Anne

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PREFACE Anne, des pignons verts, est la série romanesque qui a bercé mon adolescence et m'a insufflé l'envie d'écrire, puis de devenir éditrice. Je l'ai d'abord découverte, comme de nombreuses personnes en France ou au Canada, au travers de la série télévisuelle « Anne, le bonheur au bout du chemin ». C'est l'œuvre que je rêvais de publier tant elle est romantique, superbe et attachante. C'est bien pour cela d'ailleurs qu'elle fait partie du patrimoine canadien depuis plus d'un siècle maintenant... car sa première publication date de 1908 ! Pourtant, le livre n'a pas pris une ride, tant son histoire et son personnage principal, Anne, sont 10

immuables : une orpheline têtue et à la langue bien pendue, qui cherche plus que tout une maison et l'amour d'une famille, causant malgré elle catastrophes et malentendus. Nous sommes au tout début du XXème siècle, sur l'île du Prince Edouard, dans le Canada anglophone. Pas de téléphone, de télévision, d'électricité ou de voiture. Anne évolue dans un milieu rural et ancien. Cela tombe bien, elle aime les grands espaces, les ruisseaux et les fleurs ; elle donne des noms aux arbres, développe son imagination pour se construire l'amie dont elle manque cruellement, lit beaucoup et rêve surtout. Les Pignons verts est le nom du domaine de Marilla et Matthew. Les pignons sont les murs triangulaires qui soutiennent le faît de la charpente d'une maison et qui sont si 11

caractéristiques du style traditionnel de l'île du Prince Edouard. Aujourd'hui, la maison d'Anne est visitée par des milliers de touristes dans le Parc national de l'île du Prince Edouard. Car Anne, des pignons verts est l'équivalent canadien de La petite maison dans la prairie, ni plus ni moins !

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Lire aujourd'hui Anne des pignons verts, c'est découvrir l'histoire de l'île du Prince Edouard, alors encore isolée et "vierge" du XXème siècle. Nous sommes loin de la Révolution industrielle ou encore de la Première Guerre mondiale. Le monde et les préoccupations d'Anne tournent autour des récitations classiques, des vagabondages dans les champs, de l'Entrée au 13

Collège de la Royale et des manches bouffantes... Je ne vous retiens pas plus et vous invite à plonger dès maintenant dans cette histoire si drôle, émouvante et prenante, avec autant de plaisir que j'en ai éprouvé à la lecture il y a plus de quinze ans, et à sa relecture aujourd'hui. La nouvelle traduction de Laure Valentin, jeune auteure et traductrice française installée au Québec, sublime le caractère original, authentique de l'œuvre, pour vous retranscrire avec fidélité la sublime écriture de Lucy Maud Montgomery.

Sandrine LARBRE, éditrice.

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CHAPITRE I La surprise de Mme Rachel Lynde Mme Rachel Lynde vivait juste à l'endroit où la route principale d'Avonlea s'enfonçait dans un léger vallon bordé d'aulnes et de fuchsias et traversé par un ruisseau qui prenait sa source un peu plus loin, dans les bois du vieux domaine des Cuthbert. Ce cours d'eau sinueux coulait à torrents à travers les bois, formant secrètement des mares et des cascades ; mais lorsqu'il atteignait le vallon des Lynde, ce n'était plus qu'un petit filet d'eau paisible et docile, car pas même un ruisseau ne pouvait passer devant la maison de Mme Rachel Lynde sans filer doux. Il devait certainement savoir que Mme Rachel était assise derrière sa fenêtre et surveillait attentivement tout ce qui passait par 15

là, à commencer par les ruisseaux et les enfants, et que, si elle remarquait quelque chose d'étrange ou d'inhabituel, elle ne trouverait le repos qu'après en avoir démêlé le pourquoi du comment. Il se trouve toujours des gens, à Avonlea tout autant qu'ailleurs, pour s'occuper attentivement des affaires de leurs voisins à défaut de s'intéresser aux leurs ; or Mme Rachel Lynde était l'une de ces créatures capables de gérer tout à la fois leurs propres occupations en plus de celles des autres. C'était une remarquable maîtresse de maison, son travail était toujours fait et bien fait, elle dirigeait le Cercle de Couture, aidait à gérer l'école du dimanche et était l'un des piliers de l'association caritative de sa paroisse ainsi que de l'équipe de soutien des missionnaires1. Pourtant, malgré tout, Mme Rachel trouvait amplement le temps de rester 16

assise pendant des heures à la fenêtre de sa cuisine, à tricoter des édredons en coton − elle en avait tricoté seize, comme le racontaient les ménagères d'Avonlea d'une voix admirative − tout en gardant un œil aiguisé sur la route principale qui descendait dans le vallon avant de remonter en serpentant sur la colline rouge un peu plus loin. Comme Avonlea, entourée d'eau de part et d'autre, occupait une petite péninsule triangulaire qui s'avançait dans le golfe du Saint-Laurent, tous ceux qui passaient par là devaient emprunter cette route pentue, sous le regard scrutateur permanent de Mme Rachel. Un après-midi du début du mois de juin, elle était assise comme à l'accoutumée. Le soleil éclatant réchauffait sa vitre. Le verger en contrebas de la maison était en fleurs, blanc et rose telle une mariée rougissante, et les abeilles 17

s'y affairaient en bourdonnant. Thomas Lynde − un petit homme affable que les habitants d'Avonlea appelaient « le mari de Rachel Lynde » − était en train de semer ses graines de navets tardifs dans le champ qui s'étendait à flanc de colline, après la grange, et Matthew Cuthbert aurait dû être en train de planter les siennes sur le grand champ rouge du ruisseau, du côté des Pignons Verts. Mme Rachel le savait, car elle l'avait entendu dire à Peter Morrison, le soir précédent, dans la boutique de William J. Blair à Carmody, qu'il avait l'intention de planter ses graines de navets l'après-midi suivant. C'était Peter qui s'en était enquis, bien sûr, car Matthew Cuthbert n'avait jamais de sa vie entière divulgué de lui-même des informations. Et pourtant, Matthew Cuthbert était là, à trois heures et demie de l'après-midi en pleine 18

semaine, traversant le vallon en direction du haut de la colline. En outre, il portait un col blanc et son plus beau costume, preuve s'il en fallait qu'il quittait bel et bien Avonlea. Il était à bord de son chariot, tracté par sa jument alezane2, ce qui indiquait qu'il partait pour un trajet plutôt long. Où donc se rendait Matthew Cuthbert ? Et pour quelle raison ? S'il s'était agi de n'importe quel autre homme d'Avonlea, Mme Rachel, en rassemblant les éléments dont elle disposait, aurait pu répondre avec précision à ces deux questions. Mais Matthew quittait si rarement son foyer qu'il devait être pris par une affaire urgente qui sortait de l'ordinaire ; c'était l'homme le plus timide qui fût, et il détestait se mêler aux étrangers ou se rendre dans un lieu où il risquât de prendre la parole. Matthew, élégamment vêtu et aux rênes d'un chariot, voilà qui ne se 19

produisait pas souvent. Mme Rachel eut beau se pencher sur la question, elle ne put rien en tirer, ce qui gâcha tout le plaisir de son aprèsmidi. « J'irai faire un tour aux Pignons Verts après l'heure du thé, afin que Marilla m'explique où il est parti et pourquoi, décréta cette femme de caractère. Il n'a pas pour habitude de se rendre en ville en cette période de l'année et il ne rend jamais visite à personne. S'il était à court de graines de navets, il n'aurait pas pris la peine de s'habiller et d'atteler le chariot pour aller en racheter ; et il n'allait pas assez vite pour qu'il s'agisse d’aller chercher le médecin. Pourtant, il a dû se passer quelque chose depuis hier soir pour qu'il s'en aille ainsi. Voilà une belle énigme, pour sûr, et je ne m'autoriserai pas de répit avant de savoir ce qui a incité Matthew Cuthbert à quitter Avonlea aujourd'hui. » 20

Comme prévu, une fois l'heure du thé passée, Mme Rachel s'en alla. Elle n'avait pas à aller bien loin. L'imposante demeure des Cuthbert qui se dressait au cœur d'un verger, toute en coins et en recoins, ne se trouvait qu'à cinq cents mètres sur la route après le vallon des Lynde. Bien sûr, l'allée interminable rendait le trajet bien plus long. Lorsqu'il avait établi son domaine, le père de Matthew Cuthbert, aussi timide et taciturne que l'était devenu son fils, avait mis entre lui et ses semblables la plus grande distance que lui permettait la lisière de la forêt. Il avait construit la maison des Pignons Verts tout au bout de ses terres constructibles, où elle s'élevait encore aujourd'hui. Elle était à peine visible depuis la route principale, le long de laquelle toutes les autres maisons de la communauté d'Avonlea avaient été bâties. Mme Rachel Lynde considérait que vivre dans un tel endroit, ce n'était vraiment pas ce que 21

l'on pouvait appeler vivre. « On peut dire que l'on y habite, tout au plus, disait-elle tout en progressant dans l'allée herbeuse jalonnée d'ornières et bordée de buissons de rosiers sauvages. Pas étonnant que Matthew et Marilla soient tous les deux un peu étranges, vivant ainsi coupés du monde. Les arbres ne tiennent pas vraiment compagnie, et si c'était le cas, Dieu sait qu'il y en aurait beaucoup trop. Moi, je préfère les gens. Pour tout dire, ils semblent s'en satisfaire ; mais j'imagine qu'ils s'y sont habitués. On s'habitue à tout, même à être pendu, comme dirait l’autre. » Sur ces mots, Mme Rachel déboucha de l'allée dans la cour des Pignons Verts. Le jardin était très vert, entretenu avec soin, arrangé d'un côté avec de majestueux saules pleureurs 22

centenaires et, de l'autre, avec d'impeccables rangées de peupliers noirs. On n'apercevait pas un bâton ni une pierre de travers, car autrement, il est certain que Mme Rachel s'en serait rendu compte. Elle se dit que Marilla Cuthbert devait balayer ce jardin aussi souvent que le sol de sa maison. On aurait pu manger par terre sans craindre d'avaler le moindre grain de poussière. Mme Rachel cogna vivement contre la porte de la cuisine et entra lorsqu'elle y fut invitée. La cuisine des Pignons Verts était un endroit chaleureux − ou du moins l'aurait été s'il n'était pas si excessivement propre qu'il en avait des allures de salle de musée. Ses fenêtres donnaient à l'est et à l'ouest. La radieuse lumière du soleil de juin se déversait par la vitre orientée en direction de l'est et du jardin. Du côté ouest, en revanche, la vue sur les cerisiers 23

blancs en fleurs dans le verger de gauche, ainsi que sur les frêles bouleaux ondulant dans le creux près du ruisseau, était obstruée par un enchevêtrement de vigne vierge. C'est là que s'asseyait Marilla Cuthbert, les rares fois où elle se reposait, toujours quelque peu méfiante à l'égard du soleil, qu'elle trouvait trop joyeux et léger pour un monde qu'il convenait d'aborder avec gravité ; et c'est là qu'elle était assise à présent, ses aiguilles à tricoter à la main, devant une table déjà dressée pour le souper. Avant même d'avoir fermé la porte, Mme Rachel avait déjà pris note de tout ce qui se trouvait sur cette table. Trois assiettes y étaient disposées pour le thé, ce qui signifiait que Marilla attendait que Matthew revînt accompagné ; mais les plats semblaient bien ordinaires, et il n'y avait pour le dessert que des confitures de pomme sauvage et un unique 24

gâteau, preuve que l'invité que l'on attendait n'était pas de grande importance. Mais alors comment expliquer le col blanc de Matthew et sa jument alezane ? Mme Rachel se sentait de plus en plus perplexe quant à ce mystère inhabituel qui entourait le domaine des Pignons Verts, généralement si calme et insignifiant. « Bonsoir, Rachel, s'exclama vivement Marilla. Quelle belle soirée, n'est-ce pas ? Mais asseyez-vous donc. Comment va votre maisonnée ? » Il existait depuis toujours entre Marilla Cuthbert et Mme Rachel ce que l'on pouvait qualifier d'amitié, à défaut d'un meilleur terme, en dépit − ou peut-être, justement, en raison − de leurs différences. Marilla était une femme grande et maigre, toute 25

en angles et dépourvue de formes. Sa chevelure noire parsemée de mèches grises était toujours relevée en un petit chignon sévère, dans lequel elle plantait sans ménagement deux épingles à cheveux. Elle avait l'air d'une femme à l'expérience limitée et aux idées rigides, ce qu'elle était bel et bien. Mais on décelait quelque chose dans sa moue qui, l'eût-elle laissé se développer, aurait pu trahir un certain sens de l'humour. « Tout le monde va bien, dit Mme Rachel. Je craignais à vrai dire que ce ne soit pas votre cas, car j'ai vu Matthew partir plus tôt. J'ai songé qu'il se rendait peut-être chez le médecin. » Marilla s'y attendait et elle plissa les lèvres. Elle savait que Mme Rachel allait lui rendre visite ; le départ inopiné de Matthew par la route était 26

plus que la curiosité de sa voisine ne pouvait le supporter. « Oh non, je vais bien, même si j'ai eu très mal à la tête hier, dit-elle. Matthew est allé à ClaireRivière. Nous allons y récupérer un petit garçon, qui vient d'un orphelinat de NouvelleÉcosse et qui arrive ce soir par le train. » Marilla eût révélé que Matthew était allé à Claire-Rivière pour y rencontrer un kangourou venu d'Australie que Mme Rachel n'en aurait pas été plus étonnée. Pendant quelques secondes, elle resta sans voix. Il était inconcevable que Marilla pût se moquer d'elle, mais Mme Rachel ne put s'empêcher de le penser. « Êtes-vous sérieuse, Marilla ? » demanda-telle lorsqu'elle eut retrouvé sa voix. 27

« Oui, bien sûr », dit Marilla, comme si accueillir des garçons en provenance d'orphelinats de Nouvelle-Écosse faisait partie des tâches courantes du printemps dans une ferme bien organisée d'Avonlea − et n'avait rien d'une initiative inédite. Mme Rachel avait l'impression que l'on venait de lui faire subir une décharge électrique. Elle ponctuait toutes ses pensées par des points d'exclamation. Un garçon ! Marilla et Matthew Cuthbert, adopter un garçon ! D'un orphelinat ! Eh bien, le monde ne tournait décidément pas rond ! Plus rien ne la surprendrait après cela ! Rien du tout ! « Bon sang, mais qu'est-ce qui vous a donné cette idée ? » demanda-t-elle d'un ton désapprobateur.

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Cette décision avait été prise sans qu'on la consultât, et elle était bien obligée d'y trouver quelque chose à redire. « Eh bien, nous y pensions depuis quelque temps − nous en avons discuté pendant tout l'hiver, à dire vrai, répondit Marilla. Mme Alexander Spencer était ici la veille de Noël et elle nous a confié qu'elle allait recevoir une petite fille de l'orphelinat de Hopeton au printemps. Sa cousine vit là-bas, et Mme Spencer lui a rendu visite pour en savoir plus. Depuis, Matthew et moi n'avons plus cessé d'en parler. Nous avons pensé prendre un garçon. Matthew avance en âge, vous savez − il a soixante ans − et il n'est plus aussi alerte qu'avant. Son cœur lui cause beaucoup de souci. Et vous savez combien il est atrocement difficile de trouver une bonne main-d'œuvre. On ne trouve personne d'autre que ces 29

stupides avortons de petits Français3 ; et dès que vous parvenez à en former un comme il vous convient et à lui apprendre deux ou trois choses, il vous quitte pour aller travailler dans les conserveries de homards ou aux États-Unis. D'abord, Matthew a suggéré que nous prenions un gamin du continent. Mais j'ai refusé tout net. "Ils sont peut-être très bien − je ne dis pas le contraire − mais je ne veux pas de petit va-nu-pieds ramassé dans les rues de Londres, ai-je dit. Je veux au moins qu'il soit né dans la région. Il y aura toujours un risque, qui que nous prenions. Mais je me sentirai plus sereine et je dormirai sur mes deux oreilles si nous pouvions accueillir un petit Canadien." C'est ainsi que nous avons décidé de demander à Mme Spencer de nous en choisir un quand elle irait chercher sa petite fille. Nous avons appris qu'elle s'y rendait la semaine dernière, alors nous lui avons fait demander par les gens de 30

Richard Spencer, à Carmody, de nous ramener un petit garçon charmant et intelligent d'environ dix ou onze ans. Nous avons décidé que ce serait le meilleur âge − suffisamment âgé pour être utile aux corvées dès son arrivée, et encore assez jeune pour être correctement éduqué. Nous avons l'intention de lui fournir un bon foyer et une éducation convenable. Nous avons reçu un télégramme de Mme Alexander Spencer aujourd'hui − le facteur nous l'a apporté de la gare − disant qu'ils arrivaient ce soir par le train de cinq heures et demie. C'est pourquoi Matthew est allé le chercher à ClaireRivière. Mme Spencer le lui remettra là-bas. Ensuite, elle poursuivra sa route jusqu'à la gare de la Grève Blanche. » Mme Rachel se faisait fort de toujours dire ce qu'elle pensait ; et c'est ce qu'elle fit, une fois que son esprit fut capable de bien assimiler 31

cette incroyable nouvelle. « Eh bien, Marilla, laissez-moi vous dire sans ambages que d'après moi vous commettez une grossière erreur − et dangereuse, qui plus est. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Vous faites venir un garçon étranger dans votre foyer, et vous ignorez tout de lui, de son caractère, du type de parents qu'il avait, et de la façon dont il risque d'évoluer ! Tenez, j'ai lu dans le journal, pas plus tard que la semaine dernière, qu'un homme et sa femme de l'ouest de l'île ont adopté un garçon dans un orphelinat. Eh bien, figurez-vous qu'un soir, il a mis le feu à leur maison − volontairement, Marilla − et ils ont failli brûler vifs dans leurs lits. Et je connais une autre histoire, celle d'un garçon adopté qui avait pris pour habitude de gober les œufs − on n'a jamais pu le guérir de ce comportement. Si vous m'aviez demandé ce 32

que j'en pensais − ce que vous n'avez pas fait, Marilla − je vous aurais conjurée de ne pas même envisager une chose pareille, voilà tout. » Cette complainte ne sembla pourtant ni offenser ni inquiéter Marilla. Elle poursuivait calmement son tricot. « Je ne nie pas qu'il y ait du vrai dans vos propos, Rachel. J'ai moi-même émis quelques réserves. Mais Matthew était résolument déterminé. Il est si rare que Matthew se décide à quelque chose, que lorsque cela lui arrive, je me fais un devoir de tout accepter. Quant aux risques, il s'en trouve dans presque tout ce que l'homme entreprend en ce bas monde. Il y a des risques à avoir soi-même ses propres enfants, si vous voulez mon avis − ils ne grandissent pas toujours comme il le faudrait. Et puis, la Nouvelle-Écosse se trouve juste à 33

côté de notre île. Ce n'est pas comme si nous le faisions venir d'Angleterre ou des États-Unis. Il ne peut pas être très différent de nous. » « Bon, j'espère que tout se passera bien, dit Mme Rachel sur un ton qui cachait mal ses réticences. Seulement, ne dites pas que je ne vous ai pas prévenue s'il met le feu aux Pignons Verts ou s'il verse de la strychnine dans le puits − j'ai entendu parler d'une affaire de ce genre au Nouveau-Brunswick, c'est un enfant venu d'un orphelinat qui l'a fait, et toute la famille a agonisé dans d'atroces souffrances. Sauf que dans ce cas précis, il s'agissait d'une fille. » « Eh bien, nous n’avons pas choisi une fille, dit Marilla, comme si l'empoisonnement des puits était l'apanage des fillettes et n'était donc pas à craindre de la part d'un garçon. Je ne m'imaginerais jamais en élever une. J'admire 34

Mme Alexander Spencer pour cela. Mais après tout, elle n'hésiterait pas à adopter tout un orphelinat si elle en avait la lubie. » Ce n'était pas l'envie qui manquait à Mme Rachel de rester jusqu'à ce que Matthew revînt, accompagné de son petit orphelin, mais elle se dit qu'il ne serait pas de retour avant deux bonnes heures et elle décida de rebrousser chemin et de se rendre directement chez Robert Bell pour annoncer la nouvelle. Cela produirait certainement son effet, et Mme Rachel aimait par-dessus tout faire sensation. Elle prit donc congé, au grand soulagement de Marilla, qui sentait ses doutes et ses craintes se raviver sous l'influence du pessimisme de Mme Rachel. « Eh bien, qui l'eût cru ? s'exclama Mme Rachel une fois qu'elle se fut suffisamment 35

éloignée dans l'allée. Je dois sûrement rêver. Enfin, je suis surtout désolée pour ce pauvre bambin. Matthew et Marilla ne connaissent rien aux enfants et ils s'attendent sans doute à ce qu'il soit plus sage et plus sérieux que son propre grand-père, à supposer qu'il en ait seulement eu un, ce dont je doute. Un enfant aux Pignons Verts, c'est si saugrenu ; il n'y en a jamais eu, car Matthew et Marilla étaient déjà adultes lorsque la nouvelle maison a été construite − si tant est que ces deux-là aient été des enfants un jour, ce qui est difficile à croire quand on les voit. Je n'aimerais pour rien au monde échanger ma place avec celle de cet orphelin. Dieu, ce que je le plains, vraiment ! » Ainsi s'épanchait Mme Rachel sans retenue devant les buissons de roses sauvages. Pourtant, si elle avait pu, en cet instant même, voir l'enfant qui attendait patiemment à la gare 36

de Claire-Rivière, sa pitié n'en aurait aussitôt été que plus profonde et plus sincère encore.

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CHAPITRE II La surprise de Matthew Cuthbert La jument alezane de Matthew Cuthbert parcourait au trot les treize kilomètres qui les séparaient de Claire-Rivière. C'était une route agréable qui sinuait entre les fermes coquettes, traversant de temps à autre un petit bois de sapins et de baumiers, ou un vallon où flottaient les fleurs vaporeuses des pruniers sauvages. L'air était doux et chargé du parfum qu'exhalaient les nombreux vergers. Les prairies ondoyantes se perdaient dans un horizon embrumé de nacre et de pourpre, tandis que « les petits oiseaux chantaient, comme si ce jour était, de l'année, le seul de l'été ».

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À sa façon, Matthew profitait du voyage, même s'il appréhendait les moments où il croisait des femmes et où il lui fallait alors les saluer du chef − car sur l'Île-du-PrinceÉdouard, vous étiez supposé adresser un signe de tête à tous ceux que vous rencontriez sur votre chemin, que vous les connaissiez ou non. Matthew craignait toutes les femmes, à l'exception de Marilla et de Mme Rachel ; il avait la désagréable sensation que ces mystérieuses créatures se riaient de lui en secret. Peut-être avait-il raison de le penser, car c'était un personnage dégingandé, à l'allure plutôt étrange. Sa longue chevelure d'un gris métallique descendait jusque sur ses épaules tombantes et il arborait une barbe brune, douce et fournie, qu'il portait depuis qu'il avait vingt ans. En réalité, il avait déjà, à vingt ans, la même allure qu'il affichait aujourd'hui à soixante 39

ans, excepté la nuance poivrée de ses cheveux. Quand enfin il arriva à Claire-Rivière, il n'y avait aucun signe de quelque train que ce fût. Il se dit qu'il devait être en avance. Il attacha son cheval devant le petit hôtel de la ville avant de prendre la direction de la gare. Le long quai était presque désert ; seule une fillette était assise sur un tas de bardeaux, non loin de lui. Matthew, remarquant sans s'y attarder qu'il s'agissait justement d'une fille, s'empressa de passer devant elle sans lui lancer le moindre regard. S'il l'avait regardée, il aurait eu du mal à ne pas percevoir l'impatience et la tension qui émanaient de son attitude. Elle était assise et, de toute évidence, attendait quelque chose ou quelqu'un. Or, comme elle n'avait rien d'autre à faire que de rester assise à attendre, elle s'y appliquait avec une extrême concentration.

