Subversion Lacanienne du Genre

SUBVERSION LACANIENNE des THÉORIES du Genre Ouvrage collectif sous la direction dp Fabian FajnwakSh Clotilde LEGUIL

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SUBVERSION LACANIENNE des

THÉORIES du

Genre

Ouvrage collectif sous la direction dp

Fabian FajnwakSh Clotilde LEGUIL

Comment la psychanalyse lacanienne aborde-t-elle la question du genre ? La psychanalyse est-elle hétéronormative ? Quel statut le signifiant "femme” a-t-il en psychanalyse ? Comment peut-on à partir de la clinique analytique rendre compte du genre "neutre” comme nouvelle revendication et nouveau droit des sujets du XXIe siècle? C’est à ces questions que des psychanalystes d’orientation lacanienne répondent dans cet ouvrage, en prise avec les débats qui préoccupent la société civile. La psychanalyse partage avec les gender studies la dénaturalisation de ta sexua­ lité, mais ne se ramène pas pour autant à une simple déconstruction du genre en tant que norme sociale. En revenant sur les thèses des principaux auteurs des gender studies (Judith Butler, Monique Wittig, Gayle Rubin, Eve Kosofski Sedgwick, Didier Eribon, Éric Fassin, Marie-Hélène Bourcier), cet ouvrage s’attache à restituer le sens de l’orientation lacanienne en matière de genre, par-delà le malentendu qu’engendre la lecture de Lacan proposée par ces auteurs. Car si la cure analytique tourne tout entière autour de questions comme « qu’est-ce qu’être une femme ? », ou « comment être un homme ? », elle n’invite pas pour autant le sujet en analyse à se conformer à des normes de genre. Par-delà toute identification à un mode de jouissance qui peut être partagé par d’autres, par-delà toute appartenance à une communauté permettant au sujet de s’identifier à d’autres, la psychanalyse conduit chacun, dans sa solitude, à se confronter à un noyau de jouissance qui est aussi ce que Lacan a appelé « un réel ». Cet ouvrage, en répondant ainsi aux gender studies, tente de faire émerger les enjeux éthiques et politiques dont la psycha­ nalyse lacanienne est porteuse. Fabian Fajnwaks est psychanalyste et M aître de conférences au département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII, membre de l’ECF. Clotilde Leguil est psychanalyste, Maître de conférences au département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII et agrégée de philosophie, membre de l’ECF. Anne Emmanuelle Berger est professeure de littérature française et d’études de genre 9 ÜÜ3 S S S à l’Université Paris VIII, et Responsable de l’Institut du genre CNRS/Universités. Fabrice Bourlez est psychologue clinicien et psychanalyste, enseignant et docteur en philosophie. Pierre-Gilles Guéguen est psychanalyste, ancien directeur de l’École de la Cause Freudienne et ancien président de la New Lacanian School.

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Editions Michèle

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Éric Laurent est psychanalyste, docteur de IIIe cycle en psychanalyse, ancien président / de l’A ssociation Mondiale de Psychanalyse et enseignant à l’Université de Paris VIII, *' H

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Ouvrage collectif dirigé par Clotilde Leguil et Fabian Fajnwaks

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Ce flashcode vous offre l’accès à une vidéo des auteurs de cet ouvrage.

Editions Michèle © Éditions Michèle, Paris, 2015 78, avenue Raymond Poincaré 75116 Paris www.editionsmichele.com Conception couverture, maquette de l’ouvrage : Corinne Binois Couverture : Libre adaptation graphique de la statue de la Melpomène portant un masque dans sa main. Œuvre colossale du sculpteur grec Praxitèle, datée d’environ 390-330 avant Jésus-Christ, exposée au musée du Louvre, dans la galerie portant son nom.

ISBN 978-2-8156-0020-0

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Anne Emmanuelle Berger. Fabrice Bourlez. Fabian Fajnwaks Pierre-Gilles Guéguen . Éric Laurent. Clotilde Leguil

SUBVERSION LACANIENNE DES

THÉORIES DU

Genre

Collection

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mm dirigée par Philippe Lacadée Jf/ é J M j MÎJW

La collection : -

R o s e - P a u l e V in c ig u e r r a

-

P ie rr e N a v e a u

-

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élène

: Femmes lacaniennes -

2014.

: Ce qui de la rencontre s'écrit ~ Études lacaniennes -

D eltom be

: Lorsque l'enfant questionne -

u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é par

N

a t h a l ie

2014.

2013.

G e o r g e s - L a m b r ic h s

e t D a n ie l a F e r n a n d e z : L'homme Kertész - Variations psychanalytiques sur le passage d'un siècle à un autre - 2 0 1 3 .

-

P h il ip p e D e G e o r g e s 2013.

: Par-delà le vrai et lefaux - Vérité, réalité et réel

en psychanalyse -

P h il ip p e L a c a d é e : La vraie vie à l'école - La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l'école - 2 0 1 3 .

- O

u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r

S t e l l a H a r r is o n : 2013.

Elles ont choisi - Les homosexualités féminines -

P h il ip p e L a c a d é e : Vie éprise de parole - Fragments de vie et actes de parole - 2012.

-

S erge C o t t e t

- Ja c q u es -

B o r ie

: L'inconscient de papa et le nôtre -

P h il ip p e H e l l e b o is

- O

: Lacan lecteur de Gide -

-

2012.

2011.

S t e l l a H a r r is o n : contre la folie - 2 0 1 1 .

u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r

Virginia Woolf - L'écriture, refuge P h il ip p e D e G e o r g e s

- O

2012.

: Le psychotique et le psychanalyste -

: La pulsion et ses avatars -

u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r

Bruno

de

2010.

H alleux :

"Quelque chose à dire" à l'enfant autiste - Pratique à plusieurs à l'Antenne 110 - 2 0 1 0 . -

H

-

: Le malentendu de l'enfant (seconde édition revue et augmentée).

élène

D eltom be

P h il ip p e L a c a d é e

: Les enjeux de l'adolescence -

2010.

2010.

À paraître : - Joseph -

O

A t t ié

: Psychanalyse et Poésie - Septembre

u v r a g e c o l l e c t if

2015.

: Les Entretiens de Brive - Octobre

2015.

Dans le sillage de Philippe Bouret, d'Élise Clément et d'autres psychanalystes, des rencontres s'inscrivant dans un dialogue avec des intellectuels, des philosophes et des artistes.

-

P h il ip p e L a c a d é e

« Je est un autre1 », écrivait Arthur Rimbaud qui cherchait à inventer une langue capable de faire sonner son pas sur terre en se moquant des frontières, une langue pour marcher et - disait-il - « distraire les enchantements assemblés sur son cerveau ». Comment mieux faire entendre à ceux qui au­ jourd'hui se préoccupent de l'étanchéité de nos frontières que l;étranger est au cœur de notre vie psychique ? Si l'"étranger" désigne communément ce qui n'est pas familier, Freud a révélé que l'étrangeté recèle en elle-même le plus proche et le plus inattendu - ce reflet de soi dans la vitre d'un train d'où émerge tout à coup l'inconnu - qui expose à la contingence de l'inquiétante étrangeté2. La pratique poétique, la pratique de la lettre ne cessent de démontrer qu'à l'ère de la science, les ressources du poème comme celles de la littérature se réinventent sans cesse comme celles de l'inconscient, car le poète est toujours un peu pro­ phète en ceci que son oreille s'ouvre au seuil de l'émergence du langage, là où nous appelons les choses avant de les nommer, là où sonne autre chose que le sens. Cette collection propose d'éclairer des questions d'actualité à partir d'un travail clinique orienté par la psychanalyse et en prenant appui sur les oeuvres des artistes de la langue ; elle a pour boussole cette phrase de Freud reprise par Lacan qu'en sa matière « l'artiste toujours précède le psychanalyste ».

: L'homme solitaire et la voie du réel - Janvier

2016.

1- R im b a u d A., « Lettre à Georges Izambard » et « Le cœur supplicié » (13 mai 1871) in Œuvre-vie, Paris Arléa, 1991, p.184. 2- F r e u d S,. « L'inquiétante étrangeté », première édition Imago, tome 5 [5-6] [1919] in L'inquiétante étrangeté et autres textes, Paris, Gallimard, (« Folio ; Éditions Bilingue »), 2001.

A va nt - pr o po s I

Sur le genre, le sexe et la psychanalyse Clotilde Leguil

Ce livre est issu d'un désir de déjouer certains stéréotypes sur la psychanalyse et son approche des questions de genre. Il est le fruit d'un besoin de répondre à un climat de tensions autour des questions de genre, de sexe et de psychanalyse. Climat qui nous a surpris, en ce début de XXIe siècle, compte tenu de ce que nous connaissions de Yexpérience de la psychanalyse, en tant qu'analysant et en tant qu'analyste. Il est aussi le lieu d'un ques­ tionnement sur ce que signifie la vie sexuelle depuis l'approche de l'inconscient et avec Lacan. Avec Fabian Fajnwaks, nous nous sommes proposé de mettre en commun un certain nombre d'interrogations qui seraient celles que poseraient les théories du genre à la psychanalyse. En vérité, on pourrait même dire qu'il s'agit plutôt de griefs adressés à la psychanalyse - celui par exemple d'être hétéronormative, celui d'être la gardienne des normes de genre, celui de pathologiser les êtres dont la vie sexuelle ne serait pas conforme à celle de la majorité, etc. -, autant de griefs qui nous ont semblé relever d'une méconnaissance profonde de l'expérience de l'analyse au XXIe siècle. 7

S u b v e r s io n

Avant-pro po s I

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

Au sein d'un séminaire qui s'est tenu à l’École de Cause freu­ dienne durant une année (2013-2014), nous avons tenté d'y répondre. Car finalement, nous ne comprenions pas bien de quelle psychanalyse il était question du côté de ce courant de pensée et pourquoi il était reproché à l'invention de Freud de participer à la souffrance des sujets relativement aux normes de genre. Nous nous demandions même si la psychanalyse dont il s'agissait outre-Atlantique n'était pas celle que Lacan avait dénoncée dans les années 50 comme étant de Yegopsychology, de la psychologie du moi, méconnaissant les effets de la parole et du langage. Ce séminaire a été suivi par des étudiants qui eux-mêmes s'interrogent sur ces questions contemporaines et il fut le lieu de débats plus ou moins chauds, plus ou moins froids, en tous cas de rencontres vivantes. À ce séminaire, nous avons souhaité donner la parole à Pierre-Gilles Guéguen et à Éric Laurent qui tous deux, grâce à leur proximité avec les références américaines, avaient déjà travaillé ces questions de genre au sein de l'École de la Cause freudienne bien avant qu'elles n'occupent l'esprit des Français en ce premier quart de XXIe siècle. Chacun d'eux a géné­ reusement accepté de nous éclairer depuis sa propre expérience et son approche. Notre séminaire s'en est trouvé enrichi. Fabian Fajnwaks et moi-même leur en sommes tous deux reconnaissants. Ce livre est donc issu d'une élaboration secondaire, suite à ce premier atelier que fut ce séminaire. Accueilli par les Éditions Michèle - qui nous ont fait confiance -, dans la collection dirigée par Philippe Lacadée, nous nous inscrivons dans une série d'ou­ vrages qui cherchent à faire entendre la voix des psychanalystes relativement aux enjeux de la clinique contemporaine. Ce livre ne prétend pas émaner de spécialistes en question de genre. Il a une autre ambition qui est de montrer en quel sens le discours psychanalytique ne peut se laisser réduire à un discours militant sur la sexualité orthonormée, acceptable et légitime.

Il est le lieu de quelques prises de position de biais, échappant au débat idéologique du type « pour ou contre le genre », le lieu de positions qui relèvent à chaque fois d'une expérience subjective singulière, du sexe, du genre et de la psychanalyse. « Psychanalyse par-delà le genre » nous permet, dans un premier moment, de montrer en quoi l'approche psychanalytique de la sexualité n'est pas pensée en termes de normes. Ce qui semble se présenter comme une confrontation avec la psycha­ nalyse relève en réalité d'une méconnaissance de la psychana­ lyse de la part des auteurs des théories du genre. C'est ce que montre Fabian Fajnwaks. Le premier enseignement de Lacan est bien souvent instrumentalisé pour faire passer la psychanalyse pour la gardienne des traditions, le dernier enseignement de Lacan passant, lui, à la trappe. La question de la féminité est le biais à travers lequel j'ai choisi de répondre à ce qui me touchait dans le débat. Faire disparaître le signifiant "femme" de la culture, de la langue, de l'existence, est-ce garantir aux êtres féminins un avenir meilleur ? Je ne le crois pas. Je crois qu'au contraire Freud et Lacan, en s'interrogeant sur le continent noir, ont libéré la parole des femmes sur ce qui ne trouve pas à se dire dans le discours de tous. Jacques-Alain Miller a évoqué ce qu'a d'insoutenable « la pureté du dénuement qu'implique en son fond la position féminine1». C'est de ce dénuement que j'ai voulu parler, car il n'est pas là question de norme, de domination masculine, d’hétérosexualité obligatoire, mais d’une rencontre avec un inas-similable. « Psychanalyse, tout contre les théories du genre », constitue un second moment qui donne la parole à deux auteurs, Fabrice Bourlez et Anne Emmanuelle Berger, lesquels se reconnaissent à certains égards dans le discours des études de genre, tout en 1 - M il l e r J . -A., « Mèrefemme », extrait du

et 6 aviril

1994),

cours « L'Orientation lacanienne. Donc. », 3 0 mars in La Cause du désir 89 , « Le corps des femmes », Navarin Éditeur, 2 0 1 5 ,

p. 119.

'smî-fmmr

8

BIBLIOTHÈQUE CENTRALE

S u b v e r s io n

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

étant eux-mêmes proches de la psychanalyse. C'est rare. Mais cela existe. Ils parviennent à faire dialoguer la psychanalyse avec les théoriciennes de ce néo-féminisme à l'américaine. Le premier, qui était présent à notre séminaire et avec qui nous avons souvent échangé, a choisi d'écrire depuis son propre parcours, sa propre histoire, sa propre rencontre avec la psychanalyse, là où il était déjà pris à certains égards par les concepts des gender studies. La seconde, qui dirige le département des études de genre à l'Université de Paris VIII, propose de relire Freud comme une théorie de genre. Elle opère donc une lecture après-coup de Freud et de ses concepts relatifs au genre depuis l'apport des études de genre. Elle montre en quoi, finalement, les théories du genre sont aussi redevables à l'apport de la psychanalyse freudienne. Ce second mo-ment prône une forme de réconciliation entre les deux discours. Nous les remercions tous deux pour leur ouverture d'esprit. « Genre, angoisse, jouissance » est notre troisième moment. Tout comme le premier, ce troisième temps pourrait être placé sous le signe de l'incommensurabilité de ces deux approches que sont les études de genre et la psychanalyse. Il permet de s'interroger à partir de la clinique sur la question du genre et de la jouissance, au sens où la jouissance telle que Lacan l'entend ne relève en rien d'une utopie libertaire. Pierre-Gilles Guéguen déchiffre les nouveaux enjeux du supposé troisième sexe ou sexe neutre afin de dépasser la lecture purement juridique de la question. Car en la matière, il est aussi question d'angoisse et de jouissance, pas seulement de droit et de reconnaissance. Enfin, Éric Laurent opère une traversée conceptuelle d'envergure qui part de Judith Butler pour arriver au tout dernier Lacan. Il montre en quel sens la clinique lacanienne, fondée sur le non-rapport sexuel, l'objet a, et l'opacité de la jouissance, aborde la vie sexuelle à partir de l'impossibilité de faire Un et de jouir comme il faut. Il nous montre que finalement, en psychanalyse, il n'est pas 10

Av a n t- pr o p o s I

question de débats purement théoriques ni d'enjeux purement sociopolitiques mais d'expérience concrète, relative au corps, à l'angoisse et à la pulsion. Subversion lacanienne des théories du genre, le titre que nous avons choisi pour rassembler ces différentes contributions, fait résonner la dimension de subversion sur laquelle Lacan a mis l'accent, comme étant celle qui résultait de l'invention de Freud. Subversion du sujet, mais aussi excentricité du désir et obscurité de la jouissance. Le genre en psychanalyse commence là où les normes font défaut, là où aucun savoir ne convient plus pour répondre à l'angoisse, là où chacun est seul sans plus trouver l'Autre qui lui révélera le secret de son être. C'est cette atmosphère inédite de questionnement et de trouvaille que nous avons essayé de restituer ici, dans ce concert à plusieurs voix.

A va nt - pr o po s II

Pour un aggiomamento des malentendus Fabian Fajnwaks

Ce livre se propose comme un aggiomamento des malentendus et des méconnaissances existant entre les théories du genre et la psychanalyse lacanienne. Depuis les travaux de Monique Wittig et de Gayle Rubin, la psychanalyse est accusée de préserver l'ordre hétérocentré et hétéronormatif, de se faire la gardienne du temple de la différence sexuelle, de taxer l'homosexualité de perversion. De manière générale, la psychanalyse est accusée de participer à la répression sexuelle alors qu'à l'origine, elle s'intéressait aux mécanismes de refoulement de la vie sexuelle. Les travaux postérieurs de Judith Butler, de Eve Kossofsky Sedgwick aux Etats-Unis, et de Didier Eribon et Éric Fassin en France, ont permis d'étayer ces idées en les enrichissant (la sexualité "performative" de Butler contre la sexualité "itérative" à laquelle la psychanalyse apporterait son concours, le binarisme construit homme/femme auquel le terme psychanalytique de "différence sexuelle" donnerait son support selon Kossofsky-Sedgwick). La nature même de la psychanalyse engagée dans ce débat est à resituer, car Gayle Rubin et Judith Butler s'adressent tantôt à la psychanalyse issue de la dérive de l'ego-psychology américaine, 13

S u b v e r s io n

A v a n t - p r o p o s II

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

en parlant du sujet, du Moi et du self de manière indifférenciée, tantôt à la psychanalyse lacanienne. La particularité du retour à Freud opéré par Lacan dans un premier temps est niée ou méconnue, ainsi que plus fondamentalement la critique radicale des concepts freudiens de base comme le complexe d'Œdipe, la castration et l'idée que la psychanalyse se fait de la perversion, que Lacan transcrira en père-version dans les années 70, en produisant lui-même la subversion du Nom-du-Père considéré désormais en termes du plus-de-jouir du Père et la notion même de perversion. Rien ne permet de supposer à Lacan une lecture en termes de genres de l'expérience du désir, car l'objet qui cause ce désir est un objet partiel, coupé de tout genre. Pour la même raison, toute lecture d'une sexualité appuyée sur une satisfaction géni­ tale se trouve invalidée, car l'expérience analytique démontre que la satisfaction pulsionnelle a très peu à voir avec une satisfaction génitale, supposée normale. Le désir et la jouissance se trouvent ainsi séparés de tout abord en termes de génitalité, en dénatura­ lisant et deshétérosexualisant le désir. L'objet partiel de la pulsion ne permet, lui non plus, aucun abord en termes de "norme" sexuelle établie ou valable par ou pour des êtres parlants hétéros, homos, transsexùels ou transgenres. La notion de genre même est étrangère à la psychanalyse, si ce n'est pour désigner des modalités logiques d'articuler un rapport au Tout universalisant et à l'exception à cet univers fermé du Tout. En supposant la psychanalyse limitée par le complexe d'Œdipe et la jouissance complètement absorbée par la jouissance phal­ lique, les théories du genre se proposent de subvertir les concepts piliers que Jacques Lacan a introduits dans la théorie : le Nomdu-Père, le Phallus. Le sujet pourrait trouver d'autres noms, des noms non normatifs et alternatifs au Nom-du-Père pour faire tenir ensemble la jouissance, qui est Réelle, le rapport au corps que l'identité permettrait de fonder, ce qui s'inscrit dans le registre

Imaginaire, et les incidences que le fait de se nommer aurait sur cette jouissance. C'est exactement ce que Lacan mettra au centre de sa considération avec l'approche qu'il inaugurera en 1975 en s'intéressant à l'écriture de James Joyce et à sa valeur de sinthome. Le Nom-du-Père devient ainsi un Nom parmi d'autres et la capture de la jouissance par le signifiant phallique s'ouvre à une dimension illimitée. Tout préjugé ou soupçon de normativité psychanalytique se dilue à partir de cette approche, car chaque être parlant devra trouver sa solution, toujours et à chaque fois singulière, par et dans son rapport à la jouissance. C'est cette approche qu'on pourrait aisément qualifier de queer s'il n'y avait pas un malentendu par rapport à ce que le terme de jouissance vient nommer, malentendu que cet ouvrage se propose d'éclaircir. Cette approche invalide ainsi tout le travail que la psychana­ lyse d'orientation lacanienne aurait à accomplir pour répondre à la question qu'aussi bien les théories du genre que les études queer lui adressent : peut-elle se défaire du carcan de la norme œdipenne, comme « un instrument disciplinaire et mutilant d'in­ terprétation1 », pour répondre à la question que les sexualités queer permettent de révéler, à savoir que la jouissance est rebelle à toute normativation ? « L'inversion de la question » que l’homosexualité et les sexualités queer posent à la psychanalyse se révèle déjà présente dans cette approche que le « Tout dernier enseignement » de Lacan, tel que J.-A. Miller l'a appelé, suppose. Il suffit de lire, et c'est à cette lecture que cet ouvrage a voulu contribuer pour restituer le sens de la subversion en question. Si, dans le débat entre essentialisme et constructivisme social, la psychanalyse s'est trouvée initialement et de manière bizarre rangée du côté de l'essentialisme (la "différence sexuelle” serait seulement "anatomique et donc naturelle") pour les théories du genre, face à l'extension actuelle des neurosciences, elle se I Fassin É., L'inversion de la question homosexuelle, Éd. Amsterdam, Paris, 2008, p. 197.

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15

S u b v e r s io n

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

trouverait rangée par celles-ci du côté du constructivisme. Raison supplémentaire pour éclaircir ces malentendus. Les différents événements qui ont scandé les débats publics dernièrement en France ont provoqué une confrontation entre la psychanalyse et les études du genre et queer : Pacs en 1998, le débat autour des familles homoparentales, l'adoption de la loi sur le "mariage homosexuel" en 2013, les débats actuels sur la loi d'identité de genre. Ces débats n ront fait qu'accentuer le malentendu entre ce qu'on peut dire, à partir de l'enseignement de Lacan, sur le rapport des sujets à la sexualité, aux unions du même sexe et à la procréation, et ce que les auteur(e)s des études du genre supposent que les lacaniens disent. Ainsi cet ouvrage se propose de resituer les positions théoriques, et non pas idéologiques comme on Yimpute souvent à la psychanalyse, à partir de ce que l'expérience de la clinique enseigne. Un remerciement spécial à Éric Laurent et Pierre-Gilles Guéguen qui ont bien voulu contribuer à ce débat en participant à cet ouvrage, ainsi qu'à Anne Emmanuelle Berger, directrice du département des études du genre à l'Université de Paris VIII, et à Fabrice Bourlez, enseignant de philosophie à l'École Supérieure d'Art et de Design de Reims qui, tout en étant inscrits dans les études du genre, dialoguent avec la psychanalyse et interrogent les rapports entre les deux d'une manière critique et donc salu­ taire. Un vif remerciement aussi aux éditions Michèle et à Philippe Lacadée pour avoir accueilli cet ouvrage dans cette collection.

i

Psych an alyse AU-DELÀ DU GENRE

Lacan et les théories queer : malentendus et méconnaissances Fabian Fajnwaks

Il existe une série de malentendus dans la confrontation de la psychanalyse d’orientation lacanienne et les études du genre et queer. Depuis l'origine de ce corpus hétérogène que constituent les études du genre, il existe la volonté de montrer combien elles viendraient subvertir les concepts et les termes que la psychana­ lyse a permis de mettre à jour. Mais les concepts en question sont souvent lus de manière biaisée, ou les différents auteurs décident d'arrêter le curseur pour établir l'usage que fait la psychanalyse des concepts comme le Phallus, le Nom-du-Père ou la jouissance, à un moment de l'enseignement de Lacan où ils ont une valeur dans la téorie qui évoluera par la suite. Les profondes différences sont soit ignorées ou méconnues, soit complètement effacées. Cet article se propose donc de pointer quelques-uns de ces ma­ lentendus, pour restituer le sens de la subversion des concepts qui permettent d'aborder l'expérience de la sexualité de l'être parlant comme étant structuralement non essentialiste ni anato­ mique, et pour montrer qu'un grand nombre des critiques que les auteurs des études du genre et queer adressent à l'enseignement de Lacan se diluent lorsqu'on examine de près ce que l'expérience de l'analyse nous apprend.

