li’nne seule façon. Mais il faut vivre dans cette tension toujours irrésolue entre le subjectif et l’objectif, se sentir toujours en voie d’accomplissement, jamais accompli, sauf en des instants précaires, La dernière antinomie est l’antinoniie de la vérité. Il a différentes sortes de vérité : la vérité du Dasein, la t êrité rationnelle de la conscience en général, la vérité de lexistence. C’est celle-là qui nous intéresse,. bien qu’elle ne puisse pas être complètement séparée des autres, et qu’il ne faille pas nier la valeur des autres. II y a une valeur de la science, une valeur du Dasein, mais l’existence est seule à supporter toutes ces valeurs. E t la vérité pour t’existeuce, c’est la croyance. L’existence éprouve la vérité dans la croyance. Quand l’entendement ne peut plus rien dire, quand il n’y a plus de totalité hégélienne, alors se révêle l’existence. Mais il y a plusieurs vérités existentielles. Quand je suis à l’intérieur de ma vision du monde, je pense et j’ai’ à penser que ma vérité est la vérité. Elle est vérité incondilionnée, profondément historique. Mais je sais d’autre paît que cette vérité n’est pas valable pour tous. Sans quoi, elle ne serait qu’une vérité objective. Les vérités ne sont pas l’une à coté de l’autre, mais pour ainsi dire l’une avec l’autre. Cependant il n’y a pas de vérité qui embrasse toiit, qm ?oit omni-conipréhensive. Si je suis une vérité, je ne le suis qu’avec la vérité des autres existants. Les vérités, se (oatredisent, et je ne dois pas sacrifier les vérités des autres aux miennes. D’ailleurs, je ne peux jamais connaître complètement ma vérité. Voici donc le dilemme, un dilemme négatif, si je puis dire. Nous ne pourrons dire ni qu’il y a plusieurs vérités, ni qu’il n’y a qu’une vérité. Comment choisir notre vérité? En fait la question ne âé pose pas. En réalité je suis ma vérité, la vérité est quelque chose d’existentiel. Il n’y a pas de choix de la vérité qui soit autre que le choix de l’existence. C’est le paradoxe de !a--vérité existentielle, que la vérité soit unique, et soit pourtant en rapport avec d’autres vérités. La vérité est ce à quoi il faut que je me dévoue incondi­ tionnellement, mais il faut que je le sache et que je sacho

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LA PE N SÉE DE

l ’e

XISTENGE

aussi (pie d’autres se dérouent mconditionnellemeDt ^ d’autres vérités, non pas seulement comme un fait ol>s(^>rvable objectivement, mais comme ce qu’on pourrait appeler un fait existentiel. La vérité n’est donc ni une ni irni]. tiple. Il faut nous dégager ici de la catégorie de quantité. En réalité, les existences ne peuvent pas se compter^ cl. par conséqpient les vérités des existences ne peuvent pas s/ compter non plus. Il n’y a pas une totalité qui comprendrait toutes nos existences. 11 n’y a pas de totalité, et je ne puis jamais sortir de mon existence. 11 y a donc une opposition entre l’être conçu comme univeKalité et l’être conçu comme existence, une opposi­ tion entre la totalité et l’originel, entre les considérations objectives et l’existence. C’est un fait fondamental de l’existence qu’en même temps que moi, avec moi, il y a d’autres existences. Ei c’est un fait que nous ne pouvons pas comprendre complè­ tement. C’est par là même la possibilité pour nous de voir que si l’existence échoue en ce sens, elle est dépassée par la transcendance. S’il y a ainsi des vérités dont nous ne pou. vons pas dire qu’elles sont multiples ni cpi’elles sont une. c’est que tout ce domaine de l’existence que nous avon^ essayé d’étudier est une manifestation d’un autre domaine, celui dé la transcendance qm nous échappe, mais dont les rayons nous parviennent ; et ce (fue nous appelons exis­ tence, ce sont précisément des parcelles de réel illuminéei^ ' par lés rayons de la transcendance. 11 fandra donc compléter la théorie de l’existence, par la théorie de la transcen­ dance. Avant d’en arriver là, nous pouvons examiner la ques­ tion de savoir quelle est la valeur relative de ce qne Jaspers appelle l’exception et de ce qu’il appelle rautorilé. Jaspers nomme Kierkegaard et Nietzsche deux grandes exceptions. D’autre part il, y a des Églises, U y a des aulôrites. Quel est le rapport de l’exception et de l’autorité ? Elles ont certains points communs, car chacune a conscieiliçi' de s’appuyer sur une transcendance. Kierkegaard d’unr façon plus orthodoxe et à l’intérieur d’une Église fait appef à la transcendance. Mais d’abord qu’est-ce que l’exceptiojiiL?. Objectivement, dit Jaspers, l’exception, c’est quelque chose qui s’écarte du normal. Existentiellement, c’est ce qpii est le plus près de l’être. Ainsi l’exception se sépan?|

LES SITUATIOMS-LIMITES

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p.fiir s’unir à la transcendance. L’homme qui est l’exception iuHe entre sa volonté d’être lui-même, et sa volonté d’être J'iiniversel ou le général. Kierkegaard se sait en dehors de la communauté luimaine, et cependant se présente comme l’exemple de ! h))inme dans sa réalité profonde. Il y a là une antinomie de l’exception qui n’a rien J‘étrange, car l’existence elle-même est antinomie. Naturellement on ne peut pas suivre l’exception. Ce ÿnrait absurde, puisque l’exception ne peut qu’éveiller et i>rieuter. Kierkegaard et Nietzsche ne voudront pas de ilisciples, ils éveillent l’esprit, sans vouloir qu’on les suive I iinme des hommes qui exposent un dogme. La question est de savoir quelle sera notre relation avec Fi ïception d’une part, avec l’autorité d’autre part. Mais les autorités sont diverses, et le philosophe ne pourra pas se rallier à une des manifestations de l’autorité. Il y a (IN'crses Églises ; peut-être peut-il après tout se rallier à i’une d’elles, mais en voyant alors dans celle-ci le symbole de la nécessité pour l’esprit de se référer à un tel ensemble f'n général. JVous ne pourrons donc nous contenter ni de l’exception, la (le l’autorité. Jaspers essaie d’éclaircir cette situation difficile, et il arrive finalement à cette idée d’ime catholicité D?[alive, c’est-à-dire qu’on ne trouvera jamais une autorité sera l’autorité pour tout le genre humain. Il faudra (ibiic là aussi choisir librement, existentiellement. Ces dernières difficultés, ces dernières antinomies, nous «engagent d’une part à prçndre conscience du fait que Idiomme est mouvement perpétuel, parce qu’il est antino­ mie en lui-même, et du fait qu’il faut maintenir les deux (ôtés de la contradiction, mais d’autre part nous engagent I aller au delà de l’existence vers la transcendance. Aller vc‘rs la transcendance, ce n’est pas-constituer une métaphyM([ue ou nne ontologie. Les ontologies, les métaphysiques imident à rester sur. le plan de l’objectif. Ainsi, il faut autre chose que des conceptions purement rlïéOriques, quelque chose (pji soit un appel à l’existence ijersJa transcendance. Juscpi’icî, nous nous sommes trouvés derant ce que nous pourrions appeler de l’être brisé. Puisqu’il n’y a pas une science unique, mais des sciences dont chacune ne donne qu’un aspect de l’univers, nous

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LA P S K S É 6 DE L ^E È lS tB E C E

avons un univers brisé, ou, comme on Pa dit, un ûiorir', Les existences, elles aussi, ne nous présentent qu’i;] monde brisé. li faut donc voir si l’existence n’est pas dirig, ’ vers quelque chose d'autre. Tout ce qui est esprit est dirigé vers des objets de l’espri* Ainsi la conscience en général est dirigée vers les lois ,|, la nature. Mais il faut d’abord qu’il y ait quelque chi>.. qui soit l'objet de l’existence, qui soit ce vers quoi ttu i Texistence, c’est la transcendance. En réalité, on ne peuséparer existence et transcendance. Comme existence, j. me sens versé à moi-même,, épandu à moi-même, grâce la transcendance ; je n’ai jamais le sentiment qpie je n.. crée, mais plutôt que je me trouve. - D ne serait donc pas exact de dire que la philosophie i] l’existence réduise toute chose à l’existence. Bien a> contraire, pour elle l’existence prend place dans un vasf ensetoble. Un des grands dangers des philosophies de l’existence, i serait d’absolutiser l’existence, mais elles ne le font pas. ] n’y a existence que parce qu’il y a autre chose que l’exiteîice, l’existence ne se ferme pas sur soi, elle est ouverlur à la transcendance. Ainsi an delà de tous les domaines déjà étudiés nous tnx; vons un autre domaine. L’existence est limitée par faits d’un côté, et par la force inouïe de la transceridarn de l’autre. Quand on dit que l’être humain transcende, on signifi par là qu’il peut accomplir un mouvement de dépassemcB! 11 y a quelque chose qui est la transcendance, qui est vers quoi rêtre humain finalement va. Il est utile l distinguer le mouvement de transcendance, et le tenr transcendant vers lequel on va. Chez Kierkegaard il ij