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Matthew s'adressa au chef de gare, qui fermait la billetterie avant de rentrer chez lui pour le souper, et lui demanda si le train de cinq heures et demie n'allait pas tarder à arriver. « Le train de cinq heures et demie est arrivé et reparti il y a une demi-heure, lui répondit l'agent d'un ton bourru. Mais une passagère a été déposée ici pour vous − une petite fille. Elle est assise là-bas, sur les bardeaux. Je lui ai demandé de s'installer dans la salle d'attente des dames, mais elle m'a annoncé d'un ton sérieux qu'elle préférait rester dehors. "Cela laisse plus de place à l'imagination", qu'elle a dit. C'est une gamine bien étrange, si vous voulez mon avis. » « Je n'attends pas de fille, répondit Matthew, interdit. C'est un garçon que je suis venu chercher. Il devrait être ici. Mme Alexander 41

Spencer devait le ramener de Nouvelle-Écosse pour moi. » Le chef de gare émit un sifflement. « Il faut croire qu'il y a eu une erreur, dit-il. Mme Spencer est descendue du train avec cette fille et l'a laissée sous ma surveillance. Elle a dit qu'elle venait d'un orphelinat, que votre sœur et vous alliez l'adopter et que vous ne devriez pas tarder à arriver. C'est tout ce que j'en sais − et je n'ai pas d'autres orphelins en réserve pour vous. » « Je ne comprends pas », dit Matthew, au désespoir, regrettant que Marilla ne se trouvât pas à ses côtés pour prendre la situation en main. « Bah, vous feriez mieux d'interroger la fille, fit le chef de gare pour mettre un terme à la 42

conversation. Je parie qu'elle sera capable de tout vous expliquer − elle n'a pas la langue dans sa poche, pour sûr. Peut-être n'avaient-ils plus de garçons comme vous le demandiez. » Il s'éloigna prestement, songeant déjà à son repas et laissant le pauvre Matthew seul devant une tâche plus difficile pour lui que traquer un lion dans sa tanière − aller rencontrer une fille, une fille étrange, une petite orpheline − et lui demander pourquoi elle n'était pas un garçon. Matthew se mit à grommeler dans sa barbe, tout en tournant les talons pour rebrousser chemin sur le quai, dans sa direction. Elle le regardait depuis qu'il était passé devant elle, et maintenant elle ne le quittait plus des yeux. Matthew ne la regardait pas et, quand bien même, il n'aurait pas vu à quoi elle ressemblait vraiment. Mais voilà comment un 43

observateur extérieur l'aurait décrite : c'était une enfant de onze ans environ, vêtue d'une robe très courte, très serrée et très laide, en lin grossier d'un jaune grisâtre. Elle portait un chapeau de marin d'un brun passé et, sous le chapeau, tombant jusqu'au bas de son dos, dépassaient deux tresses d'épais cheveux d'un roux flamboyant. Elle avait un visage fin, petit et pâle, constellé de taches de rousseur ; sa bouche était grande, tout comme ses yeux, qui semblaient verts ou légèrement gris selon la lumière et son humeur. Telle était la description qu'en eût fait un observateur moyen. Un observateur extraordinaire, en revanche, n'aurait pas manqué de remarquer que son menton était pointu et prononcé, que ses grands yeux étaient espiègles et vifs, que sa bouche présentait des lèvres douces et expressives, que son front 44

était large et dégagé − en un mot, notre observateur avisé en aurait conclu que le corps de cette femme-enfant égarée, dont le timide Matthew Cuthbert avait si ridiculement peur, n'était pas habité par une âme ordinaire. Matthew, cependant, échappa à l'épreuve de lui adresser la parole en premier, car une fois qu'elle eut déduit qu'il venait la chercher, elle se leva, attrapa d'une petite main brune la poignée d'un sac de voyage démodé et élimé et tendit l'autre dans sa direction. « Je suppose que vous êtes M. Matthew Cuthbert des Pignons Verts ? dit-elle d'une voix douce et particulièrement claire. Je suis enchantée de vous rencontrer. Je commençais à craindre que vous ne soyez pas venu me chercher, et j’imaginais toutes les raisons qui auraient pu vous en empêcher. J'avais décidé 45

que, si vous ne veniez pas me chercher ce soir, je descendrais le long du chemin de fer jusqu'à ce grand cerisier sauvage qui se dresse dans le virage, et que j'y grimperais pour y passer la nuit. Je n'aurais pas eu peur le moins du monde. Cela aurait été vraiment charmant de dormir dans un cerisier sauvage aux fleurs immaculées sous le clair de lune, ne trouvezvous pas ? On doit s'imaginer que l'on est blotti dans une chambre de marbre blanc, n'est-ce pas ? Et je ne doutais pas que vous viendriez me chercher dans la matinée, si vous n'étiez pas venu ce soir. » Matthew avait maladroitement pris la petite main toute menue qu'elle lui tendait. C'est alors qu'il prit sa décision. Il ne pouvait pas dire à cette enfant aux yeux brillants qu'il y avait eu une erreur. Il allait la ramener à la maison et laisser Marilla s'en charger. De toute manière, 46

on ne pouvait pas la laisser à Claire-Rivière, malentendu ou pas, de sorte que toutes les questions et les explications pouvaient bien attendre qu'il fût rentré aux Pignons Verts. « Je suis désolé d'être en retard, dit-il d'une voix timide. Viens. Le cheval est devant, dans la cour. Donne-moi ton sac. » « Oh, je peux le porter, répondit l'enfant avec entrain. Il n'est pas lourd. Il renferme tous mes biens, mais il n'est pas lourd. Et si on ne le porte pas d'une certaine manière, les poignées se détachent − alors je ferais mieux de le garder, car je sais exactement comment le tenir. C'est un sac de voyage extrêmement vieux. Oh, je suis très heureuse que vous soyez venu, même s'il eût été amusant de dormir dans un cerisier sauvage. Nous avons une longue route à faire, n'est-ce pas ? Mme Spencer a dit que 47

c'était à treize kilomètres. J'en suis ravie, car j'aime beaucoup me promener en chariot. Oh, c'est si merveilleux de me dire que je vais vivre avec vous et être à vous. Je n'ai jamais appartenu à personne − pas vraiment. Mais l'orphelinat était le pire des endroits. Je n'y suis restée que quatre mois, mais cela m'a suffi. Je suppose que vous n'avez jamais été orphelin dans un établissement de ce genre, donc vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est. C'est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Mme Spencer a dit que c'était vilain de ma part de parler ainsi, mais ce n'est pourtant pas mon intention. C'est si facile de dire du mal sans s'en rendre compte, n'est-ce pas ? Ils étaient gentils, vous savez − les gens de l'orphelinat. Mais il n'y a pas de place pour l'imagination dans un orphelinat − à part chez les autres orphelins. C'était très intéressant d'imaginer des choses à leur sujet − de vous figurer que, peut-être, la 48

fille qui était assise à côté de vous était la fille d'un comte puissant, et qu'elle avait été enlevée à ses parents dans sa plus tendre enfance par une nourrice cruelle qui était morte avant de pouvoir se confesser. Je restais souvent éveillée la nuit, et j'imaginais des choses de ce genre, parce que je n'en avais pas le temps dans la journée. C'est sans doute pour cela que je suis si maigre − je suis affreusement maigre, n'estce pas ? Je n'ai que la peau sur les os. J'aime beaucoup m'imaginer que je suis jolie et potelée, avec de charmants petits plis au niveau des coudes. » Sur ce, la compagne de Matthew se tut, en partie parce qu'elle était essoufflée, mais aussi parce qu'ils étaient arrivés au chariot. Elle ne prononça plus un mot jusqu'à ce qu'ils eussent quitté le village et entamé la pente raide d'une petite colline, où le tracé de la route était si 49

profondément creusé dans la terre meuble que les bords, où poussaient cerisiers sauvages et fins bouleaux blancs, formaient un mur audessus de leurs têtes. L'enfant tendit la main et cassa une branche de prunier sauvage qui éraflait le côté du chariot. « N'est-ce pas magnifique ? À quoi cet arbre, incliné sur le bord, tout blanc et dentelé, vous fait-il penser ? » demanda-t-elle. « Eh bien, je n'en sais trop rien », fit Matthew. « Voyons, à une jeune mariée, bien sûr − une mariée tout en blanc, avec un joli voile vaporeux. Je n'en ai jamais vue, mais j'imagine à quoi cela ressemble. Je ne pense pas me marier un jour. Je suis si quelconque que personne ne voudra jamais m'épouser − sauf, peut-être, un missionnaire étranger. Je suppose 50

qu'un missionnaire ne serait pas très regardant. Mais j'espère un jour posséder une robe blanche. C'est l'idée que je me fais du bonheur sur cette terre. J'aime tant les beaux vêtements. Et je ne me souviens pas avoir jamais eu une belle robe de toute ma vie − mais bien sûr, cela ne m'empêche pas d'espérer, n'est-ce pas ? Et puis, je peux toujours imaginer que je porte d'élégantes toilettes. Ce matin, en quittant l'orphelinat, j’avais terriblement honte de devoir porter cette horrible vieille robe en toile. Tous les orphelins portent la même, vous savez. Un marchand de Hopeton, l'hiver dernier, a fait don de trois cents mètres de lin à l'orphelinat. On a dit que c'était parce qu'il n'arrivait pas à les vendre, mais je crois plutôt que c'était par pure bonté d'âme, ne pensez-vous pas ? Quand nous sommes montées dans le train, j'ai eu l'impression que tout le monde me regardait et me prenait en pitié. Mais j'ai mis mon 51

imagination à l'œuvre et je me suis figuré que je portais la plus exquise des robes en soie bleu clair − parce qu'à vous imaginer quelque chose, autant que cela en vaille la peine − ainsi qu'un grand chapeau tout en fleurs et en plumes, une montre en or, des gants et des bottines de chevreau. Je me suis aussitôt sentie mieux et j'ai pu pleinement profiter de mon voyage jusqu'à l'île. Je n'ai pas du tout été malade en bateau. Mme Spencer non plus, du reste, même si elle l'est souvent. Elle a dit qu'elle n'avait pas le temps d'être malade, car elle devait veiller à ce que je ne bascule pas par-dessus bord. Elle a dit qu'elle n'avait jamais vu quelqu'un courir partout comme moi. Mais si cela l'a empêchée d'être malade, c'est une bonne chose que j'aie été si énergique, n'est-ce pas ? Et je voulais voir tout ce qu'il y avait à voir dans ce bateau, car j'ignorais si une autre occasion telle que celle-ci se présenterait un 52

jour. Oh, il y a tellement de cerisiers en fleurs ! Cette île est l'endroit le plus fleuri que je connaisse. Je l'aime déjà, je suis si heureuse de m'installer ici. J'ai toujours entendu dire que l'Île-du-Prince-Édouard était le plus bel endroit du monde et je me suis longtemps imaginé vivre ici, mais je n'avais jamais vraiment espéré que cela arriverait un jour. C'est merveilleux lorsque votre imagination devient réalité, n'est-ce pas ? Que ces chemins rouges sont amusantes ! Quand nous sommes montées dans le train à Charlotteville et que les chemins rouges ont commencé à apparaître, j'ai demandé à Mme Spencer ce qui les rendait rouges et elle m'a dit qu'elle l'ignorait et qu'elle m'implorait de ne plus lui poser de questions. Elle a dit que j'avais déjà dû lui en poser un millier. Je le pense aussi, mais comment peut-on comprendre les choses si on ne pose pas de questions ? Et qu'est-ce donc qui rend ces routes rouges ? » 53

« Eh bien, je n'en sais trop rien », fit Matthew. « Eh bien, voilà donc une chose qu'il me reste à découvrir. N'est-il pas fabuleux de songer à toutes les choses qu'il y a à découvrir ? Je me sens si heureuse de vivre − c'est un monde si intéressant. Ce ne serait franchement pas aussi intéressant si nous savions déjà tout sur tout, n'est-ce pas ? Il n'y aurait aucune place pour l'imagination, qu'en pensez-vous ? Mais je parle trop ! C'est ce que tout le monde me dit tout le temps. Préféreriez-vous que je ne parle pas ? Je peux arrêter, si vous le voulez. Je peux m'arrêter si je le décide, même si c’est difficile. » Matthew, à sa grande surprise, passait un bon moment. Comme la plupart des personnes peu loquaces, il aimait les gens bavards, pourvu qu'ils acceptent de faire la conversation tout 54

seuls et n'attendent pas de lui qu'il leur donne la réplique. Mais jamais n'aurait-il pensé un jour apprécier la compagnie d'une petite fille. À vrai dire, si les femmes étaient déjà difficilement supportables, les petites filles étaient pires encore. Il détestait la manière dont elles s'empressaient de passer à côté de lui, en lui lançant des regards en coin comme si elles craignaient qu'il ne les gobât toutes crues si elles osaient prononcer le moindre mot. C'était exactement là le comportement des fillettes bien élevées d'Avonlea. Mais cette petite sorcière rousse était très différente. Bien que son intelligence ne fût pas assez vive pour lui permettre de suivre le cours des pensées de la fillette, il constatait qu'il aimait bien l'entendre jacasser. Ainsi, timide comme à son habitude, il lui dit : « Oh, tu peux parler autant que tu voudras. 55

Cela ne me dérange pas. » « Oh, je suis si contente. Je sais que nous allons bien nous entendre tous les deux. C'est un tel soulagement de parler quand on en a envie, au lieu de s'entendre dire que les enfants se doivent d'être mignons et silencieux. On me l'a répété des millions de fois. Et les gens se moquent de moi parce que j'utilise de grands mots. Mais si on a de grandes idées, il faut bien employer des grands mots pour les exprimer, n'est-ce pas ? » « Eh bien, cela me paraît raisonnable », dit Matthew. « Mme Spencer a dit que j'avais la langue trop bien pendue. Pourtant elle ne pend pas, elle est solidement arrimée. Mme Spencer a dit que votre domaine s'appelait les Pignons Verts. Je 56

lui ai posé des questions à ce sujet. Et elle a dit qu'il y avait des arbres sur toute la propriété. Je n'ai jamais été aussi heureuse. J'aime tellement les arbres. Et il n'y en avait aucun à l'orphelinat, à peine quelques petits troncs rabougris devant, entourés de grillages en fils de fer blancs. On aurait dit des orphelins, ces arbres. J'avais envie de pleurer rien qu'à les voir. Je leur disais souvent : "Oh, pauvres petites créatures ! Si vous étiez plantés dans une grande forêt, avec d'autres arbres tout autour de vous, et de la mousse et des campanules poussant sur vos racines, si un ruisseau coulait non loin de là et que des oiseaux gazouillaient dans vos branches, alors vous pourriez vous épanouir, n'est-ce pas ? Mais là où vous vous trouvez, c'est impossible. Je sais exactement ce que vous ressentez, petits arbres." Je me suis sentie toute triste de les abandonner ce matin. On s'attache tellement à ces choses-là, pas vous ? 57

Y a-t-il un ruisseau près des Pignons Verts ? J'ai oublié de poser la question à Mme Spencer. » « Eh bien, oui, il y en a un qui coule juste en contrebas de la maison. » « Formidable. J'ai toujours rêvé de vivre près d'un ruisseau. Mais je n'aurais jamais cru que cela m'arriverait un jour. Les rêves ne se réalisent pas toujours, n'est-ce pas ? Comme ce serait merveilleux si c'était le cas ! En tout cas, pour le moment, je me sens presque parfaitement heureuse. Je ne peux pas me sentir parfaitement heureuse parce que − ditesmoi, d'après vous, quelle couleur est-ce là ? » Elle avait attrapé l'une de ses longues tresses brillantes qui pendaient sur ses frêles épaules et l'agitait sous le nez de Matthew. Matthew 58

n'avait pas l'habitude de se prononcer sur la couleur de cheveux des dames, mais en l'occurrence, il ne pouvait pas se tromper. « C'est roux, non ? » dit-il. La fillette laissa retomber la tresse en poussant un soupir si profond qu'il semblait provenir du bout de ses orteils et exprimer tout le chagrin des siècles passés. « Oui, c'est roux, dit-elle, résignée. Maintenant vous comprenez pourquoi je ne peux pas être parfaitement heureuse. C'est impossible si l'on a les cheveux roux. Le reste ne me dérange pas − mes taches de rousseur, mes yeux verts et ma maigreur. Je peux imaginer qu'ils n'existent pas. Je peux imaginer que j'ai un magnifique teint de pétale de rose et de beaux yeux violets étincelants. Mais je suis incapable d'imaginer 59

que je n'ai pas les cheveux roux. Pourtant, je fais de mon mieux. Je me dis : "Maintenant mes cheveux sont d'un noir de jais, aussi noirs que les ailes d'un corbeau". Mais au fond, je sais qu'ils sont toujours aussi roux et cela me brise le cœur. Ce sera le grand malheur de ma vie. J'ai déjà lu l'histoire d'une fille qui vivait elle aussi un grand drame, mais ce n'était pas à cause de ses cheveux roux. Ses cheveux descendaient en cascade dorée depuis son front d'albâtre. Qu'est-ce qu'un front d'albâtre ? Je ne l'ai jamais su. Peut-être pouvez-vous me l'expliquer ? » « Eh bien, j'ai bien peur d'en être incapable », dit Matthew, qui commençait à sentir sa tête tourner. Il éprouvait la même sensation qu'un jour dans sa folle jeunesse, lorsqu'un autre garçon l'avait entraîné sur un manège, à l'occasion d'un pique-nique. 60

« Bon, quoi qu'il en soit, ce devait être très joli, car elle était d'une beauté divine. Vous êtesvous jamais imaginé quel effet cela doit faire que d'être divinement beau ? » « Eh bien, jamais », avoua Matthew avec franchise. « Moi si, souvent. Que préféreriez-vous avoir, si vous aviez le choix − une beauté divine, une intelligence incroyable ou une bonté angélique ? » « Eh bien, je − je ne sais pas trop. » « Moi non plus. Je n'arrive jamais à me décider. Mais ce n'est pas grave, puisque de toute manière je n'aurai jamais rien de tout cela. Une chose est sûre, je ne serai jamais d'une bonté angélique. Mme Spencer a dit − oh, M. Cuthbert ! Oh, M. Cuthbert !! Oh, M. 61

Cuthbert !!! » Évidemment, ce n'était pas là ce que Mme Spencer avait dit. L'enfant n'avait pas chuté du chariot, et Matthew n'avait rien fait qui sorte de l'ordinaire. Ils venaient simplement de passer un virage et avaient débouché sur l'« Avenue ». L'« Avenue », comme l'appelaient les habitants du Pont-Neuf, était une portion de route longue de quatre à cinq cents mètres, au-dessus de laquelle les larges branches des pommiers plantés là des années plus tôt par un vieux fermier excentrique formaient une arche complète. Le ciel était masqué à leur vue par une longue canopée de fleurs blanches parfumées. Sous les branches, un crépuscule pourpre embrasait l'air, et au loin, la lumière du soleil extérieur brillait, telle une rosace tout au bout de la nef centrale d'une cathédrale. 62

Frappée par la beauté du lieu, l'enfant s'était brusquement tue. Elle restait assise dans le chariot, ses petites mains croisées sur ses genoux et son visage extatique tourné vers la splendeur immaculée qui s'étendait au-dessus d'elle. Même lorsqu'ils en furent sortis, et tout au long de la longue côte qui les menait jusqu'au Pont-Neuf, elle n'osa plus parler ni faire un geste. Toujours en proie au ravissement, elle avait le regard perdu à l'ouest, où le soleil disparaissait. Devant ses yeux, dans ce décor rougeoyant, dansaient de magnifiques visions. Ils traversèrent le Pont-Neuf, un petit village animé où des chiens aboyèrent sur leur passage et où des petits garçons agités pressèrent leurs visages curieux contre les vitres pour les regarder passer en silence. Cinq kilomètres plus loin, l'enfant n'avait toujours pas ouvert la bouche. Visiblement, elle était tout aussi capable de garder le silence que de parler 63

avec énergie. « Tu dois te sentir fatiguée et commencer à avoir faim, hasarda enfin Matthew, pour tenter d'avancer une raison à sa longue crise de mutisme. Mais la route n'est plus très longue à présent − plus qu'un kilomètre et demi. » Elle émergea de sa rêverie en poussant un profond soupir et posa sur lui le regard encore songeur de ceux qui reviennent à peine d'une longue errance sous les étoiles. « Oh, M. Cuthbert, murmura-t-elle. Cet endroit que nous avons traversé − cet endroit tout blanc − comment s'appelait-il ? » « Ah, tu dois sans doute parler de l'Avenue, dit Matthew après avoir pris quelques instants de réflexion. C'est vrai que c'est joli. »

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« Joli ? Oh non, joli n'est pas le mot que j'emploierais. Ni beau, du reste. Ils ne sont pas assez forts. Oh, c'était merveilleux − merveilleux. C'est la première fois que je vois quelque chose qui n'a pas besoin d'être amélioré au moyen de l'imagination. Cet endroit me plaît tel qu'il est… » Elle posa une main sur sa poitrine. « Cela m'a fait presque mal, et pourtant c'était une sensation agréable. Avezvous déjà ressenti ce genre de douleur, M. Cuthbert ? » « Eh bien, pas que je m'en souvienne. » « Moi, cela m'arrive souvent − chaque fois que je vois quelque chose de majestueux. Mais ils ne devraient pas appeler cet endroit magnifique l'Avenue. Ce nom n'a aucun sens. Ils devraient l'appeler − voyons voir − la Voie Blanche des Délices. N'est-ce pas là un beau nom plein 65

d'imagination ? Quand je n'aime pas le nom d'un endroit ou d'une personne, j'en invente toujours un nouveau et c'est sous ce nom que je les désigne toujours par la suite. Il y avait une fille à l'orphelinat qui s'appelait Hepzibah Jenkins, mais je me suis toujours figuré qu'elle s'appelait Rosalia DeVere. Les autres peuvent appeler cet endroit l'Avenue, mais pour moi, ce sera toujours la Voie Blanche des Délices. Reste-t-il vraiment un kilomètre et demi avant d'arriver à la maison ? J'en suis à la fois ravie et un peu triste. Je suis triste, parce que ce trajet était vraiment agréable et que je suis toujours un peu triste quand les choses agréables se terminent. Ce qui suit sera peut-être encore meilleur, mais on ne peut jamais en être certain. Et la plupart du temps, ce n'est pas le cas. Du moins, c'est mon expérience jusqu'ici. Mais je suis contente de me dire que nous arrivons bientôt à la maison. Voyez-vous, je ne me 66

souviens pas d'avoir jamais eu un véritable foyer auparavant. Et je sens encore cette exquise douleur rien qu'en pensant que je vais arriver dans une véritable maison, bien réelle. Oh, comme c'est joli ! » Ils venaient d'atteindre le sommet d'une butte. En contrebas se trouvait un étang, presque aussi long et sinueux qu'une rivière. Un pont l'enjambait en son milieu, où une ceinture de dunes sableuses aux nuances ambrées interrompait son golfe d'un bleu profond. L'eau miroitante se parait au fil de ses ondulations d'une palette de couleurs − des tons évanescents de mauve lilas, de rose et de vert éthéré, auxquels se mêlaient des teintes indéfinissables. Au-delà du pont, la mare se perdait, diaphane, dans l'ombre vacillante des bosquets de sapins et d'érables. Çà et là, un prunier sauvage était incliné sur la berge, telle 67

une jeune fille toute de blanc vêtue penchée timidement sur son propre reflet. Des eaux stagnantes au bout de l'étang s'élevait le chœur doux et mélancolique des grenouilles. Nichée au cœur d'un verger blanc, une petite chaumière grise surplombait la pente en contrebas et, bien que la nuit ne fût pas encore tombée, de la lumière filtrait à travers ses fenêtres. « C'est l'étang des Barry », dit Matthew. « Oh, je n'aime pas beaucoup ce nom-là. Je l'appellerai − voyons voir − le Lac Chatoyant. Oui, c'est un nom parfait pour lui. Je le sais grâce au petit frisson. Quand je trouve un nom qui convient à la perfection, je ressens un petit frisson. Les choses vous donnent-elles le frisson parfois ? »

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Matthew médita sur la question. « Eh bien oui, figure-toi. J'ai toujours la chair de poule quand je vois les affreux asticots blancs que je déterre parfois dans les plants de concombres. Je déteste les regarder. » « Oh, je ne pense pas que ce soit le même genre de frisson. Vous ne pensez pas ? Il ne semble pas y avoir de rapport entre des asticots et des lacs chatoyants, n'est-ce pas ? Mais pourquoi les gens l'appellent-ils l'étang des Barry ? » « Sans doute parce que M. Barry habite dans cette maison. Cet endroit s'appelle la Colline au Verger. Sans ce grand bosquet juste derrière, tu pourrais apercevoir les Pignons Verts d'ici. Mais nous devons traverser le pont et faire le tour par la route. Il nous reste moins d'un 69

kilomètre. » « M. Barry a-t-il des filles ? Pas trop petites, disons, à peu près de ma taille. » « Il en a une qui doit avoir onze ans. Elle s'appelle Diana. » « Oh ! fit-elle en retenant son souffle. Quel nom absolument charmant ! » « Eh bien, je ne sais pas. Je trouve qu'il a quelque chose de terriblement païen. Je préfère Jane, ou Mary, ou un nom sensé comme ceuxlà. Mais quand Diana est née, un maître d'école logeait chez eux, et ils l'ont laissé choisir son nom ; il l'a appelée Diana. » « Si seulement à ma naissance il y avait eu un maître d'école dans les parages. Oh, nous voici arrivés au pont. Je vais fermer les yeux de 70

toutes mes forces. J'ai toujours peur de traverser les ponts. Je ne peux pas m'empêcher d'imaginer que peut-être, juste au moment où nous approcherons du milieu, le pont s'effondrera comme un couteau de poche qui se referme, en nous fauchant au passage. Alors je ferme les yeux. Mais il faut toujours que je finisse par les rouvrir quand on arrive au milieu. Parce que, vous voyez, si le pont s'effondrait réellement, il faudrait que je le voie tomber. Quel bruit agréable que celui des roues sur les planches ! C'est toujours aussi mélodieux. N'est-il pas merveilleux de songer à tout ce qu'il y a à aimer dans ce monde ? Voilà, c'est terminé. Maintenant je peux regarder en arrière. Bonsoir, cher Lac Chatoyant. Je salue toujours les choses que j'aime, tout comme je le ferais pour des personnes. Je crois qu'elles apprécient. J'ai vraiment l'impression que cette eau me sourit. » 71

Une fois qu'ils furent arrivés en haut de la colline et qu'ils eurent emprunté le virage, Matthew dit : « Maintenant, nous sommes presque arrivés. Là-bas se trouvent les Pignons Verts − » « Oh, ne me montrez pas, l'interrompit-elle brusquement en lui saisissant le bras qu'il avait commencé à tendre et en fermant les yeux pour ne pas voir son geste. Laissez-moi deviner. Je suis certaine que je vais trouver. » Elle ouvrit les yeux et observa les alentours. Ils se trouvaient au sommet d'une butte. Le soleil était couché depuis quelques instants déjà, mais le paysage était toujours suffisamment éclairé par sa lumière diffuse. À l'ouest, un clocher d'église sombre se dressait sur un ciel doré. En contrebas s'étendait une petite vallée et, au72

delà, le terrain montait en une longue pente douce parsemée de fermes chaleureuses. Les yeux de l'enfant voletaient de l'une à l'autre, impatients et vifs. Enfin, ils se posèrent sur une bâtisse tout à gauche, éloignée de la route. Dans la lumière du couchant, la teinte blanche de la maison se détachait entre les arbres en fleurs des bois environnants. Au-dessus, dans le ciel sans nuage du sud-ouest, une belle étoile d'un blanc cristallin plein de promesses brillait comme une lampe pour lui montrer le chemin. « C'est celle-ci, n'est-ce pas ? » dit-elle en tendant le doigt. Matthew fit claquer joyeusement des rênes sur le dos de la jument. « Bravo, tu as deviné ! Mais j'imagine que Mme Spencer t'en avait fait la description, c'est 73

ainsi que tu as pu la reconnaître. » « Non, elle ne m'a rien dit − vraiment rien dit. Tout ce qu'elle a dit aurait pu concerner la plupart de ces domaines. Je n'avais pas vraiment d'indications quant au vôtre spécifiquement. Mais dès que je l'ai vu, je me suis sentie chez moi. Oh, j'ai l'impression de rêver. Vous savez, mon bras doit être couvert de bleus jusqu'au coude, car je me suis pincée tellement de fois aujourd'hui. De temps à autre, je suis submergée par un terrible sentiment et j'ai peur que tout ne soit qu'un rêve. Alors je me pince pour vérifier que c'est bien réel − jusqu'à brusquement réaliser que, si tout n'est qu'une illusion, alors j'ai tout intérêt à rêver aussi longtemps que je le peux ; et je cesse de me pincer. Mais cette fois, c'est bien la réalité et nous approchons de la maison. »

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Dans un soupir de satisfaction, elle retomba dans le silence. De son côté, Matthew s'agitait, mal à l'aise. Il était soulagé que ce soit Marilla, et non lui, qui eût à annoncer à cette petite orpheline que le foyer auquel elle aspirait n'allait finalement pas devenir le sien. Ils passèrent par le vallon des Lynde − où il faisait déjà très sombre, mais pas suffisamment, toutefois, pour que Mme Rachel ne pût les observer depuis son poste derrière sa fenêtre − avant de remonter la côte et de s'engager dans la longue allée des Pignons Verts. Lorsqu'ils atteignirent la maison, Matthew s'était recroquevillé tant il appréhendait la révélation inévitable qui allait suivre. Ce n'était pas qu'il songeait aux soucis que cette erreur allait probablement leur occasionner, à Marilla et à lui, mais il craignait la déception de l'enfant. La lumière de bonheur qui brillait dans ses yeux allait s'éteindre brutalement. Il éprouvait une sensation de 75

malaise à l'idée de devoir assister à ce qu'il considérait presque comme un meurtre − c'était à peu près le même sentiment que celui qui l'envahissait lorsqu'il devait tuer un agneau, un veau, ou l'une de ces petites créatures innocentes. La cour était déjà sombre lorsqu'ils s'y arrêtèrent. Autour d'eux, les feuilles de peuplier bruissaient comme de la soie. « Écoutez les arbres, ils parlent dans leur sommeil, chuchota-t-elle comme il l'aidait à descendre. Quels rêves magnifiques ils doivent faire ! » Puis, serrant fermement le sac de voyage qui contenait « tous ses biens », elle le suivit dans la maison.