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S u b v e r s io n

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

Dans Le Grand théâtre du genre, Anne Emmanuelle Berger rappelle combien les études du genre s'inscrivent dans la tradition des études féministes et post-coloniales, dans une lignée épistémologique qui voit dans le genre un mécanisme d'oppres­ sion sociale dont il s'agirait de s'émanciper. Cette tradition, qui accentue la dimension politique du genre, est présente depuis le début des études du genre : Gayle Rubin parlait déjà, en 1975 du genre comme d'une « division de sexes socialement imposée1» en faisant écho à la "division sociale du travail” de Marx. Monique Wittig abordait les choses dans le même sens dans La Pensée straight : « L'idéologie de la différence des sexes opère dans notre culture comme une censure, en ce qu'elle masque l'oppo­ sition qui existe sur le plan social entre les hommes et les femmes en lui donnant la nature pour cause. Masculin/féminin, mâle/ femelle sont les catégories qui servent à dissimuler le fait que les différences sociales relèvent toujours d'un ordre économique, politique et idéologique2 ». La critique de l'ordre hétérocentré par Wittig l'amènera à dénoncer le caractère politique de la catégorie de sexe, même lorsqu’il s'agit du sexe féminin, ce qui la situera à contre-courant du féminisme traditionnel (qu'elle appellera "hétéro-féminisme") car il contribue à donner consis­ tance à "la pensée straighf. « Pour nous - continue Wittig -, il n'y a pas d'être femme ou d'être homme, "homme" et "femme" sont des concepts d'opposition, des concepts politiques. Il ne peut plus y avoir de femmes ni d'hommes qu'en tant que classes et qu'en tant que catégories de pensée et de langage, ils doivent disparaître politiquement, économiquement, idéologiquement. Si nous lesbiennes, homosexuels, nous continuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes, nous contribuons au maintien de l'hétérosexualité3. » D 'où sa proposition célèbre que 1-

G., « The Traffic in women », in Déviations. A Gayle Rubin reader, Duke University Press, Durham, 2 0 1 1 , p. 4 1 .

R u b in

2- W 3-

20

it t ig

Ibid., p p

M., La pensée straight, Éd. Balland, Paris, 2 0 0 1 ,

p. 4 2 .

L a c a n e t l e s t h é o r i e s q ueer : MALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

« les lesbiennes ne sont pas des femmes », car les définir de cette manière contribue à légitimer l'ordre hétérocentré. Si cette approche n'est pas fausse, elle semble réduire de beaucoup la perspective que les différents/es auteurs/es ont adoptée concernant non seulement la place des rôles sexuels dans la société mais aussi ce que d'autres disciplines comme la psycha­ nalyse ont à dire par rapport, à la différence sexuelle elle-même, aux processus de sexuation et à la sexualité de manière large.

AUX ORIGINES DES ÉTUDES DU GENRE Cette réduction est en partie déterminée par le contexte historique dans lequel les études du genre et leur avatar, comme le dit Anne Emmanuelle Berger, les queer studies, ont émergé. Elles se sont d'abord constituées dans un mouvement de contestation contre l'institutionalisation des mouvements gays et lesbiens, dans la Californie de la fin des années 70, mouvements qui, s'ils se sont créés dans un premier temps pour contester l'hégémonie de la norme hétérosexuelle, ont fini par la reproduire en son sein. Il s'agissait alors de reprendre à ces mouvements ce qu'ils ont pu avoir tout d'abord de subversif dans leur dénonciation des modèles hétéronormés : cela donnera lieu à la critique non seulement des normes enjeu dans le social mais à l'assignation des rôles sexuels en termes de genre. La psychanalyse dans son versant ego-psychobgy, telle qu'elle s'est développée aux USA, a été aussi l'un des versants contre lesquels les gender studies se sont développées. Gayle Rubin le signale dans son texte fondateur des études du genre, The Traffic in Women, lorsqu'elle indique que « la bataille entre la psychanalyse et les mouvements gays et féministes est devenue légendaire. Cette confrontation entre les révolutionnaires sexuels et l'establishment clinique a eu lieu, en partie, du fait de l'évo­ lution de la psychanalyse aux États-Unis où la tradition clinique

7 2 -7 3 .

21

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a fétichisé l'anatomie. L'enfant est censé évoluer à travers les différents niveaux organiques jusqu'à rejoindre sa destinée ana­ tomique. La pratique clinique a souvent abordé cette mission en termes de réparation des individus qui ont déraillé pendant leur cheminement vers leur but biologique. En transformant des lois morales en lois scientifiques, la pratique clinique a cherché à renforcer les conventions sexuelles vis-à-vis des individus. Dans ce sens, la psychanalyse est souvent devenue plus qu'une théorie des mécanismes de la reproduction des arrangements sexuels . elle est devenue l'un de ces mêmes mécanismes4 ». Nous pourrions entièrement souscrire à ces lignes : Jacques Lacan n'a cessé de critiquer la dérive de la psychanalyse, devenue une ego-psychology depuis les années 50, ainsi que le fait qu elle se soit constituée en vecteur de normalisation. Que la pratique clinique de la psychanlyse devenue une psychologie du Moi ait "fétichisé l'anatomie" ne peut pas être plus vrai, mais le problème est que Gayle Rubin réduit toute la psychanalyse à cette version particulière qu'elle a prise aux USA. C'est souvent le cas aussi avec Judith Butler. Dans son livre The rise and crisis ofpsychoanalysis in the United States. Freud and theAmericans, l'historien Nathan Haie Jr. décrit le parcours qui mena, à partir des années 30, les psychanalystes échappant à la montée du nazisme en Europe centrale, à la médicalisation de la psychanalyse sur la côte Est, à Chicago et en Californie, pour la rendre soluble à l'esprit pragmatique régnant aux USA. Haie Jr. rappelle que les analystes exerçant dans l'État de New York avaient besoin d'une licence médicale pour pratiquer l'analyse, et il fait valoir combien un ouvrage comme la Théorie des névroses d'Otto Fénichel a servi de manuel pour adapter la psychanalyse à l'orientation médicale que la clinique analytique allait prendre aux USA. Le travail de Haie Jr. s arrête dans les années 80, période où l'on voit se développer en 4-

R u b in

G., « The Traffic in women », in Déviations. A Gayle Rubin reader, op. cit., p. 49. C'est

nous qui traduisons. 22

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Californie une quantité de thérapies New-Age que Haie Jr. explique comme la tentative de réintroduction du sujet là d'où la médicalisation de la psychanalyse avait fini par l'exclure. On pourrait inclure aux développements de ce symptôme de l'ego-psychology, les gender studies, ainsi que Rubin le fait remarquer dans ce texte fondamental. La french theory a été l'un des autres volets qui ont contribué au développement des études du genre aux États-Unis. La récep­ tion de l'œuvre de Foucault, de Derrida et de Deleuze a favorisé la consolidation de ce corps multiple qu'on appelle les gender studies. Sauf qu'on assiste, depuis quelques années, à un renver­ sement de cette tendance qu'Anne Emmanuelle Berger décrit dans Le Grand Théâtre du genre : dans ce qu'elle appelle « un contre-tranfert intellectuel massif sur un Moi idéal "américain”, accompagné d'un oubli ou d'une méconnaissance concertée de ce que la "nouvelle pensée américaine” doit à la "pensée française"5 », la France s'est arrêtée de produire et d'exporter des grandes idées et elle s'est mise à importer avidement sa nourriture intellectuelle des États-Unis. « On traduit les auteurs queer e.t maisons d'éditions, colloques et médias bruissent de l'écho donné aux thématiques queer et transgenre. » Cette inversion du mouvement que constate l'auteure renforce l'oubli de tout ce que les auteurs américains doivent à la "pensée française". Ainsi « enterrée ou plutôt encryptée, la french theory se trouve à la fois explicitement désavouée et inconsciemment préservée à la faveur de ce transfert ».

LA PSYCHANALYSE EST-ELLE HÉTÉRONORMATIVE ? Mais on pourrait parvenir exactement au même constat que Berger avec la lecture que les auteurs de la théorie du genre font de renseignement de J. Lacan : le terme de "méconnaissance 5- Berger A.-E .,Le Grand Théâtre du genre. Identités, sexualités etféminisme en “Amérique", Belin, Paris, 2013, p. 113.

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concertée" situe bien ce qui peut se présenter dans un premier temps comme un malentendu dans la lecture biaisée de Lacan par Butler, Rubin, Wittig et Kossofsky Sedgwick, Didier Eribon et Marie-Hélène Bourcier en France, pour ne citer que les plus importants. Car il existe plusieurs vecteurs de méconnaissance ou de malentendu entre les auteurs queer et la psychanalyse lacanienne : un de ces vecteurs se légitime dans l'appui que les auteurs queer trouvent dans les premiers séminaires de Lacan pour insister sur l'hégémonie du Nom-du-Père dans la théorie et sur la place centrale du Phallus pour assigner à la psychanalyse un rôle de garante de la norme hétérosexuelle, de la “matrice hété­ rosexuelle", comme s'exprime Butler dans Trouble dans le genre, et ceci comme le seul et dernier horizon possible de 1analyse. Il est vrai que Lacan a mis au centre de sa théorie, dans les premières années de son enseignement, le Nom-du-Père en tant que signifiant qui permet de réguler les rapports entre l’imaginaire et le réel. Il accorde, dans ces années-là, une suprématie au registre symbolique que lui permet d'avancer une logique rigoureuse de la psychose lorsque le signifiant du Nom-du-père vient à manquer à un sujet. Mais l'axe de sa théorisation se déplacera à partir de la fin des années 60 vers le registre du réel avec son intérêt autour de la jouissance et de l'objet a en tant que semblant de celle-ci. Sans renier le Nom-du-Père, il deviendra, dans ce nouveau paradigme - qu'il mettra au point à partir du Séminaire XVII, L'Envers de la psychanalyse, et qui le conduira à sa théorie des nœuds et à un abord borroméen de la clinique -, un semblant parmi d'autres vis-à-vis du réel. Dans le même sens, on peut penser que la formalisation de l'expérience sexuelle à partir du phallus que Lacan opère dans ses Séminaires IV et V et dans son écrit « La signification du phallus », pourrait laisser place à un partage en termes de genres : « Le signifiant de son désir, elle le trouve dans le corps de son partenaire6... » Butler commente 624

Lacan

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largement les passages de cet écrit dans Trouble dans le genre pour confirmer l'approche en termes de genres de la sexualité par I ,acan, et Didier Eribon s'appuie dans nombre des textes pour ■issigner la théorie lacanienne à un instrument de l'ordre hétéronormatif. Ce que Lacan formalise ici, ce sont des rapports ou des positions à l'égard du phallus (semblant de l'être et impos­ ture de l'avoir) plutôt qu'une véritable théorisation autour de ce que c'est d'être homme ou femme. « Nous ne savons pas ce que c'est un homme ou une femme », nous dit-il dans le Séminaire l)'un discours qui ne seraitpas du semblant, en proposant de parler de "valeurs sexuelles", des valeurs sexuelles entendues au sens linguistique. À partir des années 70, Lacan centrera son intérêt sur des écritures possibles du non-rapport sexuel en termes logiques, où le phallus n'est qu'un signifiant qui permet de couvrir une partie de la jouissance du sujet. Il apparaîtra donc comme semblant de la jouissance. Sa célèbre formule, « qu'il n'y a pas de rapport sexuel », traduit un fait qui tient place de réel pour Lacan : qu'il n'y a pas d'inscription pour l'être parlant d'un côté ou de l'autre de la sexuation, surtout pas à partir de la rencontre sexuelle et de ce qui pourrait assigner chaque être à un genre ou à un ensemble quelconque par rapport à la sexualité. Si l'on pourrait considérer qu'il existe une certaine conception du genre dans le premier moment phallocentré de la théorie lacanienne, même si le phallus laisse à chaque sujet la possibilité de s'y identifier comme il veut, donc il n'y pas de modèle et encore moins de norme quant à l'usage du phallus. Cela ne sera plus le cas lorsqu'il introduira les formules de la sexuation dans le Séminaire Encore, ni encore moins lorsqu'il promouvra une clinique borroméene. Curieuse­ ment, aucun auteur queer ne parle de ce Lacan-là, celui qui atteint dans sa théorie le stade le plus queer de tous, sauf Javier Saez. La perspective de la jouissance ouverte par le dernier ensei­ gnement de Lacan, perspective qui renvoie aussi bien le phallus

Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p. 694. 25

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que le Nom-du-Père à leur statut de semblants par rapport à la jouissance, est complètement ignorée par ces auteurs. C'est l’enseignement même de Lacan qui permet de vérifier qu'il n'y a rien de plus queer que la jouissance elle-même, et qu'en aucun cas la psychanalyse lacanienne ne cherche à faire entrer cette jouissance dans une norme qui établirait ce que doivent être les choses pour chacun des sexes. Un auteur queer comme Javier Saez évoquait déjà ce point fondamental dans son livre Théorie queer et psychanalysé7, en signalant que « la capacité subversive de la psychanalyse réside principalement en ce que Lacan ne théorise pas la sexualité en termes de genres, mais en termes de jouissance. Si l'un des principaux efforts de la théorie queer est de penser la sexualité en dehors des catégories du genre, nous avons ici justement un bon exemple de ceci ». N om ination s au - delà de l’Œ dipe La psychanalyse lacanienne n'aurait pas beaucoup à objecter à la théorie queer concernant la recherche de nominations en dehors de l'évidence de la différence sexuelle anatomique, ou encore de la norme oedipienne phallo ou hétérocentrée. En dehors du Nom-du-Père en tant que celui-ci ne cherche pas à « normaliser le sujet » comme le lisent souvent mal les auteurs queer dans le texte de Lacan, mais à « normaliser le désir » en lui donnant une mesure phallique, ainsi que Lacan s’exprime dans les Écrits. Sur la quatrième de couverture du Séminaire VI, Le désir et son interprétation, Jacques-Alain Miller souligne ce point en écrivant que « l'Œdipe pour Lacan, dans ce Séminaire de son enseigne­ ment, n'est pas la solution unique du désir, mais plutôt sa forme normativisée par le Nom-du-Père, et n'épuise pas le désir ». D'où l'on comprend pourquoi Lacan conclut ce Séminaire par un éloge de la perversion avec la parution de Lolita de Nabokov, en mettant

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en avant sa valeur contestataire par rapport aux normes établies. De fait, c'est Lacan même qui mènera une critique de l'Œdipe freudien, avant même que Gilles Deleuze et Félix Guattari ne s'attellent à la tâche avec L'Anti-Œdipe, ainsi que J.-A. Miller le faisait valoir il y a quelques années : dans son Séminaire L'Envers de la psychanalyse, Lacan procède à une mise en question du complexe d'Œdipe à la lumière de la lecture du mythe d'Œdipe par Lévi-Strauss et de la tragédie de Sophocle. Lacan y interprète le complexe d'Œdipe comme un « rêve de Freud » comme un désir de Freud de « sauver le Père », à la lumière du mythe de Totem et Tabou. À partir de L'Envers de la psychanalyse, et avec la considération grandissante que Lacan fera de la jouissance, le Nom-du-Père se scindera ainsi en deux directions : d'un côté il mettra au point une théorie de la nomination dans son Séminaire R SI - qui trouvera son achèvement avec le sinthome et les nœuds borroméens -, et, de l'autre, l'idée tout à fait ori­ ginale de désigner la place du Père à travers son plus-de-jouir (« Un père n'a droit au respect et à l'amour que s'il n'est père-versement orienté, c'est-à-dire que s'il ne fait de sa femme un objet a ») ce qui le mène à équivoquer, d'ailleurs, le terme de père-version, en tant que version du père, en situant là ce qui fait transmission d'un plus-de-jouir dans la lignée paternelle et non pas forcément d'un Nom, en détachant définitivement ce terme de toute connotation morale, s'il en gardait encore dans l'enseignement de Lacan. Point qui constitue encore un pôle de malentendu avec les auteur(e)s queer, Butler et Javier Saez par exemple, qui lisent l'emploi de ce terme par Lacan univoquement à partir de son acception médicale du XIXe siècle. Il faut noter que, dans le cours de son enseignement, Lacan a quelque part opéré le même mouvement critique concernant le Nom-du-Père et le phallocentrisme dans sa théorisation que les études sur le genre et les théories queer ont opéré sur les mou­ vements gays et lesbiens. À l'origine, les études sur le genre et

7- Saez.J., Théorie queer et psychanalyse, Éd. Epel, Paris, 2005, p. 123. 26

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queer objectaient aux mouvements gays et lesbiens de la fin des années 70 aux USA qu'ils restent dans les limites de l'Œdipe, dans les limites du « signifiant maître » comme le soulignait Jacques-Alain Miller lors d'un colloque sur les gays en analyse à Nice en 2003. Les études sur le genre, d'abord, et leur avatar queer ensuite, accentuaient le fait qu'il existe des modes de jouissance multiples qui ne tombent pas sous le royaume de l'Un universalisant, car la jouissance est toujours en effraction. « Le queer souligne que, en son fond, la jouissance est rebelle à toute universalisation, à la Loi, et il objecte au gay que le gay reste dans les limites du signifiant maître massifiant, dans les limites de l'Œ dipe8. » Le queer souligne donc que la jouissance est fondamentalement rebelle à toute universalisation, soit-elle phallique. Dans le même sens alors, là où la formalisation du phallus par Lacan absorbait dans ses premiers séminaires et dans son écrit « La signification du phallus » la totalité de la jouissance, ce ne sera plus le cas à partir du Séminaire Encore où est théorisée une jouissance "pas-toute”, subordonnée au signifiant phallique, une jouissance qui lui échappe. Cette pers­ pective reste méconnue par les auteurs queer. Identité , identification et DÉSIDENTIFICATION Dans Ces corps qui comptent, dans le chapitre « Identification fantasmatique et assomption du sexe », Judith Butler aborde la problématique des identifications et de la sexuation dans des termes qui se confondent avec l'identité. Les deux termes - identification et position sexuée - se confondent à leur tour dans le développement de Butler. Si, dans la lecture butlerienne des travaux de Jacques Lacan, la position sexuée est abordée en tant qu'effort pour réaffirmer les contraintes symboliques par 8- M iller J.-A., « Des gays en analyse ? » Revue La Cause freudienne, N° 55, octobre 2003,

Diffusion Seuil Navarin, p. 89. 28

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lesquelles on devient "sexué", les identifications deviennent « les cristallisations fantasmatiques résultantes de l'itération des modèles appartenant aux stéréotypes du genre ». Ce propos résume l'homologation par Butler de la question des identi­ fications, centrale en psychanalyse, et de la position sexuée du sujet à celle de l'identité sexuelle, construite donc par "itération de stéréotypes du genre”. Un court-circuit s'opère ici par lequel ce sont les stéréotypes du genre qui viennent cristalliser en positions fantasmatiques, en laissant de côté toutes les déterminations symboliques issues de la rencontre du sujet avec le désir de l'Autre, ce que nomme "l'Œdipe freudien". Rappelons que, pour Butler, c'est l'itération chez l'individu de ces stéréotypes véhiculés par la culture, le langage et le social, qui permet de cristalliser l'adhésion du sujet à un genre ou à un autre, et qu'elle situe à l'extrême opposé une sexualité performative qui chercherait à s'affranchir de ces stéréotypes de genre. Les "contraintes symboliques” que nous pourrions assimiler, en suivant Freud, aux déterminations issues du complexe d'Œdipe, dans son articulation au complexe de castration (choix d'objet, c'est-à-dire "choix de jouissance", à l'origine des identifications du sujet, identifications qui ne réduisent pas seulement aux identifications sexuées, et versions fantasmatiques traduisant une position du sujet à l'égard du désir de l'Autre) deviennent ainsi « les cristallisations fantasmatiques résultantes de l'itération des modèles appartenant aux stéréotypes du genre ». L'Autre se trouve ainsi réduit aux déterminations culturelles et langagières qui permettent de donner corps à l'identité en termes de genre d'un sujet, en ignorant que cet Autrelà s'incarne aussi dans des figures qui véhiculent un désir à l'égard du sujet. Lacan donnait à ce désir la marque d'un « intérêt parti­ cularisé », intérêt qui permet d'articuler « l'incarnation de la loi dans le désir9». C'est donc comme si Butler vidait cet Autre, que 9-

Lacan

J., « Note sur l'enfant », in Autres Écrits, Éd. du Seuil, Paris, 2001, p. 373. 29

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le langage et la culture avec ses stéréotypes du genre supposent, de son désir particularisé à l'égard du sujet, particularité qui permet dans l'équation qu'en fait le sujet dans sa construction fantasmatique de se singulariser. C'est là une question centrale car on retrouve dans la manière contemporaine de traiter les demandes de changement de genre par la loi, spécialement dans l'enfance dans certains pays, un type de traitement similaire, c'est à dire comme en court-circuit avec le désir de l'Autre10. En rapportant récemment dans le journal Libération la dis­ cussion actuelle dans la ville de New York de pouvoir décider sur la déclaration de son genre sans changer de sexe, un écrivain rapportait cette discussion amusante : « Une de mes amies a récemment appris qu'elle était enceinte. Je lui ai demandé si elle voulait connaître, avant la naissance, le sexe de l'enfant. Elle m'a répondu : "Tu sais, on ne le saura pas vraiment avant ses 18 ans11.'' » Si les théories queer cherchent à fonder des identités sexuelles nouvelles en dehors de toute référence au genre défini selon le sexe anatomique, ces nominations sont à chaque fois établies au nom et à partir d'une jouissance sexuelle en particulier (les gays “bears", “leather” ou féminins, les lesbiennes “butch”, “fem ” ou “Daddy", les transgenre ou transexuels, les fétichistes de divers types, les pratiques S/M de divers types, les pratiques avec hormones et piercings dans le corps, etc.). C'est sur ce point précis que l'abord queer de ce type de nomination se différencie clairement de celles que l'analyse peut produire, au-delà de la nomination première qu'assure au névrosé le Nom-du-Père, nomination qui se voit interpellée par l'orientation vers le réel de la jouissance du symptôme dans une analyse. Cette nomi­ nation se constitue en tant que telle à partir d'un processus 10- Depuis 2012 en Argentine et 2014 dans la Communauté d'Andalousie, en Espagne, les mineurs peuvent demander à changer de genre sans changer de sexe anatomique. 11-