dépasse* Chez Jaspers, il y a dualité d’emploi du mottraücendance. Il prend le mot à la fois dans le sens uitc théologie implique des paradoxes. Ainsi, de même que l’exception nous offre des difficultés, rautorité aussi nous offre des difficultés. Que faudra-t-il faire ? Prendre parti pour la raison, dira Jaspers, car la raison est toujours menacée de disparaître. Il faut donner une chance, non pas à la raison intellectuelle, comme on rciAend d’ordinaire, mais à cette raison qui pour Jaspers > lo lien de toutes les déterminations de l’existence. La raison par les autorités se protégera. ][ faudra être dans un état de tension entre ces deux exi.-euces, l’exigence de l’exception et l’exigence de rautorité. Ces deux problèmes nous mettent, chacun à leur façon, .'R face de la transcendance. Nous avons dit que les situations-limites, situations de iat, de souffrance, de mort, nous font approcher de la fianscendance. Mais plus que ces situations, le problème tl>; l’unité et de la multiplicité de la vérité est un premier iRoyen de passer des considérations relatives à l’existence i iix: considérations relatives à la transcendance. S'il y a cette multiplicité de vérités, nous avons le senloucnt que c’est parce qu’il y a quelque chose que Jaspers, siprês Ivierkegaard, appelle le complètement autre, l’absolument autre, qui se révèle à chacun de nous. Nous sommes saisis d’une sorte de vertige devant cette n'oessité d’affirmer à la fois l’onilé et la multiplicité ; du :RoiHs nous pouvons nous dire qu’il y a une sorte de centre ruconnu, de soleil analogue à celui que concevait Platon >[ui envoie ses rayons, dont chacun de nous ne recevra [ii'un seul. Ensuite, pour passer à la considération de la transcenIriuoc, nous avons à nous rappeler que l’être tel que nous l avons vu est brisé, que [nous étions devant un monde >a$sé qm ne peut pas finir à Ini-même. Si nous nous ^ chose qui est la transcendance m’a offert à moi-mème. E t enfin, j’ai conscience de l’imperfection du moi, du péché, du moins sous cette forme que l’idée de péché premi chez Jaspers, à savoir que je ne possède pas tous les rayons d" la vérité, que j ’ai à me limiter, que je ne peux posséder dvérité cpie limitée'. Ainsi, de ces multiples façons, je sui> amené à, voir qpie l’existence ne se suffit pas à elle-mèrui. que nous ne pouvons pas en rester aux considération^ d’existence. L’antinomie de la vérité, l’insuffisance de mon élii. l’intentionnalité de l’existence, le tait que je suis donné moi-même, et enfin de me sentir limité et par là rnèiiM pécheur, me font passer à l’idée de quelque chose devaui qiü je suis, ce quelque chose que Kierkegaard appelait Dieu, et que Jaspers appelle transcendance. La conscience existentielle elle-même nous dit que rexî.stence n ’est pas l’ahsolu. La philosophie de l’existence est aussi éloignée du so]i|jsisme que de l’athéisme. L’existence est commnnicalioji avec les autres et avec la transcendance.

et passe dans la transcendance. Il n’y a d’existence qui s’il y a lien de l’existence avec h transcendance. Cependant, dans son livre sur la Vériti (p. 631^, Jaspers écrit : il est possible que l’existence, dann un minimum de rapports à la transcendance, s’accomplisse en s’appuyant sur elle-même dans la simple mconditionnalité. Mais, dans les existences les plus puissantes, ü reste que l’existence est en rapport avec la transcendance ou n’est pas. Et d’autre part, il n’y a transcendance que pour l’existence, et non pour le simple être empirique, « La transcendance n’est rien en tant que tout est pour nous Daseirty elle est tout, eu tant que le Dasein n’a de réalité qu’en tant qu’il est rapporté à elle.»

LA

t r a î ^s c e k d a k c e

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IV'ui Télan que je sens en moi pour aller au delà de l’être I;ii|>ii‘icpie se fonde sur quelque chose qui est au delà de iiiôi, sur une force par laquelle je suis vraiment moi-mêmeI/e xistence a une autre généalogie que le Dasein. Et alors, ,laii3 ime sorte d’incompréhension, je sens que je me tiens ;i.r et cependant à l’intérieur de cette limite, et par là mem qu’elle la pense, elle va vers le dépassement de la litnit Gela ne peut se faire que par des négations, comme l néo-platoniciens l’avaient dit, comme la théologie négaii-. l’a affirmé après eux. La transcendance ne peut être affirmée par aucun pr dicat, ni représentée par aucune représentation, et si " emploie les catégories ordinaires de la pensée, c’est afin > i les nier. Nous emploierons les catégories de quantité, .ir le moi, c’est en"étant et en devenant moi qpie je gagner;(i l’être. Mais l’être est un être qui n’est pas décidé de 1 >ute éternité» qui se décidera par ma décision même. Par conséquent, ce n’est pas un être unique, et ce ta’est à pro­ prement parler une ontologie que nous trouverons. Puis­ qu’il s’agit de liberté, il ne peut s’agir d’ontologie. Au lieu de l’être de l’ontologie, nous trouverons notre être, notre

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LA P E S S É E DE

l ’ EXISTEÜCE

être propre, toujours profondémeat historique, jamais universel, et toujours en tension par rapport à la tran s­ cendance. Par conséquent, il faudra transformer Foutologie en uiu; étude des modes différents de l’être ; il n’y aura pas d’on­ tologie, tout au plus y aura-t-il des ontologies ou si nouadoptons le mot que crée Jaspers pour qualifier Tétud r des différents «englobants», une périéchontologie. L’ontologie comme savoir, l’ontologie comme forrn. conceptuelle cesse pour faire place à la liberté de rexitence et à ses rapports avec la transcendance. Si on arrivait à constituer une ontologie, par la mênif on nierait la liberté, puisqn’il n’y aurait plus qu’é. cons­ tater ce qui est, et on empêcherait la réelle oommunicA tipn entre les êtres, puisque cette réelle communicalioji inéplique la liberté. C’est ce qui nous permet de comprendre la formule ilJaspers : la liberté demande la séparation et par la sépa­ ration cesse l’objectivité du système. Ce n’est {>as seulement dans la philosophie de Jaspers qiu l’on peut distinguer ces trois parties qui sont : l’étude iIm monde, l’étude de l’existence ou de l’âme et l’étude Dieu. Toute philosophie contient quelque chose qui ^ rapport à l’être du m o n d e to u te philosophie contieni aussi quelque chose qui a rapport à nous-mêmes et Le appel à notre liberté, et quelque chose qui a rapport à transcendance. Si nous prenons par exemple le système iL Kant, nous'aurons à distinguer le monde d’après Kaiil. puis l’appel fait à la liberté, et enfiu l’exigence de la traescendance, Que sont donc les systèmes ? Ce sont des sortes de syn boles, de signes, et déjà nous pouvons dire de chiffriv valables pour cbacun de ceux qui les forment, valabk< pour ceux gui les vivent profondément, mais non jW' valables universellement. tJn système est un chiffre . l’aide duquel on essaie de déchiffrer l’univers, et tout sys tème, s’il est pris comme autre chose qu’un chiffre, doi’ échouer. Ordinairement, on n’a pas fait assez attention dans lej systèmes à ce qu’ils contiennent d’appel à la liberté. Par exemple, une philosophie comme celle de Plotin est un appel à l’âme pour qu’elle se rende vers Dieu. Il y a ton!

LA tH lL O S O P H l®

E t L*0KTOLOGIE

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lin système qui est bâti autour, mais resseutiel, c^est cette iü^Vcation à Pâme. Or les grandes pensées des métaphysiciens, dit Jaspers, nrit. été privées de leur caractère sacré, et nous pouvons iHi-c de leur caractère tragique, par là même qfu'elles ont ,in trop logicisées. Il faut les remplir d’une persoimalité ?j*‘uve, et c’est alors seulement qu’on pourra ressentir ce ,pii primitivement avait été signifié, et voir ce qui a été à jt-Hi- origine, la vision primitive qui fut à leur naissance. Toute philosophie donne au sujet du Dasein un savoir ffut veut être convaincant, fait appel à des auditeurs, trans, onde à partir du monde vers son fondement, étsdslit un .liiffre. Donc il faudra dans chacune des grandes philosophies distinguer l’étude du Dasein, l’étude des catégories, l’éclair­ cissement de l’existence accompagné de l’appel à l’exis­ tence et le chiffre final par lequel on essaie de découvrir la transcendance. C’est à cette condition seulement que nous verrons d’une [tart le chiffre, d’autre part, donnée en même temps que !iii, la véritable personnalité du philosophe. E t naturelJiment chacun de ces systèmes sera insatisfaisant du point il:- vue conceptuel, car tout ce qu’il isole est en réalité lié. Du nioina aurons-nous entendu la voix d’un existant expri-nant ce qu’il a éprouvé de la transcendance. Cest seulement l’entendement et la volonté de vivre qui nous attachent à l’ontologie. Y a-t-il im ordre dans Timivers ? Est-ce un cdiaos ? Toute piiilosophie qui dit qu’il n’y a que l’ordre échouera, comme loule philosophie qui dit qu’il n’y a que chaos. Peut-être vâut-il mieux insister sur l’idée d’ordre. Mais néanmoins il faut aussi voir qu’il faut finalement briser l’idée d’ordre, que le problème dernier ne trouve pas de réponse et qu’il y a, comme nous l’avons dit, une multiplicité de vérités inconditionneUes en lutte les unes contre les autres, et les [>roblèmes insolubles de la théodicée. Tout ordre est tem­ poraire, èt tout chaos l’est également. 11 y a un élément êtérnel de construction et un étemel de destructioB. Ils £Ê_mettent réciproquement en échec. Nous avons déjà vu à propos de la lutte entre l’excep­ tion et l’autorité ce problème dramatique de la vérité dont OQdoit dire à la fois qu’elle est une et qu’elle est multiple.

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LA. P E N S E E D E L EXISTENCE

Or il faudra conserver oette difficulté du problème. Jc, ou signe ? C’est, dit Jaspers, l’objectivité métaphy­ sique; c’est le langage de. la transcendance, c’est l’être comme parole de la transcendance. Par conséquent, la iranscendance nous parle dans un langage chiffré. Dans Inexpérience ordinaire, dans la conscience en général, c’est ]expérience qm médiatise le sujet et l’objet. Mais ce qui médiatise l’existence et la transcendance, ce n’est pas r?.xpérience, c’est le chiffre. Le chiffre, c’est l’être qui apporte la transcendance à l’existence. 11 faut qu’il y ait Lin lien entre immanence et transcendance. Ce n ’est pas dans un au-delà que nous découvrirons l’être. C’est ici-bas que nous pourrons lire les chiffres; le chiffre sera donc nue immanence transcendante, ou une transcendance immanente. Nous nierons ime doctrine qui nie la transcendance, lOinme le panthéisme, et une doctrine mystique qui sépa­ rerait complètement la transcendance et le monde. Ce sont là des doctrines iutellectuelles, des glissements, des dégéuéfesoences et qui nous cachent la vérité qui est union de [à transcendance et de l’immanence, transfiguration du monde quand on y entend le langage de la transcendance. Jaspers se représente lui-même marchant le long de la mér du Nord et éprouvant un sentiment qui lui rappelle tel tableau de Rembrandt ou tel vers de Shakespeare. Alors, ü y a une révélation de l’être. Cette révélation, !>Llie? ne nous donnent pas de lumières, sauf sur nousmêmes, sur notre existence. Par conséquent, la question, au sujet des langages chiflïês sera non pas de savoir s’ils sont vrais ou faux, mais iitutôt de savoir s’ils nous exaltent, ou nous diminuent, il nous ruinent.. La lecture du chiffre, la possibilité de lire le chiffre, j’allume et s’exalte quand il y a un savoir qui n’est pas un savoir au sens ordinaire du mot. Ce qui est compré* ’iieiisible n’est pas chiffre. Si on rend la chose compréhen^ ^ible, on détruit le chiffre. Et cependant, il ne faudra pas nier la nécessité des ùtndes scientifi^es, on devra les pousser aussi loin que prissible.