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CHAPITRE III La surprise de Marilla Cuthbert Marilla se précipita au-devant de Matthew lorsqu'il ouvrit la porte. Mais dès que ses yeux se posèrent sur la curieuse petite silhouette accoutrée d'une robe laide et mal taillée, aux longues tresses rousses et aux yeux brillants de passion, elle s'arrêta net, bouche bée. « Matthew Cuthbert, qui est-ce ? s'écria-t-elle. Où est le garçon ? » « Il n'y avait aucun garçon, répondit Matthew à contrecœur. Il n'y avait qu'elle. » Il fit un signe de tête en direction de l'enfant et il se rendit compte qu'il ne lui avait jamais 77

demandé son nom. « Pas de garçon ! Mais il devait y avoir un garçon, insista Marilla. Nous avons expressément demandé à Mme Spencer de ramener un garçon. » « Eh bien, elle n'en a rien fait. C'est elle qu'elle nous a amenée. J'ai bien demandé au chef de gare. Et il fallait bien que je la ramène ici. On ne pouvait pas la laisser là-bas, quelle que soit l'erreur commise. » « Eh bien, quelle histoire ! » pesta Marilla. Pendant tout cet échange, la fillette était demeurée silencieuse, son regard alternant entre les deux adultes. Son visage s'était figé. Soudain, elle sembla saisir pleinement la signification des propos qu'elle venait d'entendre. En laissant tomber son précieux sac 78

de voyage, elle fit un brusque pas en avant et joignit les mains. « Vous ne voulez pas de moi ! s'exclama-t-elle. Vous ne voulez pas de moi parce que je ne suis pas un garçon ! J'aurais dû m'y attendre. Personne n'a jamais voulu de moi. J'aurais dû me douter que c'était trop beau pour durer. J'aurais dû me douter que personne ne voudrait jamais vraiment de moi. Oh, mais que vais-je devenir ? Je vais éclater en sanglots ! » Et en effet, elle se mit à pleurer. Se laissant tomber sur une chaise à côté de la table, elle tendit les bras et y enfouit son visage avant de laisser libre cours à de violents sanglots. Marilla et Matthew échangèrent un regard désapprobateur par-dessus le poêle. Aucun des deux ne savait trop que dire. Enfin, maladroitement, Marilla tenta un 79

rapprochement. « Allons, allons, il ne faut pas tant pleurer, cela n'en vaut pas la peine. » « Si, au contraire ! » L'enfant leva vivement la tête, révélant un visage barbouillé de larmes. Ses lèvres tremblaient. « Vous pleureriez vous aussi, si vous étiez orpheline et si l'on vous avait conduite dans un endroit supposé devenir votre foyer, mais où vous auriez découvert que l'on ne voulait pas de vous pour la simple raison que vous n'êtes pas un garçon. Oh, c'est la chose la plus tragique qui me soit jamais arrivée ! » L'ébauche d'un sourire, rouillé par le manque d'habitude, attendrit les traits sévères de Marilla. « Eh bien, ne pleure plus. Nous n'allons pas te 80

renvoyer ce soir. Tu vas rester ici jusqu'à ce que nous ayons démêlé toute cette histoire. Comment t'appelles-tu ? » L'enfant hésita un instant. « Voulez-vous m'appeler Cordelia ? » demanda-t-elle avec empressement. « T'appeler Cordelia ? Est-ce bien ton nom ? » « No-non, ce n'est pas exactement mon nom, mais j'aimerais tant m'appeler Cordelia. C'est un nom si parfait, si élégant. » « Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu dis. Si tu ne t'appelles pas Cordelia, alors comment t'appelles-tu ? » « Anne Shirley, balbutia avec réticence, du bout des lèvres, celle dont c'était pourtant le 81

nom. Mais, oh, je vous en prie, appelez-moi Cordelia. Quelle importance, pour vous, puisque je ne vais pas rester ici longtemps, n'est-ce pas ? Et Anne est un nom si peu romantique. » « Le romantisme, quelle futilité ! s'exclama Marilla sans chercher à montrer la moindre compassion. Anne est un nom solide, terre-àterre. Tu ne dois pas en avoir honte. » « Oh, je n'en ai pas honte, expliqua Anne, c'est seulement que j'aime mieux Cordelia. Je me suis toujours figuré que mon nom était Cordelia − du moins, ces dernières années. Quand j'étais plus jeune, j'imaginais que c'était Géraldine, mais maintenant je préfère Cordelia. Mais si vous m'appelez Anne, s'il vous plaît, n'oubliez pas de mettre un e à la fin.4 »

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« Quelle différence cela fait-il, la manière dont nous l'orthographions ? » demanda Marilla avec un autre sourire maladroit, tout en allant chercher la théière. « Oh, la différence est énorme ! C'est bien plus joli ainsi. Quand vous entendez prononcer un nom, ne le voyez-vous pas écrit dans votre esprit, comme s'il était imprimé devant vos yeux ? Moi, je le peux ; et A-n-n, c'est affreux, tandis que A-n-n-e paraît bien plus raffiné. Si vous m'appelez Anne avec un e, alors je veux bien essayer de renoncer à être appelée Cordelia. » « Bon, très bien, Anne avec un e, peux-tu nous expliquer comment cette erreur a pu se produire ? Nous avons envoyé pour instruction à Mme Spencer de nous ramener un garçon. N'y avait-il pas de garçons à l'orphelinat ? » 83

« Oh, si, il y en avait beaucoup. Mais Mme Spencer a spécifiquement précisé que vous vouliez une fille d'environ onze ans. Et la directrice a dit que, d'après elle, je ferais l'affaire. Vous n'imaginez pas comme j'étais heureuse. La dernière nuit, je n'ai pas pu fermer l'œil de bonheur. Oh, ajouta-t-elle d'un ton de reproche en se tournant vers Matthew, pourquoi ne pas m'avoir dit à la gare que vous ne vouliez pas de moi ? Vous auriez pu me laisser là-bas. Si je n'avais pas vu la Voie Blanche des Délices et le Lac Chatoyant, ce ne serait pas si dur à vivre. » « Bon sang, mais de quoi parle-t-elle ? » demanda Marilla en dévisageant Matthew. « Elle − elle fait juste allusion à une conversation que nous avons eue sur la route, s'empressa de répondre Matthew. Je vais 84

rentrer la jument, Marilla. Prépare le thé pour mon retour. » « Mme Spencer a-t-elle ramené quelqu'un d'autre que toi ? » poursuivit Marilla une fois que Matthew fut sorti. « Elle a pris Lily Jones avec elle. Lily n'a que cinq ans, elle est très belle et a de beaux cheveux couleur noisette. Si j'étais très belle avec des cheveux noisette, est-ce que vous me garderiez ? » « Non. Nous voulons un garçon pour aider Matthew à la ferme. Une fille ne nous servirait à rien. Enlève ton chapeau. Je vais le poser avec ton sac sur la table du couloir. » Obéissante, Anne retira son chapeau. Matthew rentra au même moment et ils s'installèrent à la table du dîner. Mais Anne ne pouvait rien 85

avaler. Elle picorait le pain beurré et goûtait distraitement à la confiture de pommes sauvages que l'on avait disposée dans une petite coupe de verre ciselé à côté de son assiette. Mais son repas n'avançait pas. « Tu ne manges rien », dit Marilla d'un ton sec, en la dévisageant comme si c'était là un grave défaut. Anne soupira. « Je ne peux pas. Je suis au désespoir, le plus profond qui soit. Parvenez-vous à manger quand vous êtes en proie au désespoir ? » « Je ne me suis jamais trouvée en proie au désespoir, alors je ne pourrais pas te répondre », fit Marilla. « Jamais ? Bon, mais n'avez-vous jamais essayé d'imaginer que vous étiez au comble du désespoir ? » 86

« Non, cela ne m'est jamais arrivé. » « Alors je ne pense pas que vous puissiez comprendre ce que c'est. En réalité, c'est une sensation très désagréable. Quand vous essayez de manger, une boule se forme dans votre gorge et vous ne pouvez rien avaler, pas même si c'était un bonbon au chocolat. J'ai déjà mangé un chocolat, il y a deux ans, c'était un pur délice. Depuis, je rêve souvent que je mange beaucoup de chocolats, mais je me réveille toujours au moment où je m'apprête à les déguster. J'espère que vous ne vous sentirez pas offensée par mon manque d'appétit. Tout est extrêmement bon, mais malgré cela, je ne parviens pas à manger. » « Elle doit être fatiguée, fit Matthew, qui n'avait pas parlé depuis son retour de la grange. Il vaudrait mieux la mettre au lit, Marilla. » 87

Marilla s'était demandé où elle allait bien pouvoir faire dormir Anne. Elle avait préparé un divan dans la pièce attenante à la cuisine pour le garçon qu'ils avaient espéré accueillir. Mais, bien qu'elle fût propre et bien rangée, cette pièce ne lui semblait pas appropriée pour héberger une fille. Pourtant, il était hors de question de proposer la chambre d'amis à une misérable orpheline, de sorte qu'il ne restait que la chambre du pignon est. Marilla alluma une bougie et invita Anne à la suivre. La fillette s'exécuta mollement et prit son chapeau et son sac de voyage sur la table en passant. Si le couloir était d'une propreté irréprochable, la petite chambre de pignon dans laquelle elle se trouvait à présent lui semblait plus reluisante encore. Marilla posa le chandelier sur une table triangulaire à trois pieds et entreprit d'installer 88

les draps. « Je suppose que tu as une chemise de nuit ? » demanda-t-elle. Anne hocha la tête. « Oui, j'en ai deux. La directrice de l'orphelinat les a cousues pour moi. Elles sont terriblement étriquées. Il n'y a jamais suffisamment de vêtements dans un orphelinat, alors les affaires sont toujours trop petites − du moins dans un établissement pauvre comme le nôtre. Je déteste les chemises de nuit trop étroites. Mais on rêve de la même manière dans ces vêtements-ci que dans de belles chemises amples, avec des froufrous au col. C'est au moins une consolation. » « Bon, dépêche-toi de te déshabiller et de te mettre au lit. Je reviendrai dans quelques 89

minutes pour récupérer la bougie. Je n'ose pas te laisser l'éteindre toute seule. Tu risquerais de mettre le feu à la maison. » Une fois que Marilla fut partie, Anne regarda autour d'elle d'un air triste et rêveur. Les murs blanchis à la chaux étaient si effroyablement nus et ternes qu'ils semblaient souffrir de leur propre désolation. Le sol était nu, lui aussi, si ce n'est qu'au beau milieu de la chambre se trouvait un tapis rond en paille tressée tel qu'elle n'en avait jamais vu. Le lit se situait dans un coin. C'était un lit surélevé à l'ancienne, avec quatre colonnes basses en bois sombre. Dans l'angle opposé se trouvait la table triangulaire qu'elle avait déjà remarquée, sur laquelle était posée une pelote à épingles en velours rouge à la surface si dure qu'elle risquait de tordre la pointe de la moindre aiguille qui s'y aventurerait. Un petit miroir de quinze 90

centimètres sur vingt était suspendu au-dessus. À mi-chemin entre la table et le lit s'ouvrait une fenêtre, voilée par un rideau de mousseline d'un blanc hivernal. En face se trouvait le nécessaire de toilette. De la pièce tout entière se dégageait une sévérité si indescriptible qu'Anne en fut glacée jusqu'aux os. Tout en sanglotant, elle s'empressa d'ôter ses vêtements et d'enfiler sa chemise de nuit étriquée avant de se jeter sur le lit où elle enfouit son visage dans l'oreiller en remontant les draps au-dessus de sa tête. Lorsque Marilla revint pour la lumière, seuls les quelques habits éparpillés pêle-mêle sur le sol et l'apparence quelque peu froissée des draps de lit indiquaient une présence autre que la sienne. Elle ramassa ostensiblement les vêtements d'Anne, les rangea en ordre sur une chaise jaune d'allure très classique puis, s'emparant du 91

bougeoir, elle se dirigea vers le lit. « Bonne nuit », dit-elle, d'un ton maladroit, mais non dépourvu de chaleur. Le visage blafard et les grands yeux d'Anne émergèrent des draps avec une surprenante rapidité. « Comment pouvez-vous qualifier de bonne une nuit dont vous savez qu'elle sera la pire de toute mon existence ? » dit-elle d'une voix pleine de reproches. Sur ces mots, elle disparut à nouveau sous les draps. Marilla redescendit lentement à la cuisine, où elle entreprit de laver la vaisselle du dîner. Matthew fumait − indice évident du trouble qui l'animait. Il ne fumait que rarement, car Marilla 92

n'avait de cesse de fustiger cette mauvaise habitude ; mais dans certains cas, selon les occasions, il s'en sentait une envie irrépressible. Marilla fermait alors les yeux sur son geste, car elle savait qu'un homme avait besoin d'un exutoire où décharger ses émotions. « Eh bien, quel sac de nœuds que cette histoire, dit-elle avec colère. Cela nous apprendra à envoyer des messages au lieu de les délivrer nous-mêmes. Les hommes de Richard Spencer ont dû déformer nos propos. Il faudra que l'un de nous se rende chez Mme Spencer demain, c'est nécessaire. Cette fille doit être renvoyée à l'orphelinat. » « Oui, je suppose », répondit Matthew à contrecœur. « Tu supposes ! Tu devrais en être convaincu ! 93

» « Eh bien, disons que c'est une petite créature adorable que nous avons là, Marilla. Cela me fait de la peine de la renvoyer, alors qu'elle souhaite tant rester ici chez nous. » « Matthew Cuthbert, ne me dis pas que tu es d'avis que nous la gardions ! » Marilla n'aurait pu être plus stupéfaite, même si Matthew lui avait révélé qu'il avait envie de se tenir sur la tête. « Eh bien, non, je ne pense pas − pas vraiment, bafouilla Matthew, cherchant désespérément à trouver les bons mots pour exprimer le fond de sa pensée. Je suppose que nous ne pouvons pas nous permettre de la garder. » « Certainement pas. En quoi nous serait-elle 94

utile ? » « Peut-être est-ce nous qui pourrions lui être utiles », lança soudain Matthew sans crier gare. « Matthew Cuthbert, je commence à croire que cette enfant t'a ensorcelé ! Il ne fait aucun doute que tu as envie de la garder avec nous. » « Eh bien, vois-tu, c'est une petite fille vraiment très intéressante, insista Matthew. Tu aurais dû l'entendre parler sur le chemin du retour de la gare. » « Oh, ce qu'elle parle vite ! Je m'en suis tout de suite rendu compte. Et on ne peut pas dire que cela me plaise, crois-moi. Je n'aime pas les enfants trop bavards. Je ne veux pas d'une orpheline, et quand bien même, ce n'est pas une fille comme elle que je choisirais. Il y a quelque chose chez elle que je ne parviens pas 95

à comprendre. Non, nous devons la renvoyer sans plus attendre là d'où elle vient. » « Je pourrais engager un petit Français pour m'aider, dit Matthew. Et puis, elle te tiendrait compagnie. » « Je n'ai pas besoin de compagnie, souffla Marilla. Et je ne veux pas la garder. » « Eh bien, c'est toi qui décides, tu le sais, Marilla, dit Matthew en se levant et en rangeant sa pipe. Je vais me coucher. » Et Matthew alla se coucher. Puis, après avoir rangé sa vaisselle, Marilla en fit autant, la mine renfrognée. Au même moment, là-haut, dans le pignon est, une enfant esseulée, en manque d'amour et d'affection, s'endormait en pleurant.

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CHAPITRE IV Un matin aux Pignons Verts Il faisait déjà grand jour lorsqu'Anne se réveilla et se redressa dans son lit. Elle tourna son visage ensommeillé vers la fenêtre, à travers laquelle se déversait un flot de lumière joyeuse. Au-delà, elle apercevait une masse blanche et duveteuse qui oscillait sur un ciel d'un bleu pur. Pendant quelques instants, elle fut incapable de se rappeler où elle était. D'abord, un frisson d'enthousiasme la parcourut, comme une impression particulièrement agréable, aussitôt suivi par un affreux souvenir. Elle se trouvait aux Pignons Verts, où l'on ne voulait pas d'elle car elle n'était pas un garçon !

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Pourtant, le matin était arrivé et c'était bien un cerisier en fleurs qui se dressait devant sa fenêtre. Elle bondit hors du lit et se rua dans la chambre. Elle souleva le cadre de la fenêtre − il était raide et s'ouvrit en grinçant, comme s'il ne l'avait pas été pendant fort longtemps, ce qui était sans doute le cas. Il tenait si bien en place qu'elle n'eut pas besoin de le caler pour le maintenir ouvert. Anne tomba à genoux et se laissa imprégner par cette douce matinée de juin. Ses yeux brillaient de plaisir. Oh, comme c'était beau ! Quel endroit magnifique ! Quand bien même elle ne resterait pas ici, alors elle pourrait toujours se le remémorer. Ces lieux inspiraient son imagination. Un immense cerisier poussait à l'extérieur, si près du mur que ses branches l'effleuraient. Il 98

était tellement chargé de fleurs qu'on n'apercevait pas la moindre feuille verte. De part et d'autre de la maison s'étendait un vaste verger, l'un planté de pommiers, et l'autre de cerisiers, tous couverts de fleurs blanches ; et leur gazon était parsemé de pissenlits. Dans le jardin en contrebas s'élevaient des lilas violets en fleurs, dont le parfum sucré enivrant flottait jusqu'à sa fenêtre, porté par le vent du matin. Au-delà du jardin, un pré verdoyant saupoudré de trèfles descendait jusqu'au bas du vallon, où un ruisseau serpentait entre des bosquets de bouleaux blancs, qui pointaient vers le ciel audessus d'un délicieux sous-bois que l'on pouvait aisément imaginer chargé de fougères, de mousses et d'autres choses dont regorgeaient généralement les forêts. Plus loin se dressait une colline, que les sapins et les épicéas couvraient de plumes vertes au travers 99

desquelles elle distinguait l'extrémité grise du pignon de la petite maison qu'elle avait aperçue sur l'autre rive du Lac Chatoyant. Sur la gauche, il y avait de vastes granges, et au-delà, plus loin encore que les prés verts en pente douce, elle pouvait voir l'éclat bleu scintillant de la mer. Le regard émerveillé, Anne s'attardait sur chaque chose, s'imprégnant de tant de beauté. La vie de la pauvre enfant l'avait traînée dans bien des lieux hostiles ; mais cet endroit était plus beau que tout ce dont elle avait pu rêver. Elle était encore à genoux, absorbée par le paysage somptueux, lorsqu'elle fut surprise par une main posée sur son épaule. La jeune rêveuse n'avait pas entendu Marilla entrer. « Il est temps de t'habiller », lui dit-elle sans 100

ménagement. Marilla ne savait vraiment pas comment s'adresser à l'enfant, et sa gêne la rendait plus sèche et cassante qu'elle ne l'aurait voulu. Anne se leva et prit une profonde inspiration. « Oh, n'est-ce pas merveilleux ? » dit-elle en balayant d'un geste le paysage qui s'offrait à elle. « C'est un grand arbre, dit Marilla, et il fait des fleurs en abondance, mais pour les fruits, c'est une tout autre histoire − ils sont petits et pleins de vers. » « Oh, je ne parle pas que de l'arbre ; bien sûr, il est très beau − oui, d'une beauté éclatante − il met tant d'énergie à fleurir − mais je parlais de tout, du jardin, du verger, du ruisseau et des 101

bois, de tout ce monde là-dehors. Ne vous sentez-vous pas amoureuse du monde entier par un matin comme celui-ci ? D'ici, je peux même entendre le rire du ruisseau. Avez-vous remarqué combien les ruisseaux sont toujours de bonne humeur ? Ils rient en permanence. Même en hiver, je peux les entendre sous la glace. Je suis si heureuse qu'il y ait un ruisseau non loin des Pignons Verts. Vous pensez sans doute que cela n'a aucune importance pour moi, car vous n'allez pas me garder, mais vous vous trompez. Je prendrai toujours plaisir à me remémorer le ruisseau des Pignons Verts, même si je ne le revois jamais. S'il n'y avait pas de ruisseau, je serais hantée par la désagréable sensation qu'il aurait dû y en avoir un. Ce matin, je ne suis pas au comble du désespoir. C'est impossible, le matin. N'est-ce pas une chose magnifique, qu'il y ait des matins ? Mais je me sens très triste. Je viens juste d'imaginer 102

que c'était vraiment moi que vous vouliez après tout, et que j'allais rester ici pour toujours et à jamais. C'était d'un grand réconfort, le temps que ce rêve a duré. Mais le pire dans le fait d'imaginer des choses, c'est qu'arrive le moment où il faut s'arrêter. C'est là que cela fait du mal. » « Tu ferais mieux de t'habiller et de descendre. Laisse de côté ton imagination, dit Marilla dès qu'elle put placer un mot. Le petit déjeuner est prêt. Lave-toi le visage et coiffe tes cheveux. Laisse la fenêtre ouverte et tire les draps jusqu'au pied de ton lit. Fais du mieux que tu peux. » De toute évidence, Anne savait faire de son mieux, car dix minutes plus tard, elle était au bas des escaliers. Elle avait correctement enfilé ses vêtements, s'était coiffée, avait tressé ses 103

cheveux, s'était lavé le visage et avait la douce tranquillité d'esprit d'avoir obéi à toutes les exigences de Marilla. Elle avait toutefois oublié de défaire les draps de son lit. « Je suis affamée ce matin, annonça-t-elle en se glissant sur la chaise que Marilla avait tirée pour elle. Le monde me semble moins sauvage et hostile qu'hier. Je suis si heureuse que le soleil brille, ce matin. Mais j'aime aussi beaucoup les matinées pluvieuses. Tous les types de matins sont intéressants, vous ne pensez pas ? On ignore ce que le reste de la journée nous réserve, et cela laisse tant de place à l'imagination. Mais aujourd'hui, je suis ravie qu'il ne pleuve pas, parce qu'il est plus facile d'être enjoué et de chasser son affliction par une journée ensoleillée. J'ai l'impression d'avoir beaucoup de malheurs à oublier. C'est très bien de lire des histoires tristes et de 104

s'imaginer affronter la souffrance avec héroïsme, mais quand cela vous arrive réellement, ce n'est vraiment pas drôle, vous ne trouvez pas ? » « Pour l'amour de Dieu, retiens ta langue, dit Marilla. Tu parles décidément trop pour une petite fille. » Aussitôt, Anne s'exécuta et mit une telle ferveur et une telle circonspection à se taire que son silence continu rendit Marilla plutôt nerveuse, comme s'il se produisait quelque chose d'inquiétant. Matthew, lui aussi, était muet − mais, en ce qui le concernait, c'était tout à fait naturel − de sorte que le repas se déroula en silence. Au fur et à mesure que le petit déjeuner avançait, Anne devenait de plus en plus 105

distraite. Elle mangeait par automatisme, ses grands yeux rivés sans ciller sur le ciel que l'on apercevait de l'autre côté de la fenêtre. Marilla se sentait plus nerveuse que jamais ; elle avait la désagréable sensation que, si le corps de cette étrange enfant était bien attablé avec eux, son esprit avait fui très loin, dans quelque pays aérien flottant sur les nuages, porté par les ailes de l'imagination. Qui voudrait d'un tel enfant chez soi ? Pourtant, pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, Matthew désirait la garder ! Marilla avait bien l'impression qu'il le souhaitait ce matin tout autant que la veille, et que sa décision à ce sujet ne changerait plus. C'était ainsi que Matthew procédait toujours − quand il avait une lubie, il s'y accrochait sans mot dire, mais avec la plus étonnante des persévérances − une persévérance dix fois plus puissante et efficace 106

par son silence que s'il l'avait exprimée tout haut. Une fois que le repas fut terminé, Anne sortit de sa rêverie et se proposa de laver la vaisselle. « Sais-tu correctement laver la vaisselle ? » demanda Marilla, dubitative. « Je me débrouille bien, même si je suis plus douée pour m'occuper des enfants. J'ai tellement l'habitude. Il est bien dommage que vous n'ayez personne ici à me faire surveiller. » « Je ne veux surtout pas d'autres enfants ici, j'en ai déjà bien assez en ce moment. Tu me causes suffisamment de tracas. J'avoue ne pas encore savoir ce que nous allons faire de toi. Matthew est absolument ridicule. »

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« Moi, je le trouve très gentil, fit Anne, des reproches plein la voix. Il est tellement compatissant. Cela ne le dérangeait pas que je parle autant − il avait même l'air d'apprécier. J'ai su que nous étions faits du même bois dès l'instant où je l'ai vu. » « Vous êtes tous les deux bizarres, voilà pourquoi vous vous ressemblez autant, fit Marilla en reniflant. Oui, tu peux laver la vaisselle. Utilise beaucoup d'eau chaude et assure-toi de bien essuyer les assiettes. J'ai beaucoup de choses à faire ce matin, car je dois me rendre à la Grève Blanche cet aprèsmidi pour parler à Mme Spencer. Tu viendras avec moi, et nous déciderons de ce qu'il adviendra de toi. Une fois que tu auras terminé la vaisselle, monte là-haut faire ton lit. » Anne s'acquitta de sa tâche avec aisance, 108

comme Marilla, qui gardait un œil attentif sur la vaisselle, put le constater. Ensuite, en revanche, elle éprouva plus de difficultés pour faire son lit, car jamais on ne lui avait appris l'art de manipuler les taies remplies de plumes. Mais elle y parvint toutefois, d'une manière fort honorable. Marilla, pour se débarrasser d'elle, lui annonça alors qu'elle pouvait sortir s'amuser jusqu'à l'heure du repas. Anne franchit la porte en coup de vent, la mine radieuse et les yeux brillants. Pourtant, sur le seuil, elle s'arrêta net, fit volte-face, revint sur ses pas et s'assit à la table. Tout éclat avait quitté son visage, comme si l'on avait brusquement soufflé la flamme qui l'animait. « Allons bon, que se passe-t-il ? » demanda Marilla.