C u n n in g h a m

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de désidentification du sujet avec les noyaux condensateurs de jouissance au cœur de ses symptômes, et en ceci, elle opère dans le sens exactement opposé aux identifications qui se produisent à partir de la jouissance sexuelle promue par les cultures queer. Ces dernières s'érigent en insignes du sujet, comme Jacques-Alain Miller l'a formalisé dans son Cours « Ce qui fait insigne » : une modalité de jouissance élevée à la dignité d'un signifiant maître, en permettant à partir de cette promotion de constituer un lien social. La psychanalyse, de son côté, ne cherche pas à promou­ voir des nouvelles identités, car le terme d'identité n'est pas, en soi, un concept analytique. D ifférence o u diversité sexuelle ? Dans l'ouvrage Marché au sexe, Judith Butler discute avec l'an­ thropologue Gayle Rubin autour de la signification du terme « différence sexuelle ». Elles s'arrêtent sur le fait qu'il implique des positions symboliques par rapport à ce qui est masculin et féminin, mais elles laissent de côté le fait que la différence sexuelle implique davantage un principe de différenciation qu'un savoir concernant ce que c'est qu'un homme ou une femme, de manière ontologique. C'est ce que Lacan appelait ironiquement la « loi de la ségrégation urinaire » dans Fonction et Champ de la parole et du langage en psychanalyse. Deux enfants arrivent en train à une gare, l'un d'eux dit : « Regarde, nous sommes à "hommes" », et l'autre répond : « Mais non, nous sommes à "femmes". » La décision d'où chacun va entrer pour ses besoins est déterminée par la paire d'opposition, par l'inscription sur la porte, et non pas parce qu'on sait ce que c'est un homme, quand bien même il y aurait sur une porte le dessin d'un visage, avec des moustaches et une petite pipe. C'est donc l'opposition binaire entre deux signifiants qui permet de prendre une décision, et non pas ce que chaque signifiant pourrait fournir comme vérité sur chacun des

Michael, « Homme ou femme : Un genre de choix », Libération du 18 mars

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L ac an e t le s th é o rie s

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q u eer

:

m a l e n t e n d u s e t m é c o n n a is s a n c e s

sexes. À ce propos, Javier Saez rapporte dans son livre une anecdote fort amusante : le doyen d'une université, voulant veiller à la non-promiscuité entre filles et garçons, décida de mettre ensemble les deux toilettes pour garçons dans une aile de la faculté, et les deux pour les filles dans une autre. Le résultat fut à l'opposé de ce qui était souhaité : garçons et filles y entraient indistinctement car il n'y avait pas de différence d'opposition binaire sur les portes (dans une aile, les deux portaient le mot hommes, et dans l'autre les deux portaient le mot femmes)12. La lecture que Lacan fait du phallus en tant que semblant de la jouissance dans son Séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant permet de théoriser la différence sexuelle en d'autres termes que les auteurs queer le lisent dans son enseignement comme un concept irréductible, dernier de la psychanalyse. Sans vraiment s'estomper, la différence sexuelle apparaît abordée à partir du rapport de l'être parlant à la jouissance que ce soit à partir d'un ensemble fermé, totalisant, unifiant, à partir d'un Un qui s'itère dans le rapport à la satisfaction phallique, ou bien à une jouissance qui s'ouvre à un illimité, qui ex-iste à cet Un fermé. Lacan formalisera cet abord dans les tableaux de la sexuation qu'il présentera dans le Séminaire Encore. Si un auteur queer pourrait objecter que ce tableau reste encore marqué par la norme hété­ rosexuelle —car il s'agit de deux positions, masculine et féminine à l'égard de la jouissance -, cela ne sera définitivement plus le cas dans l'abord borroméen de la clinique par Lacan. La façon à chaque fois singulière qu'a l'être parlant de nouer les trois registres Réel, Symbolique et Imaginaire primera sur son rapport à la jouissance phallique, qui se trouvera désormais cernée par le nœud borroméen. Celui-ci aura, à partir du Séminaire Joyce le Sinthome, statut de réel, ce qui déplacera donc la primauté accor­ dée au principe d'opposition présent dans le registre symbolique, principe qui permet de donner son fondement à la différence sexuelle. 12- Saez J., op. cit., p. 128. 32

À la différence sexuelle il est désormais opposé, dans les cultures queer, la diversité sexuelle, la diversité des jouissances sexuelles. Il y a lieu de se demander si cette diversité sexuelle suppose aussi une diversité de jouissances possibles, celles-ci entendues non pas au sens de jouissance sexuelle mais dans la conceptualisation logique que Jacques Lacan a dégagée. Rappelons ici que le concept de jouissance tient dans l'enseignement de Lacan un statut de réel, c'est-à-dire d'impossible à symboliser et à représenter, et ce registre ne doit pas se confondre avec la satisfaction sexuelle qui est un phénomène qui s'éprouve au niveau du corps, dans la mesure où elle se trouve capturée par le phallus. Une inhibition de satisfaction sexuelle, comme c'est le cas dans la frigidité par exemple, peut parfaitement avoir lieu au nom de la jouissance sans qu'elle corresponde à une jouissance sexuelle. Ainsi, dans une liste non exhaustive de cette variété de jouissances sexuelles qu'Eve Kosofsky Sedgwick énumère dans « Construire des significations queer13 », nous trouvons « des tapettes mystiques, des fantasmeurs, des drag queens et drag kings, des “clons", des "leather", des femmes en smoking, des femmes féministes, des femmes féminines, des "folles”, des hommes féministes, des "divas”, des “snaps”, des “daddys”, des “butch", des hommes qui se définissent comme des lesbiens, des lesbiennes qui couchent avec des hommes ». Si cette liste rappelle la célèbre Encyclopédie chinoise de Jorge Luis Borges14 dans « La langue analytique de John Wilkins » où l'on classifiait les animaux en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, 1) etcœtera, m) qui viennent de casser 13- In « Les études gays et lesbiennes », sous la direction de Didier Eribon, Éditions Centre Georges Pompidou, Paris, 1997. Article consultable en ligne. 14-

Bo r g es J.-L., La langue analytique deJohn Wilkins. In « Autres

Inquisitions », Œuvres complètes,

Bibliothèque de La Pléiade, Tome 1, Paris, p. 749. 33

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la cruche, n) qui de loin semblent des mouches », on peut se demander si la liste de jouissances queer a véritablement cette structure, car nous pourrions certainement regrouper encore certaines des significations isolées par Sedgwick selon le type de jouissance en jeu parmi elles, du côté du Un phallique pour certaines (les “drag”, les fétichistes du “leather”), du côté de la jouissance illimitée pour d'autres, et encore peut-être pour certains, et peut-être même pour certains parmi les deux précé­ dents, du côté d'un nouage singulier où la jouissance en jeu permet de se donner un nom propre en tant qu'être parlant. La liste de Kosofsky-Sedgwick reflète certainement mieux la diversité sexuelle revendiquée par les cultures queer que sa récu­ pération par Facebook qui propose, dans sa version américaine, 52 identités de genre différentes depuis le mois de février 2014. Même si cette proposition ressemble beaucoup à une récupéra­ tion de la diversité en termes de genre cherchant à contenter les variations du marché, elle semble contenter les usagers et les auteurs queer, comme c'est le cas de Marie-Hélène Bourcier, qui pointait que « le fait de pouvoir choisir son identité de genre sur Facebook est une bonne nouvelle, puisqu'il s'agit d'autodéfinitions pratiquées par les personnes concernées et issues des débats qui ont agité les communautés LGBTQI. Il ne s'agit pas simplement de reconnaissance, mais d'un droit à l'autodéter­ mination de genre15 ». Dans cette pléthore d'autodéfinitions, il existe 20 définitions différentes pour qui s'identifie comme "trans”, avec quelques superpositions : "trans” (transgenre et transexuel), "trans female" (personne de sexe non féminin qui revendique à la fois une identité trans et une identité de genre féminine), "trans maie" (personne de sexe non masculin qui revendique à la fois une identité trans et une identité de genre masculine), "trans man” (personne de sexe non masculin qui revendique à la fois une identité d'homme), "transperson" (personne qui revendique à la 15-

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fois une identité trans et une identité de genre en dissonance avec le sexe assigné à la naissance). Il existe également la possi­ bilité sur cette liste d'insister sur son genre choisi, mais aussi de revendiquer son statut de genderfucker : celui ou celle qui se fout des genres établis. Si on se considère simplement "homme” ou "femme” on devient “cis-gender", ou bien “cis-male" ou “cisfemale", c'est-à-dire « personne vivant avec une identité de genre alignée avec le sexe assigné à la naissance », ce qui correspond donc à "hétérosexuel”, absent de cette liste. Mais on peut égale­ ment se déclarer "anti-binaire” (non-binary), en tant que personne refusant les identifications de genre qui se conforment au schéma binaire où sexe et genre doivent être alignés, pour dire, comme le pointe Marie-Hélène Bourcier, que les identités de genre et sexuelles ne sont pas fixes ou naturelles mais qu'elles sont changeantes et proliférantes et que l'ont peut donc cocher plusieurs cases. Si la liste est très "blanche ”, car il y a peu d'options qui mixent ethnicité et genres, il existe tout de même une case “two-spirix" pour désigner les “gays” et "transgenres” chez les native Atnericans. Mais toutes les pratiques mettant en jeu le corps de différentes manières, comme le reprend la liste de Sedgwick Kossofsky, sont absentes de cette liste très "correcte” du point de vue des genres. La liste de Borges appartient plutôt, comme Éric Laurent le faisait valoir il y a quelques années, à la classification paradoxale, car au fond impossible en tant que telle, des "épars assortis" que constituent les analystes, chacun d'entre eux nommé à partir du nom de jouissance réduite au maximum, telle qu'elle se présente à la fin d'une analyse. Si la psychanalyse n'a pas permis d’inventer de nouvelles jouissances - Lacan le regrettait non sans une certaine ironie en disant qu'elle n'a pas permis de créer une nouvelle perversion -, elle peut néanmoins nommer celles que les êtres parlants arrivent à faire exister par des bricolages toujours singuliers.

B o u r c ie r M.-H., « Le dictionnaire des 52 nuances de genre de Facebook », 17 février 2014. Sur le site slate.fr.

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On peut donc se demander si les nominations auxquelles les études queer aspirent à produire s'inscrivent dans ce que Jean-Claude Milner proposait dans son travail sur Les Noms indistincts en 1983. Les classes paradoxales sont celles qui per­ mettent de nommer des multiplicités réelles qui ne se laissent ranger dans aucune autre classe et qui, de ce fait, résistent à toute communauté. C'est cette résistance à se laisser regrouper dans une communauté qui amène Milner à appeler ces classes "paradoxales". Lorsque nous disons "névrose”, "psychose" ou "per­ version", nous énonçons des classes qui permettent d'héberger des sujets présentant une même structure psychopathologique. Mais le cas change lorsque nous nommons un sujet à partir non pas de ce que les sujets névrosés présentent de mutuellement substituable, mais plutôt de son trait le plus singulier. Lorsque l'analyse permet de réduire le symptôme au mode le plus parti­ culier de jouissance que présente un sujet, nous réussissons à obtenir une classe paradoxale. Mais pourquoi l'appeler encore “classe", alors qu'elle ne permet de réunir qu'un seul élément, ou des éléments dissemblables, de les réunir dans ce qu'ils ont de plus différent ? Étant donné que cette singularité s'établit, rappelons-le à partir d'un impossible, de l'impossible de la jouis­ sance qui vaut pour tous, c'est bien cette condition qui permet à un trait de s'ériger en trait universel, à l'origine d'une classe, même si celle-ci se pose en classe paradoxale. Si l'ensemble qui réunit les analystes constitue certainement une classe paradoxale - car ils se réunissent à partir de ce qu'ils ont de plus dissem­ blable, leur nom propre de jouissance produit dans l'analyse -, est-ce aussi le cas pour les jouissances queer ? Arrivent-elles à constituer une classe paradoxale à chaque fois ? Les jouissances promues par les cultures queer sont-elles suffisamment queer pour forger des nominations inouïes à chaque fois ? C'est certainement le cas pour certains êtres parlants qui s'inscrivent dans ces cultures, mais peut-être pas le cas pour tous. 36

L a c a n e t l e s t h é o r i e s q ueer : M ALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

U ne politique des jouissances Le discours juridique et les gouvernants sont aussi concer­ nés par cette question qui touche au plus intime de la manière que chacun a de vivre son être sexué. Le terme foucauldien de biopolitique trouve ici toute sa pertinence et son extension du mo­ ment qu'il s'agit de légiférer, comme c'est le cas depuis quelques années, autour de l'identité et du genre et de promouvoir des lois dans ce sens. C'est bien une politique desjouissances que le terme de Foucault implique, dès lors qu'il s'agit de réguler les régimes de jouissance présents dans le social, et toute la question est de savoir où les gouvernants situent le curseur. Comme lorsqu'on a voulu faire imposer récemment en Suède le prénom asexué "Hen", créé dans les années 60 par les linguistes en pleine mode féministe, pour désigner un "troisième sexe". Nous avons vu récemment, en France, la tentative de substituer par l'enseigne­ ment la logique présente dans la diversité sexuelle à celle de la différence sexuelle dans « L'ABCdaire de l'égalité » promu par le ministère de l'Éducation nationale. Au nom de l'égalité et de la parité non pas sociaux cette fois-ci, mais sexuels - principes qui découlent de l'extension de la parité sociale, c'est-à-dire égalité pour les deux sexes dans l'accès aux droits et à l'emploi -, il a été question d'apprendre aux enfants à vivre avec la disjonction entre le sexe et le genre. Que les fonctions paternelles et maternelles puissent être échangeables, comme l'enseignait cet ABCdaire, cela n'implique pas forcément que l'on doive imposer par décret l’effacement de la différence sexuelle dans l'éducation donnée aux enfants. On peut remarquer ici que, ainsi que Jean-Claude Milner le faisait valoir déjà en 1983, il s'agit d'une forme de ségrégation des jouissances, les jouissances présentes dans la différence, élevées au paradigme de la liberté. Au nom de la liberté de jouir et de la multiplication de formes de jouissance sexuelle, on discri­ mine les jouissances que la différence sexuelle permet d'établir. 37

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La diversité montre ici, dans cette dimension ségrégative, une face peut-être moins démocratique et véritablement ouverte, en pointant que ce qui, en vérité, se produit parfois, est bien plutôt l'imposition autoritaire d’une forme de jouissance unique, peutêtre plus féroce que la précédente parce qu'au fond moins tolérante, car ayant effacé le principe même qui assure la néga­ tivité présente dans la différence sexuelle. Mais il faut peut-être rappeler ici que la psychanalyse ne cherche pas à fétichiser la différence sexuelle et que Jacques Lacan faisait même de celleci une question qui s'inscrivait au niveau du semblant vis-à-vis du réel qu'implique la jouissance. Il faut peut-être signaler que, dans ces débats, on confond souvent différence et inégalité comme Jean-Claude Milner le rappelle dans un entretien récent : « On tend à faire de l'indif­ férenciation un moyen de l'inégalité, sous prétexte que la différenciation peut être un moyen de l'inégalité [...] La difficulté n'est pas, au niveau du "genre", que les hommes et les femmes se perçoivent comme différents, mais que cette différence soit systématiquement présentée en termes d'inégalité et qu'une fois la différence inscrite dans les représentations, elle entraîne une inégalité sociale16. » Si le contexte "américain”, comme le note Anne Emmanuelle Berger - entre guillemets dans le titre de son livre déjà cité -, dans lequel sont nées les études du genre, n'est pas à négliger en ce qui concerne cette question, contexte où il existe une extrême sensibilité à la question des inégalités sociales et ethniques, il faut noter que la confusion entre “différence" et "inégalité" s'est détachée de son contexte et s'est propagée aussi intensément qu’elle l'a fait dans son extension géographique et au niveau des discours, car elle concerne un point de réel par rapport à ce qu'on peut entendre par "homme” et "femme" lorsque ces termes ne sont pas réduits à leur seule dimension de genres, telle que l'entend la psychanalyse. La lecture en termes politiques des

genres qu'ont menée Monique Wittig, Gayle Rubin et Judith Butler, entre autres, dans leurs ouvrages, semble trouver avec cette confusion entre l'inégalité et la différence son point de butée. Un propos attribué à Marylin Monroe le résume bien : « Les femmes qui cherchent à être égales aux hommes manquent d'ambition. » La psychanalyse, pour sa part, promeut des nominations non ségrégatives, étant donné qu'elles ne permettent pas de constituer d'autre communauté que la communauté analytique, formée par les « épars dispaires » qui sont les analystes, en donnant lieu à des nominations qui ne peuvent être que singulières, aussi singulières que le sinthome de tout un chacun peut l'être. On peut faire remarquer que le passage de la différence à la diversité signe la perte de ce qui était déjà perdu dans les études du genre : la recherche de significations de la féminité elle-même. Butler le signalait déjà dans Trouble dans le genre et cette ques­ tion est entièrement présente dans la possibilité de performer sa manière à soi de signifier son propre sexe, en l'absence de toute ouverture ou tout illimité que la logique féminine présente du moment où elle met enjeu une jouissance qui ne se trouve pas limitée par le phallus : en l'absence de toute négativité. « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », écrivait Monique Wittig dans sa critique du courant féministe traditionnel car elle y voyait une légitimation d'un "hétéroféminisme” dans sa promotion des identifications avec "la femme” ou “le féminin” (présente dans l'écriture féminine de Hélène Cixous, dans la spé­ cificité du “corps féminin”, dans le “féminisme de la différence” de Irigaray ou Kristeva) et dans un effort de différencier une position lesbienne impliquant un mode de jouissance différent de celui des femmes. Une fois dissolu le principe différentiel qui distingue les deux types de jouissance, il est donc proposé au sujet la possibilité de s'identifier à sa jouissance sexuelle, et de faire de celle-ci, nom propre.

16- Dans la revue Causeur, mars 2014. 38

39

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Le “troisième

sexe”

Avec la volonté des cultures queer d'affirmer un mode de jouissance sexuelle qui donne lieu à une nomination par le sujet, on vérifie qu'il existe une quantité interminable de modes de jouissance différents, et que chaque solution qui s'érige en excep­ tion à l'Universel de l'ensemble fermé que la jouissance phallique implique, ne fait que vérifier son inscription du côté de la logique féminine dans le tableau de la sexuation, en tant que mode singulier de faire tenir ensemble les trois registres Réel, Symbo­ lique et Imaginaire. C'est cette tentative même qu'on pourrait qualifier de queer en soulignant son côté singulier, face au répartitoire gay et lesbienne ayant donné origine aux cultures qui se sont érigées comme contestation de cette bipartition. De fait, il existe des sujets qui, comme Norry May Welby, dans leur recherche de faire exister un "troisième sexe" indéterminé, “non specified” ont réussi à faire passer quelque chose de leur singularité au droit, dès lors que la législation australienne a accueilli la possibilité pour un sujet de s'inscrire comme "indéter­ miné” au niveau de son identité sexuelle17. Et il faut reconnaître qu'à l'époque où le Discours du Maître avait une certaine consistence, c'était le discours hystérique qui, avec sa dénonciation de ce qui clochait dans l'Autre social, permettait de produire des changements. Aujourd'hui que « l'Autre n'existe pas18 » et que chacun est renvoyé à son rapport au Un de la jouissance, ce sont des sujets comme Norry May Welby, situés du côté féminin des exceptions, qui permettent d'introduire des modifications au niveau du juridique et du Droit, car ils amènent à questionner toute catégorie Universelle. En fait, ils permettent de démontrer que tout être parlant est obligé de se créer une identité sexuée, ou de faire le choix, choix forcé car pré-déterminé par « ce qu'il 17- Voir le texte de Pierre-Gilles 18-

40

M il le r J.-A.

G uégu en

dans cet ouvrage.

et L a u r e n t E., « LAutre qui n'existe pas et ses comités d'éthique », cours 1996-1997, Département de psychanalyse, Université de Paris vni.

a été pour l'Autre dans son érection de vivant19 », de l'emprunter aux identités existantes dans le discours, dès lors « qu'il n'y a pas de rapport sexuel ». Mais que cette identité mobilise beaucoup d'autres choses que simplement des éléments imaginaires que le terme “d'identité" laisse entendre dans la langue courante : qu'elle suppose une assomption et une adoption en termes de jouissance, et que donc cette identité touche par là à un réel aussi. Invention donc, ou choix forcé sont les voies qui s'ouvrent à l'être parlant dans son rapport à la jouissance, rapport qui lui permet de devenir un être sexué. Lorsque Lacan évoque « la possibilité d'un troisième sexe » dans son Séminaire, il le fait non sans une certaine ironie, du côté d'une écriture possible du rapport sexuel : « Il n'y a pas de rapport sexuel, c'est ce que j'ai énoncé. Qu'est-ce qui y supplée, parce que il est clair que les gens, ce qu'on appelle tels, soit les êtres humains, les gens font l'amour. Il y a à ça une explication : la possibilité - notons que le possible, c'est ce que nous avons défini comme ce qui cesse de s’écrire - la possibilité d'un troisième sexe. Pourquoi il y en a deux d'ailleurs, ça s'explique mal. C'est ce qui est évoqué dans la doublure d'Eve, à savoir Lilith. L'évocation n'est pourtant pas une chose précise. C'est justement la préci­ sion, c’est-à-dire de Réel, dont j'ai fait état en rêvant en somme à ce qu'il en est du nœud borroméen20. » Si le réel dont Lacan a fait état précise donc qu'il n'y a pas de rapport sexuel qui puisse s'écrire, cela n'exclut pas que le rapport de tout être parlant à ce réel puisse s'écrire sous la forme du nœud borroméen qui relie les trois registres que l'expérience analytique a permis de formaliser. C'est donc cette perspective permettant à un sujet d'établir un lien sous la forme d'un nœud qui prime clinique­ ment à l'heure de considérer le rapport du sujet à la sexualité,

19-

Lacan

J., Écrits, Éd. du Seuil, Paris, 1966.

20-

Laca n

J., « Le Moment de conclure », Séminaire du 9 janvier 1979, inédit. 41

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que celle-ci soit hétéro, homo, transexuelle ou encore qu'elle se présente sous la forme d'un "troisième sexe". Eve Kossofsky Sedgwick le dit très bien lorsqu'elle affirme que « sexuality perhaps can only mean queer sexuality » car toute sexualité, quelle qu'elle soit, se joue à partir des rôles de genre. Ce qui fait dire a Anne Emmanuelle Berger, dans la lecture qu'elle fait à travers Butler, de la rencontre entre la mascarade féminine et 1impos­ ture masculine selon Lacan dans La Signification du phallus, que, dans la mesure où l'hétérosexualité est en elle-meme une comédie et une constante parodie d'elle-même et que l’hétéro­ sexualité désigne et produit aussi une certaine scène du désir, elle est toujours déjà queer21. Nous ne pouvons que donner raison à Berger lorsqu'elle indique ici aussi que l'insistance de Lacan sur le caractère fondamentalement déviant du désir humain va exactement dans le sens d'une lecture queer de l'hétérosexualite.