Mais les recherches scientifiques ne nons dévoileront jamais la nature des choses, et c’est pour cela que les ^’ticses seront toujours susceptibles de nous apparaître i.imrae chiffres. JI ne peut pas y avoir de hiérarchie, de système des chiffres. A ce propos Jaspers rappelle un mot de Goethe : « Par­ lais. en voyant la nature, je suis polythéiste, parfois je uijs panthéiste, et d’autres fois en pensant à la loi morale, pense à un Dieu peraonnel». C’est que tout système de pensée peut être pris comme ihîffre, mais ce qui ne peut pas arriver, c’est qu’ü y ait un •vstème des chiffres, un système qui épuiserait les chiffres. De ce point de vue, nous voyons comment nous pouvons iiDUS comporter devant les questions métaphysiques. Par ■ïtemple, si on demande : crois-tu à l’immortalité? ou : Tois-tu réellement à ton génie? crois-tu à la transcenlânce? que répondrons-nous? demande Jaspers. Si on m’interroge du point de vue de ce qU’on appelle ;>conscience en général, c’est-à-dire de la pure intelligence, Vdîfm qu’il n’y a pas quelque chose qui soit mon génie, luiii n’y a pas d’immortalité, qpi’il n’y a pas de transcenli^Êïcé-.

Mais si la question est posée du point de vue de l’exist«nce, à partir de l’existence, et s’adresse à moi comme ixistant possible, je ne puis plus répondre par des pro­ positions générales, mais seulement dans le mouvement lie la communication existentielle.

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LA PE N S E E DE L EXISTENCE

C'est pourquoi la vraie réponse à ces questions, seulement : Je ne sais pas si je crois à l’immortalité. Jcru sais pas si je crois à mon génie. Je ne sais pas si je crois à transcendance. Car, du point de vue objectif, réellement je ne le sais pas. Ceci nous amène à voir la relation profonde entre t. chiffre et l’existence. Dans la lecture de l’écrit chiffré, dit Jaspers, je saisis si peu un être indépendant de moi cette lecture n’est possible que parce que je deviens pro­ fondément moi. La vision de la transcendance et du cbîf&e comme expression de la transcendance n’est po^ sible que par et pour l’existence. Si mon existence se perd, si je deviens un être inautben tique, un simple Dasein, la transcendance par là niêmv se perd pour moi. Nous sommes devant quelque chose qui, dans le lan gage de Jaspers, est profondément historique, c’est-à-dir. tient à la personne et ne peut pas être transféré dans J. langage de la généralité. L’être de l’ontologie, l’être stable n’existe pas, msice qui existe c’est une apparition évanouissante de Ta] solu dans cette profonde historicité qui se défiait par fait même qu’il existe pour moi au moment où jo I pense. E t c’est au moment où on atteint les pins fortes valeurs, où on atteint l’être authentique, qu’il y a le plus de pr*oarité, que nous voyons la chose à la fois apparaissai,! et s’évanouissant. Le stable n’existe que pour la con> oience en général ; pour l’existence, ce qui existe ce son; ces sortes d’éclairs qui nous dévoUent le monde, mais ii:. instant seulement. Il y a ime nécessité de l’évanouissement de tout objm métaphysique, qui s’explique par l’historicité profonde 'I l’existence. Mais en même temps, j’ai bien l’idée, et j'af firme bien dans ma vie même que la transcendance indépendante de moi. Par conséquent, elle dépend de rin tensité de mon rapport à elle, mais dans l’intensîté mcni< de mon rapport à eUe, je l’affirme comme indépendant de moi. Je saisis ma transcendance, mais non pas comme sen lement mienne. Elle est plus qu’elle n’est pour moi. Il faut donc tenir à la fois dans mon esprit ces deux vérités;|

LA PH ILO SO PH IE ET L ONTOLOGIE

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l'onime dans la pensée de Kierkegaard, c’est mon rapport à la transcendance qni fait exister la transcendance, et pourtant dans ce rapport à la transcendance, j’affirme i|ne la transcendance est autre que ce rapport même. C’est là le paradoxe de la transcendance. Il s’agit de saisir de façon profondément h isto riée quelque chose qui PP peut pas être pensé comme seulement profondément historique. C’est une autre façon de se représenter ce ,(ii’cst l’incarnation pour l’homme religieux. Il s’agit pour !Îii en effet de se représenter historiquement t^uelque chose jiii est l’apparition de ce qui dépasse rhûtoire. C’est cela que Jaspers prend comme chiffre du fait (irindépendamment de toute religion particulière, iudé[leudamment de la religion révélée, l’homme se caractérise par le fait qu’il peut penser historiquement quelque chose par conséquent, il n’y ait pas de terme ultime qui soit b plus haut de tous? Je ne puis pas posséder réellement cette idée de quelque chose qui est plus grand que tout, et cependant j ’ai en moi un élan vers ce quelque chose qui dépasse tout. 11 y a là quelque chose d’autheutique, bieü que la forme soit fausse et peu satisfaisante.. De même pour la preuve, chez Descartes, par l’idée de l’infini. Il y a là encore une affirmation valable, bien qui' la forme ne soit pas satisfaisante. 11 en est de même de tous les autres arguments.* Leur forme rationnelle n’est que le milieu dans lequel se déroule la démonstration, qui commence réellement à partir de la présence de l’insatisfaction existentielle.

LA PHILO SOPHIE ET

l ’ONTOLOQIB

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La force des arguments réside dans ce que Jaspers appelle leur contenu existentiel, dans le fait que nous ne pouvons pas nous contenter de l’être qui nous est donné Liupîriquement, que nous avons le sentiment de la pré' seuce d^im autre être. C’est du doute qu’U faut partir, comme l’avait vu Desartes. Mais le doute, c’est précisément ime sorte de défiience existentielle, et dans le doute même il y a quelque liose d’atsolu qui est posé, Puisque nous ne nous conten­ tons de rien de fini, c’est que nous avons une exigence, et c’est cette exigence qui est le fond de la preuve, et en môme temps la manifestation de notre liberté. Nous voyons la façon dont Jaspers répond à la question ; y a-t-il une transcendance? Il répond : il y a une trans­ cendance, mais qui ne peut être prouvée, elle peut être seulement éprouvée, dans l’élan vers elle- Il y a chiffre, ëI à vrai dire c’est la même obose, puisque la. transcenJance ne peut se présenter que sous l a forme du chiffre. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas seulement l’être absolu, mais qu’il y ait cet être empirique dans lequel nous pourrons trouver le chiffre, que nous pourrons transfiguier en chiffre? Comment'se fait-il qu’U y ait im être absolu i?t qu’un être relatif se soit produit ou ait été créé? C’est à cela qu’on s’efforce de répondre par des sortes de mythes, comme celui d’une nécessité pour l’absolu de se révéler ou comme celui d’une chute, mais prendre l’une ou l’autre de ces explications, c’est supposer gu’on peut connaître la transcendance, et expliquer l’origine du monde à partir d’elle. Or ces pensées n’ont de valeur que comme appel à notre acte de transcender. Il est possible seulement d’af­ firmer que nous ne pouvons jamais saisir un être qui serait délié de l’être empirique et déterminé. Noua ne pouvons :-aisir un être absolu, parce que toujours nous le verrons dans un être particulier; mais c’est cela précisément qui légitime notre effort pour voir dans l’être particulier le reflet de l’image et finalement la présence même de l’être absolu. Nous ne pouvons pas répondre à la question : comment l'etre devient-il être particulier? Mais nous pouvons monter de l’être particulier à cet être par l’acte de transcender que nous avons déjà caractérisé. Par conséquent, dire qu’il y a des chiffres, c’est dire la même chose que de dire qu’il y

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LA PE N SÉE D E L’EXESTENCB

a transcendance, puisque le chiffre, c'est le seul moyen pour nous d'atteindre la transcendance. Pourquoi y a-t-il chiffre? C’est parce que l'existenci n’existe que par la transcendance et que la transcendance ne se révèle à elle que sous la forme du chiffre. Ainsi le chiffre, — nous en arrivons à une nouvelle définition — c'est l’être particulier et empirique en tan t qu'il a à êtiv reconnu par nous, et par lequel Je puis devenir la vérili', de ce que je suis. Je prends conscience par le chiffre d>< ma possibiHté d’être. Que pourrons-nous dire de la présence des chiffres, et comment les représenter devant notre esprit? 11 faudr=: • général un caractère ponctuel. C’e s t la seule des sphères pour laquelK; i. so it si particulièrem ent sévère. Mais là encore 0 y a des excep lions, • . elle est aussi conçue com m e un englobant. (2) T ou t ce (|ui est au-dessous de l ’existen ce est parfois appelé Imnn nence (particulièrem ent dans le livre in titu lé : L a p h ilo so p h ie de l ’Exittence) ; m ais dans le livre sur la V érité, le m ot d e transcendance estappà qué dans ce domaine.