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« Je n'ose pas sortir, dit Anne, sur le ton d'une martyre qui aurait renoncé à tous les plaisirs terrestres. Si je ne peux pas rester ici, j'aime autant de pas m'attacher aux Pignons Verts. Si je sors et que je fais connaissance avec tous les arbres, les fleurs, le verger et le ruisseau, je ne pourrai pas m'empêcher de les aimer. La situation est suffisamment douloureuse pour ne pas que je la rende plus insupportable encore. J'ai une telle envie de sortir − j'ai l'impression que tout m'appelle : "Anne, Anne, sors nous rejoindre. Anne, Anne, nous voulons jouer avec toi" − mais il ne vaut mieux pas. Il m'est bien inutile d'aimer toutes ces choses si je dois être arrachée à elles, n'est-ce pas ? C'est pour cela que j'ai ressenti tant de joie en apprenant que j'allais vivre ici. J'ai cru avoir enfin tant de choses à aimer, je me disais que rien de pourrait m'en empêcher. Mais ce rêve éphémère est terminé à présent. Je suis 110

résignée, maintenant. Alors, je ne pense pas sortir, de peur de devoir me résigner à nouveau plus tard. Pouvez-vous me dire comment s'appelle ce géranium sur le rebord de la fenêtre ? » « C'est un géranium odorant. » « Oh, je ne parle pas de ce nom-là. Je veux parler d'un nom que vous lui auriez donné vous-même. Ne lui avez-vous pas donné de nom ? Me laisseriez-vous le soin de le faire ? Puis-je le nommer − voyons voir − Bonny, ce serait bien − puis-je l'appeler Bonny tant que je suis ici ? Oh, s'il vous plaît ! » « Bonté divine, cela m'est égal. Mais enfin, à quoi cela te sert-il de donner un nom à un géranium ? » « Oh, j'aime que les choses aient des noms 111

dignes, même si ce ne sont que des géraniums. Ainsi, ils ressemblent un peu plus à des gens. Comment pouvez-vous être sûre que vous ne blessez pas les sentiments du géranium en ne l'appelant que géranium ? Vous n'aimeriez pas que l'on vous appelle uniquement femme. Oui, je vais l'appeler Bonny. J'ai aussi donné un nom à ce cerisier que j'ai découvert par la fenêtre de ma chambre ce matin. Je l'ai appelé Reine des Neiges, car il était tout blanc. Bien sûr, il ne sera pas toujours en fleurs, mais j'avais envie de me l'imaginer ! » « De toute ma vie je n'ai jamais rien entendu de tel, marmonna Marilla en s'échappant en direction de la cave pour aller chercher des pommes de terre. On peut dire qu'elle est intéressante, pour reprendre les termes de Matthew. Je me surprends à me demander quelle sera sa prochaine bizarrerie. Voilà que 112

moi aussi, je suis ensorcelée. Tout comme Matthew. Ce regard qu'il m'a jeté quand il est sorti tout à l'heure confirmait tout ce qu'il a dit ou sous-entendu hier soir. J'aimerais qu'il soit comme les autres hommes, capable de s'exprimer à haute voix. Il me serait alors possible de lui répondre et de lui faire entendre raison. Mais que peut-on faire avec un homme qui se contente de lancer des regards ? » Anne s'était à nouveau plongée dans sa rêverie, le menton dans les mains et les yeux vers le ciel, lorsque Marilla revint de son pèlerinage à la cave. Elle ne la dérangea pas et la laissa ainsi, jusqu'à ce que le déjeuner fut disposé sur la table, plus tôt qu'à l'accoutumée. « Je suppose que je peux prendre la jument et le chariot cet après-midi, Matthew ? » demanda Marilla. 113

Matthew hocha la tête et posa sur Anne un regard triste. Marilla intercepta ce regard et annonça avec détermination : « Je vais me rendre à la Grève Blanche pour tout régler. Je prendrai Anne avec moi et Mme Spencer organisera probablement sans tarder son retour en Nouvelle-Écosse. Je vais préparer ton thé et je serai de retour à temps pour traire les vaches. » Matthew ne disait toujours rien et Marilla eut la nette impression qu'elle venait de gaspiller ses paroles et son souffle. Rien n'était plus agaçant qu'un homme qui ne parlait pas − à part, peutêtre, une femme qui ne parlait pas. Le moment venu, Matthew avait attelé la jument alezane au chariot. Marilla et Anne se mirent en route. Matthew leur ouvrit la grille de 114

la cour et, alors qu'elles la franchissaient lentement, il lança, sans s'adresser à personne en particulier : « Le petit Jerry Buote de la Crique était ici ce matin et je lui ai dit que je pensais l'embaucher cet été. » Marilla ne répondit pas, mais elle abattit sur la pauvre jument un coup de fouet si rude que la grosse bête, guère habituée à un tel traitement, se vexa et s'élança dans l'allée d'un pas un peu trop vif. Marilla se retourna malgré les cahots du chariot et fut furieuse de constater que Matthew, appuyé contre la grille, les regardait partir d'un œil las.

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CHAPITRE V L'histoire d'Anne « Vous savez, dit Anne sur le ton de la confidence, j'ai décidé de profiter de ce voyage. Je sais d'expérience que l'on peut presque toujours prendre plaisir aux choses pourvu que l'on fasse preuve de détermination. Bien sûr, il faut être très déterminé. Je ne vais pas penser à mon retour à l'orphelinat pendant le trajet. Je ne vais penser qu'à notre promenade. Oh, regardez, une petite rose sauvage est éclose ! N'est-elle pas ravissante ? Ne pensez-vous pas qu'elle doit être très heureuse d'être une rose ? Ne serait-ce pas merveilleux si les roses pouvaient parler ? Je suis sûre qu'elles nous raconteraient de si jolies choses. Et le rose n'est-il pas la couleur la plus 116

ensorcelante du monde ? Je l'aime tant, mais je ne peux pas en porter. Les roux ne peuvent pas s'habiller en rose, pas même en imagination. Avez-vous déjà rencontré une personne dont les cheveux étaient roux quand elle était jeune, mais qui a changé de couleur en grandissant ? » « Non, je ne pense pas en avoir jamais rencontré, dit Marilla sans la moindre pitié, et je ne pense pas non plus que cela puisse t'arriver. » Anne soupira. « Eh bien, voilà un autre espoir qui s'envole. "Ma vie est un parfait cimetière d'espoirs ensevelis." C'est une phrase que j'ai lue un jour dans un livre et je me la répète pour me réconforter lorsque je suis déçue par quelque chose. » 117

« Pour ma part, je ne vois rien de réconfortant là-dedans », dit Marilla. « C'est parce que cela semble si beau et si romantique, comme si j'étais l'héroïne d'un livre, vous voyez. J'aime tellement tout ce qui est romantique, et un cimetière plein d'espoirs ensevelis est sans doute la chose la plus romantique que l'on puisse imaginer, vous ne pensez pas ? Je suis plutôt contente d'avoir le mien. Allons-nous traverser le Lac Chatoyant aujourd'hui ? » « Nous ne passons pas par l'étang des Barry, si c'est ce que tu entends par Lac Chatoyant. Nous empruntons la route de la côte. » « La route de la côte, c'est joli, fit Anne d'un ton rêveur. Est-ce aussi joli que cela en a l'air ? Il vous suffit de dire "route de la côte" pour 118

qu'une image apparaisse dans mon esprit, instantanément ! Et la Grève Blanche, c'est un joli nom aussi ; mais je l'aime moins qu'Avonlea. Avonlea est un nom charmant. C'est très musical. Sommes-nous loin de la Grève Blanche ? » « C'est à huit kilomètres ; et comme il semble évident que tu vas parler pendant tout le trajet, dis-moi au moins quelque chose d'utile en me racontant ce que tu sais à ton sujet. » « Oh, ce que je sais à mon sujet ne vaut pas la peine d'être raconté, s'empressa de préciser Anne. Mais si vous me laissez parler de ce que j'imagine à mon sujet, vous trouverez cela bien plus passionnant. » « Non, ton imagination ne m'intéresse pas. Contente-toi des faits. Commence par le 119

commencement. Où es-tu née et quel âge as-tu ?» « J'ai eu onze ans en mars dernier, dit Anne en poussant un léger soupir, résignée à s'en tenir aux faits. Et je suis née à Bolingbroke, en Nouvelle-Écosse. Mon père s'appelait Walter Shirley et il enseignait au lycée de Bolingbroke. Ma mère s'appelait Bertha Shirley. Ne trouvezvous pas que Walter et Bertha sont de jolis noms ? Je suis contente que mes parents aient eu de jolis noms. Ce serait une telle disgrâce d'avoir eu un père nommé − disons, par exemple, Jedediah, n'est-ce pas ? » « Je ne pense pas que le nom d'une personne importe, tant qu'elle se comporte convenablement », dit Marilla, se sentant l'obligation de lui inculquer une morale saine et utile. 120

« Eh bien, je ne sais pas. » Anne semblait pensive. « J'ai lu dans un livre, une fois, qu'une rose que l'on nommerait autrement continuerait à sentir aussi bon, mais je n'ai jamais réussi à m'en convaincre. Je ne crois pas qu'une rose serait réellement aussi jolie si on l'appelait chardon ou chou puant. Je suppose que mon père aurait pu être un homme bon, même s'il s'appelait Jedediah ; mais je suis sûre que cela aurait été un calvaire. Bon, ma mère était elle aussi professeur au lycée, mais quand elle a épousé mon père, elle a bien sûr cessé d'enseigner. Un mari, c'était une responsabilité suffisante. Mme Thomas m'a dit que c'était un couple d'enfants, aussi pauvres que des souris d'église. Ils se sont installés dans une minuscule maison jaune, à Bolingbroke. Je n'ai jamais vu cette maison, mais je l'ai imaginée des milliers de fois. Je pense qu'elle devait avoir du chèvrefeuille au-dessus de la fenêtre du salon, 121

des lilas dans le jardin de devant, et des lis derrière les grilles. Oui, et des rideaux de mousseline à toutes les fenêtres. Les rideaux de mousseline donnent à une maison une allure si élégante. Je suis née dans cette maison. Mme Thomas a dit que j'étais le bébé le plus banal qu'elle ait jamais vu, toute maigre et chétive avec de grands yeux, mais que ma mère me trouvait d'une beauté parfaite. Pour ma part, je me fie davantage au jugement de ma mère qu'à celui d'une pauvre mégère qui passait son temps chez nous, qu'en pensez-vous ? Quoi qu'il en soit, je suis heureuse qu'elle ait été satisfaite de moi, je serais si triste de savoir que je l'ai déçue − parce qu'elle n'a pas vécu bien longtemps, voyez-vous. Elle est morte de la fièvre quand j'avais seulement trois mois. Je regrette qu'elle n'ait pas vécu plus longtemps, car alors je me souviendrais de l'avoir appelée mère. Ce doit être si agréable de dire "mère", 122

n'est-ce pas ? Et mon père est mort quatre jours après elle, de fièvre lui aussi. C'est ainsi que je suis devenue orpheline. Personne ne savait quoi faire de moi, m'a raconté Mme Thomas. Voyez-vous, personne ne voulait de moi, déjà à cette époque. Il semblerait que ce soit mon destin. Mon père et ma mère venaient tous deux d'endroits très éloignés, et tout le monde savait qu'ils n'avaient plus de proche famille encore en vie. Mme Thomas a fini par accepter de me prendre, bien qu'elle soit pauvre et que son mari boive plus que de raison. Elle m'a nourrie au biberon. Savez-vous si les personnes nourries au biberon deviennent meilleures que les autres ? Parce que chaque fois que je n'étais pas sage, Mme Thomas me demandait comment je pouvais être une si vilaine fille alors que j'avais été nourrie au biberon − et c'était un reproche.

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« M. et Mme Thomas ont quitté Bolingbroke pour aller s'installer à Marysville, et j'ai vécu avec eux jusqu'à l'âge de huit ans. J'aidais les Thomas à surveiller leurs enfants − il y en avait quatre plus jeunes que moi − et je peux vous assurer que ce n'était pas une mince affaire. Puis, M. Thomas fut tué en tombant sous un train, et sa mère s'est proposé d'accueillir chez elle Mme Thomas et les enfants, mais elle ne voulait pas de moi. Mme Thomas ne savait plus que faire. C'est alors que Mme Hammond, qui vivait un peu plus haut sur la rivière, est venue lui dire qu'elle acceptait de me prendre. Elle avait vu que je me débrouillais bien avec les enfants. Ainsi, je suis allée vivre en amont de la rivière avec elle, dans une petite clairière au milieu des souches. C'était un endroit très isolé. Je suis sûre qu'il m'aurait été impossible d'y vivre si je n'avais aucune imagination. M. Hammond travaillait non loin de là, dans une 124

petite scierie, et Mme Hammond avait huit enfants. Elle avait eu trois fois des jumeaux. J'aime les bébés quand ils sont peu nombreux, mais des jumeaux trois fois d'affilée, c'est vraiment beaucoup trop. Je m'en suis ouverte franchement à Mme Hammond quand les deux derniers sont venus au monde. Je m'épuisais à devoir les porter en permanence. « J'ai vécu en amont de la rivière avec Mme Hammond pendant plus de deux ans, puis M. Hammond est mort et Mme Hammond a divisé sa maisonnée. Elle a dispersé ses enfants chez divers membres de sa famille, et elle est partie aux États-Unis. C'est ainsi que je me suis retrouvée à l'orphelinat de Hopeton, parce que personne ne voulait me prendre. À l'orphelinat non plus, on ne voulait pas de moi ; ils disaient qu'ils étaient déjà en surnombre. Mais ils étaient forcés de me prendre et j'y suis restée 125

quatre mois jusqu'à ce que Mme Spencer arrive. » Anne termina par un autre soupir, de soulagement cette fois. De toute évidence, elle n'aimait pas parler de ses expériences dans un monde qui n'avait pas voulu d'elle. « Es-tu au moins allée à l'école ? » demanda Marilla, tandis que sous ses rênes, la jument alezane descendait le long de la route côtière. « Pas beaucoup. J'y suis allée un peu la dernière année de mon séjour chez Mme Thomas. Quand je suis partie en amont de la rivière, je me trouvais si loin de l'école que je ne pouvais m'y rendre à pied en hiver. Or, comme pendant l'été, c'étaient les vacances, je n'y allais qu'à l'automne et au printemps. Mais bien sûr, j'y suis allée à l'orphelinat. Je sais 126

assez bien lire et je connais un grand nombre de poésies par cœur − La Bataille de Hohenlinden, Édimbourg après Flodden, Bingen am Rhein, une grande partie de La Dame du Lac5, et la majorité des Saisons, de James Thompson. N'aimez-vous pas la poésie qui vous donne des frissons dans le dos ? Il y a un passage dans le manuel de cinquième année − La Chute de la Pologne − qui me passionne tant qu'il me donne la chair de poule. Bien sûr, je n'étais pas en cinquième année − j'étais seulement en quatrième − mais les filles plus grandes me prêtaient leur manuel pour que je puisse le lire. » « Ces femmes − Mme Thomas et Mme Hammond − t'ont-elles bien traitée ? » demanda Marilla en observant Anne du coin de l'œil.

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« O-o-o-h », hésita Anne. Son petit visage sensible vira soudain au rouge écarlate. La gêne se lisait sur son front. « Oh, elles ont essayé − je sais qu'elles ont fait de leur mieux pour être gentilles. Et quand les gens essaient d'être gentils avec vous, vous leur pardonnez facilement lorsqu'ils n'y parviennent pas − pas toujours. Elles avaient beaucoup de soucis, les pauvres. Avoir un mari alcoolique, ce n'est pas de tout repos, vous savez ; tout comme avoir des jumeaux trois fois de suite, vous ne pensez pas ? Mais je reste convaincue qu'elles ne me voulaient pas de mal. » Marilla ne posa plus de questions. Anne s'abandonna au silence, absorbée par la route côtière qui défilait sous les roues, tandis que Marilla, méditative, guidait distraitement la jument. Une intense pitié pour cette enfant lui avait brusquement étreint le cœur. Quelle vie 128

misérable et sans chaleur avait-elle vécue − une vie de bête de somme, dans la pauvreté et le rejet ; car Marilla était assez perspicace pour lire entre les lignes de l'histoire d'Anne et deviner la vérité qu'elle renfermait. Pas étonnant qu'elle se soit tant réjouie à la perspective d'avoir un véritable foyer. Quel dommage qu'il faille la renvoyer. Et si elle, Marilla, cédait au caprice incompréhensible de Matthew en lui permettant de rester ? Il y était bien déterminé ; et l'enfant semblait, somme toute, une agréable petite créature avide d'apprendre. « Elle a la langue trop bien pendue, songea Marilla, mais c'est une habitude qu'elle peut réussir à perdre. Et il n'y a rien de grossier ni de vulgaire dans ses propos. Elle s'exprime comme une dame. Sans doute ses parents étaient-ils de braves gens. » 129

La route de la côte était boisée, sauvage et isolée. Sur la droite, des sapins rabougris poussaient en épais bouquets, leurs âmes intactes malgré leurs longues années de lutte contre les vents du golfe. Sur la gauche, c'étaient les falaises abruptes de grès rouge, si proches du chemin par endroits qu'une jument moins placide que la sienne aurait inquiété ses passagers. Au pied des falaises, on distinguait de petits amas rocheux battus par les marées, ainsi que de petites plages de sable jonchées de galets, véritables bijoux de l'océan. Au-delà s'étendait la mer, scintillante et bleue, au-dessus de laquelle volaient les mouettes aux ailes argentées étincelant sous la lumière du soleil. « La mer n'est-elle pas merveilleuse ? dit Anne en émergeant d'un long silence hébété. Autrefois, quand je vivais à Marysville, M. Thomas a loué une voiture rapide et nous a 130

tous emmenés passer la journée à la plage, à une quinzaine de kilomètres de là. J'ai savouré chaque instant de ce voyage, même si je ne devais pas quitter les enfants des yeux. Je l'ai revécu pendant des années, dans mes rêves les plus joyeux. Mais ce rivage est plus beau encore que celui de Marysville. Ces mouettes ne sont-elles pas splendides ? Aimeriez-vous être une mouette ? Moi, je pense que cela me plairait − je veux dire, si je ne pouvais pas être une humaine. Ne trouvez-vous pas que cela doit être fort agréable de se réveiller avec le soleil et de planer au-dessus de l'immensité bleue pendant toute la journée ; puis, le soir, de revenir à tire-d'aile jusqu'à son nid ? Oh, je m'imagine bien vivre ainsi. S'il vous plaît, quelle est cette grande bâtisse, là devant ? » « C'est l'Hôtel de la Grève Blanche. M. Kirke en est le gérant, mais la saison n'a pas encore 131

commencé. Des foules d'Américains viennent ici en été. Ils trouvent cette côte parfaitement à leur goût. » « Je craignais que ce soit la maison de Mme Spencer, dit Anne, la mort dans l'âme. Je n'ai pas hâte d'y arriver. En un sens, ce sera la fin de tout. »

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CHAPITRE VI Marilla se décide Elles finirent néanmoins par arriver. Mme Spencer vivait dans une grande maison jaune, à la Grève Blanche. Elle sortit sur le pas de la porte, une expression à la fois surprise et accueillante sur son visage bienveillant. « Tiens, tiens, s'exclama-t-elle. Si je m'étais attendue à vous voir ! Mais je suis vraiment ravie de votre présence. Allez-vous faire entrer votre cheval ? Et comment vas-tu, Anne ? » « Aussi bien que possible, je vous remercie », dit Anne sans sourire. Le malheur semblait s'être abattu sur elle.

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« Je pense que nous allons rester un peu, pour laisser la jument se reposer, dit Marilla, mais j'ai promis à Matthew que je rentrerais tôt. Le fait est, Mme Spencer, qu'il y a eu un curieux malentendu quelque part, c'est la raison pour laquelle je suis venue jusqu'à vous. Matthew et moi avions spécifiquement demandé que vous nous rameniez un garçon de l'orphelinat. Nous avions demandé à votre frère Robert de vous dire que nous voulions un garçon de dix ou onze ans. » « Marilla Cuthbert, ce n'est pas vrai ! s'exclama Mme Spencer, désemparée. Mais enfin, Robert nous a fait dire, par l'entremise de sa fille Nancy, que vous vouliez une fille − c'est bien cela, Flora Jane ? » lança-t-elle à sa fille, qui était sortie derrière elle. « Tout à fait, Mademoiselle Cuthbert », 134

confirma Flora Jane avec sérieux. « Je suis affreusement désolée, dit Mme Spencer. Quelle misère ; mais, voyez-vous, Mademoiselle Cuthbert, je vous assure que ce n'était pas de ma faute. J'ai fait du mieux que j'ai pu, en croyant suivre vos instructions. Nancy est une petite écervelée. Je l'ai si souvent réprimandée pour son étourderie. » « C'était ma faute, dit Marilla d'un ton résigné. Nous aurions dû venir vous parler nous-mêmes et ne pas faire passer un message aussi important de bouche à oreille, c'est un fait. Quoi qu'il en soit, l'erreur a été commise, et la seule chose à faire maintenant est de la réparer. Pouvons-nous renvoyer cette enfant à l'orphelinat ? Je suppose qu'ils la reprendront, n'est-ce pas ? »

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« J'imagine, dit Mme Spencer, songeuse. Mais je ne crois pas qu'il sera nécessaire de la renvoyer. Mme Peter Blewett était ici hier, pour me dire justement qu'elle souhaitait que je lui envoie une petite fille pour lui venir en aide. Mme Peter a une grande famille, vous savez, et elle a du mal à trouver quelqu'un. Anne sera la fillette parfaite. C'est un don de la providence. » Marilla n'avait pas l'air de vouloir remercier la providence. Elle avait là une occasion rêvée de se débarrasser de l'orpheline dont elle ne voulait pas, et pourtant, elle n'en éprouvait aucun soulagement. Elle ne connaissait Mme Peter Blewett que de vue. C'était une petite femme au visage antipathique, qui n'avait que la peau sur les os. Mais sa réputation la précédait. « Une 136

travailleuse acharnée et une terrible patronne », disait-on à propos de Mme Peter ; et les nombreuses servantes qu'elle avait renvoyées colportaient de terribles récits à propos de son mauvais caractère, de son avarice, ainsi que de ses enfants effrontés et querelleurs. Marilla avait mauvaise conscience à l'idée de remettre Anne entre ses mains. « Bon, entrons et discutons-en », dit-elle. « Mais ne serait-ce pas Mme Peter, justement, qui arrive dans l'allée ? » s'exclama Mme Spencer, en poussant ses invitées dans l'entrée, puis dans le salon, où un air froid les saisit, comme s'il avait été si longtemps retenu derrière les stores, d'un vert foncé et visiblement toujours baissés, qu'il en avait perdu la moindre particule de chaleur qu'il possédait. « Que voilà un bienheureux hasard, 137

nous allons pouvoir discuter de tout ceci. Prenez le fauteuil, Mademoiselle Cuthbert. Anne, assieds-toi ici sur le divan, et tiens-toi tranquille. Laissez-moi prendre vos chapeaux. Flora Jane, va mettre la théière sur le feu. Bonjour, Mme Blewett. Nous étions justement en train de dire que votre présence ici était une chance inespérée. Laissez-moi vous présenter ces deux dames. Mme Blewett, voici Mademoiselle Cuthbert. Veuillez m'excuser un instant. J'ai oublié de demander à Flora Jane de sortir les petits pains du four. » Mme Spencer disparut, après avoir relevé les stores. Anne restait assise, muette, sur le divan, les mains jointes sur les genoux. Elle dévisageait Mme Blewett, fascinée. Allait-on la remettre à cette femme au visage anguleux et au regard perçant ? Elle sentit une boule se former dans sa gorge et ses yeux 138

commencèrent à lui piquer. Elle avait peur de ne pas pouvoir retenir ses larmes lorsque Mme Spencer revint, rouge et le visage rayonnant, prête à discuter de toutes les difficultés qui seraient évoquées, qu'elles fussent physiques, mentales ou spirituelles, afin de les régler en un tournemain. « Il semblerait qu'il y ait eu une erreur à propos de cette petite fille, Mme Blewett, dit-elle. Je croyais que Monsieur et Mademoiselle Cuthbert voulaient adopter une fillette. C'est ce que l'on m'avait affirmé. Mais apparemment, c'était un garçon qu'ils voulaient. Ainsi, si vous n'avez pas changé d'avis depuis hier, je pense qu'elle pourrait vous convenir à merveille. » Mme Blewett toisa Anne des pieds à la tête, d'un regard dur.