La q u e s tio n

tr a n s

Avec l'introduction de la perspective du nœud borroméen et du sinthome, Lacan propose une formalisation de l'experience de l'être parlant où la sexualité même trouve sa place. Aucune accusation de vouloir préserver l'ordre hétérosexuel ou "hetéronormatif” dans le sens de la bipartition de l'expérience sexuelle de l'être parlant ainsi que Eve Kossofsky Sedgwick le propose dans son essai le plus célébré22, ne résiste à cette perspective. La rencontre avec un sujet “trans" (genre ou transexuel) oblige un psychanalyste à suspendre tous ses préjugés, dans le même sens que Jacques-Alain Miller l'indiquait il y a quelques années pour la rencontre avec un sujet homosexuel23. Ces préjugés concernent aussi les préjugés analytiques dont il est certain que 21-

B er g e r

A.-E., op. cit., p. 107.

22- K o s s o f s k y S e d g w ic k E „ Épistémologie du placard, Éd. Amsterdam, Paris, 2008.

les psychanalystes lacaniens ont pu être marqués par la remarque de Lacan dans le Séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant que « le transexuel fait l'erreur de prendre le sign if ia n t pour le signifié », en déduisant de ce propos qu'il s'agirait dans les cas de transexualisme (comme on le désigne à son époque) de cas de psychose. Il signale d'ailleurs, le caractère psychotique de "beaucoup des cas" présents dans le livre de Robert Stoller, Genre et sexualité, ouvrage précurseur du terme de "genre" pour les études portant sur ce sujet. Mais cette remarque de Lacan n'autorise pas à une généralisation du diagnostic qui ne peut s'établir que dans la particularité du cas. Les avancées de la médecine et l'évolution du droit qui, géné­ ralement, les accompagne, tantôt en les limitant en leur donnant un cadre, tantôt en les validant, sont le cadre général dans lequel l'offre de changer de genre ou de sexe s'est généralisée ces dernières années avec la multiplication, dans certains pays du monde, des lois d'identité et du genre. Mouvement qui s'inscrit dans le déclin de l'ordre symbolique dans la civilisation actuelle. La dernière innovation consiste dans l'offre de pouvoir changer son statut civil, son genre ("homme ou femme") sans nécessai­ rement passer par un changement chirurgical de sexe, et ceci dès l'enfance. Ces offres accompagnent la marche de la civilisation. Ce que les demandes des sujets trans illustrent, c'est que le sujet peut demander une inscription au niveau du réel de sa jouissance, réel imposé par le fait qu'il se sent homme ou femme au-delà de la manière que l'Autre a eu de le signifier, à partir de son "intérêt particularisé" que suppose son désir. Ce qui est parfois saisissant dans les demandes émanant des enfants ou des jeunes adoles­ cents, parfois en opposition avec la volonté affirmée des parents. Cette demande d'inscription à partir du réel de la jouissance dépasse donc les registres symbolique et imaginaire car ils ne suffisent pas, dans les semblants du genre, à rendre compte de la manière dont se vit un sujet en particulier. Cette manière de

23- M i l l e r J.-A., « Gays en Analyse », op. cit.

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chercher à se nommer "homme” ou “femme" ne fait que vérifier dans certains cas que c'est dans un nouage singulier que le suiet peut se constituer comme sexué et que les semblants du genre, qu'ils soient reçus par l'Autre social, ou par le désir de l'Autre, ne suffisent pas à le nommer de la manière que le sujet choisit de se nommer. 11 n’y a pas à diagnostiquer ici, même si le diagnostic n'implique pas forcément "pathologiser comme l'indique Butler24, mais à constater cet effort par le sujet de nouer autrement son rapport à la sexualité que par les semblants reçus, de-venus inopérants pour lui. Comme s interroge Juan ar os Perez Jimenez dans son travail De lo Trans, identidades de género y psicoanalisis, la question que les psychanalystes adressaient jadis aux homosexuels : « Seront-ils capables d'être psychanalystes ? >> peut s'inverser sous la forme : « Et les psychanalystes, pourrontils à leur tour être suffisament queer pour ne pas précipiter un diagnostic et être à la hauteur du réel en jeu dans les solutions queer25 ? » Rappelons ici combien les homosexuels ont eu à se battre pour ne pas être étiquetés systématiquement comme des “pervers”.., . Les phénomènes sont certainement extrêmement complexes comme dans les cas des sujets “mnsexuelsfemale to maie’’ qui ont donné naissance récemment à des enfants26. Si une dimension de monstration et de nomination est souvent présente dans ces cas (« être le sujet qui a accouché en tant qu'homme »), il faudra faire davantage attention aux arrangements singuliers que chacun de ces sujets cherche à produire vis-à-vis du réel enjeu pour eux.

24-

Bu t l e r

J.,« Dédiagnostiquer le genre », in Défaire le genre, Éd. Amsterdam, Paris, 2006,

p. 95. 25-

P e r e z J im e n e z

J. C., De to trans. I d e n tid a d e s d e géneroy psicoanalisis, Grama ediciones, Buenos

Aires, 2013, p. 50. 26- C'est le cas d’un Américain en 2008 et celui de Yuval l T o p p e r un Israélien transgenre "jémale to maie" de 24 ans, qui a donné naissance à un bebe le 19 décembre 20 . 44

L a c a n e t l e s t h é o r i e s q u eer : M ALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

N o rm a tiv ité o u sin t h o m e La perspective du sinthome présente dans le nœud borroméen de Lacan suppose donc d'aborder le rapport de l'être parlant à la jouissance, un par un, dans les solutions que chacun peut trouver dans son rapport à la sexualité, “toujours queer” aux dires de Kossofsky Sedgwick. Cette perspective laisse sans effet toute lecture de la psychanalyse en termes de légitimation des mécanismes normatifs au niveau de la sexualité ou de la parenté. Loin de moraliser au nom d'un complexe d'Œdipe qui n'est, pour Lacan, qu'une structure permettant d'articuler des fonctions comme le Nom-du-Père et le désir particularisé de l'Autre, les psychanalystes lacaniens cherchent plutôt à traiter une par une les solutions que l'être parlant met en place dans son rapport à ce qui se présente sous le signe de l'excès, du “plus" que représente la jouissance, et qui, en tant que telle, résiste à la symbolisation. Ne pas reculer devant ces solutions sinthomatiques lorsque le sujet qui les articule vient rencontrer un psychanalyste, c'est le type de réponse que l'enseignement de Lacan permet. N'importe quelle autre position qui refuserait de le faire trou­ verait forcément son fondement dans une position idéologique, que l'éthique de la psychanalyse n'autorise pas. C'est donc : ou cette perspective, ou pire.

Sur le genre des femmes selon Lacan La sexualité féminine par-delà les normes Clotilde Leguil

La question de la féminité m'a longtemps tourmentée. En tant que philosophe, en tant que femme, en tant qu'analysante. Comment être une femme ? Pourquoi la philosophie ne fait-elle aucun sort à la différence des sexes ? Que signifie de ne pas par­ venir à se sentir vraiment femme ? Qu'est-ce que cette souffrance qui parfois se transmet de mère en fille et qui fait que la féminité ne se décline plus que sous le versant de la douleur d'exister ? La psychanalyse m'a arrachée à ce tourment et m'a conduite à dépasser l'alternative qui était alors la mienne : oublier ma féminité pour m'identifier au sujet universel de la pensée ou laire l'expérience de l'existence au féminin à travers l'angoisse et la déréliction. En parler à un analyste me permit de trouver comment être une femme, à ma façon. En découvrant, beaucoup plus tard, le discours des études de genre, je fus d'abord étonnée, puis curieuse, et enfin inquiète. La féminité était-elle destinée à n'être reconnue que comme norme assujettissante ? Avoir affaire au signifiant/mme, avoir un corps de femme, s'inscrire dans le monde à partir de cette identification, ne me semblait pas réductible à une pure construction sociale 47

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Sur

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anonyme. Si je me suis alors intéressée à ce nouveau discours, c'est que j'eus, en premier lieu, le sentiment qu'il s agissait de faire disparaître ce qui déjà n'avait pas droit de cité en philosophie, soit le sujet au féminin. Ne pas être un sujet universel de la pensée, mais un être sexué, c'est pouvoir se dire à partir des émois du corps et des traces parfois silencieuses que l'expérience de la vie sexuelle a laissées sur la chair. Parler de son rapport au fait de se positionner comme homme ou comme femme conduit un être à parler de son interprétation singulière de la différence des sexes, interprétation souvent énigmatique et ne conduisant pas le sujet à parler le discours de tous. Bref, parler en tant qu'homme ou en tant que femme, parler à partir de sa vie sexuelle et sexuée, c'est aussi rencontrer l'Autre dans une parole parti­ culière qui n'est pas universalisable. C'est donc à partir de ce questionnement intime que je me suis intéressée aux études de genre, en tant qu'elles introduisaient un nouveau paradigme pour penser l'être sexué. Il ne s'agit donc pas tout à fait d'une analyse des enjeux des gender studies, dont la représentante principale est Judith Butler, philosophe américaine, se réclamant de la philosophie française contemporaine connue aux États-Unis sous le nom de trench theory. Il est vrai que Judith Butler se réfère à Lacan, 1utilise, le dissèque à l'occasion, a même l'ambition de le subvertir, mais est-ce seulement ce rapport référentiel qui peut conduire à s'interroger sur l'usage qu'elle fait de Lacan ? L'intérêt que j'ai porté aux travaux de Judith Butler n est pas seulement théorique. Ce qui m'a d'abord interrogée, c est ce que les études de genre renvoient en retour à la psychanalyse ; c est aussi ce qu'elles passent sous silence de la psychanalyse, tout en donnant un certain écho des théories analytiques. Judith Butler, depuis Trouble dans le genre (1990, traduit en français en 2005) jusqu'à Défaire le genre (2012), parle de psychanalyse et diffuse une certaine idée de la psychanalyse dans le nouveau siècle. La

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question est de savoir de quoi elle parle et pourquoi son rapport à la psychanalyse peut mettre mal à l'aise celles et ceux qui ont l'expérience d'une analyse. Mal à l'aise parce qu'elle semble dire bien souvent la même chose que Lacan, comme, par exemple, lorsque elle fait valoir que le rapport à la différence des sexes doit rester une question pour chacun1, tout en mettant la psychana­ lyse du côté d'une discipline normative et en lui attribuant une certaine part dans ce qu'elle appelle l’hétéronormativité de la civi­ lisation. Certains commentateurs de Butler, comme le philosophe Michaël Foessel, considèrent pour leur part qu'elle s'éloignerait de Foucault pour se rapprocher de la psychanalyse, dans la mesure où Butler pense une « intériorisation de la norme qui implique aussi un désir pour elle2 ». Ce qui alors serait censé rapprocher Butler de la psychanalyse, c'est cette conception d'un rapport à la norme qui ne soit pas pur assujettissement, mais attachement libidinal. Néanmoins, cela n'empêche pas Judith Butler de considérer que Freud et Lacan ne permettent pas de penser l'identité homosexuelle, et de dénoncer le fait que « le iliscours lacanien se concentre sur l'idée d'une division, d'un clivage primaire ou fondamental qui divise le sujet de l'intérieur et qui établit la dualité des sexes3 », dualité qu'elle récuse. Je commencerai par essayer de montrer en quoi le débat politique autour des théories du genre conduit à "une difficulté pour la psychanalyse”, car la politique de la psychanalyse n'exige Je dépasser la querelle du genre. Puis je montrerai en quel sens le genre, outil politique pour les partisans des études de genre, renvoie à tout autre chose pour la psychanalyse. Lorsque nous parlons de "genre" en psychanalyse, c'est-à-dire d'homme et de ! - B u t l e r J., « La fin de la différence sexuelle », in Défaire legenre, pp. 201-232, Éd. Amsterdam

2012.

2-

M., « Malaise dans l'identification, la mélancolie du genre », in Judith Butler, Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Débats philosophiques, PUF, 2009, p. 94.

I'O e ssel

< B u t l e r J.,

Trouble dans le genre; Leféminisme et la subversion de l'identité, trad. Cynthia Kraus, La découverte, Poche, 2005, p. 143. 49

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femme, de garçon et de fille, nous ne parlons pas du tout de la même chose que les études de genre. Ce que Lacan peut dire du genre féminin ne renvoie en rien à une assignation norma­ tive. C'est même tout l'inverse. La question qui est alors posée par l'orientation lacanienne, et à laquelle les études de genre répondent autrement que la psychanalyse, est la suivante : quel statut donner au signifiant femme ? Faut-il le faire disparaître de la langue, comme le souhaite une Monique Wittig qui ne voit dans la différence des sexes qu'une promotion de la pensée straight, ou peut-on en faire autre chose ? Ce signifiant ne permet-il pas de faire valoir ce qui est par définition hors-norme, ou encore, comme le dit Lacan, un mode d'existence « entre centre et absence4 » ? Je terminerai par deux figures de femmes contemporaines, qui permettent de saisir en quel sens le genre des femmes, avec Lacan, n'a rien d'une norme mais renvoie plutôt à une forme de folie bien à elles.

S ur

le g en re d es fem m es se l o n

L acan

Nous ne pouvons pas ignorer Butler, car elle fait partie des penseurs qui comptent au XXIe siècle. Comme l'affirme Éric Fassin dans sa préface à Trouble dans le genre, quelque chose de la pensée de Butler a rencontré son époque. Mais cette recon­ naissance ne doit pas interdire une prise de distance à l'égard de cette pensée. Depuis le territoire de l'inconscient, en psychana­ lyse, nous n'abordons pas la question du genre de la même façon que Butler, et nous ne l'abordons pas non plus de la façon dont Butler sous-entend qu'on l'aborde en psychanalyse, soit à partir de l'hétérosexualité obligatoire. Rendre compte de 1 approche psychanalytique du genre avec Freud et Lacan est alors une façon

de répondre à Judith Butler, et de répondre à un discours qui parle de ce que la psychanalyse fait du genre, sans prendre en compte le fait que la psychanalyse n'est pas une théorie, mais avant tout une expérience fondée sur l'énonciation d'un sujet. La psychanalyse lacanienne, sans adhérer à l'approche butlérienne du genre, n'est pas pour autant anti-gender au sens où il y a bien un mouvement anti-gender dans la société française. Il y a eu un débat pro-gender et anti-gender en 2013-2014, recou­ vrant quasiment l'opposition de la gauche et de la droite. Disonsle tout de suite : la psychanalyse n'est ni pro-gender ni anti-gender. Elle n'est pas pro-gender au sens où, pour la psychanalyse, il ne s'agit jamais seulement de libérer les sujets d'un pouvoir qui les assujettirait tous ensemble à une vie non reconnue. Il ne s'agit jamais seulement de sujets qui souffriraient d'une intériorisation de la norme faisant obstacle à l'assomption de leur identité. Cette visée émancipatrice à l'échelle collective ne suffit pas. La psychanalyse ne croit pas en la possibilité d'une solution au malaise de la civilisation. Cette croyance de l'homme de gauche, c'est peut-être celle qui assigne le sujet à la position du "fool5", comme le dénom­ mait Lacan dans son Séminaire L'Éthique de la psychanalyse, soit la position du naïf, de l'innocent, qui croit qu'il pourra s'en sortir sans en passer par son heure de vérité à lui, simplement en dénonçant le désordre du monde et en se souciant du malaise des autres. Plus d'égalité, plus de droits, plus de reconnaissance, sont certainement des revendications légitimes, mais le rapport de chacun à sa sexualité, à sa sexuation, n'est pas résorbable dans une pure affaire de droits. D 'un point de vue psychanalytique, le questionnement d'un sujet sur son être sexué ne peut se poser à l'échelle d'un groupe dont les membres se reconnaîtraient comme mis en difficulté tous ensemble de la même façon par des

4- L a c a n J., Le Séminaire, livre XIX,... ou pire, Champ freudien, Seuil, 2011, p. 121.

5- Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L'Éthique de la psychanalyse, Champ freudien, Seuil, 1986, p. 215.

Politique de la psychanalyse,

PAR-DELÀ LA QUERELLE DU GENRE

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normes dominantes. On pourrait même dire que ce serait une forme d'annulation de la question que d'y donner une réponse purement sociétale. Pour autant, la psychanalyse reconnaît que le discours des gender studies a une valeur et qu'il rend compte d'un changement de paradigme, d'une nouvelle façon de parler des hommes et des femmes. Elle n'est donc pas non plus anti-gender, au sens où elle prônerait la référence à un ordre naturel pour dire ce que le genre doit être. Elle ne se fait pas l'esclave de cet ordre du monde, elle ne sert pas l'ordre comme le knave, le valet - tel que l'appelait Lacan à la suite de Hegel - s'incline devant le maître. Toute la singularité de notre position est qu'elle ne peut faire l'objet d'un slogan : pro ou anti gender. C'est peut-être ce qu'il est difficile de faire résonner dans la société civile. Car pour les partisans de Butler et du genre, interroger l'approche de Butler, c'est d'emblée apparaître comme un conservateur qui s'angoisse de la disso­ lution des normes et en appelle à une restauration de celles-ci. Pour les opposants aux théories du genre, remettre en question le discours de Butler, c'est aussi adhérer à l'idée d'une famille naturelle, d'un ordre symbolique lui-même fondé sur la nature. C'est donc un enjeu à la fois clinique et politique qui nous pousse à nous intéresser à ce que Judith Butler dit du genre et à ce qu'elle dit de la psychanalyse. La question est : pourquoi ne pouvons-nous pas ignorer Butler, et pourquoi, en même temps, ses écrits, ses positions et ses thèses s'inscrivent-ils dans une tout autre perspective que celle de la psychanalyse ? Pourquoi ne fautil pas que nous nous laissions représenter par le discours des études de genre dès lors qu'il ne sert pas les mêmes buts que le discours analytique ? Une analyse ne pousse pas le sujet à s'identifier à ceux qui souffrent des mêmes maux que lui mais au contraire à assumer sa souffrance en première personne à partir de son insondable décision de l'être, qui n'est pas celle d'autrui. Mais pourquoi ne faut-il pas non plus nous représenter nous-mêmes

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comme des adversaires des théories du genre ? Il y a là en effet un piège qui peut conduire à préférer se taire. S'il y a danger pour la psychanalyse, c'est, en effet, qu'il s'agit de ne pas se laisser manger par les études de genre, qui ont elles-mêmes beaucoup absorbé de la psychanalyse freudienne et lacanienne, pour en extraire un discours qui ne peut servir de point d'appui à la psychanalyse. Mais il ne s'agit pas non plus de les rejeter. Cette difficulté pour la psychanalyse s'est révélée au moment du projet de loi sur le mariage pour tous, en 2013-2014 en France, qui a vu les psychanalystes sommés de choisir un camp. Cette montée sur la scène politique d'une dénaturalisation du genre a eu lieu de façon particulièrement intense au moment des débats qui ont surgi à cette occasion. La société française s'est elle-même divisée entre pro-mariage pour tous, et anti-mariage pour tous. On a pu alors voir émerger un certain malaise dans la psycha­ nalyse, ou peut-être plus précisément chez les psychanalystes. Comment les psychanalystes pouvaient-ils prendre position dans le paysage suivant : d'un côté les pro-mariage pour tous, qui sont aussi àzs pro-gender, qui sont aussi à gauche, partisans de ce qui a pu être désigné par Éric Fassin comme une démocratie sexuelle, et de l'autre les anti-mariage pour tous, qui sont aussi anti-gender, qui sont aussi de droite et conservateurs, partisans de l'ordre naturel ? Après coup, on peut voir en quel sens il y avait peut-être un piège pour les psychanalystes. Soutenir le mariage pour tous ne signifiait pas pour autant s'identifier au discours des théories du genre. S'y opposer, c'était d'emblée apparaître comme has been et surtout homophobe, ce dont la psychanalyse est suspectée par endroits. Jacques-Alain Miller a pris position dans ce débat en lançant une pétition « contre l'instrumentalisation de la psychanalyse ». Cela a permis d'extraire la psychanalyse de ce piège que représentait pour elle le fait d'avoir à se reconnaître dans un autre discours, celui des études de genre ou celui de la religion, qui font disparaître la spécificité du 53

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discours analytique qui n'est pas de dire la norme mais de laisser une place à la question du sujet sur son être. La position psychanalytique dans ce débat est donc inclas­ sable. Elle ne se laisse ranger ni à gauche ni à droite et, pour cela même, ne peut être entendue de tous. Inclassable parce que c'est une position qui a toujours remis en question l'ordre naturel, et ce depuis Freud - quoi qu'en disent les études de genre -, mais qui, pour autant, n'abolit pas le signifiant "femme". C'est donc en vertu de ce que Lacan entend par “femme” que la position psychanalytique est inclassable. Une des questions qui retiendra mon attention ici est donc celle de savoir à quoi sert le maintien de cette référence au signifiant “femme” en psychanalyse, et en quel sens la façon dont Lacan rend compte de la sexualité féminine ne conduit pas pour autant à énoncer ce que Butler appellerait des normes de genre. Ce que la lecture de Butler m'a fait entrevoir, c'est en quel sens Lacan avait choisi un point de départ beaucoup plus singulier que Butler. C'est précisément l'originalité de la position de Lacan, depuis le début de son ensei­ gnement, que de donner un statut à ce signifiant “femme", qui n'a rien à voir avec le statut que lui donnent les féministes ou les anti-féministes. Alors que Judith Butler aborde la féminité et la question des sexes à partir des normes et lutte pour une contestation de ces normes, Lacan aborde la féminité d'emblée à partir de la folie, et donc à partir de ce qui relèverait précisément d'un surgissement d'anormalité dans le monde. Butler part de « l'injonction à être d'un certain genre » qui peut prendre, selon elle, différents che­ mins - « être une bonne mère, être un objet hétérosexuellement désirable, être un travailleur ou une travailleuse capable6 » -, Lacan part de ce qui fait que l'injonction du surmoi féminin est d'une autre nature que l'injonction morale classique. Il prend au sérieux l'affirmation de Freud sur le moindre surmoi féminin, 6- Bu tler J., Trouble dans le genre, Conclusion, « De la politique à la parodie », p. 271, Ibid. 54

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pour en faire un autre surmoi, qui finalement sera le dernier mot du surmoi lacanien en tant qu'il est toujours injonction de jouissance. En un mot, Butler part de la norme, Lacan part du hors-norme. Butler témoigne de la difficulté pour le sujet à se soumettre à la norme, Lacan vise le point de réel où la féminité est toujours rétive à la normativité. Lacan dit ainsi en 1974, dans Télévision : « Toutes les femmes sont folles, qu'on dit. C'est même pourquoi elles ne sont pas toutes, c'est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt7. » Lacan reprend donc le "on dit". Sur les femmes, cet "on dit", c'est qu'elles sont toutes folles. N'est-ce là qu'un cliché, un stéréotype, un préjugé ? N'est-ce là qu'un propos misogyne renvoyant à l'irrationalité supposée des femmes, à leur déraison, à leur hybris, à leurs extravagances ? Cela peut l'être. Mais Lacan fait autre chose de ce qu'on dit des femmes. Dire que toutes les femmes sont folles, c'est dire qu'elles ne sont pas folles-du-tout. Est-ce un simple jeu de mots ? Non, c'est un propos profond sur la folie, la féminité et les normes. Les femmes sont folles, cela signifie d'abord qu'on ne les comprend pas. Il y a quelque chose dans le rapport féminin à l'Autre et au monde qui résiste à l'intelligibilité. Cela ne signifie pas qu'elles déraisonnent en vertu d'une forme de déficience, d'impuissance à penser, d'infériorité, de manque, mais qu'il y a quelque chose qui excède le champ de ce qui peut être compris, apprivoisé par la compréhension, dompté par le logos. Elles sont hors du champ de la compréhension, quand quelque chose de la féminité se réveille en elles. Mais Lacan ajoute : « c'est-à-dire pas folles-du-tout », soit que là où on les dit folles, on dit quelque chose qui témoigne de ce que leur folie a un envers. Pas folles du tout, c'est-à-dire qu'être folles, c'est ne pas être éprises de l'universel, ne pas adorer le tout, s'extraire du pour tous. Ce dont elles sont folles, c'est ce dont elles raffolent. Elles sont éprises 7- L acan J., Télévision, Champ freudien, Seuil, p. 63. 55

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d'autre chose qui fait exception à cette logique universalisante. Ou, comme le dit Lacan, « l'universel de ce qu'elles désirent est de la folie8 ». Ce qu'elles désirent est de l'ordre d'une folie. C'est ainsi que Lacan définit les femmes. À partir de leur désir et à partir de leur folie. À partir d'un autre universel que l'universel kantien. Autrement dit, loin de toute exigence de normativation, de normalisation, d'assujettissement à une norme, les femmes situent leur être dans une forme de folie qui leur est propre. Être folle, c'est précisément ne jamais parvenir à entrer tout à fait dans la norme, être à certains égards toujours hors norme. Les femmes sont folles et il n'est pas question de les ramener à la raison, mais de voir ce qu'elles peuvent faire de leur folie à elles, de leur hybris, de ce qui en elles excède et toujours franchit les frontières. Judith Butler dénonce la normativité sociale qui conduirait les sujets à renoncer à leur anormalité supposée. Elle veut donc introduire du trouble dans le genre pour assouplir les normes de genre. Lacan après Freud fait de la féminité non pas le signifiant d'une norme, d'un devoir être, mais le lieu d'une inaccessibilité normative, le lieu d'une énergie qui pousse souvent une femme dans des zones dangereuses mais qui dit aussi ce qui, dans le sujet, résiste à toute normativation. Et cela, c'est une tout autre approche du genre. Partir de la souffrance face aux normes, comme le fait Butler, et partir de la folie comme irréductible, mettant toujours en échec les efforts de normativation œdi­ pienne, soit YAufhebung symbolique, comme le fait Lacan, ce sont deux points de départ opposés. Reste à savoir lequel est le plus subversif. Je voudrais donc revenir sur ce qu'est le genre pour Butler, et plus précisément sur la façon dont elle le définit dans Trouble dans le genre. Je partirai de ce texte fondateur afin de m'appuyer précisément sur ce qu'elle énonce. La notion de genre a une histoire. Elle a sans doute aussi une définition mais, dès qu'on 8 - L a c a n J., ibid.