LA PH ILO SO PH IE D H JA SPERS

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à vouloir parler d’existence. Si l’existence est ,|iK'!qiie chose de secret, qui nous est si particulier que ce communicaHe qu’indirectement, comment pouvonsnous en faire l’objet d’un discours? Comment peut-on Huisacrer un livre à cette existence dont au fond on ne J,eut parler? Jaspers voit lui-même la difficulté. Il écrit dans son [ivre La raison et Vexistence : eOn ne peut parler objectiuinent du non-objectif si ce n’est dans des formes qui se suppriment comme objectives.» Transcender la pensée .,l)jective au moyen de la pensée objective elle-même, c’est tenter l’impossible. En deuxième lieu, Jaspers dit : sans être l’exception, nous philosophons à la lumière de l’exception. Que signifie .0 : à la lumière de? La philosophie de l’existence nous dit [u'il faut être profondément sa pensée. Or la pensée de Kierkegaard est partie intégrante de la personnalité de Kierkegaard, en tant qu’exception,-mais Jaspei^ se rend lion compte que lui-même n’est pas cette exception, n’est ]ins cet homme qui dit non à la société, qui dit non à la (unction, qui se retire dans une solitude absolue. Il est celui pii philosophe, n’étant pas exception, à la lumière de foxeeption; et n’y a-t-il pas là une sorte de contradiction ivec la pensée de l’existence elle-même ? Jaspers voit bien cite difficulté de sa situation philosophique. Allons plus loin, Jaspers dit lui-même très bien que les nucepts de l’éclaircissement de l’exislence peuvent devenir i::i moyen de perdre plus que de gagner le caractère exislontiel. Il y a danger à exprimer de façon objective ces ^ractères qui doivent rester secrets et essentiellement ■libjectifs. Je puis, dit-il, par mon-discours et mes concepts carter l’existentiel, même quand je parle de l’existentiel. Je puis parler avec justesse et être cependant dans le nonrai, si je parle abstraitement. La vérité des propositions xislentielles peut se transformer dans son contraire Ihaque fois que leur contenu est rendu conscient ou volonirire. On est toujours en danger de tomber dans une sorte Je logicisation fausse dans une rationalisation de l’irraîtonnel. Et quand Jaspers dresse des tableaux des fonctions Immaines, et même de l’ensemble de l’univers, il semble qu’il rende sa philosophie trop systématique, du moins

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LA f^ïElÜSÉS

L^SXtS'TEflCB

pour une philosophie existentielle. De même, quand ii fait une sorte de tableau des différents chiffres, comme si chüfres pouvaient être classés, comme si chacun ne devait pas être vécu dans son unité irrednctible. Dè? que nous parlons sur les symboles, dit Jaspers loimôme, nous accomplissons cette transformation du sytti bole en quelque chose d’autre. La pensée existentielle n. peut donc, si elle veut devenir philosophique, rester comjilM. tement existentielle. Ceci nous amène à une autre question. Jaspers nous di‘ qu’il faut choisir. Il faut choisir tel chiffre ou tel autrrvoir l’absolu dans telle œuvre d’art, ou dans la nature, r.D dans tel paysage ou dans teUe personne. Si je suis philo­ sophe, je me rallierai à tel système ou à tel autre, comm ■ étant' l’absolu. Mais la condition essentielle, c’est qu. chaque fois, je choisisse un système à part des autres c’est-à*dire que je ferme mes yeux à la valeur des aulrosystèmes pour vivre vraiment à rintérieur de l’un d’eux. Mais que fait Jaspers? Il nous présente tous ces .sys­ tèmes comme des expressions de la transcendance. Quand il nous parle de la loi du jour et de la passion vers la nui), il parle des deux et ne semble pas choisir entre les deux. a II faut choisir.» Mais précisément le fait qu’il dit r i! faut choisir, montre que lui-même ne choisit pas ; si M-aiment il avait choisi, il dirait ; il faut choisir la loi du jour, ou bien il peut choisir la passion vers la nuit. Mais le fait qu’il dit : U faut choisir l’une ou l’antre montre qu’ü uou' présente la possibilité et le devoir du choix, non le clioi.v. Cependant être existentiel, d’après lui, c’est choisir. De ]:^ une grande difficulté du système de Jaspers. Nouvelle difficulté : après avoir lu le livre de Jaspera, nous nous dirons : il faut vivre dans un état de tension entre ces différents termes en lutte les uns avec les autres. Jaspers nous donne donc des conseils. Mais il dit aus‘^i que si nous voulons conserver le caractère originel ei authentique, il ne.faut pas faire intervenir la volonté Par conï^quent, Jaspers nous conseille certaines choses, mais il nous conseille aussi de laisser les attitudes existen­ tielles se développer en nous indépendamment des conseils: «L’existence, dit-il, n’est pas affaire de volonté. Si oa veut devenir une personnalité, on n’en sera pas une. Os devient personnalité seulement si on a le souci des choses

LA PHILO SOPHIE DE JABPE&S

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.ittxqnelles on se dévoue. Donc, on peut vouloir à partir i(r la personnalité, mais on ne peut pas vouloir la person­ nalité. « Peut-être n’avons-nous fait qu’une seule critique, idenliqxie sous ses différents aspects, à savoir qu’il y a une con■raiiiction entre l’existence telle qu’eUe est entendue par ivierkegaard et Jaspers et les autres philosophes de l’exis•once, et la philosophie telle qu’on l’entend ordinairement. De là le caractère paradoxal de cette œnvre. Mais le mot in-même nous laisse deviner la réponse que Jaspers peut ilve à ces critiques, car il faut vivre dans cet état de tenMjn, et si l’œuvre que j’accomplis est impossible, ce n’est Iüs une raison pour que je n ’essaie pas de P accomplir, La ^tuation de Thomme, de l’existant, devant la transcendance, •i[. une situation toujours très difficile, et si on me montre os difficultés, même les impossibilités que j’ai à parler de existence, ce n’est pas une raison pour que je n’entrepreune la tâche que je me suis fixée. D’autant plus que tout ce r,ie l’homme entreprend, échoue, et si vous me montrex échec, je puis voir de mon côté dans l’échec la clef de la îanscendance, qui m’ouvrira la voie vers l’être. L’idée d’échec nous amène encore à une autre question. F,t ici, ce n’est pas le manque de choix que nous reprochems à Jaspers, c’est plutôt le choix. Il insiste sur le chiffre s l’échec comme étant le chiffre fondamental (‘). Mais est-ce légitime? Certains peuvent se réaliser par Apensée de l’échec, d’autres, comme un Hegel ou un Spi* ir>za, peuvent se réaliser par des pensées toutes différentes, iiçpers ne confond-il pas une de ses tâches qui est de lire sa philosophie propre, et cette autre tâche de faire ne méthodolo^e générale de la philosophie? 11 y a là •’ut être une,confusion du chiffre en général et du chiffre ropre à J aspers. (^ant au chiffre jaspersien lui-même, nous avons déjà :ét allusion à une autre criti ■ s’écroule dans l’absolu non-sens. E t c’est à cause de non-satisfaction de toute vérité particulière que nocsommes forcés d’en appeler à la transcendance. Ainsi, comme moteur et postulat de la pensée de Jasper , nous trouvons cette idée rien de ce qui est particulier s »eut nous suffire, et qu’il faut donc quelque chose qui e. i ’être, qui est la vérité elle-même, qui est la transcendann Mais il ne semble pas avoir prouvé que la transcendance cf( Mentionnons aussi que la méfiance vis-à-vis du kantisun et de l’idée d’imiversalité en morale peut avoir des rcsui tats discutables. « Celui qui aime l’humanité n’aime pas écrit Jaspers ; aime seulement celui qui aime une personiK déterminée.» Un kantisme authentique n’est-il pas sup» rieur à cet anti-kantisme, même lorsque, comme chez Japers, celui-ci est authentique? (ce qui ne fut pas toujours! cas chez d’autres). Dans le même ordre de la moralii^ faut-il se contenter de cette résignation, il est vrai résigna tion active, que nous présente Jaspers? Nous voyons toujours quelle réponse pourra nous faijJaspers à l’aide des deux idées de la tension et deréchec.iû^; tâche, dira-t-il, était difficile, mais la tâche valait d’êtiv tentée, dans la tension et l’antinomie, quitte à risquer l’échec. I

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LÀ PHILOSOPHIE DE JA SPE E S

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Telle est cette philosophie, une des plus intelligentes que l’on puisse concevoir à Theure actuelle, joignant un sens profond de Tindividualité à l’affirmation de la transcen­ dance, consciente du fait qu’elle est une réflexion sur la réflexion, consciente aussi de l’échec des grandes philoso­ phies classiques, sauf en ceci qu’elles peuvent toujours être conçues comme de profondes lucarnes qui peuvent découper un pan du ciel immense de la transcendance, consciente enfin du fait que la philosophie doit renoncer plus que jamais à la possession de la sagesse (^), pour devenir un effort vers la sagesse, pénétrante et vigoureuse perception, riche commentaire des activités humaines dans leur rapport avec l’Inconnu. ^ (I) «I S ’il a été p ossible à la pensée philosophique originelle de posséder là fois profondeur e t am pleur, oela n ’est plus possible aujourd’hui. Notre force est la séparation. N ou s avon s perdu la naïveté, »

TROISIÈME PARTIE

Jaspers et Kierkegaard

L’étude de rinfluence de Kierkegaard sur Jaspers (^) va nous permettre de dégager plus facilement certaines idées tssentielles de Kierkegaard. La pkilosophie de Jaspers est une philosophie de Texis* icnce. Jaspers nous dit lui-même que, « dans la pensée pliilosophicpie, il n’y avait qu’un pressentiment de ce qui, j^'îâce à Kierkegaard, devint le contenu obligatoire, du point de vue historique profond, du mot «existences (!, p. 15). Kierkegaard a choisi inconditionnellement sa vérité. 11 a choisi la vérité qui, pour le philosophe, est incompréhensible (I, p. 301). Jaspers a été frappé particulièrement de l’union intime, chez Kierkegaard, de l’étroitesse et de la profondeur. C’est sans doute en pensant à Kierkegaard qu’il écrit : « La déter­ mination quiapparaissait d’abord comme étroitesse devient jne profondeur impénétrable de l’apparition de l’exia!ênce» (II, pp. 213, 214). Cette union de l’étroitesse et de la profondeur s’explique par la tension existentielle. « J e ne puis vivre que dans la îension qui cherche l’élan» (II, p . M8). H naît de la philosophie de l’existence une tendance à allêr vers les hommes qui ont choisi leur existence et leur ’éirité avec un sérieux inconditionné, vers les hérétiques et les Uniques (II, p. 392). Et, en effet, si Kierkegaard a saisi l'Eômme en tant qu’existence, comme aucun autre ne rayait fait avant lui, tout en n’abandonnant pas la croyance (1] Phil4)sophie, 3 v o l., Springer, 1932.