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« Quel âge as-tu et comment t'appelles-tu ? » demanda-t-elle. « Anne Shirley, bredouilla l'enfant qui se recroquevillait sans oser se lancer dans des précisions à propos de l'orthographe de son nom, et j'ai onze ans. » « Hmm ! Tu n'as pas l'air de valoir grandchose. Mais tu me sembles robuste. Je me demande parfois si les filles les plus solides sont vraiment les meilleures. Bon, si je te prends avec moi, il te faudra être sage, tu sais − sage, intelligente et obéissante. J'attendrai de toi que tu gagnes ton gîte et ton couvert, qu'il n'y ait pas de méprise à ce sujet. Oui, je pense que je peux tout à fait vous en débarrasser, Mademoiselle Cuthbert. Le bébé est terriblement turbulent et m'occuper de lui me vide de toute mon énergie. Si vous le souhaitez, 140

je peux la ramener chez moi dès à présent. » Marilla regarda Anne. Elle fut touchée par la pâleur de l'enfant, qui souffrait en silence − c'était la souffrance d'une petite créature sans défense qui se trouvait à nouveau prise au piège auquel elle venait à peine de réchapper. Marilla eut soudain l'intime conviction que, si elle fermait les yeux sur ce regard implorant, il la hanterait jusqu'à son dernier souffle. De plus, elle n'aimait pas cette Mme Blewett. Remettre une fillette si sensible et si fébrile à une telle femme ! Non, elle ne pouvait pas endosser une telle responsabilité ! « Eh bien, je ne sais pas, dit-elle lentement. Je n'ai pas dit que Matthew et moi avions catégoriquement décidé de ne pas la garder. En fait, je dois dire que Matthew est plutôt favorable à ce qu'elle reste. Je suis juste venue 141

ici pour comprendre ce qui s'était passé. Je crois que je ferais mieux de la ramener à la maison et d'en discuter avec Matthew. Je ne veux pas prendre de décision sans le consulter au préalable. Si nous choisissons de ne pas la garder, alors nous vous l'amènerons ou vous l'enverrons demain soir. Si nous ne le faisons pas, vous pourrez considérer qu'elle reste définitivement avec nous. Cela vous convient-il, Mme Blewett ? » « Il semble que je n'aie guère le choix », répondit Mme Blewett de mauvaise grâce. Au fur et à mesure que Marilla parlait, le visage d'Anne s'était illuminé. D'abord, elle avait paru moins désespérée ; puis l'espoir lui avait fait monter le rouge aux joues ; enfin, son regard semblait plus intense et brillait comme l'étoile du matin. L'enfant était transfigurée. Quelques 142

instants plus tard, lorsque Mme Spencer et Mme Blewett sortirent pour aller chercher une recette que cette dernière était venue emprunter, elle s'élança d'un bond à travers la pièce pour rejoindre Marilla. « Oh, Mademoiselle Cuthbert, venez-vous réellement de dire que vous alliez peut-être me laisser rester aux Pignons Verts ? » chuchota-telle dans un souffle, comme si prononcer ces mots à haute voix risquait d'anéantir cette formidable éventualité. L'avez-vous vraiment dit ? Ou n'était-ce que le fait de mon imagination ? » « Je pense que tu ferais mieux d'apprendre à contrôler ton imagination, Anne, si elle t'empêche de faire la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, répondit Marilla avec humeur. Oui, tu m'as bien entendu dire cela, 143

mais rien de plus. Ce n'est pas encore décidé, et nous choisirons peut-être de laisser Mme Blewett te prendre, après tout. Elle a certainement plus besoin de ta présence que moi. » « Plutôt retourner à l'orphelinat qu'aller vivre avec elle, s'exclama Anne avec ferveur. Elle ressemble − elle ressemble à une vrille pour percer le bois. » Marilla réfréna un sourire, car elle savait qu'Anne aurait dû être réprimandée pour tenir de tels propos. « Une petite fille comme toi devrait avoir honte de parler ainsi d'une dame, d'une étrangère qui plus est, dit-elle d'un ton sec. Retourne t'asseoir en silence, et tâche de retenir ta langue et de te comporter comme une petite fille bien 144

élevée. » « Je vais essayer. Je veux faire exactement ce que vous attendez de moi, pourvu que vous me gardiez », dit Anne en retournant à pas lents vers le divan. Lorsqu'elles arrivèrent aux Pignons Verts ce soir-là, Matthew vint au-devant d'elles dans l'allée. Marilla l'avait aperçu de loin en train d'y faire les cent pas, et elle avait compris pourquoi. Elle s'attendait donc à lire le soulagement sur son visage quand il vit qu'elle avait ramené Anne avec elle. Mais elle se garda bien de lui dire quoi que ce fût à ce sujet avant qu'ils ne se retrouvent tous deux dans la cour derrière la grange pour traire les vaches. Là, elle lui raconta brièvement l'histoire d'Anne et ce qui était ressorti de son entretien avec Mme Spencer. 145

« Je ne donnerais pas même un de mes chiens à cette Madame Blewett », s'exclama Matthew avec une véhémence inhabituelle. « Moi non plus, je n'aime guère ses manières, reconnut Marilla, mais soit nous la lui remettons, soit nous sommes contraints de la garder, Matthew. Et comme tu sembles le vouloir, j'imagine que c'est aussi ce que je veux − du moins, je n'ai pas le choix. J'ai tellement réfléchi à cette éventualité que je pense m'y être habituée, en quelque sorte. C'est devenu presque un devoir. Je n'ai jamais élevé d'enfant, encore moins une fille, et je crains de très mal me débrouiller. Mais je ferai de mon mieux. En ce qui me concerne, Matthew, elle peut rester. » Le visage timide de Matthew rayonnait de bonheur. 146

« Eh bien, je savais que tu finirais par considérer les choses sous cet angle, Marilla, dit-il. C'est une petite fille si intéressante. » « Je préférerais pouvoir dire que c'est une petite fille très utile, répliqua Marilla, mais je m'assurerai de bien la former à nos tâches. Et dis-toi bien, Matthew, que je ne veux pas te voir fourrer le nez dans mes méthodes d'éducation. Certes, une vieille fille comme moi ne connaît peut-être pas grand-chose à la manière d'élever un enfant, mais elle en sait toujours plus qu'un vieux célibataire. Alors, laisse-moi m'occuper d'elle. Si j'échoue, il sera toujours temps pour toi de t'y essayer. » « Voyons, voyons, Marilla, tu peux bien faire les choses à ta façon, dit Matthew d'un ton rassurant. Mais sois aussi gentille que possible avec elle, sans aller jusqu'à la gâter. Je pense 147

que c'est le genre de fillette dont on peut tout obtenir, à condition qu'elle vous aime. » Marilla renifla pour signifier à Matthew qu'elle n'avait que faire de son opinion sur des sujets féminins, avant de se diriger vers la laiterie, chargée de ses seaux. « Je ne lui dirai pas ce soir qu'elle peut rester, décida-t-elle tout en versant le lait dans les écrémeuses. Elle serait si excitée qu'elle n'en fermerait pas l'œil de la nuit. Marilla Cuthbert, te voilà bien ! Si on t'avait dit qu'un jour tu adopterais une petite orpheline ! C'est d'autant plus inattendu que c'est Matthew qui se trouve à l'origine de cette histoire, lui qui a toujours tellement craint les petites filles. Quoi qu'il en soit, nous avons décidé de tenter l'expérience, et Dieu seul sait ce qu'il en ressortira. »

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CHAPITRE VII Anne fait ses prières Quand Marilla emmena Anne au lit ce soir-là, elle lui dit d'un ton sec : « Écoute, Anne, j'ai remarqué hier soir que tu avais éparpillé tous tes vêtements sur le sol après les avoir enlevés. Il n'est pas bon d'être si désordonné, je ne peux pas le tolérer. Dès que tu retires un vêtement, je veux que tu le plies correctement et que tu le poses sur la chaise. Je ne supporte pas les petites filles qui ne sont pas soigneuses. » « J'étais si torturée par mes pensées hier soir que je n'ai pas du tout pensé à mes habits, dit Anne. Ce soir, je vais bien les plier. On nous 149

demandait toujours de le faire à l'orphelinat. J'oubliais pourtant une fois sur deux, tellement j'avais hâte de me blottir dans mon lit pour laisser libre cours à mon imagination. » « Tu as intérêt à t'en souvenir si tu veux rester ici, la sermonna Marilla. Voilà qui est mieux. Maintenant, fais tes prières et au lit ! » « Je ne fais jamais de prières », avoua Anne. Marilla posa sur elle un regard horrifié. « Comment, Anne, qu'est-ce que tu me dis là ? Ne t'a-t-on jamais appris à réciter tes prières ? Dieu veut que toutes les petites filles fassent leurs prières. Ignores-tu qui est Dieu, Anne ? » « "Dieu est un esprit infini, éternel et immuable, en Lui sont la sagesse, la puissance, la sainteté, la justice, la bonté et la vérité" », s'empressa de 150

réciter Anne sans sourciller. Marilla parut soulagée. « Bon, tu connais au moins quelque chose, Dieu merci ! Je vois que tu n'es pas une païenne. Où as-tu appris cela ? » « Oh, à l'école du dimanche, à l'orphelinat. Ils nous ont fait apprendre tout le catéchisme. J'aimais beaucoup cela. Il y a quelque chose de merveilleux dans certaines de ces paroles. "Infini, éternel et immuable". N'est-ce pas grandiose ? C'est si impressionnant − on dirait la musique d'un grand orgue. Je suppose qu'il ne s'agit pas vraiment de poésie, mais cela y ressemble beaucoup, vous ne trouvez pas ? » « Nous ne parlons pas de poésie, Anne − nous parlons de tes prières. Ignores-tu qu'il est très mal de ne pas réciter ses prières chaque soir ? 151

J'ai bien peur que tu ne sois une petite fille très vilaine. » « Vous trouveriez aussi plus facile d'être vilaine que gentille, si vous aviez les cheveux roux, rétorqua Anne d'une voix lourde de reproches. Les gens qui n'ont pas les cheveux roux ne peuvent pas comprendre à quel point c'est perturbant. Mme Thomas m'a expliqué que Dieu avait fait exprès de me donner des cheveux roux, et depuis, je ne me suis jamais souciée de Lui. Et de toute manière, j'étais toujours bien trop fatiguée le soir pour m'embêter avec des prières. Quand vous devez vous occuper de jumeaux, on n'attend pas de vous que vous récitiez des prières. Honnêtement, comment pourrait-on vous en tenir rigueur ? » Marilla décida que l'éducation religieuse 152

d'Anne devait commencer sans attendre. De toute évidence, c'était urgent. « Tu devras réciter tes prières tant que tu seras sous mon toit, Anne. » « Bien sûr, si c'est ce que vous voulez, accepta Anne avec entrain. Je ferai tout ce qui vous plaira. Mais d'abord, vous allez devoir me dire ce qu'il me faut réciter. Une fois que je serai dans mon lit, j'imaginerai une très belle prière, que je réciterai tous les jours. Je pense que ce sera très intéressant, maintenant que j'y pense. » « Tu dois te mettre à genoux », dit Marilla, mal à son aise. Anne s'agenouilla aux pieds de Marilla et leva vers elle un regard sérieux.

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« Pourquoi les gens doivent-ils s'agenouiller pour prier ? Si je voulais vraiment prier, voilà ce que je ferais. Je sortirais seule dans un immense champ, ou alors dans la forêt profonde, et je lèverais les yeux vers le ciel − très, très, très haut − vers ce grand ciel bleu qui semble ne pas avoir de fin. Alors je pourrais ressentir ma prière. Bon, je suis prête. Que faut-il dire ? » Marilla se sentait plus mal à l'aise que jamais. Elle avait l'intention d'apprendre à Anne ce que l'on apprenait aux enfants : « Maintenant, je remets mon sommeil entre vos mains ». Mais, comme nous l'avons déjà évoqué, elle n'était pas dénuée d'un certain sens de l'humour − ce qui témoigne également d'une perception des choses fine et intelligente ; et il lui sembla soudain évident que cette simple prière puérile, destinée aux enfants en bas âge zézayant sur les 154

genoux de leurs mères, était totalement inappropriée pour cette petite sorcière constellée de taches de rousseur, qui ne connaissait rien à l'amour du Seigneur. Après tout, personne ne lui avait jamais montré ce que l'amour signifiait, il était donc logique que le sujet ne l'intéressât guère. « Tu es assez grande pour prier par toi-même, Anne, lui dit-elle enfin. Remercie simplement Dieu pour ses bienfaits et présente-lui humblement tes requêtes. » « Bon, je ferai de mon mieux, promit Anne en enfouissant son visage sur les genoux de Marilla. Père céleste auréolé de grâce − ce sont les termes des pasteurs à l'église, alors j'imagine que je peux les utiliser pour mes prières personnelles, n'est-ce pas ? » s'interrompit-elle en levant un instant la tête. 155

« Père céleste auréolé de grâce, je vous remercie pour la Voie Blanche des Délices, le Lac Chatoyant, Bonny et la Reine des Neiges. Je vous en suis extrêmement reconnaissante. Et ce sont là les seules prières auxquelles je peux penser pour vous remercier. Quant aux choses que je désire, elles sont si nombreuses que cela me prendrait trop de temps de les énumérer toutes, ainsi je ne mentionnerai que les deux plus importantes. Je vous en prie, permettezmoi de rester aux Pignons Verts ; et s'il vous plaît, faites que je sois belle en grandissant. Bien à vous, Anne Shirley. » « Voilà, ai-je tout bien fait ? s'empressa-t-elle de demander en se levant. J'aurais pu l'enjoliver si j'avais disposé d'un peu plus de temps pour y réfléchir. » La pauvre Marilla faillit défaillir. Elle dut se 156

convaincre que ce n'était pas de l'insolence, mais une simple ignorance dans le domaine spirituel, qui était responsable de ce discours inhabituel. Elle borda l'enfant dans son lit, tout en se promettant de lui apprendre à prier dès le lendemain. Elle allait quitter la pièce avec la bougie à la main lorsqu'Anne la rappela. « Je viens juste d'y penser. J'aurais dû dire "Amen", au lieu de "Bien à vous", n'est-ce pas ? C'est ainsi que font les pasteurs. J'avais oublié, mais j'ai pensé qu'il fallait bien conclure ma prière d'une manière ou d'une autre, c'est pourquoi j'ai employé cette formule. Pensezvous que cela va faire une différence ? » « Je − je ne pense pas, répondit Marilla. Maintenant, dors comme une enfant bien sage. Bonne nuit. »

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« Je peux vous dire bonne nuit ce soir, car j'ai l'esprit tranquille », dit Anne en se pelotonnant confortablement dans ses oreillers. Marilla retourna à la cuisine, posa d'un geste brusque le bougeoir sur la table et lança un regard sévère à Matthew. « Matthew Cuthbert, il est grand temps que quelqu'un adopte cette enfant et lui apprenne quelque chose. Elle est à deux doigts de devenir une parfaite païenne. Me croiras-tu si je te dis qu'elle n'a jamais récité une seule prière de toute sa vie ? Je l'enverrai au presbytère dès demain chercher la série de livres Le Point du Jour, voilà ce que je vais faire. Et elle ira à l'école du dimanche dès que je lui aurai fait confectionner des vêtements convenables. J'ai l'impression que je ne chômerai pas. Enfin, on ne peut pas traverser 158

ce monde sans rencontrer son lot de soucis. Jusqu'à présent, j'ai eu une vie plutôt facile, mais l'heure est venue pour moi, et je vais essayer de faire de mon mieux. »

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CHAPITRE VIII L'éducation d'Anne commence Pour des raisons connues d'elle seule, Marilla attendit l'après-midi suivant pour révéler à Anne qu'elle allait rester aux Pignons Verts. Le matin, elle confia diverses tâches à l'enfant pour la garder occupée, tout en la surveillant d'un œil attentif. En fin de matinée, elle en vint à la conclusion qu'Anne était intelligente et obéissante, qu'elle travaillait avec application et qu'elle apprenait vite. Son défaut principal semblait être sa propension à rêvasser au beau milieu d'une tâche et à en oublier ce qu'elle faisait, jusqu'à ce qu'elle fût brutalement ramenée à la réalité par une réprimande ou une catastrophe.

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Lorsqu'Anne eut terminé de laver la vaisselle du déjeuner, elle se dressa devant Marilla avec l'attitude et la mine de quelqu'un prêt à entendre le pire, quel qu'il fût. Son petit corps frêle tremblait comme une feuille morte. Son visage rougissait et ses pupilles étaient tellement dilatées qu'elles en étaient presque noires. Elle serrait les mains de toutes ses forces. Elle demanda enfin d'une voix implorante : « Oh, je vous en prie, Mademoiselle Cuthbert, allez-vous enfin me dire si vous me renvoyez ? J'ai essayé de me montrer patiente pendant toute la matinée, mais je sens vraiment que je ne peux pas supporter plus longtemps de ne rien savoir. C'est une sensation atroce. Je vous en supplie, dites-le-moi. » « Tu n'as pas lavé le torchon à vaisselle dans de l'eau bouillante, comme je te l'avais demandé, 161

fit Marilla, impassible. Retourne le faire avant de me poser d'autres questions, Anne. » Anne alla s'occuper du torchon à vaisselle. Puis elle revint vers Marilla et la dévisagea d'un regard implorant. « Bien, dit Marilla, qui ne trouvait plus d'excuses pour retarder encore ce moment. Je pense que je ferais mieux de te le dire. Matthew et moi avons décidé de te garder − bien sûr, si tu t'efforces d'être une gentille fillette et que tu te montres reconnaissante. Eh bien, ma petite, que se passe-t-il ? » « Je pleure, répondit Anne, tout étonnée. Je ne sais même pas pourquoi. Je suis contente comme jamais je ne l'ai été. Oh, contente n'est pas du tout le mot juste. J'étais contente de voir la Voie Blanche et les fleurs de cerisiers − mais là ! Oh, c'est tellement plus fort. Je suis si 162

heureuse. J'essaierai vraiment d'être gentille. Cela me demandera beaucoup de travail, car Mme Thomas m'a souvent reproché d'être terriblement méchante. Pourtant, je ferai de mon mieux. Mais pouvez-vous me dire pourquoi je pleure ? » « Il faut croire que tu es tout excitée et que cela te bouleverse, dit Marilla d'un ton désapprobateur. Assieds-toi sur cette chaise et essaie de te calmer. Je crains que tu ne sois un peu trop prompte à pleurer et à rire. Oui, tu peux rester ici, et nous allons tâcher de faire du mieux possible avec toi. Tu dois aller à l'école ; mais nous ne sommes qu'à deux semaines des vacances, alors cela ne vaut pas la peine d'y aller avant que les cours ne reprennent, en septembre. » « Comment dois-je vous appeler ? demanda 163

Anne. Dois-je toujours vous appeler Mademoiselle Cuthbert ? Puis-je vous appeler Tante Marilla ? » « Non ; appelle-moi simplement Marilla. Je n'ai pas l'habitude d'être appelée Mademoiselle Cuthbert, cela me mettrait mal à l'aise. » « J'aurais l'impression de vous manquer de respect si je vous appelle simplement Marilla », protesta Anne. « Je ne pense pas que ce soit irrespectueux, tant que tu prends soin de t'exprimer de manière polie. Tout le monde à Avonlea m'appelle Marilla, les jeunes comme les vieux, à l'exception du pasteur. Il m'appelle Mademoiselle Cuthbert − quand il y pense. » « J'aimerais vraiment vous appeler Tante Marilla, dit Anne avec entrain. Je n'ai jamais eu 164

de tante, ni aucune famille − pas même une grand-mère. J'aurais vraiment l'impression d'être des vôtres. Ne puis-je pas vous appeler Tante Marilla ? » « Non. Je ne suis pas ta tante et je n'aime pas que l'on donne aux gens des noms qui ne leur correspondent pas. » « Mais nous pourrions imaginer que vous êtes ma tante. » « Je n'y arriverais pas », insista Marilla. « Alors vous n'imaginez jamais les choses différemment de ce qu'elles sont en réalité ? » demanda Anne en écarquillant les yeux. « Non. » « Oh ! » Anne poussa un profond soupir. « Oh, 165

Mademoiselle − Marilla, vous passez à côté de tellement de choses ! » « Je ne pense pas qu'il soit bon d'imaginer les choses différemment de ce qu'elles sont, rétorqua Marilla. Quand le Seigneur nous place dans un certain contexte, il ne le fait pas pour que nous nous en échappions par l'imagination. Tiens, cela m'y fait penser. Va dans le salon, Anne − assure-toi que tes pieds sont bien propres et ne laisse rentrer aucune mouche − et ramène-moi la carte illustrée qui se trouve sur le manteau de la cheminée. La Prière du Seigneur est écrite dessus, et tu passeras ton après-midi à l'apprendre par cœur. Je ne veux plus entendre de prières comme celle d'hier soir. » « Je suppose que je n'ai pas été très douée, dit Anne pour s'excuser, mais voyez-vous, je ne 166

m'étais jamais entraînée auparavant. On ne peut pas s'attendre à ce que quelqu'un parvienne à bien prier dès son premier essai, n'est-ce pas ? J'ai inventé une prière magnifique après m'être couchée, tout comme je vous l'avais promis. Elle était presque aussi longue que celle d'un pasteur et si poétique ! Mais le croirez-vous ? Je ne me souvenais pas d'un traître mot quand je me suis réveillée ce matin. Et j'ai bien peur de ne jamais être capable d'en inventer une aussi belle. J'ignore pourquoi, mais les choses ne sont jamais aussi bonnes quand on y réfléchit une seconde fois. L'avez-vous déjà constaté ? » « Je te ferai remarquer quelque chose, Anne. Quand je te demande de faire quelque chose, je veux que tu m'obéisses sans discuter, et non que tu restes les bras ballants, à faire de grands discours. Maintenant, va faire ce que je te 167

demande. » Anne s'élança vers le salon, de l'autre côté du couloir, mais elle ne revint pas. Après l'avoir attendue dix minutes, Marilla posa son tricot et partit à sa recherche, la mine sombre. Elle trouva Anne debout, immobile devant une image suspendue au mur entre deux fenêtres. Des étoiles brillaient dans ses yeux rêveurs. La lumière blanche et verte qui filtrait à travers les pommiers et les plantes grimpantes de la façade irradiait sur sa petite silhouette extasiée, d'une lueur presque céleste. « Anne, mais à quoi penses-tu donc ? » demanda sévèrement Marilla. Anne redescendit sur terre en sursautant. « Ceci, dit-elle en désignant l'image − une illustration colorée intitulée "Le Christ bénit les 168

petits enfants" − et j'étais en train de m'imaginer que je faisais partie de ces enfants − que j'étais la fille en robe bleue, debout toute seule dans un coin, comme si elle n'avait pas de famille, tout comme moi. Elle me paraît triste et solitaire, vous ne trouvez pas ? Je suppose qu'elle n'avait ni père ni mère pour s'occuper d'elle. Mais elle avait envie d'être bénie, elle aussi, alors elle s'est faufilée timidement hors de la foule, en espérant que personne ne la remarque − sauf Lui. Je suis sûre que je comprends exactement ce qu'elle a dû ressentir. Son cœur devait battre, et ses mains devaient être moites, comme les miennes quand je vous ai demandé si je pouvais rester. Elle craignait qu'il ne la remarque pas. Mais en fait, Il l'a vue, n'est-ce pas ? J'ai essayé de tout imaginer − elle s'est rapprochée petit à petit jusqu'à être tout près de Lui; alors, Il l'a regardée et a mis sa main sur ses cheveux. Oh, 169

un frisson de pur bonheur a dû la parcourir ! Mais je trouve dommage que le peintre l'ait représenté si triste. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais toutes ses peintures se ressemblent. Pourtant, je ne pense pas qu'en réalité, Il avait l'air si triste, sinon les enfants auraient eu peur de Lui. » « Anne, dit Marilla, en se demandant pourquoi elle n'avait pas abordé ce sujet plus tôt. Tu ne dois pas parler de cette manière. C'est irrespectueux − totalement irrespectueux. » Anne ouvrit grand les yeux. « Mais, je me suis exprimée aussi respectueusement que possible. Je ne voulais absolument pas me montrer irrespectueuse. » « Non, je sais bien que tu ne pensais pas à mal − mais il n'est pas convenable de parler avec 170

une telle familiarité de ces choses-là. Et puis, Anne, quand je t'envoie chercher quelque chose, tu dois me le ramener aussitôt sans te perdre en rêveries devant une image. Ne l'oublie pas. Prends cette carte et reviens directement dans la cuisine. Maintenant, assieds-toi dans ce coin et apprends cette prière par cœur. » Anne adossa la carte contre le bouquet de fleurs de pommier qu'elle avait ramené pour décorer la table du déjeuner − Marilla l'avait regardée faire d'un œil méfiant, mais elle n'avait rien dit −, posa son menton dans ses mains et s'absorba dans une étude intense pendant plusieurs minutes silencieuses. « Ce texte me plaît, dit-elle enfin. C'est beau. Je l'ai déjà entendu − j'ai entendu le responsable de l'école du dimanche le réciter 171

une fois, à l'orphelinat. Mais il ne m'a pas plu à ce moment-là. Il avait la voix cassée et sa prière était trop larmoyante. Je suis sûre qu'il trouvait que la prière était une corvée désagréable. Ce n'est pas de la poésie, mais cela me fait pourtant le même effet. "Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié". C'est comme une mélodie. Oh, je suis si contente que vous ayez pensé à me faire apprendre ce texte, Mademoiselle − Marilla. » « Bon, alors apprends-le et garde ta langue », répondit sèchement Marilla. Anne inclina le vase de fleurs de pommier, l'approchant suffisamment pour déposer un tendre baiser sur l'un des boutons roses, puis se plongea dans son étude pendant quelques longues minutes.