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la formule, on est mis en difficulté puisque Judith Butler en montre toute la complexité. Évidemment, pour faire simple, on serait tenté de dire que le genre est à la culture ce que le sexe est à la nature. Mais Judith Butler écrit précisément que « le genre n'est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c'est aussi l'ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la "nature sexuée" ou un "sexe naturel" est produit et établi dans un domaine pré-discursif « qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après-coup9 ». C'est toute la difficulté avec Butler : dès que l'on essaie de se repérer, on trouve un énoncé qui dit que ce n'est précisément pas ce qu'elle veut dire. Il est vrai que son style est lui-même très “trouble", au sens où elle pose de nombreuses questions, mais ne donne pas clairement de thèses sur lesquelles on pourrait se fonder pour lui répondre de front. À cet égard, Monique Wittig est plus décidée et ne cache pas la guerre qu'elle déclare à la différence des sexes. Dans cette phrase complexe, que dit Judith Butler en somme ? Que le genre est aussi ce qui produit l'idée d’un sexe naturel, que la dichotomie entre sexe et genre, entre nature et culture du point de vue de la sexuation, est produite par le discours lui-même. C’est pourquoi elle affirme aussi que le sexe est un genre. Judith Butler se situe, dans son propos, en tant que féministe. Il s'agit de faire valoir pour elle en quel sens le féminisme conduit à une subversion de l'identité. Là où il s'est d'abord agi de combattre pour le droit des femmes, il s'est produit ensuite une interrogation sur le signifiant “femme", lui-même comme n'étant peut-être que le produit de l'oppression subie par les êtres nés anatomiquement femmes. Butler s'interroge donc sur le signifiant “femme", sur “les femmes", en tant qu'elles sont le sujet du féminisme. La théorie féministe « a tenu pour acquis qu'il existe une identité appréhendée à travers une catégorie de 9-

B u t l e r }., ibid.,

p. 69, 57

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"femmes", définissant le sujet par la représentation politique recherchée ». Elle met alors en avant une forme de cercle du féminisme, tournant autour de l'usage qui est fait de ce qu'elle appelle la catégorie “femmes". D 'un côté, cette identification des femmes à des "femmes" permet au mouvement féministe d'offrir aux sujets féminins une plus grande visibilité, d'un autre côté, cette notion de “femmes" est, pour Buder, une notion contro­ versée car elle est « la fonction normative d'un langage censé révéler ou déformer la vérité de la catégorie femme ». Elle pointe donc le malaise des théoriciennes du féminisme, qui ne savent plus s'il faut parler des femmes en tant que sujets distincts des hommes, ou s’il faut faire disparaître cette catégorie signifiante qui, elle-même, ne serait que le produit de l'oppression que les femmes ont subie dans l'Histoire. Le féminisme, selon elle, bute sans cesse sur ce problème. Elle va jusqu'à considérer que le signifiant “femme” est corrélatif d'une conception de l'ordre social à partir du patriarcat universel. Elle s'interroge alors ainsi : « Y a-t-il un dénominateur commun aux femmes qui préexiste à leur oppression, ou les femmes n'ont-elles de lien de parenté qu'en vertu de leur oppression10 ? » Elle se demande si la construction de la catégorie "femme" n'est pas une réification des rapports de genre, selon une matrice qu'elle appelle "la matrice hétérosexuelle”. Cette interrogation est bien dans la lignée de la dénonciation que Monique Wittig fait pour sa part de la pensée straight. À quoi a d'abord servi la distinction entre sexe et genre, que Butler préfère à celle entre homme et femme ? Cette distinction a d'abord servi à réfuter l'idée de la biologie comme destin. Il s'agissait de montrer que le genre est une « interprétation plurielle du sexe », qu'il y a une discontinuité entre le sexe du corps et les genres culturellement construits. S'il y a deux sexes biologiques, il n'y a aucune raison pour qu'il y ait, pour autant, deux genres.

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I .es travaux des médecins américains, comme Stoller dans les .innées 50, sur le transsexualisme ont contribué à faire émerger cette distinction entre sexe et genre. Le féminisme peut-il encore exister si l'on ne parle plus des "femmes" mais seulement de sex and gender ? Au sein du féminisme, la nécessité de maintenir la référence à la catégorie "femme” est donc différemment évoquée. Butler oppose les positions de Simone de Beauvoir et de Luce Irigaray. L'une considère qu'il y a l'universel d'un côté, le genre féminin de l’autre. L'autre, proche de Lacan, estime que le sexe féminin est un point d'absence linguistique, l'impossibilité grammaticale de dénoter une substance. C'est pourquoi le féminin ne pourra jamais être la marque d'un sujet. D 'un côté, Beauvoir estimerait cette marque comme issue de la domination masculine et donc comme une marque à effacer, de l'autre, Irigaray appréhenderait plutôt la féminité dans son absence de marque. Ce sont deux laçons différentes, nous dit Butler, de s'interroger sur le genre. Ce que dénonce Butler, c'est que, depuis la matrice hétéro­ sexuelle, une forme d'identité inscrivant une discontinuité entre sexe et genre ne soit pas reconnue comme vivable. Finalement, se retrouvent exclus du monde tous ceux qui ne vivent pas leur genre conformément à la facticité de leur sexe. « La matrice culturelle par laquelle l'identité de genre devient intelligible exige que certaines formes d'identité ne puissent exister. C'est le cas îles identités pour lesquelles le genre ne découle pas du sexe. » Butler en vient alors à affirmer que l'identité de genre est l'effet d'une pratique qui n'est autre que l'hétérosexualité obligatoire. D'où la promesse d'émancipation que constitue pour elle le trouble dans le genre enfin reconnu. Si les genres sont enfin troublés, si on renonce à ce répartitoire de l'humanité entre homme et femme, enfin les êtres qui ne se sentent pas conformes aux normes de genre se verront reconnus en tant qu'ayant le droit de récuser leur sexe.

1 0 - B u t l e r J., ibid., p. 63.

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On dit souvent de Butler que sa théorie a été remaniée, avec les années, mais plus de quinze ans après, dans son ouvrage Défaire le genre, le propos sur ce point reste le même. Les ques­ tions qu'elle pose dans son chapitre sur « La fin de la différence sexuelle », sont exactement les mêmes que celles qu'elle posait au début de Trouble dans le genre. Il s'agit de faire un bilan du féminisme avec le changement de millénaire. « Qu est-ce qu une femme ? Comment pouvons-nous dire "nous11" ? », se demandet-elle. Elle affirme, contre ce qu'elle désigne comme la position des psychanalystes, que « la différence sexuelle n est ni fac­ tuelle, ni un fondement, ni le récalcitrant "Réel de la parlance lacanienne. Au contraire, c'est une question, une question pour notre temps12 ». Étrange façon de récupérer la psychanalyse quand Lacan, dès les années 50, a fait valoir que la question pour le sujet n'était pas celle de son être-au-monde, mais celle de son être sexué. Pour Lacan, l'être-au-monde est déterminé par la question que le sujet se pose sur son sexe. La sexualité et la sexuation sont de l'ordre d'une énigme pour chacun. Il n'y a jamais là de rencontre évidente et naturelle entre le corps sexué et la subjectivation de son être. Étrange façon donc de situer les psychanalystes ailleurs que là où ils sont, soit pour elle du côté de ceux qui ne feraient que confirmer que la différence des sexes est un fait, ou du côté de ceux qui invoqueraient un récalcitrant Réel”, dont elle ne dit rien si ce n'est qu'il est issu de la façon de parler des lacaniens. Butler défend, dans cet article sur la fin de la différence sexuelle, l'idée qu'il faut rester à 1écoute de ce qui reste irrésolu dans cette question. Là, elle ne prend pas trop de risques. Elle diagnostique quelque chose dans l'époque comme une défaite pour le féminisme, et souligne le clivage entre études queer, qui auraient la sexualité comme objet d étude, et études féministes, qui auraient le genre.

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Cette vision des études queer serait contrée par les études féministes qui chercheraient à se dégager du concept de genre et lui préféreraient l'expression “différence sexuelle". Butler veut montrer là tous les paradoxes dont le concept “genre" est porteur, concept considéré par le Vatican comme un nom de code de l’homosexualité, et par les études gay et lesbiennes comme un objet d'étude des féministes, et par les féministes comme un concept à abandonner au profit de celui de différence sexuelle. En ce sens, elle montre que le concept de genre est devenu un lieu de débat à différents niveaux. Butler prend alors position en affirmant : « Telle que je la comprends, la différence sexuelle est le lieu où la question de la relation du biologique au culturel se pose et se repose, où elle doit et où elle peut être posée, mais où elle ne peut, au sens strict, être résolue13. » Butler insiste donc pour ne pas définir la différence sexuelle mais pour laisser cette question troublante etféconde ouverte et non résolue. Avant de rendre compte de la façon dont Freud et Lacan ont abordé le continent de la féminité, je voudrais ponctuer ce premier temps réflexif sur la politique de la psychanalyse, pardelà la querelle du genre, en montrant en quel sens pour Lacan le signifiant "femme" en tant qu'il est pensé depuis la folie féminine, est irréductible à la fois au sexe et au genre. Si Lacan a d'abord fait du genre une question, et en particulier du genre féminin, il a ensuite fait du rapport d'un sujet à sa féminité quelque chose de l'ordre d'un acte. En tant que la féminité s'articule à un acte qui lui confère un mode d'existence, la femme représente une “épreuve14" pour l'homme. Il s'agit là d'un renversement par rapport à la perspective de Butler pour qui le signifiant “femme" est une norme pour les sujets de sexe 13- Butler J., ibid., p. 214.

11- Bu tler J., Défaire le genre, Éditions Amsterdam, 2012, p. 202. 12- Bu tler J., Défaire le genre, ibid., p. 204.

14- L acan J., Le Séminaire, livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Champ freu­ dien, Seuil, 2006, p. 35.

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féminin. Loin d’être une norme pour les femmes, ce signifiant désigne une heure de vérité pour les hommes. Judith Butler reprend au demeurant à Lacan ce concept d'acte lorsqu'elle analyse ce qu'elle appelle, dans Trouble dans le genre, les « actes corporels subversifs15 ». Elle met au compte de l'acte 1imitation du genre par le drag, ce n'est pas du tout de cette oreille que Lacan, lui, entend l'acte en rapport avec le genre. L'acte au sens lacanien implique une irréversibilité. Ce n'est pas un jeu avec le semblant du genre, c'est une façon de faire entendre à 1autre qu'il y a de la femme enjeu. Et cela de façon irrémédiable. Reprenons alors cette visée lacanienne de la féminité. La vraie femme ne se définit pas pour Lacan du côté d une nature, évidemment. Ce n'est pas une mère, mais on pourrait dire que la maternité n'a rien d'une fonction naturelle pour Lacan, puisque d'emblée il s'agit d'une réponse à un manque-à-être et non le pur accomplissement d'une fonction reproductive. La vraie femme n'est pas la mère, mais en quel sens ? Au sens où elle fait valoir qu'il existe en elle-même autre chose que la mère gardienne de ses objets d'amour. Lacan fait de la vraie femme celle dont l'acte ouvre une béance dans l'être de l'autre16. Jacques-Alain Miller reprend ainsi le sens de cet acte en disant que « pour Lacan, discrètement, l'acte d'une vraie femme, je ne vais pas dire c'est l'acte de Médée, même s’il en a la structure, c'est le sacrifice de ce qu'elle a de plus précieux pour creuser en l'homme un trou qui ne pourra pas se refermer. Sans doute est-ce là quelque chose qui va au-delà de toute loi et de toute affection humaine [...]. Une vraie femme explore une zone incon­ nue, outrepasse les limites, et si Médée nous donne un exemple de ce qu'il y a d'égaré chez une vraie femme, c'est parce qu'elle explore une région sans marques, au-delà des frontières17 ». 15- Butler J., Trouble dans le genre, pp. 179-276. 16- L acan J., «Jeunesse de Gide », in Écrits, Champ freudien, Seuil, 1995, p. 761. 17- M iller J.-A., « Des Semblants dans la relation entre les sexes », in La Cause freudienne, n° 36, Navarin Seuil, 1997, p. 11.

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Pour faire saisir l'actualité de cette définition lacanienne de la vraie femme, qui peut constituer une forme de réponse à Butler, et à son malaise avec le signifiant femme - la conduisant finale­ ment à aller dans le sens d'affirmer que le vrai est une parodie d'un original qui n'existe pas et se fait passer pour la nature -, je m'appuierai sur le dernier film de Woody Allen, Blue Jasminer magnifique portrait de femme hors norme. Selon Lacan, une vraie femme a toujours quelque chose d'égaré, parce qu'elle ne comprend pas elle-même son acte. C'est un acte irrémédiable qui Ta constituée comme femme, au péril de son bien-être. Hegel disait de la guerre qu'elle était bénéfique pour l'éthique d'un pays car elle forçait les sujets à renoncer aux biens maté­ riels pour faire valoir quelque chose qui compte plus que tout bien. Lacan dit, quant à lui, que l'acte guerrier d'une femme est un acte adressé à un homme pour faire ressurgir la femme qui a manqué de disparaître. Qu'est-il arrivé à Jasmine ? Jasmine était une femme heureuse, bêtement heureuse dans la mascarade fémi­ nine et l'abondance des richesses. Elle aimait ses valises Louis Vuitton, ses ceintures Prada, son sac Hermès, mais elle aimait surtout celui qui la gâtait ainsi, son mari, l'homme d'affaires qui gagne des millions en quelques minutes moyennant quelques escroqueries bien orchestrées. Il n'y a pas de limite aux conces­ sions qu'elle peut faire pour lui : s'arranger pour ne pas entendre quand il magouille, l'excuser d'avoir placé l'argent de sa sœur Ginger, alors dans le besoin, et de l'avoir ruinée, détourner le regard alors qu'il donne rendez-vous sous ses yeux à la jeune coach qui les entraîne tous les matins. Mais un beau jour, cet échafaudage s'effondre car son milliardaire de mari décide de lui dire la vérité : il veut divorcer, la quitter, se séparer d'elle car cette fois-ci, il la trompe avec une femme qu'il aime. En une heure, la vie de Jasmine bascule. Non seulement elle s'aperçoit que tout le monde sauf elle connaissait les frasques de son mari, mais surtout elle entend de 63

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sa bouche qu'il ne l'aime plus et veut refaire sa vie avec la jeune fille au pair. En larmes, désespérée, affolée, égarée, Jasmine se saisit de son téléphone et prévient la CIA. Son mari est l'un des plus grands escrocs de l'époque et elle le dénonce. Tous ses biens seront saisis, lui se retrouvera derrière les barreaux. Par cet acte, elle-même perd tout : elle n'a plus ni logement, ni bijoux, ni biens. Nulle part où être. Elle se retrouve chez sa sœur, entre vodka et rencontres avortées, ne sachant plus que faire de cette histoire d'amour en laquelle elle a cru sur fond d'abondance sans limite. Elle ne cesse de parler toute seule, qu'on l'écoute ou pas, se rappelant cet air de jazz sur lequel elle a rencontré ce mari milliardaire qui avait fait d'elle une princesse aveuglée. Elle reste seule avec sa petite musique et avec son acte. Échangeant quelques mots sur ce film avec un ami, Chester, qui avait aimé le film et s'était identifié au type bien qui se fait ruiner par le milliardaire, nous nous interrogions sur la fin du film. Jasmine soliloque toute seule sur un banc. « En fait, c'est juste une folle » me dit-il alors ... Je n'ai rien répondu, mais j'ai pensé à ce que Lacan disait des femmes, et je lui réponds ici : « Non Chester, c'est juste une femme. » Ce petit clin d'œil à Woody Allen à travers Lacan me permet de montrer en quoi ce que la psychanalyse fait du signifiant "femme", ne ressemble en rien, au sens commun, à l'analyse conceptuelle en termes de genre d'une Judith Butler. Une femme ne crée pas du trouble dans le genre, mais elle crée du trou dans le genrfe... Jasmine est juste une femme, un peu égarée certes, mais qui, par son acte, explore une zone sans marque ni frontière, une zone qui s'affirme ici comme une sortie de la logique capitaliste, une zone qui n'est pas loin de la folie mais qui fait exister avec une arme qui lui est propre, celle du sacri­ fice des biens, un être qui n'est ni nature ni culture, un être qu'on peut dir e.femme.

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L’in assim ilable fém in ité , UN GENRE IMPOSSIBLE Revenons alors sur Freud et sur Lacan, afin de donner une idée de leur rencontre avec la question de la féminité. Si pour Butler le genre femme est une prison pour l'être, pour Freud comme pour Lacan, le genre femme est plutôt un cheminement pour le sujet, cheminement hors programme, ne devant rien à la nature, assez peu aussi, finalement, à la culture au sens des normes de genre, mais relevant plutôt d'une rencontre avec un inassimilable. « Devenir une femme et s'interroger sur ce qu'est une femme sont deux choses essentiellement différentes. Je dirai même plus - c'est parce qu'on ne le devient pas qu'on s'interroge, et jusqu'à un certain point, s'interroger, c'est le contraire de le devenir. La métaphysique de sa position est le détour imposé à la réalisation subjective chez la femme. Sa position est essentiellement problématique, et jusqu'à un certain point inassimilable18. » Cette remarque de Lacan dans les années 50 sur la féminité me semble anticiper sur l'usage qu'il fera du signifiant "femme” dans les années 70 et sur ce qui peut nous conduire aujourd'hui à définir “une femme", à rebours de tous les autres discours, en particulier le discours contemporain des études de genre, mais aussi le discours féministe ou encore le discours sociologique. Pourquoi une femme s'interroge-t-elle sur ce que c'est d'être femme ? Parce que précisément, selon Lacan, et à l'encontre de la thèse de Beauvoir, elle ne le devient pas. Ce propos renvoie à une analyse du cas Dora de Freud et de la façon dont le symptôme hystérique peut être entendu comme une question du sujet sur ce qu'est une femme. Mais on peut sans doute, à partir de cette remarque, considérer qu'il s'agit là d'un point essentiel concernant l'existence au féminin. Pas de réalisation subjective chez la femme sans en passer par un détour, celui de faire la 18-

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J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Champ freudien, Seuil, p. 200. 65

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métaphysique de sa position, c'est-à-dire celui de se questionner sur son être sexué. La position féminine est, pour Lacan, essentiellement problé­ matique, « et jusqu'à un certain point inassimilable ». Qu'est-ce que cet inassimilable ? Dans quelle mesure cette formulation en termes d'inassimilable permet-elle de passer de la féminité comme trauma, au sens freudien du trauma de la castration, à la féminité comme réel, au sens lacanien de la rencontre avec ce qui ne cesse de ne pas s'écrire ? Je me servirai donc de ce passage pour répondre à Butler afin de montrer que ce qu'elle nomme « le réel de la parlance lacanienne » n'est pas simplement un jargon, mais permet de saisir précisément ce contre quoi un sujet peut buter inexorablement au sein même de l'expérience de l'analyse. Dans une analyse, on pourrait dire qu'au départ, la question de la féminité est abordée comme trauma, ou via le trauma, en tant que la vie sexuelle est toujours à différents degrés traumatique, qu'il n'y a jamais de bon moment pour découvrir la sexualité comme le souligne Lacan dans le Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, que c'est toujours ou « trop tôt » ou « trop tard ». À la fin d'une analyse, le rapport à la féminité prend une autre tournure, celle de la rencontre avec un réel qui ne se résorbe pas et laisse un trou au cœur de 1 être. Réel qui n'a pas de logique mais qui, en revanche, a une exis­ tence bien vivante. La féminité en psychanalyse est au-delà de la "parodie", du "rôle ', ou de la mascarade, pour reprendre les termes de Judith Butler, car elle renvoie à un terme dont un sujet peut jouir au-delà de tout et jouer dans le rapport à 1homme. Cet au-delà du jeu est aussi ce qui ne se laisse pas assimiler par la dialectique, par les lois de la parole et du langage, par la machine symbolique. À certains égards, Freud a rendu compte de cet inassimilable en ses termes à lui. De Freud, on a l'habitude de dire trop rapidement qu'il a buté sur l'énigme de la féminité en s'interrogeant sur ce que veut une

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Lacan

lemme : « Was will das Weib ? » Ce qui est vrai. O n dit aussi qu'il a conçu la maternité comme le destin "naturel" de la féminité. Mais on pourrait dire aussi qu'en témoignant de la façon dont il a rencontré la féminité comme un continent noir, il a déjà mis Lacan sur la voie de cette dimension de la féminité qui échappe au symbolique. À partir de cette articulation que Lacan nous propose entre la position féminine et Yinassimilable, ne peut-on pas dire alors que Freud a déjà perçu ce qui de la féminité relevait d'un certain rapport au réel ? L'impasse de Freud ne serait pas seulement son impasse mais l'impasse engendrée par la position féminine qui, de structure, confronte nécessairement le sujet au réel, c'est-àdire ici à un inassimilable par l'ordre symbolique. Où aperçoiton les traces de cette rencontre avec la féminité comme réel chez I ;reud ? Dans son texte canonique de 1925 sur « Quelques consé­ quences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », Freud décrit la découverte de la différence des sexes comme un inassimilable pour la petite fille. La fameuse phrase : « Elle a vu cela, sait qu'elle ne l'a pas, et veut l'avoir19 » peut se déchiffrer, par-delà l'émergence de Yinvidia, du Penisneid, comme la ren­ contre avec un inassimilable pour le sujet. Comment assimiler, symboliser ce qu'il n'y a pas ? Toute la dialectique subjective résultant de l'expérience du Penisneid est destinée à répondre par le symbolique à un réel inassimilable : complexe de masculinité, sentiment d'infériorité, désir d'enfant, sont des réponses dialec­ tiques au trauma que constitue la découverte de la féminité. Dans sa conférence de 1931 sur « La Féminité », Freud com­ mence par rappeler que « de tous temps les hommes se sont creusé la tête sur l'énigme de la féminité ». D 'un côté, masculin ou féminin semble être la première distinction que l'on fait quand on rencontre un individu ; d'un autre côté, ni la science anato19-

F reud S.r « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », trad. J. Laplanche, in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 127.