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LA P E N S É E D E

l 'EX ISTEN C E

en Jésus, c’est parce qn’il a fait de Jésus l’absurdité du paradoxe et qu’il a, en même temps, abandonné le chiL-, tianisme de fait et l’Église (I, p. 317). Nous allons voir comment Jaspers transpose, interprète, applique les idées de Kierkegaard et parfois les explique, oî parfois même les approfondit. Il continuera la lutte de Kierkegaard contre l’esthétique et la philosophie, contre la religion entendue comme confor­ misme, contre le social. Gomme Kierkegaard, il montre le triomphe du sérieix;; sur la fausse généralité philosophique d’une part, et, d’autr>. part, sur l’est^hétique entendue comme art de la jouissance, don Juanisme, multiplicité des expériences particulièr.v (II, p. 219). Dans le domaine érotiqpie, la surprise est exigée. On veut des instants qui se produisent une fois, et une seule. Qi, veut la multiplicité, le changement, les beaux moment., disjoints. Celui qui vit dans cette sphère est infidèle e.. insatiable (I, p. 257). On cherche à s’approcher le plus pos­ sible de l’immédiat. On vit dans un présent sans consistance, dans cette pensée purement musicale, contre laquelle om lutté Platon et saint Augustin, les calvinistes et Kierke­ gaard. On essaie de se plonger le plus possible dans l’immé­ diat, mais on n’y arrive pas ; on cherche la disponibilité, on ne vit que dans la possibilité : kau lieu de me décider, je m’imagine ce qui pourrait êtres. Je me partage alors en deux moi : l’un que je livre au chaos, l’autre que je voue , la contemplation, à la jouissance d ’une clarté lointaine pourtant éclatante ; je perds rinconditionnalité et runîi>: (I, P- 337 ; II p. 377 ; III, p. 122). La répétition m’est impo?. sible (I, p. 337 ; III, p. 1 ^ ). Le particulier est ici un îitJhfini ; il ne se referme pas sur soi, il ne se contracte pas sn: soi (II, pp. 20, 228). Mais si nous ne pouvons nous contenter de ce domaltii esthétique, le domaine conceptuel et philosophique ne pçii< pas nous satisfaire. Ce que Jaspers reproche à Hegol

iiâ^ion et de tension, et si toutes les oppositions s’éva^ pissent, l’existence elle-même s’évapore dana le néant 195). En fait, la polarité du subjectif et de l’objeotif ne pourra être résolue par ime totalité du subjectif Hde l’objectif, mais par un saut vers la transcendance ill, p. 338),

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Il y a donc opposition entre les deux idées d’existence de totalité (II, p. 195). La pliilosophie ne sera donc pas une doctrine ; ce qu’eUe cherche, c’est une pensée transformante, un éveil qui est invocation et prière, une croyance. Eu précisément, s’il y a un fait dont l’hégélianisme ne nou< décrit pas le caractère d’une façon satisfaisante, c’est hien la croyance. Pour la compréhension de la croyance, je ne puis qu’appeler celui qui est sur la même voie, en sachanl que je ne puis l’appeler qu’aûtant qu’il saisit ce qu’il est par lui-même comme possibilité (I, p. vu). Il n’y a pas ici de situation générale, mais seulement des situations placées dans une histoire profonde et qui sont par là même irrenplaçables. La véritable philosophie se reprendra chaque fois hors des systèmes, luttera avec eux, les brisera. En fait, elle ne pourra avoir avec la transcendance que des rapports ambigus, antinomiques, dans le doute et la foi, dans le désespoir et dans l’espoir. 11 ne s’agit pas de communication originelle là où h vérité et la divinité se révèlent immédiatement et comme publiquement. C’est la divinité cachée, le deus abscondiim qui est à l’origine des communications existentiélles de la croyance (III, p. 218), Mais ce n’est pas seulement contre l’hégélianisme ou même contre l’idéalisme que Jaspers entre en lutte. Comme nous devons dépasser l’idéalisme, nous devons dépasser ei briser le positivisme. Tous deux, par le fait qu’ils conçoivent la réalité comme donnée, suppriment la morale. L’éthique idéaliste conçoit la morale à partir du tout, l’éthique posi­ tiviste à partir de la vie sociale ; en réalité, toutes deur la nient (1, p. 231). Quant au philosophe de l’existence, il devra dépasser toute généralité. Ceci nous montre qu’à la lutte contre l’esthétique et la philosophie va succéder la lutte contre le social. «Lasociétf a tendance à m’exclure. Luttant po\ir la communicatiOR lossible, pour la communication existentielle, je dois brisée a communication sociale» (II, p. 98). Toute mon existence: en tant qu’être sincère, en tant qpi’affirmation de moi, m’écarte des autres, m’isole, en même temps qu’elle-mé­ fait passer aux yeux des autres pour prétentieux et égoïste. Je dois me tenir à l’écart de la politique, car «saisir la réalité politique, c’est descendre dans le milieu de la

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lîon-vérité» (II, p. 102). « La société, c’est la foule, c’est la masse anonyme, c’est le voile de l’objectivité, c’est la barrière de l’objectivité, c’est le nivellement» (ÎI, pp. 387) (1). C’est la vérité constituée {Vernanft^ p. 67), l’analogue de ce que fut pour Kierkegaard, à la fin de sa vie, l’Église constituée. Une fois délivrés de la philosophie conceptuelle et de l’esthétique, et du social, nous pouvons atteindre la Geschiç f ttlic h k e itt ce caractère profondément historique de l’être existentiel que Jaspers cherche à décrire. Cette Geschichtüchkeit est union de la personnalité, (() Il 7 aurait ici à tenir compte de la criti^ e que Jaspers fait de la Sa couception de la reli^ou est toute inspirée de celle de Eierke^'3ard. Par exemple, p. 297 : «Tandis que pour la croyance religieuse, jjbéissance va de soi, même devant l’absurdité qui consiste en ce qu'un 'ait historique fini est une condition du bonheur de tous les hommes...». .La religion est en conflit avec le monde d’ici-bas ; elle est sa négation.» Il a montré ce que c’est que prendre au sérieux l’iini•Mtcn du Christ» (II, p. 274). Mais il veut dépasser l’action reli|pease, telle que souvent t’a définie Eviërkegaard : « Je veux, sans monde et sans communication, amplement én rapport avec la transcendance, nier tout, pour la tTanscenmamoe... > Or Kierke^ard lui-même î profondément vu qu’il faut s’élever au-dessus de l ’attitude reU^euse idlè que parfois, d’une façon alors trop étroite, U l ’a définie. La résolu­ tion positive va vers le D asein^ conquiert son monde propre, la résolution négative se maintient constamment dans l’oscillation. « Cette résolution négative ne fait aucun pas en avant et n’amène rien à son adièvement iéfinitif. Elle ne peut s’avancer à son aise dans ce monde, ni s’avancer i son aise dans l’autre. Elle est comme un analogue du suicide. A la limite lie ce qui est possible pour rhomme se tiennent les héros du u é^ tif et ils sacrifient. Dans leur isolement terrible, iis montrent ce que signifie en le inonde une réalité qui étouffe dans son germe fout repos satisfait de Eh [ i I » . pp. 319, 320). C’est qu’eu réalité, on s’est décidé contre l’entenilémenl, en restant sur le même plan que lui. On ne l’a pas dépassé, c C’est lEiilement (quand des contenus de croyance ont été exprim é sous forme il« jugements que ce conflit avec l’entendement est possible» [I, p. 306). Ainsi, définition kierkegaardienne de la religion, critique de cette dMinition (d’un point de vue philosophique, puis religieux), reconnaisnnce de sa valeur se suivent et se mêlent dans le livre de Jaspers. rdigioD .

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Sdhslseijty et de l’être fini, Dasein, Il s’agira donc d’éditer de rester Imiipiement dans le Dasein, car, dans ce cas. l’individu devient hasard et arbitraire et s’évanouit. Et il faudra également éviter de rester uniquement dans U Selbstsein^ car il deviendrait alors personnalité rebelle aux conditions empiriques et finalement pure négation (II, p. 142). D’une façon plus générale, en considérant l’existence dans son rapport avec le temps, nous pourroTu dire qu’elle doit éviter le danger du souvenir, recherche stérile du temps perdu, où la contemplation remplace la décision, b danger du pressentiment, rêverie romantique et également stérile, et enfin le danger du présent esthétique, instant sans cesse évanouissant. Dans l’une et l’autre de ces façons de prendre le monde, le temps disparaît. L’isolement du passé, l’isolement du futur, l’isolement de l’instant sont trois sortes de déchéance de ce que Jaspers appelle le chiffre du temps : le présent apparaît comme ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas encore, — il n’est pas réellement (III, pp. 211-212). * « Un premier stade au-dessus de ces modes de vie que nous venons de critiquer sera constitué par l’irouie. L’ironie est conscience de l’inadéquation de l’objectif, du général (II, pp. 285, 286). Puis elle s’élève pour se transformer en humour (II, p. 286), et c’est peut-être seulement après que l’on aura traversé l’ironie et l’humour que pourra naître h sérieux véritable. On est maintenant au-dessus de l’art. « La réalité est plus que l’art, car elle est la présence cor­ porelle de l’existence dans le sérieux de sa décision .i (III, p, 194). On est au-dessus des concepts philosophiques, et on atteint peu à peu un sérieux où la liberté est présente (II, p. 286). Mais ici, de nouveau, vont apparaître devant nous des écueils. Ou bien nous foncerons sur l’écueil de la subjecti­ vité et nous nous enfermerons dans notre solitude, comme le Richard III de Shakespeare, dans une domination titaDÎque de nous-mêmes, ou bien nous nous perdons dans, l’objectivité (II, pp. 346, 347, 348). Dans le premier cas, je m’enferme dans mon moi, je me sépare violemment du tout (III, pp. 72, 73). Je suis l’intériorité qui ne peut

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communiquer avec Textériorité (II, p. 76). L'angoisse, comme une barrière, m’empêche de me livrer à autrui (II, p. 83). Je sens ma solitude irrémédiable (II, p. 346) ; \t yeux être le plus possible moi et, en même temps, je veux être un autre. Je veux m’identifier avec tout ce c|iii est noble, je veux être plus noble que tout ; je veux ^ire Dieu, ét, en même temps, je pourrai aller jusq[u’à un emportement blasphématoire. « En haine de mon Dasein propre, je porte un défi au fait du Daseiiiy je ne veux pas le prendre sur moi comme mien, je me révolte contre mon ■rigine. Je rends, dans un acte de colère, ce qui m’a été ■ioimé msL^é ma volonté, je le rends dans w i acte de défi par la possibilité du suicide» (III, p. 72). Nous sommes ici dans le domaine de la rage contre le Dasein^ de la révolte jrbitraire, du ressentiment et de la volonté de nuire JII, p. 80). Faute de pouvoir lire le chiffre et d’avoir l’idée le la transcendance (III, p. 206), je crois éternellement qtfe edois me nier éternellement (II, p. 42). C’est là, et en pariculier dans cette fermeture de moi sur moi, que j ’atteins iVssence du mal. « Le mal est une négation de la commulications (II, p. 171). Alors, «dans une volonté passionlée par laquelle je ne me hais pas moins que tout lé reste» If, p. 172), « je me tends dans une attitude de défi contre ;»ute rév^ation de moi. C’est ainsi que la passion de la mil ne peut pas se révéler, même si elle le voulait», lil, p. 104). Le mal est impensable, kII ne peut pas être exposé •ééilement ; ni être saisi en pensées (II, p, 173). Tout ce que *puis faire, c’est déclarer en le liant à la pensée du néant : le mal, c’est vouloir le néant» (II, p. 171). Et, en effet* !-tie distance entre moi et les autres, qu’est-ce, sinon un -éant? Mais ce néant a en soi une force positive, ou peutUe plutôt négative, par laquelle il s’augmente sans cesse [1, p. 265), et il a ce caractère d’être sans commencement, i« sorte qn’il ne fait qu’augmenter sans avoir Jamais de ^hnt (II, p. 196), et qu’il est essentiellement soudain !l;p. 173). le mal est essentiel au bien. D’abord, « le mal est ians son échec comme la caricature incompréhensible de échec authentique de l’existence possible»... Sa décision désespérée est une contrefaçon de la décision existentielle, ‘in contentement de soi est la contrefaçon de l’amour de