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« Marilla, demanda-t-elle soudain. Pensezvous que j'aurai un jour une amie intime, ici à Avonlea ? » « Une − quel genre d'amie au juste ? » « Une amie intime − une amie proche, vous savez − une personne qui me ressemble, à qui je puisse confier les tréfonds de mon âme. J'ai rêvé de la rencontrer toute ma vie. Je n'y ai jamais vraiment cru, mais tellement de rêves viennent de devenir réalité d'un seul coup, que peut-être celui-ci se réalisera-t-il aussi. Pensezvous que cela soit possible ? » « Diana Barry vit sur la Colline au Verger, et elle doit avoir ton âge. C'est une petite fille très gentille et elle pourra devenir ta camarade de jeu quand elle rentrera chez elle. Pour l'instant, elle rend visite à sa tante, à Carmody. Il te 173

faudra tâcher de bien te comporter. Mme Barry est une femme très exigeante. Elle ne laissera pas Diana jouer avec une petite fille qui n'est pas sage et gentille. » Anne regardait Marilla à travers les branches de pommier. Elle l'écoutait avec grand intérêt, les yeux brillants. « À quoi ressemble Diana ? Ses cheveux ne sont pas roux, si ? Oh, j'espère que non. C'est déjà suffisamment triste d'avoir les cheveux roux, mais je ne pourrais pas le supporter chez mon amie intime. » « Diana est une petite fille très mignonne. Elle a les yeux et les cheveux noirs, et les joues roses. Elle est douce et intelligente, ce qui est encore plus important que d'être jolie. » Marilla, à l'instar de la Duchesse du Pays des 174

Merveilles, aimait donner une morale à toute chose, et elle était fermement convaincue qu'il fallait en imprégner chacune des remarques que l'on adressait aux enfants que l'on était chargé d'éduquer. Mais Anne ne prêta aucune attention à la morale de l'histoire. Elle restait concentrée sur les possibilités délicieuses qui s’offraient à elle. « Oh, je suis si heureuse qu'elle soit jolie. À défaut d'être beau soi-même − et dans mon cas, c'est impossible − il vaut mieux avoir une amie intime qui le soit. Quand je vivais chez Mme Thomas, elle avait dans son salon une bibliothèque aux portes en verre. Il n'y avait aucun livre à l'intérieur ; Mme Thomas y exposait sa plus belle porcelaine et ses conserves − quand elle en avait. L'une des portes était cassée. M. Thomas l'avait brisée un 175

soir, alors qu'il était éméché. Mais l'autre était intacte et j’imaginais que mon reflet à l'intérieur était une autre petite fille qui y vivait. Je l'appelais Katie Maurice et nous étions très proches. J'avais pris l'habitude de lui parler pendant des heures, surtout le dimanche. Je lui racontais tout. Katie était le seul réconfort et l'unique consolation que j'avais dans la vie. Nous faisions comme si la bibliothèque était enchantée et qu'il m’aurait suffi de connaître le sort permettant d'ouvrir la porte pour entrer dans la pièce où vivait Katie Maurice, au lieu de me retrouver sur les étagères où Mme Thomas gardait sa porcelaine et ses conserves. Alors, Katie Maurice m'aurait prise par la main et m'aurait conduite dans un endroit merveilleux, rempli de fleurs, de rayons de soleil et de jolies fées, et nous y aurions vécu heureuses jusqu'à la fin des temps. Quand je suis partie vivre chez Mme Hammond, j'ai eu le 176

cœur brisé de devoir laisser Katie Maurice. Elle ressentait la même chose, j'en suis certaine, car elle pleurait quand elle m'a embrassée pour me dire au revoir à travers la porte de verre. Il n'y avait pas de bibliothèque chez Mme Hammond. Mais en amont de la rivière, non loin de la maison, se trouvait un petit vallon verdoyant, où l'on trouvait le plus merveilleux des échos. Il vous renvoyait chaque mot que vous prononciez, même si vous ne parliez pas fort. Alors je me suis imaginé qu'y vivait une petite fille du nom de Violetta, et nous étions de très proches amies. Je l'aimais presque autant que Katie Maurice − pas exactement, mais presque autant, vous savez. La nuit précédant mon départ pour l'orphelinat, j'ai dit au revoir à Violetta, et oh, son salut m'est revenu en des tons si tristes et mélancoliques ! Je m'étais tellement attachée à elle que je n'avais pas le cœur d'imaginer me trouver une amie intime à 177

l'orphelinat, même si j'avais pu laisser libre cours à mon imagination. » « Je pense que c'est aussi bien ainsi, répondit froidement Marilla. Je n'approuve pas de telles activités. Tu sembles presque croire ce que tu imagines. Il serait bon que tu aies une véritable amie pour te sortir ces inepties de la tête. Mais que Mme Barry ne t'entende pas parler de tes Katie Maurice et de tes Violetta, sinon, elle s'imaginera que tu racontes des sornettes. » « Oh, je n'en ferai rien. Je ne pourrais en parler à personne − leur souvenir est trop sacré pour moi. Mais j'ai pensé que je devrais vous en parler. Oh, regardez, une grosse abeille vient de tomber d'une fleur de pommier. Songez comme ce doit être agréable d'y habiter − dans une fleur de pommier ! Imaginez-vous aller y dormir lorsque le vent souffle en tempête. Si je 178

n'étais pas une petite humaine, je pense que j'aimerais être une abeille pour vivre parmi les fleurs. » « Hier, tu voulais être une mouette, fit Marilla en reniflant. Je pense que tu ne sais pas ce que tu dis. Je t'ai demandé d'apprendre cette prière sans parler. Mais apparemment, tu es incapable de te taire tant que quelqu'un est là pour t'écouter. Alors, monte dans ta chambre et tâche de l'apprendre. » « Oh, je la connais plutôt bien maintenant − en entier, sauf la dernière ligne. » « Bon, peu importe, fais ce que je te dis. Va dans ta chambre et termine de l'apprendre correctement. Restes-y jusqu'à ce que je t'appelle en bas pour m'aider à préparer le thé. » 179

« Puis-je prendre les fleurs de pommier avec moi pour qu'elles me tiennent compagnie ? » supplia Anne. « Non, les fleurs risqueraient de s'éparpiller dans ta chambre. Tu n'aurais jamais dû les enlever de l'arbre. » « C'est ce que je pensais, moi aussi, dit Anne. Je me suis dit que je n'aurais pas dû raccourcir leurs douces vies en les cueillant − je n'aimerais pas être cueillie si j'étais une fleur de pommier. Mais la tentation était si forte. Que faites-vous pour résister à une tentation irrésistible ? » « Anne, ne m'as-tu pas entendue te demander d'aller dans ta chambre ? » Anne se retira dans le pignon est en soupirant, et s'assit sur une chaise à côté de la fenêtre.

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« Voilà − je connais cette prière. J'ai appris la dernière phrase en montant les escaliers. Maintenant, je vais imaginer des choses dans cette chambre, de sorte qu'elles y resteront à jamais dans mon imagination. Le sol est recouvert d'un tapis de velours blanc jonché de roses, et des rideaux de soie rose sont accrochés aux fenêtres. Les murs sont tapissés de brocart doré et argenté. Les meubles sont en acajou. J'ignore à quoi ressemble l'acajou, mais cela m'a l'air tellement luxueux. Il y a un canapé recouvert de coussins de soie somptueux, roses, bleus et cramoisis, et je m'y allonge avec grâce. Je peux apercevoir mon reflet dans ce splendide miroir suspendu au mur. Je suis grande et j'ai le port altier dans ma longue robe de dentelle blanche, avec une croix de perles sur la poitrine et des perles dans les cheveux. Ma chevelure est aussi noire que la nuit et ma peau est pâle comme l'ivoire. Je 181

m'appelle Lady Cordelia Fitzgerald. Non, impossible − je n'arrive pas à rendre cela réel. » Elle se dirigea d'un pas dansant vers le petit miroir et s'y absorba. Sur son visage pointu, moucheté de taches de rousseur, de grands yeux gris intenses lui renvoyaient son regard. « Tu n'es jamais qu'Anne des Pignons Verts, dit-elle, la mine grave. Et je te vois, telle que tu es réellement, alors que j'essaie d'imaginer que je suis Lady Cordelia. Mais il vaut mille fois mieux être Anne des Pignons Verts qu'Anne de nulle part, n'est-ce pas ? » Elle se pencha en avant, embrassa son reflet avec tendresse et s'approcha de la fenêtre ouverte. « Chère Reine des Neiges, je vous salue. Je 182

souhaite une agréable après-midi à ces chers bouleaux, au fond du vallon, ainsi qu'à cette chère maison grise tout là-haut. Je me demande si Diana deviendra mon amie intime. Je l'espère, et moi aussi je l'aimerai de tout mon cœur. Mais je ne dois jamais oublier Katie Maurice et Violetta. Elles seraient tellement blessées, et je ne supporterais pas de faire de la peine à qui que ce soit, même à une fille qui se cache dans un reflet ou encore dans un écho. Je dois prendre soin de ne pas les oublier, et pour cela, je leur enverrai un baiser chaque jour. » Anne envoya quelques baisers du bout des doigts en direction des fleurs de cerisier, puis, le menton dans les mains, se laissa nonchalamment porter par un océan de rêveries.

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CHAPITRE IX Mme Rachel Lynde est proprement horrifiée ! Cela faisait deux semaines qu'Anne vivait aux Pignons Verts lorsque Mme Lynde vint la rencontrer. Mais Mme Rachel n'était pas à blâmer pour ce retard. Depuis sa dernière visite aux Pignons Verts, une grippe sévère, bien que ce ne fût pas la saison, avait cloué la brave dame au fond de son lit. Mme Rachel n'était pas souvent malade et méprisait ouvertement les personnes qui se permettaient ce luxe ; mais la grippe, ainsi qu'elle l'affirmait, était différente des autres maladies de la terre, et devait être interprétée comme une visite divine. Dès que le médecin lui eut permis de poser le pied hors de chez elle, elle se rua aux Pignons Verts, 184

intriguée au plus haut point par la petite orpheline de Matthew et Marilla, qui faisait l'objet de toutes sortes d'histoires et de conjectures à Avonlea. Au cours de ces deux semaines, Anne avait mis à profit chaque instant passé hors de son lit. Elle connaissait déjà chaque arbre et chaque buisson du domaine. Elle avait découvert qu'une allée passait sous le verger et remontait au travers d'un bosquet, qu'elle avait exploré de fond en comble. Elle en connaissait par cœur le petit ruisseau et ses méandres capricieux qu'enjambait un petit pont de bois, ses taillis de résineux, les voûtes formées par des branches de cerisier sauvage, ses recoins chargés de fougères et ses traverses ramifiées bordées d'érables et de sorbiers. Elle s'était liée d'amitié avec la source nichée au 185

fond du vallon. Cette source majestueuse, à l'eau claire et glacée, coulait dans un bassin orné de galets de grès lisses et rouges, où flottaient des nénuphars larges comme la paume d'une main. Un peu plus loin, un pont de rondins traversait le ruisseau. Ce pont conduisit les pas sautillants d'Anne au sommet d'une butte boisée, où se dressait une dense forêt de sapins et d'épicéas. Sous leurs épais branchages, la pénombre abritait une myriade de campanules fragiles, les fleurs les plus timides et les plus douces des sous-bois, ainsi que quelques fleurs de bourrache, pâles et éthérées, sorte de réminiscence fuyante des bourgeons de l'année passée. Les toiles d'araignée scintillaient comme des fils d'argent entre les arbres. Les branches des sapins et les glands semblaient lui tenir un discours amical.

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Tous ces voyages et ces explorations, qu'elle entreprenait lors des rares demi-heures de liberté dont elle disposait, la ravissaient au plus haut point. Elle se répandait en récits détaillés auprès de Matthew et Marilla dès son retour. Matthew ne s'en plaignait pas, au contraire, il l'écoutait, un sourire béat sur les lèvres. Marilla, quant à elle, tolérait ces bavardages jusqu'à ce qu'elle se rendît compte qu'elle y prêtait un trop grand intérêt. Alors, elle interrompait Anne sèchement en lui demandant de bien vouloir tenir sa langue. Anne se trouvait dehors, dans le verger, se promenant à sa guise dans le gazon épais et luxuriant zébré par les rayons rougeoyants du soleil couchant, lorsqu'arriva Mme Rachel. Ainsi, la brave dame eut tout le loisir de décrire sa maladie par le détail, décrivant chaque symptôme et chaque battement de cœur avec 187

une joie si évidente que Marilla se prit à songer que même la grippe devait avoir son lot de compensations. Une fois qu'elle eut épuisé le sujet, Mme Rachel en vint à la véritable raison de sa visite. « J'ai entendu de surprenantes nouvelles à propos de Matthew et vous. » « Je ne crois pas que vous soyez plus stupéfaite que je ne le suis moi-même, dit Marilla. Je me remets à peine de ma surprise. » « Quel dommage qu'il y ait eu une telle méprise, dit Mme Rachel d'un ton compatissant. Vous n'avez pas pu la renvoyer ? » « Je pense que nous l'aurions pu, mais nous avons décidé de n'en rien faire. Matthew s'est attaché à elle. Et pour ma part, je dois bien dire 188

que je l'apprécie − même si, je le reconnais, elle n'est pas exempte de défauts. La maison me semble déjà avoir changé. C'est une petite fille si radieuse. » Marilla en avait dit plus qu'elle ne l'aurait voulu, car elle put lire la désapprobation sur le visage de Mme Rachel. « C'est une lourde responsabilité que vous avez endossée, déclara la visiteuse d'un ton sinistre, d'autant plus que vous n'avez pas la moindre expérience avec les enfants. J'imagine que vous ne savez pas grand-chose d'elle, ni de son véritable caractère, et il est impossible de deviner comment ces enfants-là peuvent tourner. Mais loin de moi l'idée de vous décourager, soyez-en sûre, Marilla. » « Je ne me sens pas découragée, répondit 189

Marilla sèchement. Quand je m'engage, je ne reviens pas sur ma décision. Je suppose que vous aimeriez rencontrer Anne. Je vais l'appeler. » Anne accourut aussitôt, le visage rayonnant de sa promenade dans le verger. Encore un peu rêveuse, elle fut décontenancée de se retrouver brusquement en présence d'une étrangère et, troublée, elle s'arrêta dans l'encadrement de la porte. C'était indubitablement une curieuse petite fille, dans la robe en lin étriquée de l'orphelinat, d'où dépassaient des jambes maigres, trop longues pour être jolies. Ses taches de rousseur semblaient plus nombreuses et plus envahissantes que jamais. Elle ne portait pas de chapeau et le vent avait emmêlé ses cheveux, lui donnant l'apparence d'une masse brillante, qui n'avait jamais paru aussi rousse qu'en cet instant. 190

« Eh bien, une chose est sûre, on ne t'a pas choisie pour ton apparence », lança méchamment Mme Rachel Lynde. Mme Rachel était l'une de ces personnes populaires et joviales qui s'enorgueillissaient de dire haut et fort tout ce qu'elles pensaient. « Elle est affreusement maigre, et si commune, Marilla. Viens ici, mon enfant, laisse-moi te regarder. Bonté divine, a-t-on jamais vu de telles taches de rousseur ? Et ces cheveux, aussi roux qu'une carotte ! Viens ici, mon enfant, te dis-je !» Anne s'exécuta, mais pas comme Mme Rachel s'y attendait. Elle s'élança d'un bond dans la cuisine et se campa devant Mme Rachel, le visage écarlate de colère, les lèvres tremblantes et sa frêle silhouette secouée de spasmes des pieds à la tête.

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« Je vous déteste, s'écria-t-elle d'une voix ulcérée, en tapant du pied sur le sol. Je vous déteste − je vous déteste − je vous déteste ! » À chacune de ses paroles furieuses, elle tapait un peu plus fort. « Comment osez-vous me dire que je suis maigre et laide ? Comment osezvous critiquer mes cheveux et mes taches de rousseur ? Vous êtes une femme grossière, malpolie et sans cœur ! » « Anne ! » se récria Marilla, consternée. Mais Anne, sans ciller, affrontait toujours Mme Rachel. Elle avait la tête haute, ses yeux lançaient des éclairs et elle serrait les poings. Son indignation passionnée l'enveloppait comme une aura. « Comment osez-vous proférer de telles horreurs à mon sujet ? répéta-t-elle avec 192

véhémence. Aimeriez-vous que l'on dise des choses pareilles sur vous ? Aimeriez-vous que l'on vous dise que vous êtes grosse et maladroite, et que vous êtes sans nul doute dépourvue de la moindre étincelle d'imagination ? Je me moque bien de vous faire de la peine ! Je l'espère, même. Vous m'avez blessée, encore plus que n'importe qui auparavant, même le mari alcoolique de Mme Thomas. Et je ne vous le pardonnerai jamais. Jamais, jamais ! » Les coups de pied sur le sol redoublaient d'ardeur. « A-t-on jamais vu pareil caractère ! » s'exclama Mme Rachel, proprement horrifiée. « Anne, va dans ta chambre et restes-y jusqu'à ce que je monte », fit Marilla une fois qu'elle 193

eut péniblement retrouvé l'usage de la parole. Anne éclata en sanglots et, se ruant vers la porte du couloir, la claqua avec une telle force que les pots en étain suspendus à la façade sous le porche s'entrechoquèrent en écho. Elle traversa le couloir en trombe et gravit les escaliers tel un tourbillon. Un claquement sourd à l'étage indiqua que la porte du pignon est venait de se refermer tout aussi violemment. « Eh bien, je vous souhaite bien du courage pour éduquer cela, Marilla, dit Mme Rachel avec une épouvantable morgue. Marilla ouvrit la bouche pour répondre qu'elle ne savait comment s'excuser et qu'elle en était mortifiée. Pourtant, les mots qui en sortirent ne manquèrent pas de la surprendre, comme ils continuèrent de le faire par la suite. 194

« Vous n'auriez pas dû critiquer son apparence, Rachel. » « Marilla Cuthbert, vous n'êtes pas en train de dire que vous la soutenez dans l'innommable caprice auquel nous venons d'assister ! » s'exclama Mme Rachel, outrée. « Non, dit lentement Marilla, je n'essaie pas de l'excuser. Elle s'est montrée très désagréable et nous allons avoir une grande conversation toutes les deux. Mais il vous faut essayer de la comprendre. On ne lui a jamais appris les bonnes manières. Et vous avez été particulièrement dure avec elle, Rachel. » Marilla ne put s'empêcher d'ajouter cette dernière phrase, et une fois de plus, elle en fut la première surprise. Mme Rachel se leva en affectant d'être blessée dans sa dignité. 195

« Eh bien, je vois que je devrai être très précautionneuse dans le choix de mes mots à l'avenir, Marilla, puisque les sentiments fragiles des orphelins, dénichés on ne sait trop où, passent avant tout le reste. Oh non, je ne suis pas vexée − ne vous souciez pas de moi. Je suis bien trop désolée pour vous, ce qui ne me laisse guère la place de ressentir une quelconque colère. Vous aurez votre lot de problèmes avec cette enfant. Mais si vous voulez un bon conseil − ce dont je doute, bien que j'aie élevé dix enfants et que j'en aie enterré deux − ayez cette "grande conversation" que vous avez mentionnée avec, à la main, une épaisse baguette de bouleau. Je suis convaincue que c'est là le seul langage qui soit efficace avec ce genre d'enfants. Je dirais que son caractère est à l'image de ses cheveux. Sur ce, bonsoir, Marilla. J'espère que vous descendrez me voir aussi souvent que 196

d'habitude. Mais ne vous attendez pas à ce que je vous rende visite pendant longtemps, si c'est pour me faire insulter de telle façon. C'est quelque chose que je n'avais encore jamais subi. » Sur ces paroles, Mme Rachel s'éloigna prestement − si tant est que cet adverbe puisse s'appliquer à une femme aussi grosse, qui se dandinait plus qu'elle ne marchait − et Marilla se rendit au pignon est avec une mine de circonstance. Tout en gravissant les marches, elle réfléchissait péniblement à l'attitude qu'il convenait d'adopter. Elle était consternée par la scène qui venait de se dérouler. Quel malheur qu'Anne eût choisi Mme Rachel Lynde pour se livrer à une telle crise de rage ! Soudain, Marilla prit conscience, non sans embarras, que le 197

sentiment qui la dominait était davantage l'humiliation que le souci d'avoir découvert chez Anne un trait de caractère inquiétant. Et comment allait-elle la punir ? La suggestion qui lui avait été faite d'employer une baguette de bouleau − efficacité dont tous les enfants de Mme Rachel auraient sans nul doute pu témoigner − ne plaisait pas à Marilla. Elle ne se pensait pas capable de fouetter un enfant. Non, elle devait trouver d'autres méthodes pour punir Anne, afin qu'elle prît conscience d'ellemême de la gravité de son attitude. Marilla trouva Anne à plat ventre sur son lit, en train de pleurer amèrement toutes les larmes de son corps, sans se soucier des traces boueuses que laissaient ses bottes sur le couvre-lit. « Anne », dit-elle d'un ton assez doux.

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Aucune réponse. « Anne, fit-elle plus sèchement, descends tout de suite de ce lit et écoute ce que j'ai à te dire. » Anne descendit du lit en se tortillant et s'assit bien droit dans une chaise toute proche, le visage gonflé et brouillé de larmes, les yeux rivés sur le sol. « Quelle charmante manière de te comporter, Anne ! N'as-tu pas honte de toi ? » « Elle n'avait aucun droit de dire que j'étais laide et trop rousse », répliqua Anne d'un air de défi, sans toutefois la regarder en face. « Et toi, tu n'avais pas le droit d'entrer dans une telle rage et de parler comme tu l'as fait, Anne. J'avais honte de toi − terriblement honte. Je 199

voulais que tu te comportes convenablement avec Mme Lynde, et au lieu de cela, tu m'as couverte de ridicule. Je ne comprends absolument pas pourquoi tu t'es mise dans un tel état tout simplement parce que Mme Lynde a dit que tu étais rousse et quelconque. Tu le dis toi-même assez souvent. » « Oh, mais il existe une différence entre dire une chose soi-même et l’entendre dire par quelqu’un d’autre, s'écria Anne. On peut être conscient d'un fait, tout en espérant que les autres ne pensent pas la même chose. Je sais que vous vous dites que j'ai mauvais caractère, mais je n'y peux rien. Quand elle a dit toutes ces horreurs, quelque chose s'est emparé de moi et m'a fait suffoquer. Il fallait que je me jette sur elle. » « Eh bien, tu t'es donnée en spectacle, voilà 200

tout. Mme Lynde aura une histoire charmante à raconter partout − et crois-moi, elle ne s'en privera pas. C'est profondément regrettable que tu te sois ainsi laissé aller à ta colère, Anne. » « Mais imaginez ce que vous ressentiriez si quelqu'un vous disait en face que vous étiez maigrichonne et laide », implora Anne, les yeux pleins de larmes. Un vieux souvenir surgit soudain devant Marilla. Elle n'était qu'une toute petite fille quand elle avait entendu l'une de ses tantes parler d'elle en ces termes : « Quel dommage qu'elle soit si brune et si quelconque. » Marilla avait dû attendre cinquante ans avant que ce souvenir ne lui fût plus douloureux. « Je ne dis pas que Mme Lynde a eu raison de 201

te traiter comme elle l'a fait, Anne, reconnutelle d'une voix plus douce. Rachel parle beaucoup trop. Mais cela n'excuse pas un tel comportement de ta part. C'était une étrangère, une personne âgée, mon invitée qui plus est − trois excellentes raisons pour ne pas se montrer discourtois envers elle. Tu as été grossière, effrontée et − Marilla songea soudain à une punition − tu dois aller la voir, lui dire que tu es vraiment désolée de t'être emportée et lui demander pardon. » « Je ne pourrai jamais le faire, dit Anne avec une sombre détermination. Vous pouvez me punir comme bon vous semblera, Marilla. Vous pouvez m'enfermer dans d'obscures oubliettes humides, habitées par des serpents et des crapauds, au pain sec et à l'eau, que je ne me plaindrais pas. Mais je ne peux pas demander pardon à Mme Lynde. » 202

« Ce n'est pas dans mes habitudes d'enfermer les gens dans des oubliettes humides, fit Marilla sèchement, surtout qu'elles sont rares à Avonlea. Mais tu dois et tu vas t'excuser auprès de Mme Lynde, c’est certain. Maintenant, tu vas rester dans ta chambre jusqu'à être en mesure de me dire que tu es prête à le faire. » « Alors je resterai ici pour toujours, dit Anne d'un ton maussade, car je ne peux pas dire à Mme Lynde que je suis désolée d'avoir dit ce que j'ai dit à son sujet. Comment le pourrais-je ? Je ne le suis pas du tout. Je suis désolée de vous avoir blessée ; mais je suis contente de lui avoir parlé ainsi. C'était d'une grande satisfaction. Je ne peux pas dire que je suis désolée alors que je ne le suis pas, n'est-ce pas ? Je ne peux même pas imaginer que je puisse être désolée. » 203

« Ton imagination sera peut-être plus conciliante demain matin, dit Marilla en se levant pour partir. Tu as la nuit pour réfléchir à ta conduite et te mettre dans de bonnes conditions. Tu as dit que tu essaierais d'être une fille très gentille si nous te gardions aux Pignons Verts, mais je dois dire que je n'en ai pas eu l'impression ce soir. » Après lui avoir décoché cette flèche du Parthe6 en plein cœur, Marilla retourna à la cuisine, profondément troublée et meurtrie. Elle était tout aussi furieuse envers elle-même qu'envers Anne, car dès qu'elle se remémorait l'air ahuri de Mme Rachel, ses lèvres frémissaient d'amusement et elle sentait une irrépressible envie de rire monter en elle.