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mique ni la psychologie ne dispose d'aucun critère pour nous garantir de la masculinité ou de la féminité. Tout en évoquant l'anatomie comme destin, Freud a affirmé que ce qui fait la masculinité ou la féminité est un caractère inconnu que l'anatomie ne peut saisir. Féminin et masculin ne se laissent pas non plus réduire à des comportements qui relèveraient de la psychologie. Lacan reprend cette remarque freudienne dans le Séminaire III en affirmant que « le signifiant homme et le signi­ fiant femme sont autre chose qu'attitude passive et attitude active, ou attitude agressive et attitude cédante. Ce sont autre chose que des comportements20 ». C'est dire aussi que la subversion ne peut être purement comportementale ou parodique, pour reprendre un terme que Judith Butler affectionne. Que nous dit Freud finalement dans cette conférence ? C'est que l'approche psychanalytique ne dit jamais ce qu 'est une femme ni d'ailleurs ce qu'elle devrait être au sens d'une norme de la féminité, mais comment un sujet devient une femme. La féminité n'est pas de l'ordre de l'être, immuable et immobile, qui se retrou­ verait là telle une permanence chez un sujet, mais de l'ordre de ce qui résulte d'un mouvement, d'un cheminement, d'un devenir. En d'autres termes, tenter de cerner la féminité, c'est déjà se décaler un peu de la perspective ontologique pour se situer du point de vue de ce qui n'est ni être ni non être, mais quelque chose comme du non-réalisé. C'est à dessein que je reprends ici cette formule lacanienne à propos de l'inconscient pour l'appliquer à la féminité. La féminité n'a pas d'être et pourtant elle existe, sur un certain mode. Au départ, elle n'a pas d'être au sens où elle n'existe pas. Freud va jusqu'à dire qu'au début « la petite fille est un petit homme21 », en reprenant une formulation de Jeanne Lampl de Groot, soit qu'il n'existe pas de petite fille. Tous les enfants sont des petits 2 0 - Lacan

J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Champ freudien, Seuil,

1981,

p. 2 2 3 .

S., « La féminité », trad. R.-M. Zeitlin, Nouvelles conférences d'introduction la psychanalyse, Folio essais, Gallimard, 1 9 4 0 , p. 1 58.

2 1 - Freud

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hommes, en puissance, des petits êtres qui espèrent devenir "un homme" un jour. Je ne reprendrai pas le détail de ce que dit Freud sur la façon dont la petite fille tourne en femme, lorsqu'elle parvient à se défaire de cette première position, mais je retien­ drai un point mis en avant par Freud : les griefs et plaintes contre la mère. Si l'attachement à la mère se termine en haine, c'est qu'il y a là un reproche quasi-ontologique qui gît derrière tous les reproches circonstanciels et contingents faits à la mère. Il y a quelque chose qu'elle n'a pas donné. Freud rappelle que ces reproches existent aussi chez le garçon mais, chez la fille, ils prennent une autre portée, car ils renvoient au complexe de castration. Ce qui fera dire à Lacan dans « L'Étourdit » que la femme est poisson dans l'eau dans l'Œdipe, mais cette aisance contraste « douloureusement avec le fait du ravage qu'est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d'où elle semble attendre comme femme plus de subsistance que de son père22 ». « Le complexe de castration de la petite fille est aussi inau­ guré par la vue des organes génitaux de l'autre sexe. Elle re­ marque aussitôt la différence et aussi - il faut le reconnaître - ce qu'elle signifie. Elle se sent gravement lésée, déclare souvent qu'elle voudrait "aussi avoir quelque chose comme ça" et succombe à l'envie du pénis qui laisse des traces indélébiles dans son déve­ loppement et la formation de son caractère, et qui, même dans les cas les plus favorables, n'est pas surmonté sans une lourde dépense psychique23. » Si, au lieu de souligner la question de l'envie du pénis - expression sans doute un peu datée -, on souligne plutôt l'idée de Freud selon laquelle il y a quelque chose à quoi le sujet ne peut pas se faire, quelque chose qui ne peut pas être surmonté, une expérience qui ne souffre pas de dialectisation possible, on donne alors au propos de Freud une tonalité différente, qui nous met sur la voie du réel, au sens de 22-

à

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L a c a n J., « L 'é to u rd it »,

Scilicet 4 ,

p.

21.

23- F reud S., ibid., p. 167. 69

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Lacan. Freud conclut, à la fin de son article, qu'une des consé­ quences du Penisneid est qu'il n ’y a pas chez la femme de sens de la justice. Conclusion qui peut déchaîner des torrents de contestation, des accusations de misogynie, mais qu’on peut aussi entendre du côté de l'absence de modération, de l'absence de juste mesure, de la difficulté pour une femme à se régler sur ce qu'Aristote appelait la prudence, la phrônesis. Absence de sens de la justice est une façon d'évoquer Yhybris féminine, soit ce qui peut surgir chez une femme en excès de toute norme, en excès de toute justice, ce dont elle est capable en vertu de ce qui reste non dialectisé. La féminité est donc d’abord abordée par Freud comme trauma. C'est le trauma de la castration, qui est un traumatisme partagé par les deux sexes mais qui a des conséquences psy­ chiques particulières sur le sujet féminin se sentant frappé d’un moins. La féminité est un trauma au sens où il s'agit d’une marque ayant laissé une trace qui ne cesse de ne pouvoir s'ins­ crire en positif, puisqu'il s’agit précisément de quelque chose de l’ordre d'une grandeur négative, en elle-même impensable. La féminité ne se transmet que sur un mode traumatique. Il n'y a pas de transmission tranquille et raisonnée de la féminité. Disons même qu'elle ne se transmet pas. Freud formule en des termes, qui sont encore relatifs au rapport à la perception anatomique, que la rencontre avec la féminité est de l’ordre d'une rencontre avec un « il n'y a pas », et que cet « il n'y a pas » est source d’angoisse, pour les deux sexes. Là où il n'y a pas, il faut trouver comment répondre à cette absence. Si pour Freud la découverte de la féminité est traumatique, pour Lacan la position féminine est de l'ordre de Yinassimilable. Freud situe donc plutôt la féminité du côté du trauma au sens où le trauma est toujours dû à l'irruption dans le monde du sujet de quelque chose qui vient de l'Autre. Le trauma est un événement qui arrive et ne peut être métabolisé par le sujet. Il

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.igit à la façon d'un corps étranger qui ne pourra jamais être résorbé par l'organisme. C'est une expérience que le sujet ne peut pas avaler. Cette première approche de la féminité comme expérience iraumatique, coïncidant avec les premières cures d'hystériques, bien que déchiffrable à partir de l'ordre symbolique, témoigne déjà de la rencontre avec un réel. Lacan est celui dont on a l'habitude de retenir l'aphorisme selon lequel « La Femme n'existe pas ». Profération énigmatique au regard du discours féministe qui, depuis Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe jusqu'aux théoriciennes contemporaines du genre, comme Monique Wittig ou Judith Butler, cherchait aussi à dénoncer à travers la croyance en l'être femme un assujet­ tissement à la domination masculine. Les femmes qui prennent alors la parole ne savent pas elles-mêmes si elles doivent être reconnues en tant que femmes ou plutôt en tant qu'êtres Immains ayant les mêmes droits que les hommes. La Femme n 'existe pas pourrait passer pour un énoncé qui va aussi dans le même sens que les thèses d'Élisabeth Badinter sur la maternité. Tout comme Badinter démontre que la mère n'existe pas par nature, Lacan démontrerait que La Femme n'existe pas par nature. Mais le propos de Lacan va bien au-delà de cet anti-naturalisme. Lacan répond aux féministes de son temps en introduisant une absence de symétrie entre le sexe fort et le sexe dit faible, ou deuxième sexe. Pour Lacan, La Femme n'existe pas, parce qu'il n'y a pas de deuxième sexe, il n ’y en a qu'un seul, c'est le phallus, en tant qu'il est le signifié du désir. Il y a donc une forme de radicalité dans cette réponse : au moment même où vous croyez pouvoir faire reconnaître votre existence, après avoir été contrainte au mutisme, moi Lacan je vous dis : « La Femme n'existe pas. » Est-ce à nouveau un propos misogyne ? Non plus, car précisé­ ment il s'agit pour Lacan de penser la féminité comme ce qui résiste à l'universalisation, comme ce qui résiste à la mise en ordre, comme ce qui résiste toujours à la norme. 71

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La Femme n'existe pas peut donc être entendu comme une réponse au discours féministe qui est lui-même égaré, relative­ ment à ce qu'il doit faire du signifiant "femme", s'en défaire, le dénoncer, le fairë reconnaître, n'y voir qu'un effet de l'assujet­ tissement symbolique. Dans La Femme n'existe pas, la négation ne porte pas sur le signifiant "femme”, mais sur l'article défini La. C'est le concept de Femme qui n ’existe pas, au sens où rien de ce qui est proprement la femme ne peut se ranger sous l'Universel. Et cela n'est pas seulement une affirmation théorique, du type « personne ne sait comment définir la femme ». C'est une affirmation psychanalytique et donc clinique. Quand un sujet bute sur ce qui résiste à toute universalisation, ce qui fait obstacle à toute dialectique, ce qui échappe à la symbolisation, mais pourtant ne cesse de revenir, il aborde là ce continent qui peut être parfois très noir et qui est celui d'une femme comme trou dans l'universel. Ce trou dans l'universel, Lacan l'a d'abord pensé comme Freud à partir de ce qu'une femme demande, à partir de ce qu'une femme reproche, à partir en somme de la parole. Mais ensuite, avec la dimension de la lettre en tant qu'elle a un effet de ravi­ nement qui aspire les signifiants, la féminité n'est plus pensée seulement dans le rapport à l'Autre, mais dans le rapport du sujet à son corps et à lalangue. C'est le caractère de trace illisible qui est mis en avant pour concevoir la féminité, et non plus la demande féminine faite à l'Autre de combler un manque-à-être et à avoir. À la façon de la lettre volée, le signifiant "femme" est indéchiffrable, illisible. C'est une lettre dont on connaît le destinataire mais jamais le message. C'est une lettre qui coupe la parole au sujet et le laisse sans voix. Comme dans le conte d'Edgard Poe, quand vous détenez cette lettre, vous détenez un certain pouvoir mais dont vous ne pouvez faire usage. On ne sait pas ce qu'il y a dedans, mais il y a quelque chose qui ne passe pas et qui introduit une béance dans l'existence du sujet.

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La façon dont un sujet rencontre son être sexué féminin est toujours une rencontre avec le réel. En 1964, Lacan définira le réel à partir de ce même terme à!inassimilable. Cela nous fait lire dans l'après-coup le propos de Lacan en 1955 comme avançant déjà en direction de la dimension réelle de la féminité. C'est en ce point que la position lacanienne se démarque radicalement d'une simple subversion du genre qui conduirait à dire : la femme n'existe pas, mais l'homme non plus, selon l'interprétation que propose Butler de l'aphorisme lacanien. Bien qu'il y ait un désordre croissant dans la sexuation, comme l'a souligné Jacques-Alain Miller, le rapport à l'être sexué n'est pas réductible à la masca­ rade, au semblant, voire à la parodie. Ici, c'est autre chose que nous dit Lacan : la position féminine ne se laisse pas assimiler, c'està-dire qu'elle résiste à toute la moulinette de l'ordre symbo­ lique. Elle n'est ni rôle, ni norme, ni standard, et en ce sens elle confine aussi à l'expérience de la folie. Il reste quelque chose en dehors, au-dehors, qui laisse le sujet féminin souvent en proie à l'expérience de rester aux marges, aux franges, à la limite du monde, ne lui permettant jamais d’en être complètement, comme si de structure, et non par nature, elle ne pouvait qu'être exclue de l'ordre du monde, ou plutôt en être à condition de s'éprouver à certains égards comme hors monde.

Po rtra its c lin iq u es , DEUX FEMMES AVEC LEUR GENRE Pour terminer ce parcours qui me conduit à interroger le genre des femmes avec Lacan, afin de répondre aux études de genre, je m'appuierai sur la littérature contemporaine pour explorer deux figures de vraies femmes au sens de Lacan. Il sragit de deux femmes qui nous apprennent ce que signifie que d'être toujours Autre à soi-même, dès lors que Ton est femme. Là où les gender studies affirment le caractère purement normatif de la féminité, 73

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la psychanalyse ne recule pas devant le fait de qualifier la fémi­ nité de "vraie", en certaines circonstances, en certains moments, en certaines occasions qui relèvent davantage de l'extra-ordinaire que de l'habitus et du bien-connu. Qu'est-ce qu'une vraie femme au XXIe siècle avec Lacan ? Avec qui, avec quoi une vraie femme fait-elle couple à notre époque ? Que signifie finalement, pour une femme, faire couple avec un autre ? Si le genre n'est pas de l'ordre d'une nature, s'il n'est pas non plus de l'ordre d'une construction sociale, c'est qu'il renvoie plutôt à une façon de se coupler avec l'autre, de dépendre en sa chair d'un certain parte­ naire, qu'à une essence en soi. Le genre des femmes s'indique ainsi dans leur façon de s'unir et de se désunir d'avec le parte­ naire de l'amour, du désir et de la jouissance, dans leur façon de faire résonner ce signifiant de “femme” de façon unique. Ce qualificatif de "vraie", qui vient de Lacan, me semble tout à fait subversif au regard du discours sur le genre, qui conduit à dissoudre la différence entre homme et femme. Substituant la distinction du sex et du gender à celle de l'homme et de la femme, pour rendre compte de la dimension construite du genre à partir du sexe, le discours des gender studies va dans le sens de dire : « Une vraie femme, cela n'existe pas ». Il n'y a ni vraies femmes, ni vrais hommes. Les hommes et les femmes sont des rôles construits, à partir de normes sociales, de normes de pouvoir, essentiellement hétérosexuelles. Être une femme est de l'ordre de l'assignation à un genre, le genre "femme", reposant lui-même sur l'intériorisation d'un mode d'être, imposé par la civilisation. Pour Judith Butler, l'énoncé lacanien selon lequel « La Femme n'existe pas » doit ouvrir la voie au trouble dans le genre, soit à la thèse selon laquelle le genre lui-même n'existe pas en dehors des pratiques sexuelles de chaque sujet. Nous l'avons évoqué précédemment. En psychanalyse, l'aphorisme lacanien « La Femme n'existe pas » ne signifie pas que le rapport d'un être à la féminité n'existe

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pas. Ce rapport à la féminité n'est pas réductible à la parodie, au rôle, au masque ou encore à des pratiques performatives. Comme l'a affirmé Jacques-Alain Miller, « La femme n'existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n'existe pas, mais que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n'empêche pas que l'on puisse y rencontrer quelque chose24 ». La position lacanienne quant à la féminité est donc plus subtile que ce que les gender studies peuvent en dire. Elle consiste à rendre compte d'un lieu vide mais qui existe néanmoins. Lacan le formulera, en affirmant notamment que « l'inexistence n'est pas le néant25 ». C'est précisément parce que La Femme n ’existe pas que des vraies femmes existent, c'est-à-dire qu'existent des femmes qui ont un rapport extrême avec ce lieu d'inexistence, un rapport plus “vrai", plus authentique, plus proche que d'autres avec ce non-lieu qui pourtant existe. On pourrait ranger les modalités de ce rapport avec ce lieu d'inexistence sous le terme antique d’hybris. Une vraie femme est concernée dans son être par une forme d'excès qui la met en danger en même temps qu'il la conduit à éprouver sa féminité. Quelle forme prend cet hybris au XXIe siècle ? Sous quelle figure voyons-nous émerger le vrai chez une femme ? Au XXe siècle, la question de ce qu'est une vraie femme a d'abord été posée par Lacan de façon à se détacher de la pers­ pective freudienne selon laquelle la maternité serait l'accomplis­ sement de la féminité. Pour Freud, la castration féminine se formule comme envie du pénis et le désir d'enfant est une réponse à ce manque proprement féminin. Nous venons de le voir. L'enfant résout quelque chose du manque-à-être féminin dans la mesure où il s'agit précisément d'un substitut de ce qu'elle n'a pas, le phallus. Chez Lacan, dès le Séminaire IV, La relation 24- M iller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », in La Causefreudienne, n° 36, Navarin Seuil, 1997, p. 7. 25- L acan J., Le Séminaire, livre X IX , ... ou pire, Le Champ freudien, Seuil, 2011, p. 53.

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d'objet, on aperçoit, sous les espèces de la voracité maternelle, que la femme n'est pas toute comblée par l'enfant. L'expérience de la toute-puissance maternelle renvoie en même temps au fait que l'enfant se sent impuissant à satisfaire le désir de la mère. De la même façon, dans le Séminaire V, Les formations de l in­ conscient, Lacan évoque la mère comme une femme parvenue au plein épanouissement de ses capacités de voracité féminine. La mère lacanienne est donc toujours inquiétante, car ce n'est pas une femme dont le manque semble résolu. L'impuissance de la maternité à faire disparaître le manque féminin, pose ainsi la question de la féminité au-delà de la mater­ nité. La vraie femme se situe au-delà de la mère. Elle revient à plusieurs reprises chez Lacan et on la rencontre notamment dans le Séminaire L’Angoisse où il énonce que la femme est plus vraie et plus réelle que l'homme, rejetant ainsi du côté du faux ou du semblant, la position masculine par rapport à la position féminine. Il reprend cette thèse dans le Séminaire XVIII, affirmant que « pour l'homme, dans cette relation à la femme, c'est préci­ sément l'heure de vérité. Au regard de la jouissance sexuelle, la femme est en position de ponctuer l'équivalence de la jouissance et du semblant26 ». C'est à cette heure de vérité que j'ai fait référence avec le film de Woody Allen, Blue Jasmine. Cette question a été reprise par Jacques-Alain Miller dans une conférence intitulée « Des femmes et des semblants », pronon­ cée à Buenos Aires le 10 mars 1992. La clinique féminine est une clinique qui nous confronte, selon lui, à la relation avec le rien. « Les sujets que sont les femmes ont une relation avec le rien plus essentielle27. » Le rien est en effet la forme lacanienne du Penisneid freudien. Le rien est un signifiant et, pour Lacan, la ques­ tion féminine se joue au niveau du signifiant et de son absence. 26- L acan }., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le Cham p

freudien, Seuil, 2006, p. 34.

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Cet objet "rien", Lacan Ta d'abord fait exister à propos de l'ano­ rexie dans le Séminaire La relation d'objet. Mais au-delà de ce symptôme singulier, l'objet “rien" concerne la position féminine. Le rien est un signifiant qui dit l'absence de signifiant pour dire La femme. Le trauma de la castration peut être considéré à partir de cette relation avec le “rien". Qu'est-ce qu'une femme peut faire de ce “rien" ? Comment fait-elle avec cette chose qui n'en est pas une et qui indique qu'elle n'est pas un homme ? Comment subjective-t-elle ce que les fémi­ nistes du genre appellent le sex, c'est-à-dire l'anatomie, mais aussi le gender, c'est-à-dire le sens donné à la féminité ? Comment se fait-elle exister en tant que femme, soit comment fait-elle exister ce “rien" ? Il y a en effet plusieurs voies classiques pour la féminité : celle de la maternité est repensée par Lacan à partir du signifiant. Le rien est surmonté par l'enfant. L'enfant peut devenir le partenaire d'une femme devenue mère, et une femme peut trouver dans la maternité la consistance qui lui manquait en tant que femme. En somme, là où c'était le “rien" advient “l'enfant" et du même coup la mère, qui existe en tant que le désir de l'enfant est le désir du désir de la mère. On sait que ce n'est pas la solution que Lacan considérait comme conduisant véritablement une femme à devenir femme, mais néanmoins, c'est une réponse possible à la question : « que faire avec ce rien ? » Les configurations contemporaines de la famille témoignent de ce que le désir d'enfant continue d'être un désir central chez le sujet féminin, hétéro ou homo. Qu'il y ait un homme ou qu'il n'y en ait pas. Si la famille a changé, de nombreuses femmes continuent de parachever leur être en devenant mères. La science permet même à certaines femmes de satisfaire cette aspiration sans avoir à en passer nécessairement par le partenaire masculin. L'enfant se présente alors comme un des partenaires du sujet féminin, lui permettant de faire quelque chose avec ce dont elle manque.

27- M iller J.-A., ibid. 76

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Mais, comme Jacques-Alain Miller le rappelle, il y a aussi une solution du côté de l'être, du côté à’être le phallus. Cela conduit une femme à se définir par rapport à un autre partenaire, par rapport à un homme qui fait d'elle le phallus véritable, et non plus à se définir par rapport à l'enfant qu'elle reçoit de lui. Le phallus de l'homme ne serait qu'un semblant au regard du phallus véritable qu'une femme peut incarner pour un homme. Une femme peut alors trouver à satisfaire son désir d'être en étant le phallus pour l'homme. Elle parachève son être en causant le désir d'un homme. Comme le montre encore Lacan dans le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, pour elle, être désirée est un hommage rendu à l'être qu'elle est. Mais la question de la vraie femme se situe encore au-delà. Commentant Lacan, Miller indique quelque chose d'autre chez une vraie femme. La vraie de vraie, ce n'est pas celle qui s'accroche à son "avoir” ni celle qui jouit de l'hommage rendu à son être, la vraie de vraie - et c'est pour cela qu'elle est effrayante - réduit aussi bien l'avoir que l'être, à n'être rien. Les gender studies insistent beaucoup sur la valeur des pra­ tiques elles-mêmes comme constitutives de la façon dont le sujet incarne son genre, en le subvertissant à l'occasion. Chez Lacan, il n'est pas question de pratique mais d'acte. La vraie femme ne se définit ni à partir de son avoir (l'enfant par exemple), ni à partir de son être (son partenaire, son amant), mais à partir de son acte. Le propre de l'acte, c'est qu'il change le sujet. Une vraie femme fait advenir sa féminité à partir de son acte. Mais cet acte n'est pas de l'ordre d'une acquisition, d'une production, d'un ouvrage, d'un faire, il est de l'ordre d'une cession, d'un dessaisissement, d'un renoncement, d'un délestage. « Elle agit avec le moins et non pas avec le plus28. » Médée est la figure de la vraie femme par excellence, car en sacrifiant ce qu'elle a de plus précieux,

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elle creuse « en l'homme un trou qui ne pourra jamais se refermer29 ». En le privant de sa progéniture, elle sacrifie ce qu'elle a pour faire exister autre chose, ce trou dans l'Autre qui est sa seule réponse au fait que Jason lui ait préféré une autre femme. Plutôt que de disparaître en tant que femme, elle tue la mère en elle et fait exister ce trou qui signifie sa féminité. Dans ce registre de la vraie femme, on trouve aussi l'envers, l'absence de limites du côté du don de soi. « Il n'y a pas de limites aux concessions qu'une femme peut faire à un homme de son corps, de son âme, de ses biens30. » Bref, l'acte féminin serait de l'ordre d'un "tout donner", tout abandonner, tout faire, tout sacrifier pour l'Autre. Se faire disparaître en quelque sorte pour être en rapport avec ce lieu d'inexistence. C'est pourquoi J.-A. Miller souligne que l'énoncé « c'est une vraie femme », ne peut se dire qu'à la façon d'un cri qui échappe. Il y a une dimension de surprise, d'effroi et de fascination qui surgit quand on rencontre une "vraie femme". Les Médée, les Phèdre, peut-être aussi les Antigone, sont des femmes prêtes à tout perdre pour toucher l'Autre. Médée pour Jason, Phèdre pour Hippolyte, Antigone pour son frère. C'est pourquoi on peut dire d'une vraie femme qu'elle « explore une zone inconnue, outrepasse les limites I-..] explore une région sans marques, au-delà des frontières31 ». Une vraie femme ne fait donc pas couple avec l’enfant ni avec l'homme mais avec cette zone inconnue, qui renvoie à ce lieu d'inexistence qui la concerne en tant que femme. Comment se manifeste au XXIe siècle ce partenariat proprement féminin qui ne relève ni du sexe ni du genre, mais du rapport à la fois de désir et de jouissance à une part d'elle-même qui signifie l’impossibi­ lité de dire précisément l'être d'une femme, et qui prouve que des vraies femmes existent ? Je voudrais donner deux exemples 26-

2 5 - M i l l e r J.-A ., ibid., p. 1 1 .