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soi qu’a l’être plein de noblesse (II, p- 174). De sorte qu’il y a une analogie entre les profondeurs du mal et les som­ mets du bien. « Ce qui, dans le Dasein, est pour l’esistcncv l’expression du mal : Je suis moi seul, s’appliquerait à un être qui serait sans relation» (III, p. 65). En deuxième lieu, le mal est le chemin vers le bien. Ldéfi est l’origine de l’existence, et l’analogie que nous venons de signaler nous le fait comprendre : le défi a dôjii en lui l’inconditionnalité et la possibilité de l’existence; dans le défi croit la tension à partir de laquelle l’existeiuv sera saisie (III, p. 74). En fait, dès le début, le défi est dirij^v vers Dieu. « Le refus de Dieu est l’expression négative du rapport avec la transcendance.» Le défi peut être quelqtnchose de plus profond qu’une croyance, quand celle-c: n’arrive pas à mettre son objet en question (III, p. 79). Dans la victoire que je remporterai sur le monde, le mal subsistera. Sans doute, si je crois le mal définitif, je ne puLpas atteindre au bien, mais je ne puis pas y atteindre noi; plus si je crois avoir triomphé définitivement du mal. « La victoire n’est jamais qpi’une victoire momentanée ; si je h crois parfaite, c’est que je retombe sur les pentes du maL (II, p. 173). C’est dire — puisque le mal ne peut pas êtnanéanti et que le bien ne peut être réel que dans son combai contre lui — qu’il ne peut y avoir pour l’être temporel, pour la volonté, de satisfaction complète (II, p. 173). C’est diiaussi que la conscience du mal augmente avec la conscien< du bien. « Le mal est dans la conscience d’autant plus présent que la volonté est meilleure» (II, p. 173). Ne pa? avoir conscience du mal, c’est s’éloigner du bien, c’est resti:r dans l’indifférenciation et l’ambiguïté. Pour que je hk détOTime du mal, il faut que je sois en tension avec lui, il faut qu’il soit en moi. De là le lien entre le péché et l’existence : s Je suis moimême, mais en tant que coupable » (II, p. 248). L’existenoidoit risquer et réaliser dans le Dflscml’impureté, pour entrêprendre, dans un sentiment de culpabilité, la réalisatioit de la pureté comme une tâche infinie (II, p. ^ 7 ). Il nes’agit plus d’être innocent, mais d’éviter le péché évitable, afin d’arriver au péché authentique, profond, inévitable, sain trouver d’ailleurs ici non plus le repos (II, p. 249). C’est que l’existence en tant que telle a conscience du péché (ïll, p. IIIL

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«4c* Nous étant constitués par delà les sphères du philoso> nliique, de Testhétique et du social, par delà les dangers du hasard et de la révolte, dans le mal uni à Teffort vers le bien, nous aurons à nous demander comment nous pouvons sorîir du péché. Ce sera par la communication. « La volonté de oir, la communication, la volonté de se révéler sont déjà par elles-mêmes des voies vers le bien» (II, p. 172). Je suis délivré si je me commimique (II, p. 311). Quand nous serons au fond du désespoir et du péché, nous serons tout près de la lumière. C’est là le tournant de cette dialectique existentielle. « L’extrême de la possibilité par rapport à l’abîme devient le point originaire de la réalité xistentielle» (II, p. 265). « Dans la décision du défi, il y a a possibilité du retour... La personnalité se presse vers lardon avec ce à quoi elle paraît s’opposer» (III, p. 175). Qu’est-ce donc au juste que cette angoisse que nous trouvons au tournant de la dialectique? « C’est Id vertige ïL le frisson de .la liberté qui se tient devant le choix» |1J, p. 265) et devant le néant (II, p. 266) ; une angoisse destructrice où je me sens toujours sur le point de me perdre rAtant que coupable {ibid.). Quand il n’y a plus de voie vers le salut, quand je me tiens devant le fait inévitable et choix ultime, alors se produit l’angoisse (III, p. 235). Êt, en effet, l’angoisse est le souci de soi-même poussé au point le plus haut. Or je suis avant tout l’être qui se soucie le soi, et toute philosophie existentielle est essentiellement ;e souci de soi (I, p. 270 ; II, pp. 24-35). Déjà nous voyons l’existence se caractériser par le fait qu’elle est option et dilemme, oscillation et rythme ; double .iltemative nous imposant im choix entre deux attitudes, t:l dans l’attitude que nous adoptons nous faisant passer d'un sentiment au sentiment contraire. L’existence nous limite par le choix et nous enrichit par le rythme à l’intéjiéur du choix. Ce double caractère, c’est celui que Jaspera marque quand il écrit : « Dans le Dasein, U n’y a de choix qu-’éntre une absorption sans tension et une réalisation pleine de tension et jamais définitive de l’existence» (II, p. 349). Donc, je dois choisir : ou bien il y a des décisions *,accen-

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LA P E N S É E D E L^EXISTENCE

tuation de l’instant ; pas de retour possible ; je n’ai qu’uno fois la possibilité ; l’un décide ; il n’y a qu’un Dieu ; il n’v a pas de métempsychose, mais immortalité et mort ; où bien... {Il, p. 96), C’est dire qu’il s’agit de savoir que mto: décisions ont une valeur historique éternelle ; je m’éloigne du polythéisme pour entrer dans une vision profondémenl historique du monde, dans une vision tragique où tout ne se passe qu’une fois, où le temps décide de l’éternité. Je dois choisir et, par là, je dois risquer (III, p. 130). C’est ce choix même qui fait naître le bien et le mal. La volonté ne choisit pas entre le bien et le mal, mais, par son choix même, elle devient boime ou mauvaise (II, p. 171) (i). Ce choix se fera dans l’instant. Le temps existentiel sera le temps de rinstant. Je saisis le temps par la décision, et la décision a lieu dans l’instant. La volonté est la présence de l’éternel dans l’insteint (II, p, 162 ; III, pp. 55-61). La liberté de la volonté consiste en ce qu’elle se veut elle-même (II, p. 149). Vouloir, c’est choisir. Mais le lieuiL oe choix ne peut être connu objectivement ; on ne peut savoir objectivement où on doit décider et où on ne le doit pas. La volonté de la décision est existentielle (III, p. 9S). Il s’agit de me risquer à être moi-même, par là même que je choisis et décide (I, p. 3). Je prends sur moi ce risque (I. pp. 290, 113 ; II, p. 270 ; Vernunft, p. 69), Je décide te que je suis (1, pp, 15, 16), Je suis l’être qui, dans sa façon d’agir, décide de ce qu’il est (II, p, 35). Mon être est ainsi parce que je veux ainsi, et nous verrons plus tard eommeni cette volonté implique une transcendance qui en moi est donnée (111, p. 155). L’idée de ce choix absolu se relie à l’idée de l’inconditionnalité de l’existant (I, p. 25). C’est par la passion de l’in condi­ tionné que le Dasein devient existence (III, p. 190). L’exis­ tence se réalise comme inconditionnalité du vouloir dans le choix absolu (II, p. 160) et la vérité qui est présente pour moi est telle parce que je la vis inconditionnellement. La grande volonté est passionnée, mais non pas passionnée seulement par un but fini, passionnée, même quand elle (1) Cf. ce que dit K ierxegaard dans le C o n ce p t d 'a n g o isse : :^féél indifférent, mais en maintiendra toute l’importance, j’i r a i comme si le Dasein était absolu, et j ’aurai en même ipîfl^s conscience qu’il n’est rien ; c’est là la tension qùî aractérise la vérité de l’action inconditionnée en cem O i^ 295). Je donne une valeur infinie au Dasein et, en niètâe temps, je le relativise en tant que Dasein. «Le Dàseiâ •amexistentiellement est pour l’individu infiniment imporet pourtant il est devant la transcendance comme ntiiv» Il est infiniment important en tan t qiie mu persons’en saisit, en tant que, par décision, je lui donné !MÏ^oids absolu en lui-même il h’est rien. Se tenir dans tetfe tension, c’est ce que Jaspers nomme la conscience profondément historique (II, p. 122) (*). Il y a donc une (1} Cf, K ierkegaard , C o n ce p t d ’a n g o isse : Une conscience éthique assez woerète et comportant par suite un moment historique. 12