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CHAPITRE X Les excuses d'Anne Marilla se garda de raconter toute l'histoire à Matthew ce soir-là ; mais quand, le lendemain matin, Anne se montra tout aussi réfractaire, elle fut forcée d'expliquer son absence à la table du petit déjeuner. Marilla relata tout en détail, prenant bien soin de l'impressionner en insistant sur la gravité du comportement d'Anne. « C'est une bonne chose que Rachel Lynde se soit fait rappeler à l'ordre ; c'est une vieille commère qui se mêle de tout », répondit Matthew en fait de soutien. « Matthew Cuthbert, j'en reste sans voix. Tu 205

sais que le comportement dont Anne a fait preuve était terrible, et pourtant tu prends son parti ! Et maintenant tu vas me dire que j'ai eu tort de la punir ! » « Eh bien, non, pas exactement, bafouilla Matthew. Je reconnais qu'il est bon de la punir un peu. Mais ne sois pas trop dure avec elle, Marilla. N'oublie pas que personne ne lui a jamais appris à bien se comporter. Tu − tu vas quand même lui donner quelque chose à manger, n'est-ce pas ? » « Ai-je jamais laissé mourir quelqu'un de faim pour lui faire adopter un meilleur comportement ? s'indigna Marilla. Elle aura ses repas comme nous deux, et je les lui porterai moi-même. Mais elle restera là-haut jusqu'à ce qu'elle accepte de s'excuser auprès de Mme Lynde, je ne reviendrai pas là-dessus, Matthew. » 206

Le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner se déroulèrent en silence − car Anne demeurait inflexible. Après chaque repas, Marilla apportait au pignon est un plateau bien garni, qu'elle ramenait plus tard presque intact. Matthew posa un regard perplexe sur le dernier plateau qui redescendit. Anne avait-elle seulement mangé quelque chose ? Lorsque Marilla sortit ce soir-là pour ramener les vaches du pré de derrière, Matthew, qui était resté près de l'étable pour l'observer, se glissa dans la maison comme un voleur et monta à l'étage. Habituellement, Matthew s'en tenait à la cuisine et à la petite chambre qu'il occupait au bout du couloir ; il lui arrivait rarement de pénétrer dans le salon ou dans le séjour, lorsque le pasteur venait prendre le thé. Mais il n'était jamais monté à l'étage de sa propre maison depuis le printemps où il avait 207

aidé Marilla à tapisser la chambre d'amis, il y avait quatre ans de cela. Il remonta le couloir sur la pointe des pieds et resta quelques minutes sur le pas de la porte du pignon est avant de rassembler tout son courage et de taper du bout des doigts contre la porte. Il l'entrouvrit pour jeter un coup d'œil à l'intérieur. Anne était assise sur la chaise jaune près de la fenêtre, où elle contemplait le jardin d'un air triste. Elle semblait si petite et malheureuse que le cœur de Matthew se serra. Il referma délicatement la porte et se dirigea vers elle à pas lents. « Anne, chuchota-t-il, comme s'il craignait que quelqu'un d'autre ne l'entende, comment vas-tu, Anne ? » 208

Anne esquissa un faible sourire. « Je vais bien. J'imagine beaucoup de choses, cela m'aide à passer le temps. Bien sûr, c'est assez solitaire. Mais il semblerait que je doive m'y habituer. » Anne sourit à nouveau. Elle affronterait courageusement les longues années d'emprisonnement solitaire auxquelles elle était destinée. Matthew se rappela qu'il devait dire ce qu’il était venu dire sans plus perdre de temps, de peur que Marilla ne rentrât plus tôt que prévu. « Bon, Anne, tu ne penses pas que tu ferais mieux de faire ce qu'on te demande pour en finir avec tout cela ? chuchota-t-il. Tôt ou tard, il faudra bien t'y résoudre, tu sais, car Marilla est une femme à la détermination redoutable − 209

redoutable, Anne. Fais-le sans plus attendre, suis mon conseil, et tu en seras débarrassée. » « Vous voulez dire que je dois demander pardon à Mme Lynde ? » « Oui − demander pardon − c'est exactement cela, dit Matthew avec empressement. Montre-toi coopérative, disons. C'est ce que je suis venu te dire. » « Je pense pouvoir le faire, pour vous faire plaisir, dit Anne, en pleine réflexion. Ce serait suffisamment sincère si je disais que je suis désolée, parce que maintenant, je le suis vraiment. Je ne l'étais pas le moins du monde hier soir. J'étais très fâchée et je le suis restée toute la nuit. Je le sais, car je me suis réveillée trois fois et que, chaque fois, j'étais toujours aussi furieuse. Mais ce matin, c'était terminé. Je 210

n'étais plus de mauvaise humeur − cela m'a laissé une curieuse sensation de vide. J'avais tellement honte de moi. Mais je ne pouvais pas me résoudre à aller parler à Mme Lynde. Ce serait si humiliant. J'ai décidé de rester cloîtrée ici pour toujours plutôt que de m'exécuter. Et pourtant − je serais prête à tout pour vous − si vous me demandez vraiment de le faire − » « Eh bien, oui, je te le demande. C'est affreusement triste en bas, sans toi. Vas-y et arrange toute cette affaire − tu seras une gentille fille. » « Très bien, dit Anne d'un ton résigné. Dès que Marilla reviendra, je lui dirai que je me suis repentie. » « C'est bien − c'est bien, Anne. Mais ne dis pas à Marilla que je t'ai parlé. Elle croirait que 211

je me mêle de cette histoire et je lui ai promis de n'en rien faire. » « Même au supplice, je ne dirais rien, promit Anne d'un ton solennel. Qu'entend-on par supplice, de toute façon ? » Mais Matthew était parti, effrayé par son propre succès. Il s'empressa de fuir dans le coin le plus reculé du pâturage, de peur que Marilla ne soupçonne sa manœuvre. Lorsqu'elle rentra à la maison, elle eut l'agréable surprise d'entendre une voix plaintive l'appeler par-dessus la rampe : « Marilla ! » « Quoi donc ? » demanda-t-elle en se rendant dans le couloir. « Je suis désolée d'avoir perdu mon sang-froid et d'avoir proféré de vilaines paroles. Je suis prête à aller le dire à Mme Lynde. » 212

« Très bien. » Le ton cassant de Marilla ne laissait rien transparaître de son soulagement. Elle avait commencé à se demander ce qu'elle pourrait bien faire si d'aventure Anne ne se décidait jamais à capituler. « Je t'y conduirai après la traite. » Comme convenu, après la traite, Marilla et Anne descendirent l'allée, la première droite et triomphante, l'autre la tête basse et la mine défaite. Mais à mi-chemin, l'abattement d'Anne disparut comme par enchantement. Elle releva la tête et allongea sa foulée, les yeux rivés sur le soleil couchant. Elle arborait presque un visage réjoui. Marilla s'inquiéta de ce revirement. La fillette n'avait plus rien de la pénitente contrite qu'elle avait la responsabilité de conduire auprès de Mme Lynde afin qu'elle y répare l'affront qu'elle lui avait fait.

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« À quoi penses-tu, Anne ? » lui demanda-telle vivement. « Je suis en train d'imaginer ce que je dirai à Mme Lynde », répondit Anne d'un ton rêveur. Cette réponse était satisfaisante − ou du moins, aurait dû l'être. Mais Marilla ne pouvait se débarrasser de la sensation que quelque chose dans ses projets de punition ne prenait pas le chemin escompté. Anne n'avait aucune raison d'afficher une mine si rayonnante. Pourtant, ce fut la mine rayonnante qu'Anne poursuivit sa route jusqu'à ce qu'elles arrivassent devant Mme Lynde, assise à la fenêtre de sa cuisine, son tricot à la main. Soudain, elle perdit toute sa légèreté. Une contrition accablante se lisait sur chacun de ses traits. Avant qu'un mot ne fût échangé, Anne 214

tomba brusquement à genoux devant une Mme Rachel sidérée, et tendit des mains implorantes. « Oh, Mme Lynde, je suis tellement désolée, dit-elle avec des trémolos dans la voix. Jamais je ne pourrai exprimer tous mes remords, non, même si je me servais de tous les mots du dictionnaire. Je vous demande de me croire. Je me suis comportée de manière terrible avec vous − et j'ai couvert de honte ces êtres très chers, Matthew et Marilla, qui m'ont permis de rester aux Pignons Verts bien que je ne sois pas un garçon. Je suis une fille méchante et atrocement ingrate, et je mérite d'être punie et bannie pour toujours loin de ces gens respectables. C'était terriblement méchant de ma part d'entrer dans une telle colère parce que vous m'aviez dit la vérité. Car c'était bien la pure vérité ; chaque mot que vous avez prononcé. Mes cheveux sont roux et je suis 215

couverte de taches de rousseur, je suis laide et maigrichonne. Ce que je vous ai dit était également vrai, mais j'aurais dû me garder de le dire. Oh, Mme Lynde, je vous en conjure, pitié, pardonnez-moi. Si vous refusez, ma vie entière sera tourmentée par le chagrin. Vous ne voudriez pas infliger cela à une pauvre orpheline, aussi caractérielle qu'elle soit, n'estce pas ? Oh, je n'en doute pas un instant. Je vous en prie, dites-moi que vous me pardonnez, Mme Lynde. » Anne avait les mains jointes et la tête baissée. Elle attendait le jugement. On ne pouvait douter de sa sincérité − elle s'entendait dans chaque intonation de sa voix. Marilla et Mme Lynde la percevaient à n'en pas douter. Mais la première comprenait avec consternation qu'Anne savourait l'humiliation 216

qu'elle s'imposait − à en juger par le soin qu'elle mettait à se rabaisser de la sorte. Où donc était la punition bien méritée qu'elle-même, Marilla, s'était vantée d'avoir trouvée ? Anne l'avait transformée en une partie de plaisir des plus étranges. La brave Mme Lynde, qui ne savait pas lire entre les lignes, n'en prit aucunement conscience. La seule chose qu'elle voyait, c'était qu'Anne avait présenté ses plus plates excuses. Toute sa rancune s'évanouit de son cœur autoritaire, mais bienveillant. « Allons, allons, lève-toi, ma petite, dit-elle avec chaleur. Bien sûr, je te pardonne. Je pense, du reste, avoir été un peu dure avec toi. Mais je suis une personne si franche. Ne m'en tiens pas rigueur, je suis ainsi faite. On ne peut nier que tes cheveux sont extrêmement roux ; 217

mais j'ai connu une fille un jour − en réalité, j'allais à l'école avec elle − dont les cheveux étaient en tout point aussi roux que les tiens quand elle était petite. Or, au fur et à mesure qu'elle grandissait, ils se sont assombris et ont pris une ravissante teinte auburn. Je ne serais pas surprise le moins du monde s'il en allait de même des tiens − pas le moins du monde. » « Oh, Mme Lynde ! » Anne prit une profonde inspiration en se redressant. « Vous m'avez redonné l'espoir. Je vous considérerai éternellement comme ma bienfaitrice. Oh, je serais prête à tout endurer pourvu que mes cheveux prennent une belle couleur auburn lorsque je grandirai. Ce serait si facile d'être gentille si mes cheveux étaient auburn, vous ne pensez pas ? Et maintenant, me permettez-vous d'aller dans votre jardin m'asseoir sur ce banc sous les pommiers pendant que Marilla et vous 218

discutez ? Je pourrai y donner libre cours à mon imagination. » « Bonté divine, mais bien sûr, cours-y donc, mon enfant. Et tu peux cueillir un bouquet de lis blancs dans ce coin, là-bas, si tu en as envie. » Alors que la porte se refermait derrière Anne, Mme Lynde s'empressa de se lever pour allumer une lampe. « Quelle petite créature vraiment étrange. Prenez ce fauteuil, Marilla ; il sera plus confortable que celui que vous avez choisi ; je le réserve au garçon de ferme. Oui, c'est décidément une curieuse enfant, mais il y a quelque chose d'agréable chez elle. Je commence à comprendre pourquoi Matthew et vous la gardez − je ne vous plains plus. Elle deviendra peut-être quelqu'un de bien. Bien 219

sûr, elle a une façon bien singulière de s'exprimer, elle parle trop et de manière trop vive, voyez-vous ; mais elle perdra certainement cette habitude en fréquentant des personnes civilisées. Et puis, son caractère est plutôt impétueux, je trouve ; mais il y a un point positif, un enfant au caractère bouillonnant comme le sien, qui s'enflamme aussi vite qu'il se refroidit, ne sera jamais fourbe ni n'agira en traître. Que Dieu me garde d'avoir un jour un enfant fourbe. En fin de compte, Marilla, je l'apprécie bien. » Lorsque Marilla reprit le chemin du retour, Anne sortit de la pénombre parfumée du verger, une gerbe de narcisses blancs dans les bras. « Mes excuses n'étaient-elles pas soignées ? dit-elle fièrement une fois qu'elles eurent fait 220

quelques pas dans l'allée. Je me suis dit que, comme je devais le faire, j'avais tout intérêt à ce que ce soit bien fait. » « Tu as très bien fait, vraiment », remarqua Marilla. Pour tout dire, elle avait envie de rire en y songeant, ce qui ne manquait pas de l'étonner. Elle avait aussi l'étrange impression qu'il eût fallu réprimander Anne pour s'être si bien excusée. Voyons, tout ceci était ridicule ! Elle s'arrangea avec sa conscience, en se contentant de dire d'un ton sévère : « J'espère que c'est la dernière fois que tu te trouves dans l'obligation de présenter de telles excuses. J'espère que tu essaieras de contrôler ton humeur à présent, Anne. » « Ce ne sera pas bien difficile si les gens cessent de se moquer de mon apparence, dit 221

Anne en soupirant. Le reste ne me fâche jamais ; mais je suis tellement lasse d'entendre des moqueries au sujet de mes cheveux que cela me fait toujours bouillir intérieurement. Pensezvous que mes cheveux prendront une belle teinte auburn lorsque je serai grande ? » « Tu ne devrais pas tant te préoccuper de ton apparence, Anne. Je crains que tu ne sois une petite fille très vaniteuse. » « Comment pourrais-je être vaniteuse alors que je suis si quelconque ? protesta Anne. J'aime beaucoup les belles choses ; et je déteste regarder dans le miroir et voir quelque chose qui n'est pas beau. Cela me rend triste − comme lorsque je regarde une chose laide. Je la plains, car elle n'est pas belle. » « Comme le dit l'adage, il ne faut pas se fier 222

aux apparences », objecta Marilla. « On me l'a déjà dit, mais je n'en suis pas convaincue, dit Anne, sceptique, tout en humant ses narcisses. Oh, que ces fleurs sont délicates ! C'était très gentil de la part de Mme Lynde de me les donner. Je n'en veux plus à Mme Lynde à présent. Demander pardon et l'obtenir vous donne une agréable sensation de légèreté, n'est-ce pas ? Les étoiles ne sont-elles pas plus éclatantes ce soir ? Si vous pouviez vivre sur une étoile, laquelle choisiriez-vous ? Moi, j'aimerais bien cette grosse étoile très claire qui brille là-haut, au-dessus de cette colline sombre. » « Anne, cesse donc un peu de parler », dit Marilla, épuisée d'essayer de suivre le cheminement des pensées de la fillette.

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Anne ne prononça plus un mot jusqu'à atteindre leur propre allée. Un petit vent taquin s'en vint à leur rencontre, chargé du parfum épicé des jeunes fougères humides de rosée. Au loin, dans l'obscurité, on apercevait une lueur entre les arbres, qui provenait de la cuisine des Pignons Verts. Anne se rapprocha soudain de Marilla et glissa sa main contre la paume rêche de son aînée. « Quel bonheur de rentrer chez soi, en sachant que c'est vraiment chez soi, dit-elle. J'aime déjà les Pignons Verts, et c'est la première fois que j'aime un endroit. Je ne me suis jamais sentie chez moi nulle part. Oh, Marilla, je suis si heureuse. Je pourrais même prier sur-lechamp, et ce ne serait pas du tout pénible. » Une sensation chaude et agréable naquit dans le cœur de Marilla au contact de cette petite 224

main dans la sienne − un élan de la maternité qu'elle n'avait pas connue, sans doute. C'était si nouveau et si plaisant qu'elle en fut troublée. Elle se hâta de retrouver sa contenance en glissant une phrase moralisatrice. « Si tu es une gentille fille, tu seras toujours heureuse, Anne. Et tu ne devrais jamais trouver cela pénible de prier. » « Réciter ses prières, ce n'est pas exactement la même chose que prier, répondit Anne, songeuse. Mais je vais m'imaginer que je suis le vent qui souffle à la cime de ces arbres. Quand je me lasserai de ces arbres, j'imaginerai que je descends doucement dans ces fougères − puis je voletterai jusque dans le jardin de Mme Lynde, où je ferai danser les fleurs − enfin, je balayerai avec force le champ de trèfle, avant de souffler sur le Lac Chatoyant et de le faire 225

onduler en petites vaguelettes frémissantes. Oh, on peut s'imaginer tant de choses en songeant au vent ! Alors je ne vais plus parler, maintenant, Marilla. » « Dieu en soit loué », soupira pieusement Marilla, soulagée.

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CHAPITRE XI Anne va à l'école du dimanche « Alors, comment les trouves-tu ? » demanda Marilla. Anne, debout dans la chambre du pignon est, regardait d'un air grave les trois nouvelles robes étalées sur le lit. La première était en toile de vichy couleur tabac, que Marilla s'était laissé tenter d'acheter à un colporteur l'été précédent, en se disant qu'elle ferait toujours un bon usage de ce tissu. La deuxième était en satin et arborait des carreaux noirs et blancs. Elle en avait acheté le tissu lors d'un marché aux occasions, en hiver. Enfin, la dernière présentait une affreuse teinte bleue, imprimée sur un tissu raide qu'elle avait acheté cette semaine dans 227

une boutique de Carmody. Elle les avait fabriquées elle-même. Les robes étaient coupées à l'identique − des jupes amples ordinaires surmontées d’un corsage étroit et laid, avec des manches étriquées au possible, tout aussi quelconques que le corsage et le jupon. « Je vais imaginer que je les aime », se contenta de dire Anne. « Je ne veux pas que tu te l'imagines, dit Marilla, vexée. Oh, je vois bien que tu n'aimes pas ces robes ! Qu'ont-elles qui ne te convient pas ? Ne sont-elles pas propres, bien taillées et neuves ? » « Si. » « Alors pourquoi ne les aimes-tu pas ? » 228

« Elles − elles ne sont − pas jolies », dit Anne en hésitant. « Jolies ! renifla Marilla. Je n'ai pas cherché à te confectionner de jolies robes. Je n'aime pas la vanité, Anne, je te le dis comme il se doit. Ces robes sont correctes, pratiques et raisonnables, sans froufrous ni fanfreluches, et c'est là tout ce que tu porteras cet été. Le vichy brun et le coton bleu te serviront pour l'école quand tu commenceras à y aller. Le satin sera pour l'école du dimanche. Je souhaite que tu les gardes propres et bien repassées, et que tu ne les déchires pas. Je pensais que tu serais reconnaissante envers moi de ne plus te faire porter ces nippes trop petites pour toi avec lesquelles tu es arrivée. » « Oh, mais je suis reconnaissante, protesta Anne. Mais je serais tellement plus 229

reconnaissante si − si vous en aviez fabriqué une, une seule, avec les manches bouffantes. Les manches bouffantes sont vraiment à la mode en ce moment. Cela me ferait tellement plaisir, Marilla, de porter une robe avec les manches bouffantes. » « Eh bien, tu vas devoir te passer de ce plaisir. Je n'avais pas de tissu à gaspiller pour des manches bouffantes. Je trouve que ce sont là des coquetteries ridicules. Je préfère des manches classiques et convenables. » « Mais j'aime mieux paraître ridicule si tout le monde est dans le même cas, plutôt qu'être la seule qui soit classique et convenable », insista Anne d'un air dépité. « Cela ne m'étonne pas de toi ! Bon, suspends ces robes avec précaution dans ton placard, 230

puis assieds-toi pour apprendre ta leçon. J'ai un manuel pour toi de la part de M. Bell, et tu iras demain à l'école du dimanche », dit Marilla en disparaissant dans les escaliers, de fort mauvaise humeur. Anne joignit les mains et regarda les robes. « J'espérais qu'il y en ait une qui soit blanche avec des manches bouffantes, murmura-t-elle, inconsolable. Je priais pour en avoir une, mais je dois avouer que je ne m'y attendais guère. Je suppose que Dieu n'a pas le temps de se soucier de la robe d'une petite orpheline. Je savais que ce serait Marilla qui s'en occuperait. Bon, heureusement, je peux imaginer que l'une d'elles est en mousseline d'un blanc immaculé, avec de jolis volants en dentelle et des triples manches bouffantes. »

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Le matin suivant, une sévère migraine empêcha Marilla d'accompagner Anne à l'école du dimanche. « Tu vas devoir descendre et demander à Mme Lynde, Anne, lui dit-elle. Elle s'assurera que tu intègres la bonne classe. Bon, essaie de bien te comporter. Reste au prêche après la classe et demande à Mme Lynde de te montrer notre banc. Voici un cent pour la quête. Ne dévisage pas les gens et tiens-toi tranquille. Je te demanderai de me parler du texte quand tu rentreras. » Anne se mit en route, obéissante, parée de sa robe en satin noire et blanche qui, bien qu'elle fût ample et suffisamment longue, soulignait néanmoins la maigreur et l'angulosité de sa silhouette. Elle portait un petit chapeau plat de matelot, neuf et brillant, dont l'extrême banalité 232

avait à son tour contribué à la déception d'Anne, qui s'était permis de rêver à des rubans et des fleurs. Ce dernier accessoire, cependant, fut offert à Anne avant qu'elle n'eût atteint la route principale, car au milieu de l'allée, elle découvrit un buisson étincelant de boutons d'or secoués par le vent, ainsi qu'un bouquet de roses sauvages majestueuses. Anne s'empressa de s'en faire une généreuse couronne, dont elle garnit son chapeau. Quoi que les gens puissent en penser, Anne était satisfaite du résultat. Elle trottina gaiement le long de la route, dressant fièrement sa tête rousse ornée de décorations roses et jaunes. Lorsqu'elle atteignit la maison de Mme Lynde, elle se rendit compte que la dame était déjà partie. Nullement découragée, Anne entreprit de se rendre toute seule à l'église. Sous le porche, elle aperçut une foule de petites filles, 233

toutes vêtues de robes blanches, bleues et roses, pâles ou éclatantes. Elles dévisagèrent d'un œil curieux cette étrangère qui arrivait dans leur direction, coiffée de manière aussi extravagante. Les fillettes d'Avonlea avaient déjà entendu des histoires singulières à propos d'Anne. Mme Lynde avait raconté qu'elle avait très mauvais caractère ; Jerry Buote, le garçon de ferme employé aux Pignons Verts, avait dit qu'elle parlait toujours toute seule, ou qu'elle s'adressait aux arbres et aux fleurs comme si elle était folle. Elles la regardèrent et se mirent à chuchoter entre elles, dissimulées derrière leurs manuels. Personne ne chercha à l'accueillir amicalement, ni maintenant ni plus tard, lorsque les premiers exercices furent terminés et qu'Anne se retrouva dans la classe de Mlle Rogerson. Mlle Rogerson était une dame entre deux âges, 234

qui enseignait à l'école du dimanche depuis une vingtaine d'années. Sa méthode d'enseignement consistait à poser les questions inscrites dans le manuel tout en regardant sévèrement, pardessus son livre, la petite fille qu'elle avait désignée pour répondre à la question. Elle posait souvent les yeux sur Anne qui, grâce à l'entraînement de Marilla, répondait avec empressement ; à tel point que l'on pouvait se demander si elle comprenait vraiment les questions et les réponses. Elle n'aimait pas Mlle Rogerson et elle se sentait très malheureuse ; toutes les autres fillettes de la classe avaient des manches bouffantes. Anne trouvait que la vie ne valait pas la peine d'être vécue sans manches bouffantes. « Alors, as-tu aimé l'école du dimanche ? » 235

s'enquit Marilla lorsqu'Anne revint à la maison. Sa gerbe de fleurs avait disparu, car Anne s'en était débarrassée dans l'allée, de sorte que Marilla n'en sut rien pendant quelque temps. « Je n'ai pas du tout aimé. C'était affreux. » « Anne Shirley ! » se récria Marilla. Anne s'assit sur le rocking-chair en poussant un profond soupir, embrassa l'une des feuilles de Bonny et salua de la main un fuchsia en fleurs. « Ils ont dû se sentir seuls quand j'étais partie, expliqua-t-elle. Bon, parlons de l'école du dimanche. Je me suis bien comportée, comme vous me l'aviez demandé. Mme Lynde était partie, mais j'y suis allée toute seule. Je suis entrée dans l'église avec un tas d'autres petites filles et je me suis assise au coin d'un banc, près de la fenêtre, puis les premiers exercices 236

ont commencé. M. Bell a fait une prière terriblement longue. J'aurais ressenti une épouvantable fatigue si je n'étais pas assise près de cette fenêtre. Mais elle donnait sur le Lac Chatoyant, alors je l'ai contemplé en m'imaginant toutes sortes de choses splendides. » « Tu aurais dû t'abstenir. Tu aurais dû écouter M. Bell. » « Mais il ne me parlait pas à moi, protesta Anne. Il parlait à Dieu et il ne semblait d'ailleurs pas très intéressé par ce qu'il disait. Il doit se dire que Dieu est bien trop lointain. Il y avait de longues rangées de bouleaux blancs inclinés audessus du lac et le soleil brillait au travers, se reflétant tout au fond de l'eau. Oh, Marilla, c'était un rêve magnifique ! J'en ai eu des frissons et j'ai même dit : "Merci, Dieu, pour 237

tout cela", deux ou trois fois. » « Pas tout haut, j'espère », dit Marilla, soudain inquiète. « Oh non, dans ma tête. Bon, M. Bell est enfin arrivé au bout et on m'a demandé d'aller dans la salle de classe avec Mlle Rogerson. Il y avait neuf autres filles avec moi. Elles avaient toutes les manches bouffantes. J'ai essayé de m'imaginer que les miennes aussi étaient gonflées, mais je n'ai pas réussi. Pourquoi cela ? Quand j'étais dans le pignon est, j'y arrivais aisément, mais c'était une torture en présence des autres fillettes qui, elles, avaient vraiment les manches bouffantes. » « Tu n'aurais pas dû penser à tes manches à l'école du dimanche. Tu aurais dû assister au cours. J'espère que tu connaissais ta leçon. » 238

« Oh, oui ; et j'ai répondu à beaucoup de questions. Mlle Rogerson m'en a tant posé. Ce n'est pas juste qu'elle seule puisse poser des questions. Moi, j'avais envie de lui en poser beaucoup, mais je me suis abstenue parce qu'elle ne me semblait pas très gentille. Ensuite, toutes les petites filles ont récité des psaumes. Elle m'a demandé si j'en connaissais. Je lui ai dit que je n'en connaissais pas, mais que je pouvais réciter "Le chien sur la tombe de son maître", si elle en avait envie. C'était dans le livre de lecture de troisième année. Ce n'est pas vraiment une poésie religieuse, mais c'est si triste et mélancolique qu'on le croirait presque. Elle a dit que cela ne lui convenait pas et elle m'a demandé d'apprendre le psaume dix-neuf pour la semaine prochaine. Je l'ai lu à l'église ensuite, et je le trouve splendide. Il y a deux versets en particulier qui m'émeuvent beaucoup : "Aussi vite que tombèrent les escadrons 239

massacrés, au jour du malheur de Midian". J'ignore ce qu'« escadron » signifie, ou encore « Midian », mais cela me semble tellement tragique. Je trépigne d'impatience d'être dimanche prochain pour pouvoir le réciter. Je vais m'entraîner toute la semaine. Après la classe, j'ai demandé à Mlle Rogerson − parce que Mme Lynde était beaucoup trop loin − de me montrer votre banc. Je suis restée aussi sage que possible. La lecture était le livre de l'Apocalypse, chapitre trois, versets deux et trois. C'était un texte très long. Si j'étais pasteur, je choisirais des textes courts et efficaces. Le sermon lui aussi était beaucoup trop long. Je suppose que le discours du pasteur devait durer autant que la lecture. Je ne l'ai pas trouvé intéressant du tout. Le problème, c'est qu'il manque d'imagination. Je ne l'ai pas beaucoup écouté. J'ai laissé mes pensées vagabonder et j'ai rêvé à des choses 240

extraordinaires. » Marilla ne pouvait s'empêcher de se dire que la fillette méritait d'être grondée. Pourtant, elle était retenue par le fait que certaines des choses qu'Anne avait dites, notamment à propos des sermons du pasteur et des prières de M. Bell, correspondaient exactement à ce qu'elle se disait en son for intérieur depuis des années, sans jamais l'exprimer à haute voix. Elle avait presque l'impression que ses propres pensées critiques, secrètes et intimes, s'étaient soudain incarnées, en la forme accusatrice de ce petit être abandonné et trop bavard.

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CHAPITRE XII Un serment et une promesse solennelle Il fallut attendre le vendredi suivant pour que Marilla entendît parler du chapeau à fleurs. Elle revint de chez Mme Lynde et appela Anne pour qu'elle lui donnât quelques explications. « Anne, Mme Rachel dit que tu es allée à l'église dimanche dernier avec ton chapeau truffé de roses et de boutons d'or ridicules. Mais enfin, quelle mouche t'a piquée ? Tu devais être ravissante, franchement ! » « Oh. Je sais que le rose et le jaune ne me vont pas », commença Anne.