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Ibid.

27-

Ibid.

28-

Ibid. 79

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contemporains de figures féminines qui témoignent d'une version nouvelle de Yhybris féminine, en tant qu’elle se met en danger elle-même pour atteindre l'Autre. Deux versions qui ne trouvent pas véritablement à se signifier en termes de normes de genre. Deux versions qui disent en quel sens le signifiant "femme” peut s'entendre par-delà le genre. La première femme s'appelle Victoria de Winter. C'est un per­ sonnage de la littérature contemporaine. Peut-être Éric Reinhardt s'est-il inspiré d'une rencontre amoureuse réelle pour l'inventer. En tous cas, Victoria de Winter est une femme de son temps. Victoria est l'héroïne du roman Le Système Victoria.32. Que fait Victoria et pourquoi nous dévoile-t-elle quelque chose de la posi­ tion féminine au XXIe siècle, par-delà le sexe et le genre ? Qui est-elle, tout d'abord ? C'est une femme de droite, directrice des ressources humaines Monde chez Kiloffer, soit une femme de pouvoir. Son métier consiste essentiellement à établir des plans de licenciements et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle le fait sans aucun état d'âme. Elle n'éprouve ni terreur ni pitié. Elle considère que le système capitaliste est le seul qui vaille et qu'à partir de là, rien ne sert d'y résister. Elle est donc tout à fait à son aise dans cette éthique du capitaliste. C'est une vraie tueuse. Par ailleurs, Victoria est aussi mère et épouse, mais cette vielà est au second plan, réduite à l'accessoire. Victoria est surtout femme. Cette femme se définit par son système qui est un système de jouissance. En quoi consiste alors son système ? Victoria, c'est la femme qui jouit de son pouyoir et ne recule devant rien. Victoria a toujours un amant, avec qui elle s'enivre de jouissance sexuelle, et, lorsque l'aventure s'achève, elle en trouve un nou­ veau. Ce poste libidinal est donc sans cesse occupé. Il n'y a jamais de place vide à cet endroit. Pas de sevrage. C'est une adultèreaddict. N on pas une Madame Bovary qui jouit d'avoir un amant 32- R einhardt E .r Le Système Victoria, Stock, 2011, cf. Pierre Naveau dans Lacan Quotidien 149 a rendu compte de ce livre sous le titre « Femmes de pouvoir ». 80

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et de devenir elle-même un personnage de la littérature à travers la figure de la femme adultère, mais une femme qui jouit de l'Autre comme simple objet a lui permettant de faire vibrer son corps. Le roman nous raconte donc la rencontre de David Kolski un homme de gauche, père lui-même mais peu concerné par sa paternité, architecte reconverti en directeur de travaux, res­ ponsable d'un chantier de taille qu'il ne parvient pas à achever, celui de la Tour Uranus, un homme qui a l'impression de rater sa vie (ce sont des marques d'impuissance qui ne cessent de le définir) - avec Victoria de Winter, celle qui réussit tout. David Kolski rencontre Victoria par hasard dans une galerie marchande alors qu'il vient d'acheter un cadeau pour l'anniversaire de sa fille. Il est fasciné par sa démarche, son allure, son assurance. Un regard, une carte de visite échangée et l'aventure peut commen­ cer. Il n'hésite pas à se dérober au rendez-vous avec la paternité pour tenter sa chance avec cette femme fascinante. Il laisse donc tomber femme et enfant le jour de l'anniversaire de sa fille en ne rentrant pas à la maison ce soir-là. Il n'est pas question d'amour dans cet adultère, ni pour elle, ni pour lui. En cela, les deux personnages sont marqués par leur époque. Il est question de rendez-vous dans des hôtels, de grands vins ou de coupes de champagne précédant les retrouvailles sexuelles, de mails et de textos érotiques de Victoria à un rythme si soutenu que David Kolkski finit par se sentir submergé par la demande incessante de jouissance de Victoria. Il est question du pouvoir de Victoria de s'offrir tout ce qu'elle veut, des plus grands hôtels aux escarpins Louboutin. Ce qui effraie David, c'est ce rapport de Victoria à la jouissance. Sans aucune division, elle poursuit sa quête et cherche à faire l'expérience de cette zone obscure sans marque ni frontière. La singularité de leurs rencontres tient à ce que Victoria accède à la jouissance sexuelle, mais lui jamais. Il ne parvient 81

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jamais à un orgasme avec cette femme, sauf lors de leur dernière rencontre, qui sera aussi fatale à Victoria. Car tout comme Victoria est prête à tout expérimenter, elle est prête à se mettre en danger elle-même. Décidant sur un coup de tête d'entrer en­ semble dans une salle de cinéma pornographique et d’y faire l’amour dans l'obscurité non loin des spectateurs, Victoria se retrouve embarquée par deux inconnus qui ont assisté au spec­ tacle. Elle veut entraîner David avec elle. Mais il la regarde partir, disparaître, sans pouvoir l'empêcher de monter dans la camion­ nette des deux hommes, sans la suivre et, bien sûr, sans la sauver. Victoria disparaît ainsi à la fois pour le narrateur et pour le lecteur. David Kolski est un homme fasciné par la folie féminine, par l'hybris des femmes, par ce dont les femmes sont capables. Mais il ne répond ni en tant que père, ni en tant qu'homme. Cette vraie femme presque inhumaine est aussi celle qui est prête à se perdre elle-même, à se faire disparaître, pour éprouver ce lieu de l'inexistence de La Femme. Elle sera retrouvée assassinée. Elle est parvenue par son hybris, par sa folie, à creuser dans l'Autre un trou qui ne pourra jamais se refermer. Ainsi, lorsque le commissaire retrouve David K. et l'interroge sur sa relation avec Victoria, il lui demande s'il l'aimait. Il ne s'était jamais posé la question. Il était pour elle un détour pour accéder à sa propre jouissance à elle, pour éprouver encore et encore ce que peut un corps, mais jamais il ne lui a dit ce qu'elle était pour lui. À la fin de l’histoire, il a tout perdu : femme, enfant, travail. Il vit seul, isolé, coupé du monde, s'interrogeant sur Victoria. Que voulaitelle ? Que désirait-elle ? Qui était-elle ? Lui revient finalement la question de Freud : « Que veut une femme ? » Quelque chose lui a résolument échappé et il ne lui reste dorénavant qu'à chercher quoi. Dans sa théorie du partenaire, Jacques-Alain Miller montre que le partenaire fondamental du sujet n'est en aucun cas l’Autre personne. « Le partenaire du sujet est [...] quelque chose de lui-

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même33. » L’amant, partenaire-jouissance, est celui qui n'a d'autre fonction que d'être un détour pour la pulsion. Ce nouvel amant conduit alors le sujet à rencontrer ce qui, de luimême, lui est non seulement le plus étranger mais peut-être aussi le plus aspirant, le plus vertigineux, le plus dangereux. C'est sans doute cette dimension du partenaire, soit du rapport à l'Autre mais aussi à la jouissance, qui est passée sous silence par les études de genre, transformant leur discours en utopie quasiment naïve sur la sexualité et les satisfactions que l'on peut en retirer. La seconde figure féminine qui me semble paradigmatique du XXIe siècle, est celle d'une belle qui s'est chargée elle-même de rendre compte de sa rencontre avec son amant dans son autoliction Belle et Bête. Lire Belle et Bête, c'est effectuer une plongée en deçà du désir3*, là où la jouissance peut précisément ensevelir définitivement le sujet. Là où les normes de genre n ’ont plus aucune prise sur l’être. Là où elle devient Autre à elle-même, jouissant d’un terme qui se situe au-delà de tout ce ‘‘jouer” qui fait son rapport à l'homme35. Cette plongée nous dévoile quelque chose de crucial sur la féminité. Marcela Iacub a ceci de commun avec le personnage de fiction qu'est Victoria de Winter qu'elle ne recule devant rien. Lorsqu'il est question de son intimité, cette “vraie" femme est concernée de façon violente par sa propre douleur d'exister. À la place du lieu d'inexistence de "La Femme", elle met quelque chose qui ne supporte aucune médiation. Là où était le rien, advient une chose qui la transforme en pur objet de jouissance pour l'autre et la fait ainsi disparaître. Cet homme public puissant qu'elle est allée chercher en écrivant des chroniques dans la presse pour le défendre, alors qu'il était accusé de viol, elle dit qu'elle l'a aimé, qu'elle aurait même donné 33-

M il l e r J.-A., « La théorie du partenaire », in Quarto n° 77, Les effets de la sexuation dans le monde, juillet 2002, p. 7.

34- Expression que j'emprunte à Jacques-Alain Miller qui a défini ainsi le Séminaire X sur L'Angoisse de Jacques Lacan. 35-

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J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Le Champ freudien, Seuil, 1975, p. 82. 83

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sa vie parfois pour un instant avec lui. C’est une fiction bien sûr. Mais déchiffrons néanmoins les conséquences de cette position féminine, présentée ici au sein de cette fable. Qu'a-t-elle aimé au juste ? Que lui est-il arrivé à cette belle qui n'avait pas froid aux yeux et qui est allée se jeter dans la gueule du loup ? Elle a trouvé son partenaire à elle, qui n'était ni un homme, ni une femme, ni même un animal, mais un objet a, un objet terrible : une gueule ouverte prête à se rassasier d'elle. Qu'est pour elle cet amant qui n'était pas son genre ? Quel effet a-t-il eu sur son être ? Dans un premier temps, elle s'en amuse. Elle le traîne dans la boue, lui renvoyant le traitement auquel elle a eu droit : « Tu étais vieux, tu étais gros, tu étais petit et tu étais moche. Tu étais machiste, tu étais vulgaire, tu étais insensible et tu étais mesquin. Tu étais égoïste, tu étais brutal et tu n'avais aucune culture. Et j'ai été folle de toi36. » Les cinq premières lignes de son auto-fiction donnent le ton. Pas d'idéa­ lisation, certainement pas. De l'ironie sur cet homme qu'elle baptiste “le cochon” en choisissant de filer la métaphore tout au long de son court récit. Mais il y a autre chose. Marcela Iacub, elle, n'est pas vulgaire, n'est pas insensible, n'est pas vieille, n'est pas grosse, n'est pas mesquine... mais elle se découvre en truie. Et elle a adoré être la truie du cochon. La truie, ce n'est pas la cochonne, c'est véritablement la réduction de la féminité à un pur objet de jouissance pour le cochon. Lacan a fait du signifiant "Truie" une injure célèbre dans son Séminaire Les psychoses, en extrayant d'une de ses présentations de malade ce signifiant halluciné par une femme délirante. Là, c'est d'une autre folie qu'il s'agit chez Marcela Iacub. Non pas d'une hallucina­ tion où elle entendrait dans le réel ce qui n'a pas été symbolisé de sa position féminine, mais d'une réalisation de son fantasme, sans plus aucune médiation. « Grâce à toi espèce de truie, espèce de rien, espèce de bouffe à cochon, je me mange, je me jouis, 3 6 - Iacu b

Sur

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M., Belle et Bête, Stock, 2 0 1 3 ,

p. 7.

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je sens mon goût37... » lui dit son amant romantique. Or, se découvrir la truie du cochon la conduit à une véritable extase : « Personne ne m'avait parlé ainsi et j'ai pleuré en moi38. » Alors, qu'est-il arrivé à cette femme superbe, intellectuelle et séductrice, cette femme forte qui a pensé qu'elle pouvait tenter l'aventure avec celui qu'elle avait défendu publiquement lorsqu'il était mis en cause pour sa conduite à l'égard des femmes ? Il lui est arrivé qu'elle s'est faite bouffer. Pas métaphoriquement, non, cela, c'est banal. Cela nous arrive à tous et à toutes, dès que nous parlons et que nous nous risquons à entrer dans le monde de l'Autre. Non, elle s'est faite bouffer réellement. Son cochon d'amant était un cochon-cannibale. Et le cochon-cannibale lui a arraché l'oreille et s'en est délecté en réclamant la seconde alors qu'elle pleurait et que le sang giclait. Pour la première fois, elle l'a vu jouir. Car tout comme David Kolski avec Victoria de Winter, jusque-là jamais cet homme n'avait eu d'orgasme avec elle. C'est seulement lorsqu'elle lui a cédé dans le réel, un bout de sa chair, lorsqu'elle a consenti à être mise en morceaux, lorsqu'elle est devenue chair morcelée à faire jouir l'Autre, qu'elle l'a enfin vu jouir. C'est une fable certes, mais c'est par ce biais de la dévora­ tion réelle qu'elle a choisi de parler de son histoire. Voilà. L'ex-mangeuse de viande devenue végétarienne, qui déclarait dans son précédent livre que manger des êtres vivants était intolérable, s'est elle-même donnée à bouffer, dans le réel, à une gueule vorace qui n'attendait plus que de se refermer défi­ nitivement sur elle. Se faire manger vivante... jusqu'à ce qu'il ne reste rien, tel était son fantasme. Se donner à manger à sa propre pulsion jusqu'au bout. S'avaler tout cru. Disparaître, non pas seulement symboliquement, mais réellement en se faisant bouffe à cochon. Son dernier cauchemar, qu'elle relate à la fin de son récit, l'a réveillée : « Je me voyais transformée en quelques cheveux et 37-

Ibid., p.

46.

38-

Ibid., p.

47.

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deux ou trois ongles que le cochon n'avait pas avalés et qu'il avait laissés sur le canapé de ton appartement. J’étais une conscience sans corps, une conscience qui flottait dans les ruines d'ellemême39. » Le cauchemar témoigne de sa version à elle du "faire U n”, dans la mort. Après cette curieuse histoire d'amour, après cette histoire qui n'apparaît que sous la forme des débris métonymiques de l'his­ toire d'amour - car c'est une histoire sans histoire, simplement scandée par des expériences de jouissance -, dans l'après-coup donc, c'est en effet avec les ruines d'elle-même que la narratrice s'est retrouvée. Avec ce continent très noir qu'elle avait peut-être jusque-là passé sous silence, sous ce masque de femme provo­ catrice. Ce continent noir qui fait que la psychanalyse, pour une femme, peut parfois être le détour nécessaire pour ne pas exister en disparaissant ainsi dans les limbes muettes de la pulsion de mort. Car la psychanalyse fait exister autrement ce lieu vide confrontant le sujet féminin au silence de la pulsion. Ces deux figures de femmes contemporaines, Victoria et Marcela - l'une pur être de fiction et peut-être même rêve d'un homme, l'autre bien réelle mais s'amusant à se faire elle-même personnage de fable ironique - témoignent de ce qu'à l'heure des gender studies et du transgenre, la féminité renvoie à un réel dont la psychanalyse sait parler, à un continent noir qui fait que, plus que jamais, le nouveau partenaire du sujet féminin est une jouissance qui peut l'aspirer jusqu'à faire disparaître l'être tout entier. Sans reculer devant la dimension de profonde étrangeté que suscite alors la confrontation avec cette excentricité présente en chacune, une femme peut choisir de parler de ce qui fait d'elle un Autre qu'elle ne comprend plus. C'est alors vers une autre façon d'interpréter la féminité qu'une analyse peut conduire, par-delà toutes normes, offrant à un sujet, le temps d'une cure, un partenaire qui sait faire résonner, de façon plus créatrice et un peu moins déroutante, son corps parlant. 3 9 - Ibid., p. 11 5 .

II L es théo ries du gen re , TOUT CONTRE LA PSYCHANALYSE

L’Épistémologie du placard comme orientation pour un gay ça-voir Fabrice Bourlez « Le courage, même de nature la plus spectaculaire, n'est après tout pas un spectacle1. »

« ... LE SUBJONCTIF DONT SE MODULE SON SUJET, EN TÉMOIGNANT2 » Celui qui signe ces lignes est homosexuel. Appelez-le “gay". Déclarez-le "inverti”. Insultez-le "pédé". Taxez-le de "tapette". Accueillez-le sous votre aile compréhensive et protectrice. À moins que vous n'ayez préféré ne rien savoir ? Faites la sourde oreille. Peu lui chaut. Il le dit. Il trouve dans cette revendication préliminaire un point de départ pour articuler la singularité de son désir. Élaborer un gay ça-voir. Ni communautariste, ni assimilationniste, il a saisi, qu'il soit sur le divan ou derrière, que de dire réveille le désir. Alors, depuis longtemps, il a choisi de parler de ça, d'assumer ça, de réclamer le droit d'en faire moins un étendard qu'un laboratoire. Une homosexualité sans consistance psychologique ni pathologisation diagnostique, plutôt un prisme pour des réflexions, plutôt un biais pour des traductions de discours, plutôt un miroir où s'efface le narcissisme et où insiste un regard : celui d'une différence capable de troubler ce qui se pense. 1- Kosofsky S e d g w ic k Eve, Épistémlcgie du placard [1990], Paris, Éd. Amsterdam, 2008, p. 10. 2-

Lacan

J., « L'étourdit » [1972] in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449. 89

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Situer la pensée signifie lui ôter son vernis d'objectivité. Montrer en quoi l'appel à la neutralité, à la sacro-sainte trans­ parence, à la toute-puissance de l'Universel masque des rapports de forces. À trop vouloir décrire de manière positiviste les choses, l'on finit par penser qu'elles sont comme elles sont, parce que c'est comme ça qu'elles doivent être, et l'on oublie de questionner les possibilités de voir tourner autrement le monde. Dire d'où l'on énonce, c'est dire ce qu'on dénonce. La, ou les, subversion(s) lacanienne(s) des théories du genre pourrai(en)t aussi bien être lue(s) de manière amphibologique. Le génitif met le doute. L'enseignement de Lacan est-il le seul à subvertir ? Les théories du genre - archipel3 théorique mouvant, aux contours instables et aux courants parfois violents - n'ontelles vraiment aucun effet sur le discours de l'analyste ? À s'ins­ taller dans l'inconfort, objectif et subjectif, de ce génitif, un pôle subvertit l'autre. On passerait ainsi de Lacan au genre et du genre à Lacan, comme l'on chemine sur une bande de Moebius. En d'autres termes, oser respirer un peu de cet air, si explicitement idéologique, post-féministe, engagé et enragé, pourrait tout aussi bien donner une occasion supplémentaire à notre clinique de renouveler l'éthique de ses principes4.

Un

L ’É p is t é m o l o g ie DU PLACARD COM ME ORIENTATION p o u r u n g ay ç a - v o ir

l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

peu d ’histoire

Pour mieux comprendre la relation ambiguë qui noue l'ar­ chipel des théories du genre à la découverte freudienne, rappe­ lons que ce dernier se forme au long cours. Il prend sa source dans le sillage de la médecine des enfants dits "nés intersexes" corps rétifs, indécidables, hermaphrodites - sur lesquels John 3- Nous devons cette expression au livre de Fabrizia Di S tefa n o , II corpo seuzü quülità. Atcipelago queer, Cronopio, Napoli, 2010. 4- Selon l'orientation donnée à Comandatuba par Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie », IV' Congrès de l’AMP, 2004 disponible en ligne : http://www.congresoamp.com/fr/ template.php?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html

Money - un clinicien - applique la construction sociale des identités de genre5. L'enjeu est, à l'époque - nous sommes dans les années 50 -, de consolider le binarisme des sexes à travers le prisme du social et du chirurgical. Dans une mouvance proche du célèbre adage beauvoirien, être un homme, être une femme n'a rien de naturel, c'est culturellement que l'on le devient mais soit l'un, soit l'autre. Le dualisme des sexes est ainsi remplacé par celui du genre. De leur côté, les gay et lesbian studies apparaîtront comme une suite logique des revendications communautaires dont les émeutes de Stonewall, une nuit de juin 1969 à New-York, demeu­ rent l'emblème contre la persécution des homosexuel(le)s. Pareil champ d'études n'est toutefois pas dissociable de la réception triomphante sur le sol américain de la French theory. Dans les campus des universités apparaissent des versions made in USA de Foucault, Deleuze, Lacan, Derrida and d e : allègrement étudiées, traduites, mixées pour diffracter les corps et les sexualités6. Surgit alors l'hôte cruel. Le drame du Sida venait révéler à quel point, malgré les réjouissances post-soixante-huitardes et les éventuelles libertés acquises, rien n'avait vraiment bougé. Les morts n'étaient pas pleurés. Le "cancer des homosexuels” tuait ceux qui, aux yeux d'une certaine majorité, l'avaient bien cherché. Avec désespoir, intelligence et irrévérence, Léo Bersani inter­ rogeait : « Le rectum est-il une tombe7? » En des temps aussi sombres, l'indifférence criminelle face à une maladie capable de décimer une frange entière de la population montrait de manière 5- Pour une introduction aux théories du genre et à leur histoire et pour une mise en pers­ pective de la notion de genre comme outil conceptuel mettant au travail de nombreuses disciplines, cf. Laurie L au fer , Florence R o c h e f o r t , Qu'est-ce que legenre ?, Paris, Payot, 2014. 6- Deux livres retracent l'histoire des allers-retours de la pensée française aux États-Unis : François C u s s e t , French theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intel­ lectuelle aux États-Unis, Paris, La découverte, 2005 et Anne Emmanuelle B er g e r , Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en Amérique, Paris, Belin, 2013. 7-

Selon le titre de l'essai de Léo Bersani, « Le rectum est-il une tombe ? » [19 8 7 ], Paris, E.P.E.L. 19 9 8 . Le texte a été republié dans Léo Bersani, Sexthétique, Paris, E.P.E.L., 2011. 91

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criante l'hétéro-normativité de la société et sa profonde homophobie stagnante. Dans ce contexte, l'immobilisme politique, sanitaire, médical, social avait des relents meurtriers. Ne pas prendre parti, se taire, garder le silence (même celui de la plus bienveillante des écoutes flottantes) ne pouvait être entendu autrement qu'une éclatante compromission avec ce que certains n'hésitaient pas à appeler un “génocide gay". Pour les communautés concernées, le siècle s'achevait dans une immense tristesse. Une analyse anti-homophobe de la manière dont corps, genres et sexualités avaient depuis longtemps été envisagés, classés et stigmatisés s'imposait avec urgence. Pareille analyse entraînerait des luttes nouvelles aux consé­ quences éthiques, politiques, voire même ontologiques. L'épistémobgie du placard d'Eve Kosofsky Sedgwick publié en 1990 - la même année que le fameux Trouble dans le genre de Judith Butler8 - relevait ce défi. Cette double parution, associée à celle de Teresa de Lauretis sur Les technologies du genre9, publiée trois ans plus tôt, élargissait les confins de notre archipel aux idéolo­ gies et à l'activisme queer. La pensée queer - étymologiquement pensée du “bizarre", de l'“étrange'' mais aussi de l'insulte reven­ diquée “pédé", “tapette" - s'affirme, depuis lors, en rupture contre toute identification qu'elle soit masculine, féminine, hétéro, gay, lesbienne, bi ou trans... Cette désinscription hors des identifi­ cations stables prône une prolifération des identités sexuelles comparables à des simulacres sans réelle consistance : à partir des marges, les figures du genre ne sont plus deux mais pullu­ lent à l'infini. S'avançant comme sur une scène théâtrale, les performances queer laissent apparaître des personnages hauts en couleur : FEM, butch, transgenre, drag king, drag queen,... 8-

B u t l e r J.,

9-

Teresa, « La technologie du genre » [1987], in Théorie queer et culture popu­ laire. De Foucault à Cronenberg, Paris, La dispute, 2007.