176

LA PENSÉE DE

l ’EXISTENCE

tension incessante entre Pattention passionnée et rindilf^;. rence- a Tout dans le monde est indifférent etj en mèiinj temps, tout peut être d’une importance décisive. La pa^ sion de l’action se lie à la conscience de la vanité de tout, mais de telle façon que le sérieux de l’action est par 1., approfondi (II, p. 209). C’est cet ensemble d’idées que J aspers résume dans cette formule pleine de signification ; î’inconditionnalité d ^ s l’iustoricité profonde est la nob1ess< de l’être (II, p. 171). Plus tard, nous verrons de même 1;^ tension de la décision coexister avec l’abandon et produir. ainsi une nouvelle tension (III, p. 97). L’existant, l’Unique est possibilité, et d’abord en ce sonque nous voulons seulement l’évoquer et non pas à p^lv prement parler l’affirmer (I, p. 320). E t il est possibilité en ce sens plus profond qu’il n’est jamais que projection, hypothèse existentielle, élan, liberté (I, p. 46 ; III, p. 229). Par opposition à tout ce qni de moi est devenu, je resiv ■possibilité (II, p. 35). Nous sommes ici dans la région de la solitude ; la pensée existentielle est une pensée solitaire. Ainsi la pensée de ta mort où l’existant prend conscience de son unicité. Chacun meurt tout seul (p. 221). D’une façon générale, dans !• domaine existentiel, je commets une erreur si je penne qu’on aurait pu me faciliter les choses et si je veux faciliter pour les autres par des règles (II, p. 163), «Seul

et devant eUe-même (II, p. 288). L’existence est résolution silencieuse (H, p. 311). Elle est unité de l’être et de la cen:munication ( Vernunft, p. 65). Aussi arrivons-nous à l’idée que l’intérieur, que l’incon ditionné ne peut se révéler (II, pp. 290, 298). « L’absolue ' sincérité de l’existence n’est, pas caractérisable objective­ ment, c’est-à-dire qu’elle ne peut se traduire par des actiorii extérieures» (II, p. 358), De là l’idée de la communicatinr indirecte ; l’essence de l’existence est Indirektkeü. Tandis que la communication d’un fait ne peut se fairque d’une façon claire, l’éclaircissement de l’existence^r^ peut se faire que d’une façon ambiguë et qui prête aui malentendus (I, pp. 27, 31, 46, 77, 319; II, pp. 23, 163,j 209 ; Vernunft, pp. 63, 79, 84, 88). Ce qui est mon origiruj

JASPERS ET KIERKEGAARD

177

ol ma vie ne peut être exprimé que d’une façon défectueuse, no peut être révélé que d’une façon indirecte. C’est ce qui SC voit, par exemple, si on consulte l’histoire ; car celle-ci est essentiellement ambiguë : toute montée peut être inter­ prétée comme une descente {III, p. 100). Et cela vaut éga­ lement pour la métaphysiqpie. Bien d’objectif ne peut déciiler ( Vernunfty p. 84). Les réponses de l’existence restent à moitié comprises, comme une sorte de secret (I, p. 261). 1; existence possible doit sans cesse risqpier le malentendu p. 77). Par le malentendu possible, je risque dans la révélation de moi-même des situations humiliantes, je veux parler et ma parole reste sans écho ; mes paroles et lues actions ne servent qu’à me faire mépriser, moquer. L’éclaircissement de l’existence sera le langage de l’Unique s’adressant à l’Unique, il sera appel à l’Unique (I, pp. 31, 33 , 235, 240). Il n’y aura pas indication objective d’une voie, ruais tout au plus orientation, qui est au fond invocation. Née de la liberté, l’existence n’est compréhensible qu’à parLûrde la liherté'(I, p. 319). L’existence doit faire appel non ail savoir de l’autre, mais à sa croyance, Eifin que le moi soit lié au moi, afin qu’il y ait appel de TUnique à l’Unique (l, PP. 321 ; II, p. 77 ; III, p. 28). L’existence ne peut pas se prée transforme, car « la présence sensible, objective et moi toi que j’étais ne sommes pas susceptibles de répétition» {II, p. 278). Je transcende en retournant dans le temps. Nous sommes maintenant dans la région du nouvel immé­ diat, de l’immédiat médiatisé (II, p. 270 ; III, p. 130 ; 11, p. 256). Je me sens en tant que posé par la transcendance ( Vernanft^ p. 48). Tout en acceptant le sensible et l’empirique, nous les avoua dépassés ; nous avons été au delà de l’action éthique, nous avons atteint l’action religieuse (II, p. 321). Mais cette

184

LA P E N S É E D E L’EXISTENCK

aetion religieuse a pour but chez Jaspers, beaucoup plus nettement que chez Kierkegaard, la conquête de Pobjcttivité {II, p. 337). L’idée de répétition va s’approfondir jusqu’à deve­ nir ridée d’éternité. Le passé reste au sein de l’éternité et le futur impossible devient possibilité transcendanU> (II, p. 141). Les trois aspects du temps suscitent chacun une attitude de l’existence. Le premier, le passé, suscite ]ji fidélité, le second, l’avenir, la possibilité, ■le troisième, In présent, la décision (I, p. 16). Mais ces trois attitudes rtn peuvent-elles s’unir? En ta n t que la décision est temp Il semblecepenâüit quel'oq nepedt pas, sttr pbin't, adiréssér le même reproCbe à la philosophie dë Jo^eiis qn’à ^ jënosophîe de H eid ^ er. Si ce que noos aivoas dit est exact, ne pourrait* même soutenir qu’il a réossi 4 dégager la làdne métaphysique de l'iléè du péché, ce qu'on pouïrait appeler là m a te rià p r im a (àh 'sens leibi^ é n du mot) spmitirelle des mofaades? Il'reste tependantquë lë moi de fait pent-ê&e retomber jàspers dàns âne conception 'qâl! >a pulsqn’U ÜDfdtqtae que ne pas péeher, ce sëtâit s'ouvrir à wutes

^ipoi^ibilités.

ilÏA.'ncSL, oH . e tt., p. 335 : ëxpérimeiïfer rêtrë dans ce qiii, objecitrement, ne saurait être que limitation, et, p. 346 ; l’échec de la théodicée » mue en un appel à l ’activité libre. [üj Cette formule ne se trouve pas chez Jaspers, mais me paraît bien aprimer (ou prolonger) une de ses tendances.

210

LA. PE N S É E DE L^EXISTENCE

peut dire que rhomme est une maladie de la naturr. par laquelle la nature se dépasse elle-même (II, p. 29S). L’homme est toujours a fragmentaire » et en rupture avc( le Dasein. Il ne peut pas s’achever en une totalité harmiinieuse. Ses buts ne sont jamais atteints. Il est dans urio situation essentiellement contradictoire ; il ne peut ni accueillir complètement le Dasein, ni le laisser complète­ ment échapper. Son monde est brisé, et lui-même est casi?é. Et c’est ce caractère, ce fait que l’homme est un être cassô, qui rend possible l’inconditionnalité, le dévouement à dts buts posés librement comme absolus (I, p. 296). Nous ne choisissons pas notre place dans le combat ; car nous sommes cette place même ; et nous ne savons pa^ la signifîcation du combat. « Personne ne sait finalemen; de quoi il s’agit dans cette lutte» (II, p. 403). Nous nf savons pas ce qui résultera dans le cas du triomphe et ch qui résultera dans le cas de l’échec ; nous ne savons pa^ quand le combat est un mal et quand il est un bien (II, p. 374). Même si nous choisissons le jour, nous choisissons dans la nuit ; même quand nous combattons pour le jour, nous combattons dans la nuit. Aussi Tultime vérité est-elle la pudeur, respectueuse dr l’attitude qui n’est pas la sienne, respectueuse de l’autre, et la douleur du péché (III, p, 113). Dans ce domaine de la communion, chaque existant aura conscience de ce qui est vérité pour les autres tout en n’étant pas vérité pour lui, et il ne devra ni transformîT ces vérités en des vérités purement objectives, — car ellc.> deviendraient par là même immédiatement des erreurs, — ni abandonner sa propre vérité, mais la vivre intensément dans son étroitesse même, et par là dans sa profondeur. Il devra être lui-même, sans même se dire ni semblablo aux autres, ni différent des autres, car ce serait, dans Ipf deux cas, se comparer et ainsi se perdre. C’est dire que, dans ce domaine, il n’y a pas explication, mais plutôt invocation, appel d’une existence à une au(i.. existence. Il ne s’agit plus d’une communication intellcctueUe entre individus qui peuvent échanger leurs place(la pensée de Jaspers rencontre ici celle de Marcel), _nij d’une lutte pour l’existence au sens ordinaire du mol, ni d’une harmonie, mais d’une communauté, d’une comniu I nion entre « Uniques» insubstituables, de lutte pour l’eih' |

LE

probl:èhe du choix

211

(once au sens le plus élevé du mot, lutte où toute pro|Tiess!on de l’un est une progression de l’autre, et d’une brisure de tout l’être devant la transcendance. III. —

La

tra n scend a xck

lo Transcendance et immanence. — L’existence est bien liée à l’être pour Jaspers comme pour Heidegger ; mais, rétre qu’elle cherche ne peut être qu’un être perdu, un être disjoint (cf, III, p. 2). L’existence est ontologique, niais son ontologie commence par un échec. Et c’est cet échec de l’ontologie qui me permet d’accéder à l’existence, à mon existence. « Le désir d’une ontologie disparait pour ÿo transformer en désir de conquérir par ma personnalité rétre que je ne puis jamais acquérir par le savoir* ; — c’est par l’existence que j’irai vers la transcendance (III, p. 60). Pour avoir perdu l’être, l’être faux, je trouve l’être vrai, l’existence qui mène à la transcendance. L’existence mène à la transcendance en ce sens, d’abord, que je sais que je ne me suis pas donné l’être à moimême, Je suis donné à moi-même (III, p. 4). «Quand je me retourne vers moi-même, vers mon moi authentique, dans robscurité de mon vouloir originel, alors m’est révélé que là où je suis moi-même tout entier, je ne suis pas seu­ lement moi-même. » Ce que je suis me surprend moi-même |[T, p. 199). Ainsi, quand je philosophe, je reste en un état do suspens entre la tension de ma possibilité et ce caractère (letre donné qui est ma réalité (III, p. 152). La clarté philosophique qu’il s’agit de chercher est une darté qui implique des profondeurs obscures, un fond sombre sur lequel elle se détache (I, p. 322) (i) ; la clarté ivest pas construite sur le néant ; elle ne se soutient pas par elle-même ; elle est « la révélation de l’incompréhensible authentique, parce que permanent» (I, p. 324). Et, dans rétude de la transcendance, nous retrouverons ce lien outre clarté et obscurité : «L’être de la transcendance ^’est pas seulement l’être, mais l’être et son autre ; l’autre eit l’obscurité, le fondement, la matière, le néant.» L’existence n’est donc pas l’être absolu puisqu’elle ne se (1) CT. MarceLp, art. c it., p. 332,