92

Trouble dans le genre [1990], Paris, La découverte, 2005.

UÉPISTÉM OLO GIE D U PLACARD COM ME ORIENTATION POUR UN GAY ÇA-VOIR

.mtant de joyeux révélateurs de la mascarade propre à la comédie des sexes. Toutefois, dans une sorte de renversement platonicien, cette dernière ne peut plus se résumer à la stricte opposition entre être homme ou être femme : triomphe du pluriel i*t des devenirs, banqueroute de La différence des sexes, sinon de l'fttre lui-même. Bien qurun peu moins célèbre que les travaux de Butler, le texte de Sedgwick constitue donc un jalon décisif pour les théories du ^enre et pour la théorie queer en particulier. On peut notamment y repérer avec précision les raisons qui ont poussé à aller au-delà de la dualité du genre et, dans un même mouvement, au-delà du communautarisme gay ou lesbien. Son raisonnement, aussi ludique que complexe, nous donne également des instruments concrets pour repenser l'espace et 1;incidence de la parole dans son déploiement. L/ouvrage s'articule, en effet, autour de cette performance langagière particulière qui consiste à sortir du placard, soit : à déclarer son orientation sexuelle, exercice réservé, aujourd'hui encore, aux seul(e)s homosexuel(le)s. Dans ce qui suit, il s'agira de saisir en quoi cette épistémologie du placard, ce curieux rapport au secret et au savoir, la singularité de cet acte langagier, touche à l'éthique de l'analyste.

« Des FORTERESSES FAITES EXCLUSIVEMENT DE REMOUS ET DE SECOUSSES10 » Les théories du genre correspondent à un dehors de notre praxis, certes. Un univers de discours vis-à-vis duquel nous pou­ vons nous sentir, en tant que cliniciens, tout à la fois opposés, protégés, éloignés, épargnés, agressés ou concernés. Depuis une dizaine d'années, autant dire avec un retard considérable, ces courants viennent baigner la France par le biais de nombreuses traductions et recherches universitaires. Or, à plonger dans ces

D e L a u r et is

10- M ic h a u x

Henri, « Contre » [1934], in La nuit remue, Paris, Gallimard, 1987. 93

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eaux, force est de croiser tantôt une pointe d'ironie, tantôt une véritable combattivité, tout du moins une déception, à l'endroit de la psychanalyse. Interlocutrice récurrente, celle-ci est néanmoins perçue comme une « théorie féministe manquée11 », accusée de vouloir rectifier « l'illogisme et les troubles des désirs par la santé, la pureté et la stabilité12 », ou encore tout simplement ridiculisée13. À l'inverse, dans son pamphlet vitupérant contre la psychanalyse, le philo­ sophe et historien des idées Didier Eribon se désole devant la mystérieuse façon dont certain(e)s des plus éminent(e)s repré­ se n ta n te s de « la pensée radicale - féministe, gay et lesbienne, queer, - continuai[en]t de se référer aux théories psychanalytiques, comme s'il était possible de reformuler celles-ci dans un sens non norm atif4 ». De son côté, l'activiste et philosophe queer Beatriz Preciado appelle de ses vœux une queeranalyse. « La queeranalyse ne s'oppose pas à la psychanalyse, elle la dépasse en la politisant. Elle serait une pratique qui, au lieu d'envisager la dissidence de genre sous le prisme de la pathologie psychologique, comprendrait la normalisation et ses effets comme des pathologies politiques. La queeranalyse ne rejette pas non plus l'utilisation de l'analyse des rêves, la cure par la parole, l'hypnose ou d autres méthodes issues de pratiques psychologiques [...]. Elle réclame la critique des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe à l'œuvre dans ces techniques psychothérapeutiques [...] » À chaque fois, on le voit, les théories du genre se placent contre la psychanalyse. 11- Cf. R ubin Gayle, « Le marché aux femmes » [1975] in Surveiller etjouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, E.P.E.L., 2010, p. 54. 12- Cf. Judith H a l b e r s t a m and Ira L m n g s t o n dir., Posthuman bodies, Indiana University Press, 1995, p. 13. 1 3 - En France, Marie-Hélène Bourcier est passée maître en la matière. Cf. Marie-Hélène B o u r c ie r , Queer Zone. Politique des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Éditions Amsterdam, 2 0 0 6 et Id., Queer Zone 2, Sexpolittques, Paris, La Fabrique, 2 0 0 5 , ainsi que Id., Queer Zone 3, Identités, cultures et politiques, Paris, Éditions Amsterdam, 2 0 1 1 . 14- E rib o n

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Didier, Échapper à la psychanalyse, Paris, L é o Scheer, 2 0 0 5 , p. 12.

UÉPISTÉM OLOGŒ DU PLACARD COM ME ORIENTATION PO UR UN GAY ÇA-VOIR

l Jn pari pourrait, malgré tout, être tenté : envisager une telle situalion comme relevant moins de l'opposition que de l'enlacement. Contre, oui, mais alors tout contre. Lacan, avec son retour à Freud, n'a eu de cesse de démontrer .ivec rigueur la logique à l'œuvre dans nos inconscients. Les dé­ constructions issues des mouvements queer, des gay et lesbian étudies et des théories du genre, reprenant, de leur côté, les généa­ logies établies par Foucault, questionnent l'inconscient de cette logique. Elles tendent justement à la replacer dans son siècle. I ,es figures et les outils conceptuels qui guident encore les cures phallus, Femme, jouissance, castration, complexe ou pulsions s'inscrivent-ils, eux-aussi, dans l'histoire de la pensée ou dispo­ sent-ils d'une efficience sans âge ? Notre vocabulaire, avec ses éventuels glissements sémantiques du biologique au symbolique, peut-il être soumis à la critique ? La réification de la "maturité sexuelle", d'un développement aboutissant normalement au "stade génital15", au choix d'objet hétérosexuel et à la (re-) production d'un modèle familialiste en mesure de donner au sujet de quoi « aimer et travailler16 » suffisent-ils pour saisir ce que disent et vivent les corps des sujets contemporains ? À l'heure où les répartitions strictes, les oppositions binaires, les évidences bio­ logiques vacillent17, un aggiomamento du lexique psychanalytique serait-il de mise ? À moins qu'il ne suffise d'invoquer l'expérience clinique, la spécificité des cures, pour se détourner des mirages politiques et revenir à l'expérience privée de la vie psychique ? 15- Autant de termes récurrents chez Freud et les post-freudiens. Cf. Pour un lien avec l'homo­ sexualité, par exemple, Sigmund F reud , Cinq leçons sur la psychanalyse 11909], Paris, Payot, 2001, pp. 66-67. 16- Pour reprendre la célèbre formule freudienne formulée notamment dans Sigmund F reud , La technique psychanalytique [1904], Paris, Puf, 1953, p. 6. 17- Rappelons, à titre d'illustrations, qu'en Argentine, on peut désormais décider du genre qui figure sur sa carte d'identité indépendamment de son sexe biologique, qu'en Allemagne un homme transexuel (Female toMale) a récemment accouché d'un enfant dont il ne voulait déclarer ni le genre ni le sexe et que le concours eurovision de la chanson 2014 a été remporté par le chanteur transgenre Conchita Wurst. 5>5

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Face à ces questions, parfois posées avec urgence, parfois avec violence, la psychanalyse a-t-elle à se justifier ? Lui faut-il répondre aux supposés manquements qui lui sont imputés ? Ou, au contraire, drapée dans son silence, la vaillante centenaire à l'écoute affable peut-elle s'autoriser à rester tout simplement cloîtrée dans un mutisme imperméable ? Pour le sociologue Éric Fassin, grand lecteur et passeur des théories du genre, « c'est toutefois à la psychanalyse de déterminer non seulement si elle doit bouger, mais comment elle doit bouger - c'est-à-dire qu'il appartient aux psychanalystes, s'ils le jugent bon, de déterminer les voies nouvelles qu'empruntera leur discipline. [...] Pour l'es­ sentiel, le travail reste à faire18 ». La fureur de W ittig Au fond, on peut dégager quatre griefs fondamentaux sous la plume des théoriciens du genre quant à la psychanalyse. Ils s'y superposent comme autant d'engrenages implacables, capables d'émousser le tranchant de la découverte freudienne. Le dispo­ sitif analytique régi par « l'efficience profonde et universelle19 » de la loi de l'Œdipe (1) corroborerait à la fois l'hétéro-normativité (2) et l'homophobie (3) à l'œuvre dans la société et, dès lors, ne parviendrait pas à atteindre un au-delà de La différence des sexes (4). Œdipienne, hétéro-normative, homophobe et accrochée à une représentation binaire de la sexualité, la psy­ chanalyse raterait les sujets dont les identités, les pratiques, les actes, les modes de relation, les amours voire même les corps ne se conforment plus aux attentes petites-bourgeoises de la Vienne du début du XXe siècle. Celles et ceux qui se réclament aujourd'hui d'une "dissidence de genre" se verraient de la sorte irrémédiablement blessés par les présupposés théoriques et cliniques de l'analyse. 18-

F a s sin

Éric, L'inversion de la question homosexuelle, Paris, Éd. Amsterdam, 2008, p. 210.

19-

F reud

S., L'interprétation du rêve [1905], Paris, Seuil, 2010, p. 303.

L 'É p is t é m o l o g ie d u p l a c a r d c o m m e o r i e n t a t i o n POUR UN GAY ÇA-VOIR

Précisons ce point. À échéance régulière, et encore très récem­ ment, nombre de psychanalystes - pas tous heureusement20 se sont succédé dans le cirque médiatique pour y pleurer la dispa­ rition du célèbre complexe œdipien et les risques irrémédiables en découlant pour la civilisation. De telles prises de position rani­ ment le quadripode dénoncé par les théories du genre. Autrement dit, les déclarations de nombreux héritiers de Freud signent un attachement et une croyance durable à un ordre et à une pensée que l'on aurait du mal à qualifier autrement, avec la romancière et théoricienne post-féministe Monique Wittig, que de “straighf. Redoutablement acerbe à l'égard du structuralisme et de la psychanalyse, La pensée Straight, publié en 1980, depuis son litre, s'impose comme une réponse à La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss. Avant même le déclenchement de la crise du Sida, le texte explique de façon ferme et radicale le problème de l'hétéro-normativité. Selon Wittig, l'hétéro-normativité a investi notre langage, nos idées, nos représentations, nos concepts et la façon même de les articuler. Tel que mis en évidence par le structuralisme, le règne du symbolique, avec le rôle essentiel qu'y joue le phallus, enté­ rinerait de manière définitive ce fonctionnement à partir de « très peu d'éléments [...] par exemple le Nom-du-Père, le complexe d'Œdipe, la castration, le meurtre ou la mort du père, l'échange des femmes, etc.21 ». Se dessine alors « une société où l'hétéro­ sexualité n'ordonnerait pas seulement toutes les relations 20- Rappelons qu'au moment du mariage pour tous, en janvier 2013, Jacques-Alain Miller a lancé une pétition contre l'instrumentalisation de la psychanalyse. Il y était rappelé que « la structure œdipienne dégagée par Freud n'est pas un invariant anthropologique ». Le texte de la pétition est disponible sur ce lien : http://www.lacanquotidien.fr/blog/declaration2013. À l'inverse, Fassin, dans son ouvrage précédemment cité, trace une cartogra­ phie détaillée des interventions malheureuses de certains analystes. Sur ce point cf. aussi la contribution de Thamy Ayouch , « Psychanalyse et mauvais genre : la tentation de l'on­ tologie », in (sous la direction de Guyonne Leduc) Masquereading : commentfaire des étudesgenre avec de la littérature, Paris, L'Harmattan, pp. 89-102. 21 - W ittig Monique, La pensée straight [1980], Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p. 54. 97

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d u plac ard c o m m e o r i e n t a t i o n POUR UN GAY ÇA-VOIR

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humaines mais sa production de concepts en même temps que tous les processus qui échappent à la conscience22 ». À grands coups de déchiffrement de l'inconscient, les analystes contribue­ raient à faire perdre de vue aux opprimés « la cause matérielle de leur oppression et les plonge dans une sorte de vacuum a-historique23 ». Mais il y a pire. En fonction de la pensée straight promue, le psychanalyste extorquerait une vérité en mesure de pathologiser le sujet homosexuel. Privé de sa parole, son discours et ses actes ne seraient plus perçus que comme symptôme. Et Wittig d'enfoncer le clou : « Celles (et ceux) qui ne sont pas tombées au pouvoir de l'institution psychanalytique peuvent éprouver un immense sentiment de tristesse devant le degré d'oppression (de manipulation) que les discours des psychanalysées mani­ festent. Car dans l'expérience analytique il y a un opprimé, c'est le psychanalysé dont on exploite le besoin de communiquer et qui, tout comme les sorcières jadis ne pouvaient sous la torture que répéter le langage que les inquisiteurs voulaient entendre, n'a d'autre choix, s'il ne veut pas rompre le contrat implicite qui lui permet de communiquer et dont il a besoin, que d'essayer de dire ce qu'on veut qu'il dise. Il paraît que ça peut durer à vie24. » Face à un tel procès, face à ce « caractère obligatif du tu seras hétérosexuel ou tu ne seras pas25 », la seule solution semble bien l'utopie d'une désinscription au-delà de la dualité des sexes et du dualisme du genre. Une société de guérillères™, en rupture avec le contrat hétérosexuel et son cortège définitionnel fixe à l'oppressante stabilité. Pour Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes27 ». 22- Ibid., p. 58.

Nous sommes ici dans un mauvais pas. À suivre de telles déclarations, la figure de l'homo-analysant28 se réduirait à celle d'une infinie docilité, d'une servilité sans borne face à ceux qui le mettraient à la question. Dans ces conditions, l'avancée des théories du genre, à la suite de Wittig, correspondrait à la possibilité de se réapproprier un savoir, notamment celui sur l'homosexualité, que la psychanalyse se serait, en partie, accaparé. Telle est l'hypothèse que Fassin épingle par l'expression « inver­ sion de la question homosexuelle » : « De manière générale, ce n'est plus tant la société qui interroge l'homosexualité, que l'homosexualité qui soumet la société à la question29. » Une fois l'hémorragie de la crise du Sida endiguée, après le pacs et le vote de la loi dite du « mariage pour tous », dans quelle mesure ce « cela va de soi hétérosexuel30 » est-il encore de mise ? Sans doute, à regarder la situation de nos pays voisins - Italie, Russie, M aroc.. 1 ' est-il encore pour quelque temps. À en croire la marche de l'Histoire, les victimes finiront, espérons-le, là aussi, par s'apercevoir que le maître au service duquel elles sont est lui-même défaillant. Le monumental édifice straight pourrait bien, un jour, finir, lui aussi, par s'évaporer. Au-delà des contingences historico-politiques, le soupçon demeure néanmoins. Difficile de le chasser d'un revers de main. Le cabinet du clinicien a-t-il partie liée à un quelconque pouvoir hétéro-normatif? L'analyse extorque-t-elle à l'homosexualité son droit à se dire elle-même ? S'il fallait répondre par l'affirmative, la rupture entre les deux discours ne pourrait être plus flagrante. Sans tomber dans l'angélisme d'une quelconque réconciliation, celle ou celui qui assume son homosexualité autant que son désir, se doit de témoigner. Car le malentendu entre le genre et le désir,

23- Ibid., p. 54. 24- Ibid., p. 55. 25- Ibid. p. 58.

28-

Selon l'expression que Jacques-Alain Miller a soufflée à Hervé sants, Paris, Navarin-Champ Freudien, 2013, p. 14, note 11.

26- Cf. W ittig M., Les guérillères, Paris, Minuit, 1969.

29- Fassin É., L'inversion de la question homosexuelle, op. cit., p, 1.7,

27- W ittig M , La pensée straight, op. cit., p. 61.

30- W it t ig M., La pensée straight, op. cit., p. 60.

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si simplement esquivé, si non thématisé, si non perçu dans sa dimension structurale, risque bien de se perpétuer. Et ce, sans jamais réussir à attraper l'écart qui singularise ces lieux où l’on ne parle pas pour se faire comprendre de l'autre, mais où l'on parle pour entendre le Dire. Qui fait l'expérience de l'analyse, sait que sa parole n'est pas analysée par un oppresseur mais renvoyée à lui-même en tant qu'analysant. Hétéro, homo, bi, trans, l'expérience clinique n'est pas là pour mettre le sujet dans des cases théoriques à conso­ lider mais pour apprendre quelque chose de sa singularité et pour le lui faire entendre. La position de la psychanalyse n'est pas une position de savoir mais de surprise. L'analyste est là pour que le sujet saisisse les tenants et les aboutissants de son « bricolage subjectif31 » : ce qui le fait tenir et ce à quoi il tient. Cependant, qui est homosexuel expérimente, au quotidien, la nécessité de mettre fin au vilain petit secret, l'exigence de lutter pour la recon­ naissance et l'acceptation de la banalité singulière de ses modes de jouir et d'aimer. Un retour à Sedgwick et à son Épistémologie du placard permettra de mieux éclairer ce dernier point. S ortir du cabinet c o m m e o n sort du placard Le travail de Sedgwick a donc été publié au beau milieu de la crise du Sida. Il se veut résolument anti-homophobe. S'il reprend certains points de l'argumentation wittigienne, il évite cependant de tomber dans le refus en bloc des lois du langage. Au contraire, Sedgwick préfère présenter un éclairage inédit des figures discursives. Elle éclaire les liens qu'elles entretiennent au savoir, à l'ignorance et au pouvoir. S'autoriser à ne pas savoir, c'est toujours, selon elle, détenir un pouvoir. Pensez aux Présidents des États-Unis dont l'ignorance des langues étrangères constitue

com m e o rie n ta tio n ç a -v o ir

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un atout non négligeable pour négocier face à leurs adversaires. Songez au violeur prétextant ne pas connaître la résistance de sa victime ou à l'employeur congédiant, toujours sans le savoir, son employé séropositif. Selon cette logique, Sedgwick envisage la sortie du placard - le fait pour un(e) homosexuel(le) de révéler son orientation - comme un « espace performatif de contradic­ tion32 ». Le fait de savoir ou de ne pas savoir, le fait de sortir du placard ou d'y rester, renseigneraient sur l'incidence des actes de langage en général, sur ce que parler veut dire et sur la capacité de faire avec le dire33. Taire, devoir cacher, ne pas prêter attention à cette diffé­ rence, ne pas lui accorder d'importance, bref, rester au placard, contribue au renforcement du statu quo. « Cette confiscation du pouvoir de décrire et de nommer son désir sexuel constitue, bien entendu, un élément central de l'histoire moderne de l'oppression homophobe34. » Le Dire contrarierait ainsi le « je n'en veux rien savoir3S ». Aux esprits ouverts, prétextant que de mentionner cette différence ne signifie plus grand-chose, Sedgwick rétorque donc : « Le nombre de personnes ou d'insti­ tutions pour lesquelles l'existence de gays et de lesbiennes, sans compter l'existence d'un plus grand nombre de gays et de lesbiennes, est traitée comme un desideratum précieux, une condition nécessaire pour la vie, est réduit même comparé à ceux qui peuvent souhaiter que toute personne gay/lesbienne existante soit traitée avec dignité36. » Reconnaître cette résistance latente à la différence, en même temps que la singularité qu'elle implique pour les sujets qui en sont visés, indique comment le passage du "secret de Polichinelle'' hors de la sphère privée 32-

Ko s o f s k y S e d g w ic k

E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 66.

33- Selon la logique performative développée par John Au stin , Quand dire, c'estfaire [1962], Paris, Seuil, 1972. 34- Kosofsky Sedgwick E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 47.

31- Selon la relecture de La pensée sauvage de L évi-S trauss proposée, cette fois par Hervé C astanet , Homoanalysants, op. cit., p. 156. 100

35-

Lacan

36-

K o s o f s k y S e d g w ic k

J., Le Séminaire, livre XX, Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 9. E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 61. 101

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reconfigure les rapports à la parole, à l'histoire et au savoir. C'est en ce sens que Sedgwick opère une relecture des canons de la littérature. L'épistémologie du placard trouve dans la performance langa­ gière un moyen d'inquiéter le présupposé hétéro-normatif, une sortie sans cesse à recommencer. Car « rares sont ceux et celles qui, courageux, directs par habitude, et ayant la chance d'être soutenus par les communautés qui les entourent, ne voient plus la présence d'un placard façonner leur vie37 ». Du coup, à la place d'envisager la parole de l'analysé sur son divan en termes d'ex­ propriation, notre problème pourrait se formuler différemment : le cabinet de l'analyste serait-il un placard ? En effet, on retrouve chez Sedgwick la déception déjà large­ ment rencontrée ailleurs quant à la psychanalyse. « La théorie psychanalytique [...] semblait promettre d'introduire une certaine amplitude dans les débats concernant ce que sont les différences entre les gens, mais ne devint finalement, par-delà bien des frontières institutionnelles, que la plus mince des disciplines métaphoriques, faisant briller d'élégantes entités opératoires telles que la mère, le père, le préoedipien, l'Œdipe, l'autre ou l'Autre38. » Le dernier enseignement de Lacan - non traduit au moment de la rédaction de la plupart des textes jusqu'ici convoqués - et les relectures qu'en donne Jacques-Alain Miller, nous ont appris à faire passer ces termes au statut de fonction, de positions d'énonciation, voire de purs semblants. « [...] Re­ connaître le Nom-du-Père dans sa dignité instrumentale implique de s'en passer dans la théorie, si la psychanalyse veut être autre chose qu'une mythologie, si elle doit être quelque chose comme une "science du réel39". » La psychanalyse, comme science

lu réel, s'attache à ce qui, chez chaque sujet, au cas par cas, indépendamment de son orientation, demeure impossible à dire, résiste à toute formulation. Formulant la base du projet queer, Sedgwick remarque que le >.