2iâ

LA ^ENSÉB I>B

suflit à eUe-XE^ine. « Uexi&teiice me fait sentir ellemêçae qn’elle n^est pas l’absolu ; car,' à cette question de savoir si elle est l’absolu, elle répond ou par Tangoisse, dans la conscience de son caractère incomplet et non fermé, de même que dans son rapport avec le fond sombre que nous appelons l’autre, ou bien par une attitude de défi eu tant qu’elle nie ce qui n’est pas elle» (T, p. 26)) (^). Dire que l’existence n’est pas fermée sur soi (1, p. 27), c’est dire qu’elle est intentionnalité, comme disent les phénqméDoilogaes. Elle se dirige vers l’autre et vers soi. Elle sj> d iri^ vers soi en saisissant du Dasein (ibîd.). Car, okaqi|e fois que je me comporte comme un existant, je me rap. porte à un être que je ne suis en aucune façon, je me rap­ p o r t à un autre (ef. IIÏ, p. 122). Lepaoi est essentiellemeïit en liaison ayec l’hétérpgène. Dans le moi, « quelque chose d’étranger dans sa signification est pris dans un système spirituei)) (III, p. 47). L’existence n^existe qu’en tant «me se rapportant à une autre existence ou à la transcendancé (II, p. 2). Elle se dirige vers la transcendance ; car « elle nous entraîne infatigablement vers une ouverture plus profonde^ Son être authentique consiste dans la recherche de la trai^cendance» (I, p. 27). «Le raisonnable ne peut pas êtr« pmisé sans l’autre, sans le non-raisonnabla... Ce qi^ erabrape à la fois mes déterminations particiilières, la pea-, sée universelle et l’esprit, désigne un autre que moi. Aucpa être qui est objet de savoir n’est l’être. A l’instant où jfe transforme l’être en savoir, la transcendance m’échappe^., La transcendsmee est l’horixon absolu, qui est inexor^^^ ment et qpi n’est ni visible ni connaissable.» Saisissant l’autre en moi, en tant que je suis donné..â[ moi-niême e t en tant que toute ma clarté se dé^tache un fond obscur, et tous mes «choix» sur une invinoi^ donnsa, saisissant l’autre en face de moi par mon activjfê dans le monde, saisissant l’autre au-dessus de moi en ta ^ que je me diiiga vers la transcendance, je suis toujouy^ rapport avec lui. Quand je pense profondément, je s ^ toujours à la limite de moi-même. v ^ Le lieu de la transcendance, ce sera la limite {III, pp. 16, 17, 110), la limite du non-objet, et de l’objet et le (1) Cf, L a m a la d ie ju sq u ’à la m ort, de Kiereecaar»,

I ,? EB(Xp:(.ÈME D P ÇÇQIX

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{lassage de Pun à l’autre (I, p. 4)|, Ift liipite dp iopr et de %

voit l’autre saps le posséder (î» p. 39). A eeite limî-Çe, l’existepce se sent ep contact ayec quelque chose qui n’est pour elle rien d’autre que limite ; la diyinité n’existe (ju’en tant que limite (III, p. 122). Nous ppmprenons ainsi plus profondément l’idée de siiuationTlimite.. Si Jaspers appelle les. situations fondamentales situationslijuîtes, c’ést qu’elles siguifiept qu’it y a au delù d’elles une âiitre réalité, inais que cette autre réalité n’est pas le Pesem pour la çonaoience. t^es situationsdimites iqdiqaept ta trîùisceudanoe (II, pp. 203, 204). Jamais nous ne pourrops dqiic saisir la trauseeudant, coinipo s’il rassemblait les êtres en un tout op était la série de leurs aspects. Bu effet, il u’y a pas dç passage de la conception d’une existence k cefle d’une autre, existencç.. >.Les existences ne sont jaipais qu’elles-mêmes, et ne sont jiunais des images pour d’autres j elles ne deyieunént pas aspects/C’est popr elles qu’il y a des aspects» (I,jp.441) ^ cette séparatipn des existences rend impossible l’i d ^ qpe la transcendance soit union, du moins union ration­ nelle des existences. Nqus sQinmes de Iq sorte, à l’idée d^oue sdpara~ lion absolue eptre l’existeaçe et la transcendance, « L’exia-r t«î»ce est la réalité qui, essentiellement, conserve lu tauce et refuse l’identification avec la trauscenduoce, îci^ dans cette plus, grande pro,^mité, se révèle de la façon lu plus claire le Ipintain absolu» (III, p. 65). Bt, de son dans celte même proximité, au moment le plus proche Àe là jonction, la divinité maintient la distunee a.hspjue ; elle ft’est jamais identique à m oi.(îlïi p* 122 ). jUnsi» roxisr' tence se trouve tout près de la divinité, uj^s, face d’elle (^). Il y a là uùe dualité essentielle., invincible 4 rêtre tempnrel (I, p. 20). C’est qu’il y a opposition entre existence et trànscendaiice. Le domaine de rimmanence, c’est celui du multiple ; dî-transcendance est au contraire, l’être-un que je" puis (IJ Cf. Kierkegaard, où l’iadmdu se trouve » devant Pieu*, plutôt qu'il n’est en Dieo.

214

LA PE N SÉE DE

l ’e

XISTENCE

appeler aussi sur-être et non-être (III, p. 37). Le domaine de l’existence, c ’est celui de la limite et du conditionné (III, p. 65) ; la transcendance est illimitée et incon­ ditionnée. Le domaine de l’existence, c’est celui de la communication ; la transcendance est ce qui est soi-même indépendamment de tout le reste (III, p. 65). L’existence est présente à soi ; la transcendance est inabordable (I, p. 20). L’existence nous était apparue, d’abord, comme le domaine de la possibilité (^) ; mais il y a un domaine oti cesse la possibilité ; et c’est ainsi que nous pouvons définir la transcendance. Dans la transcendance, aucune opposi­ tion ne peut se maintenir (III, p. 115). Il y a là une réalité sans possibilité au sujet de laquelle je ne puis plus interro­ ger. « Pour la réalité de la transcendance, il n’y a pas pos­ sibilité d’être retraduite en possibilité. C’est pourquoi elle n’est pas réalité empirique. Si elle n ’a pas de possibilité, ce n’est pas par manque, mais parce que cette séparatioa entre la possibilité et la réalité est le mancpie qui carac­ térise la réalité empirique, celle-ci ayant toujours un autre hors de soi. » Mais elle n ’est pas existence plus qu’elle n’esi réalité empirique ; car, dans la transcendance, il n’y a plus de décision, « Là où je me heurte à la réalité sans qu’il y ait transformation possible en possibilité, là j’atteins la transcendance ; j’atteins l’être» (III, pp. 9, 51). Ici, plus de possibilité autre que ce qui est ; le problème du choix sé détruit dans la transcendance (III, p. 51) (®). L’Un comme limite, l’unité transcendante est donc l’Ün. que je ne suis en aucune façon ; et, pourtant, c’est l’être par rapport auquel je me comporte quand je me comporte envers moi-même comme envers mon moi authentique (III, p. 122). Je me produis par la façon dont je m’aperçois de la transcendance {^). L’existence et la transcendance sont hétérogènes, mais elles se rapportent l’une à l’autre. L’homme est l’être qui s’efforce au-dessus de soi ; il n’est pas assez pour soi. « L’homme, bien qu’il fascine l’homme; n’est pourtant pas la chose suprême. Il s’amt pour l’homme (1) Mlle H e h s c h , dans son livre d’un si grand intérêt, L ’I llu s io n p k i ! ^ (Alcan, 1936), explique très bien le sens de cette idée de possi­ bilité, p. 154. (2) Cf. M a r c e l , art. c it., p. 328. (3) Cf. le lien entre la subjectivité et l’objectivité, l’immaneqce et U transcendance chez Kierkegaard, so p h iq u e

LE PROBLEME DU CHOIX

215

Je lui-même, mais précisément parce qu’il s’agit pour lui Je quelque chose d’autre... Il ne trouve pas de repos en lui-même, mais seulement auprès de rêlje de la transcenJance» (III, p. 165). L’existence est en rapport avec la li*anscendance, ou bien elle n’est pas du tout (III, p. 6). On pourrait dire qu’elle n’est présente en elle-même que [lans sa tension vers quelque chose qui est absent d’elle ([, p, 31). Et, d’autre part, c’est parce que je suis l’être i[ue je suis que je puis être certain de la transcendance {ill, p. 123). 11 ne faudrait pas dire, d’ailleiu*s, que la transcendance dépende de moi. Le caractère historique que possède mon rixistence ne produit pas la transcendance. « Bien qu’elle ne soit réelle que pour l’existence, l’existence ne peut pas se comporter vis-à-vis de la transcendance comme vis-à-vis d'un être qui n’est réel que pour elle *.(111 , p. 22). n reste que la conscience de l’existence et la conscience de la transcendance sont liées. « Par le fait (pie je suis donné à )i)oi-même, j ’ai conscience à la fois de ma liberté dans l’existçnee et de ma nécessité dans la transcendance » (II, p. 199), En fait, puisque nous avons vu que, même dans le domaine de l’existence, le choix suppose un non-choix, le multiple une unité, un inconditionné, une illimitation, nous pourrions compléter les indications de Jaspers en suggérant que les deux domaines se continuent l’un dans 1‘aïitre, que ce ne sont que leurs schèmes, en quelque sorte, i]ai sont séparés, et qu’en eux-mêmes ils sont unis plus inlimement encore (jue ne le dit Jaspers. Finalement, ks distinctions que l’on a faites entre eux semblent presque ^évanouir, sans que pour cela disparaisse l’idée (pie l’exîs insiste spr l’effort de la. conscience pour s’anéanUf. ( in , p. 51), SUT la passion dé la pensée qui tend vers sa destruction {III, p. 218), sur ce mquveinont de la pensée qpi® supprime eÙe-même (III, p. 137) (®). Sa lucidité est grande pour qu’elle soit elle-même avide de son échac^ C’est dans ce non-savoir que la personnalité antbeniiqitM se saisit dans son rapport avec la transcendance. L’asp/ rance croissante que cette personnalité a d’elle-ipémo él que nous avons étudiée sous le nom d’existence s’aUum^i la flamme du non-savoir. 11 y a un incomprébenslbla qiU^ eaebe. à moi dans la lumière la plus vive comme d ^ l’abîme le plus sombre ; dans ce non-savoir apparàljt^^ (1) Cf. ridée du secret ches Kierke^ard et l’idée du secret, d’aiUem très différente de ceUe de Kierkegaard, chez Marcel. (2) On trouve, chez Kierkegaard, cette même idée de la tendance delt pensée vers la destruction de soi.

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transcçi^da^çe (11,^ p- 263), B epoD ç^ t à la eopna^sapcB^

jo me fie, m me Ûvre, je me lie aa fojadenie^i Dfiênie de b tie {III, p. 78) (1). Ce n’est pas à dife qu’il n’y ait pas ici