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« Balivernes ! Le problème est que tu as mis des fleurs sur ton chapeau, ce qui, quelle que soit la couleur, est absolument ridicule. Tu es vraiment l'enfant la plus exaspérante que je connaisse ! » « Je ne vous pas pourquoi il serait plus ridicule de porter des fleurs sur son chapeau que sur sa robe, protesta Anne. Beaucoup de petites filles là-bas avaient des bouquets épinglés à leur robe. Quelle différence cela fait-il ? » Marilla n'était pas d'humeur à se laisser entraîner sur des sujets abstraits et hasardeux, ni à se laisser détourner de ses préoccupations concrètes. « Ne me réponds pas de la sorte, Anne. C'est une très vilaine chose. Que je ne te reprenne plus à de telles fantaisies. Mme Rachel dit 243

qu'elle a cru perdre pied quand elle t'a vue attifée de la sorte. Elle n'a pas pu s'approcher suffisamment de toi pour te demander de les enlever avant qu'il ne soit trop tard. Elle m'a dit que les gens n'avaient parlé que de cela. Bien sûr, ils ont dû penser que je n'aurais jamais dû te laisser sortir coiffée ainsi. » « Oh, je suis vraiment désolée, dit Anne, au bord des larmes. Je n'aurais jamais cru que cela vous déplairait. Les roses et les boutons d'or étaient si jolis et si odorants que j'ai pensé qu'ils feraient de merveilleuses décorations pour mon chapeau. Beaucoup de petites filles portent des fleurs artificielles sur leurs chapeaux. J'ai peur de devenir trop difficile à supporter et que vous me renvoyiez à l'orphelinat. Quel malheur ! Je ne pense pas que je pourrais y survivre ; je finirais par contracter la tuberculose ; je suis déjà assez 244

maigre, vous ne trouvez pas ? Mais cela vaudrait encore mieux qu'être un fardeau pour vous. » « Allons, allons, dit Marilla, attristée d'avoir fait pleurer l'enfant. Je ne veux pas te renvoyer à l'orphelinat, sois-en sûre. Je veux simplement que tu te comportes comme les autres petites filles et que tu cesses de te donner en spectacle. Sèche tes larmes. J'ai quelque chose à te dire. Diana Barry est rentrée chez elle cet après-midi. Je vais monter chez Mme Barry pour lui emprunter le patron d'une jupe, et si tu veux, tu pourras venir avec moi et faire connaissance avec Diana. » Anne bondit sur ses pieds, les mains jointes et les joues encore luisantes de larmes. Le torchon à vaisselle dont elle était en train de refaire l'ourlet glissa sur le sol sans qu'elle s'en 245

rendît compte. « Oh, Marilla, j'ai très peur − maintenant que le moment est arrivé, j'ai vraiment peur. Et si elle ne m'aimait pas ? Ce serait la plus cuisante déception de toute ma vie. » « Voyons, ne te mets pas dans un état pareil. Et j'aimerais que tu cesses d'employer un langage si pompeux. C'est très bizarre dans la bouche d'une petite fille. Je ne vois pas pourquoi Diana ne t'apprécierait pas. C'est sa mère qu'il va falloir amadouer. Si elle ne t'aime pas, peu importe que Diana t'apprécie beaucoup. Si elle a entendu parler de ton numéro devant Mme Lynde et de ton chapeau orné de boutons d'or à l'église, je me demande ce qu'elle pensera de toi. Tu dois être polie et bien te comporter. Et ne te lance pas dans l'un de tes discours ahurissants. Bonté divine, mais ma pauvre 246

enfant, tu es toute tremblante ! » En effet, Anne tremblait comme une feuille. Son visage était pâle et ses traits tirés. « Oh, Marilla, vous aussi vous seriez fébrile si vous alliez rencontrer une petite fille qui pourrait devenir votre chère amie, mais dont la mère risquerait fort de ne pas vous aimer », ditelle en s'empressant de mettre son chapeau. Elles se rendirent à la Colline au Verger en empruntant le raccourci qui traversait le ruisseau et gravissait la colline plantée de sapins. Mme Barry sortit par la porte de la cuisine lorsque Marilla frappa. C'était une grande femme, aux yeux et aux cheveux noirs. Sa bouche témoignait d'un caractère déterminé. Elle avait la réputation d'être très stricte avec ses enfants. 247

« Comment allez-vous, Marilla ? dit-elle chaleureusement. Entrez. Et voici donc la petite fille que vous avez adoptée, je suppose ! » « Oui, voici Anne Shirley », répondit Marilla. « Avec un e à la fin », souffla Anne qui, toute nerveuse et excitée qu'elle fût, tenait à ce qu'il n'y eût aucun malentendu sur ce point crucial. Mme Barry, qui n'avait pas entendu ou compris la remarque, lui serra la main et lui demanda gentiment : « Comment vas-tu ? » « Mon corps se porte bien, mais mon esprit se trouve très agité, merci bien, Madame », s'appliqua à répondre Anne. Puis elle glissa à Marilla d'une voix inaudible : « Il n'y avait rien de choquant dans ce que j'ai dit, n'est-ce pas, 248

Marilla ? » Diana était assise sur le sofa. Elle lisait un livre qu'elle lâcha lorsque les invitées entrèrent. C'était une petite fille très jolie, qui avait hérité des cheveux et des yeux noirs de sa mère, et de son père ses joues roses et son tempérament joyeux. « Voici ma fille, Diana, dit Mme Barry. Diana, veux-tu bien accompagner Anne dans le jardin et lui montrer tes fleurs. Cela vaudra mieux pour toi que rester ici à t'user les yeux sur ce livre. Elle lit décidément trop, ajouta-t-elle à l'attention de Marilla, tandis que les fillettes sortaient. Je n'arrive pas à l'en empêcher, car son père l'encourage et prend son parti. Elle est toujours absorbée dans un livre. Je suis contente qu'elle ait peut-être trouvé une camarade de jeu − en espérant que cela la 249

pousse à sortir davantage. » Dehors, le jardin baignait dans la douce lumière du soleil couchant qui filtrait à travers les vieux sapins sombres dressés à l'ouest. Anne et Diana se regardaient timidement par-dessus un massif de magnifiques lis tigrés. Le jardin des Barry foisonnait de verdure et de fleurs qui auraient enchanté Anne en une heure moins solennelle. Il était longé par de vieux saules majestueux et de grands sapins, à l'ombre desquels s'épanouissaient toutes sortes de fleurs. Les allées droites et au tracé impeccable, bordées de coquillages, formaient des croisillons rouges et humides semblables à des rubans, entre lesquels les platebandes regorgeaient de fleurs d'antan. On trouvait là des cœurs-de-Marie roses, de splendides pivoines écarlates, des narcisses blancs 250

odorants, des roses d'Écosse délicates et pleines d'épines, des ancolies roses, bleues et blanches, des saponaires officinales mauves, des massifs d'aurone, de Baldingère et de menthe, des orchidées violettes, des jonquilles et une myriade de trèfles blancs sucrés qui formaient de délicats petits plumeaux parfumés. Une lumière écarlate dardait ses rayons flamboyants sur les mimules blanches et fières. C'était un jardin digne de ce nom, où la lumière aimait à s'attarder, les abeilles à bourdonner et le vent à flâner en ronronnant et en frissonnant. « Oh, Diana, dit enfin Anne en joignant les mains et en parlant si bas qu'elle murmurait presque. Oh, penses-tu pouvoir m'aimer un peu − suffisamment pour être mon amie intime ?» Diana éclata de rire. Diana riait toujours avant 251

de parler. « Bien sûr, pourquoi pas ? dit-elle avec enthousiasme. Je suis absolument ravie que tu sois venue t'installer aux Pignons Verts. Ce sera si amusant d'avoir quelqu'un avec qui jouer. Il n'y a aucune autre fille qui vive assez près de chez nous pour jouer avec moi, et mes sœurs sont trop jeunes. » « Peux-tu jurer que tu resteras mon amie pour toujours et à jamais ? » demanda Anne avec empressement. Diana parut interloquée. « Mais c'est très mal de jurer ! » dit-elle avec réticence. « Oh non, pas à ma façon. Il y a deux façons de jurer, tu sais. » 252

« Je n'ai jamais entendu dire qu'il y en ait deux », dit Diana, dubitative. « Si, il y en a une autre. Oh, ce n'est pas mal. C'est plutôt un serment et une promesse solennelle. » « Eh bien, dans ce cas, cela ne me dérange pas, acquiesça Diana, soulagée. Comment faisons-nous ? » « Nous devons nous donner la main − comme ceci, dit Anne avec un grand sérieux. Nous devrions nous tenir au-dessus d'un cours d’eau, mais nous allons nous contenter d'imaginer que cette allée est une rivière. D'abord, je vais répéter le serment. Je jure solennellement d'être fidèle à mon amie intime, Diana Barry, tant que dureront le soleil et la lune. Maintenant, à ton tour de le faire en disant mon nom. » 253

Diana répéta le serment, qu'elle ponctua d'un éclat de rire. Puis, elle dit : « Tu es une fille spéciale, Anne. J'ai déjà entendu dire que tu étais spéciale. Mais je crois que je vais vraiment bien t'aimer. » Lorsque Marilla et Anne rentrèrent chez elles, Diana les accompagna jusqu'au pont de rondins. Les deux fillettes marchaient bras dessus bras dessous. Au ruisseau, elles se séparèrent en se promettant à plusieurs reprises de passer l'après-midi suivant ensemble. « Alors, as-tu trouvé Diana à ton goût ? » s'enquit Marilla tandis qu'elles traversaient ensemble le jardin des Pignons Verts. « Oh oui, soupira Anne béatement, sans remarquer le sarcasme de Marilla. Oh, Marilla, je suis la fille la plus heureuse de l'Île-du254

Prince-Édouard en cet instant précis. Je vous promets de dire mes prières avec ferveur ce soir. Demain, Diana et moi allons construire une cabane dans le bosquet de bouleaux de M. William Bell. Me laisserez-vous utiliser ces morceaux de porcelaine cassés qui sont remisés dans le bûcher ? Diana est née au mois de février, et moi en mars. Ne trouvez-vous pas que c'est une coïncidence bien étrange ? Diana va me prêter un livre à lire. Elle dit qu'il est absolument splendide et terriblement palpitant. Elle va me montrer un endroit dans les bois où poussent des fritillaires. Ne trouvezvous pas que Diana a un regard très intense ? J'aimerais avoir un regard intense. Diana va m'apprendre à chanter une chanson appelée « Nelly au val des noisetiers ». Elle va me donner une image que je pourrai accrocher dans ma chambre ; c'est une image d'une beauté parfaite, a-t-elle dit − une belle dame dans une 255

robe de soie bleu clair. C'est un vendeur de machines à coudre qui la lui a donnée. J'aimerais avoir quelque chose à donner à Diana. Je suis plus grande que Diana d'un peu plus de deux centimètres, mais elle est plus potelée que moi : elle dit qu'elle aimerait être fine, car c'est beaucoup plus gracieux, mais j'ai bien peur qu'elle n'ait dit cela que pour ne pas me faire de peine. Un jour, nous irons à la plage pour ramasser des coquillages. Nous avons décidé de baptiser la source près du pont de rondins du nom de Bain des Dryades. N'est-ce pas un nom d'un grand raffinement ? Je me rappelle avoir lu une histoire, un jour, où une source portait ce nom. Une dryade est une sorte de fée adulte, je pense. » « Eh bien, tout ce que j'espère, c'est que tu n'assommeras pas Diana avec tous tes bavardages, dit Marilla. Mais avant de te 256

lancer dans des projets, n'oublie pas, Anne, que tu ne vas pas passer tout ton temps à jouer. Tu auras du travail à faire et il faudra t'en acquitter avant toute chose. » Si Anne nageait déjà dans le bonheur, Matthew ne fit que l'y plonger davantage. Il venait de rentrer d'une excursion à Carmody pour y faire des achats. D'un air mystérieux, il sortit un petit paquet de sa poche et le tendit à Anne, tout en s'excusant d'avance auprès de Marilla par un petit regard penaud. « Je t'ai entendue dire que tu aimais les chocolats, alors je t'en ai ramené quelques-uns », dit-il. « Hmm, grommela Marilla. Tu vas abîmer tes dents et ton estomac. Voyons, ma petite, ne prends pas cet air affligé. Tu peux les manger, 257

puisque Matthew te les as achetés. Il aurait mieux fait de te ramener des pastilles à la menthe. Elles sont plus saines. Ne va pas te rendre malade en les mangeant toutes d'un seul coup. » « Oh, non, certainement pas, s'exclama Anne. Je n'en mangerai qu'une ce soir, Marilla. Et j'aimerais en donner la moitié à Diana, est-ce possible ? L'autre moitié sera deux fois plus savoureuse si je lui en donne un peu. C'est fabuleux de penser que j'ai quelque chose à lui donner. » « Il faut dire, fit Marilla une fois qu'Anne fut montée dans sa chambre, que cette enfant n'est pas avare. J'en suis ravie, car de tous les défauts, c'est l'avarice que je déteste le plus chez un enfant. Bonté divine, cela ne fait que trois semaines qu'elle est ici et j'ai l'impression 258

qu'il n'en a jamais été autrement. Je n'imagine pas cet endroit sans elle. Voyons, Matthew, ne me regarde pas d'un air de "je te l'avais bien dit". C'est déjà bien assez désagréable de la part d'une femme, mais venant d'un homme c'est intolérable. J'avoue déjà de bonne grâce que je suis contente d'avoir accepté de garder cette enfant et que je commence à l'apprécier, alors n'en rajoute pas, Matthew Cuthbert. »

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CHAPITRE XIII Les joies de l'attente « Anne devrait déjà être rentrée pour faire sa couture », s'exclama Marilla en regardant la pendule, avant de sortir de la maison. C'était un chaud après-midi du mois d'août et tout semblait engourdi, en proie à la torpeur. « Cela fait plus d'une demi-heure qu'elle aurait dû cesser ses jeux avec Diana ; tiens, la voilà perchée sur le tas de bois en grande conversation avec Matthew, jacassant tant et plus, alors qu'elle sait pertinemment qu'elle devrait être au travail à l'heure qu'il est. Et bien sûr, il est pendu à ses lèvres comme un nigaud. Je n'ai jamais vu un homme aussi entiché de quelqu'un. Plus ses histoires défilent, sans queue ni tête, et plus il y prend un plaisir 260

évident. Anne Shirley, viens ici tout de suite, m'entends-tu ? » Une série de petits coups frappés contre le carreau de la fenêtre ouest fit accourir Anne, ventre à terre, les yeux brillants et les joues légèrement rosées. Ses cheveux lâchés volaient derrière elle comme un torrent aux couleurs vives. « Oh, Marilla, s'exclama-t-elle à bout de souffle. Il va y avoir un pique-nique la semaine prochaine, à l'école du dimanche − dans le pré de M. Harmon Andrews, juste à côté du Lac Chatoyant. Mme Bell, qui supervise l'évènement, et Mme Rachel Lynde vont faire de la crème glacée − songez-y, Marilla − de la crème glacée ! Et, oh, Marilla, pourrai-je y aller ? »

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« Anne, regarde la pendule s'il te plaît. À quelle heure t'ai-je demandé de rentrer ? » « À deux heures − mais n'est-ce pas merveilleux, ce pique-nique, Marilla ? S'il vous plaît, puis-je y aller ? Oh, je ne suis jamais allée à un pique-nique − j'en ai rêvé, mais je n'y suis jamais − » « C'est cela, je t'ai demandé de rentrer à deux heures. Et il est trois heures moins le quart. J'aimerais savoir pourquoi tu ne m'as pas obéi, Anne. » « J'en avais bien l'intention, Marilla, je vous l'assure. Mais vous n'avez pas idée à quel point les Terres Oisives sont fascinantes. Et puis, bien sûr, il a fallu que je parle à Matthew du pique-nique. Matthew m'écoute si volontiers. Je vous en prie, pourrai-je y aller ? » 262

« Tu vas devoir apprendre à ne plus te laisser tenter par ces Terres-je-ne-sais-quoi, quel que soit le nom que tu leur donnes. Quand je te dis que tu dois rentrer à une heure précise, je t'attends à cette heure et non pas une demiheure plus tard. Et tu n'es pas obligée de discuter en chemin avec tous ceux qui voudront bien t'écouter. Quant au pique-nique, tu peux évidemment y aller. Tu étudies à l'école du dimanche, et je ne vais pas t'empêcher de t'y rendre alors que toutes les fillettes y seront. » « Mais − mais, bredouilla Anne, Diana dit que tout le monde doit apporter un panier de nourriture. Je ne sais pas cuisiner, Marilla, vous le savez, et − et − si cela ne me dérange pas vraiment d'aller au pique-nique sans manches bouffantes, je me sentirais terriblement humiliée si je devais y aller sans panier. Je ne cesse d'y penser depuis que Diana me l'a dit. » 263

« Eh bien, ce n'est pas la peine d'y penser plus longtemps. Je te cuisinerai un panier. » « Oh, très chère, très gentille Marilla. Oh, vous êtes si bonne avec moi. Oh, je vous en suis si reconnaissante. » Une fois qu'elle eut terminé avec ses « oh », Anne se jeta avec transport dans les bras de Marilla et l'embrassa sur sa joue sèche. C'était la première fois de toute sa vie que des lèvres d'enfants touchaient volontairement le visage de Marilla. Une fois de plus, elle fut émue par cette soudaine sensation si délicieuse. Au fond d'elle-même, elle était profondément touchée par l'élan d'affection d'Anne, et c'est sans doute la raison pour laquelle elle lui lança brutalement : « C'est bon, c'est bon, assez de ces 264

embrassades idiotes. J'aimerais mieux te voir t'atteler avec application à tes devoirs. Quant à la cuisine, je vais commencer à te donner des leçons dans les prochains jours. Mais tu es si tête en l'air, Anne, que j'attendais de voir avant si tu te calmerais un peu et si tu apprendrais à te concentrer. En cuisine, tu dois rester rivée à ce que tu fais et ne pas laisser les choses en suspens pour laisser vagabonder tes pensées sur les miracles de la création. Maintenant, sors ton patchwork7 et termine ton carré avant l'heure du thé. » « Je n'aime pas le patchwork, dit Anne d'un ton triste en allant chercher son panier de travail avant de s'asseoir en soupirant devant un agglomérat de losanges rouges et blancs. Je pense que certains travaux de couture doivent être agréables ; mais il n'y a aucune place pour l'imagination dans le patchwork. C'est juste une 265

couture après l'autre, sans que cela n'ait jamais aucun sens. Mais bien sûr, je préfère être Anne des Pignons Verts qui coud un patchwork, plutôt qu'Anne d'on ne sait où qui n'a rien d'autre à faire que de jouer. J'aimerais bien que le temps passe aussi vite quand je couds mon patchwork que quand je joue avec Diana. Oh, nous passons des moments si charmants, Marilla. C'est moi qui dois faire tout le travail d'imagination, mais je suis douée pour cela. Diana est tout simplement parfaite dans tous les autres domaines. Tu vois cette petite langue de terre de l'autre côté du ruisseau, qui sépare notre ferme et celle de M. Barry. Elle appartient à M. William Bell, et à l'angle de ce terrain, il y a un petit bosquet de bouleaux blancs − c'est l'endroit le plus romantique qui soit, Marilla. Diana et moi y avons bâti notre cabane. Nous avons nommé cet endroit les Terres Oisives. N'est-ce pas un nom poétique 266

? Je vous assure qu'il m'a fallu du temps pour l'inventer. Je suis restée éveillée pendant presque toute une nuit avant d'en avoir l'idée. Puis, juste comme je trouvais le sommeil, elle m'est venue comme une inspiration. Diana a été émerveillée quand elle a entendu ce nom. Nous avons arrangé notre maison avec goût et raffinement. Il faut que vous veniez la voir, Marilla − vous viendrez ? Nous avons de grandes pierres recouvertes de mousse qui nous servent de sièges, et les étagères sont des planches passées entre deux arbres. Nous y disposons toute notre vaisselle. Bien sûr, ce sont des assiettes cassées, mais il n'est rien de plus aisé que de les imaginer en un seul morceau. Une assiette en particulier est de toute beauté, avec du lierre rouge et jaune dessiné dessus. Nous la gardons dans le salon, c'est là que se trouve aussi le verre des fées. Le verre des fées est magnifique, comme dans un 267

rêve. Diana l'a trouvé dans les bois derrière leur poulailler. Il est plein d'arcs-en-ciel − mais de tout petits arcs-en-ciel qui n'ont pas encore grandi − et la mère de Diana lui a dit que c'était le morceau brisé d'une ancienne lampe suspendue. Nous préférons nous imaginer que ce sont des fées qui l'ont perdu un soir de bal, c'est pourquoi nous l'avons appelé le verre des fées. Matthew va nous fabriquer une table. Oh, nous avons donné un nom à cette petite mare ronde, dans le champ de M. Barry, c'est l'Étang du Saule. J'ai trouvé ce nom dans le livre que Diana m'a prêté. C'était un livre exaltant, Marilla. L'héroïne avait cinq amants. Moi, un seul me suffirait, pas vous ? Elle était très belle et elle traversait de terribles épreuves. Elle s'évanouissait pour un rien. J'aimerais savoir m'évanouir si facilement, pas vous, Marilla ? C'est si romantique. Mais je suis en excellente santé, pourtant, aussi maigre que je 268

sois. J'ai tout de même l'impression que je me remplume. Vous ne trouvez pas ? Je regarde mes coudes tous les matins en me levant pour voir si j'y trouve de petits plis charmants. Diana va avoir une nouvelle robe, avec des manches qui descendent jusqu'au coude. Elle va la porter au pique-nique. Oh, j'espère que mercredi prochain, tout se passera bien. Je ne supporterais pas le poids de la déception si un contretemps m'empêchait d'aller à ce piquenique. Je suppose que j'y survivrais, mais je suis certaine d'en souffrir toute ma vie. Et même si je me rendais à une centaine de piqueniques par la suite, cela n'y changerait rien ; ils ne remplaceraient pas celui que j'aurais raté. Ils mettront des bateaux sur le Lac Chatoyant − et il y aura de la crème glacée, mais je vous l'ai déjà dit. Je n'ai jamais goûté à la crème glacée. Diana a essayé de m'expliquer comment c'était, mais je suis sûre que la crème glacée fait partie 269

des choses qui dépassent l'imagination. » « Anne, cela fait dix minutes que tu parles sans discontinuer, si j’en crois l’horloge, dit Marilla. Maintenant, juste par curiosité, essaie de retenir ta langue pendant la même durée. » Anne se tut comme on le lui avait demandé. Mais pendant le reste de la semaine, le piquenique occupa toutes ses conversations, ses pensées et ses rêves. Le samedi fut une journée pluvieuse et elle entra dans une transe qui ne la quitta pas tant elle avait peur qu'il plût jusqu'au mercredi. Marilla dut lui faire coudre un autre carré à son patchwork pour lui calmer les nerfs. Le dimanche, Anne confia à Marilla, alors qu'elles revenaient de l'église, que des frissons d'excitation l'avaient parcourue lorsque le 270

pasteur avait annoncé le pique-nique depuis la chaire. « Un frisson est remonté le long de mon dos, Marilla ! Je ne crois pas avoir vraiment pris conscience avant cet instant précis qu'il allait bel et bien y avoir un pique-nique. Je ne pouvais m'empêcher de craindre avoir tout imaginé. Mais quand un pasteur annonce quelque chose sur son estrade, on ne peut que le croire. » « Tu prends les choses trop à cœur, Anne, dit Marilla en soupirant. J'ai bien peur que tu te réserves ainsi bien des déceptions au cours de ton existence. » « Oh, Marilla, l'attente représente la moitié du plaisir, s'exclama Anne. Vous n'obtenez peutêtre pas la chose en question, mais rien ne peut 271

vous priver du bonheur de l'attendre avec impatience. Mme Lynde dit : "Heureux sont ceux qui n'espèrent rien, car ainsi ils ne sont pas déçus." Mais je pense qu'il est pire de ne rien attendre que d'être déçu. » Ce jour-là, Marilla portait sa broche d'améthyste à l'église, comme à l'accoutumée. Marilla portait toujours sa broche d'améthyste à l'église. Cela aurait été pour elle un sacrilège que de ne pas la mettre − aussi grave que d'oublier sa Bible ou l'argent de la quête. Cette broche en améthyste était la chose la plus précieuse que possédait Marilla. Un oncle marin l'avait offerte à sa mère qui, à son tour, l'avait léguée à Marilla. Elle était de forme ovale comme cela se faisait autrefois et renfermait une mèche de cheveux de sa mère. Sa bordure était ornée d'améthystes raffinées. Marilla s'y connaissait trop peu en pierres 272

précieuses pour savoir à quel point ces améthystes étaient finement taillées, mais elle les trouvait fort belles et prenait toujours un grand plaisir à arborer leur éclat violet sur sa poitrine, par-dessus sa robe de satin brun du dimanche, même si elle ne pouvait pas les voir. Anne avait été frappée d'une admiration indicible lorsqu'elle avait vu la broche pour la première fois. « Oh, Marilla, cette broche est d'une élégance parfaite. Je me demande comment vous pouvez prêter attention au sermon ou aux prières alors que vous la portez. Moi, je ne le pourrais pas, j'en suis convaincue. Je trouve les améthystes ravissantes. Autrefois, je croyais que les diamants ressemblaient à cela. Il y a longtemps, avant d'avoir vu un diamant, j'essayais d'imaginer à quoi ils ressemblaient quand je 273

lisais des passages qui les évoquaient. Je me les figurais comme de belles pierres violettes. Quand j'ai réellement vu un diamant serti sur la bague d'une dame, un jour, ma déception était si grande que j'en ai pleuré. Bien sûr, c'était très joli, mais ce n'était pas l'idée que je me faisais d'un diamant. Me laisserez-vous tenir votre broche une minute, Marilla ? Pensez-vous que les améthystes sont en réalité les âmes des violettes ? »

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CHAPITRE XIV Les aveux d'Anne Le lundi soir précédant le pique-nique, Marilla descendit de sa chambre, la mine perplexe. « Anne, dit-elle à la petite fille occupée à écosser des petits pois sur la table propre en chantant "Nelly au val des noisetiers", avec un entrain qui rendait honneur aux enseignements de Diana. As-tu vu ma broche d'améthyste ? Je croyais l'avoir accrochée à ma pelote à aiguilles en rentrant de l'église hier soir, mais je ne la trouve nulle part. » « Je − je l'ai vue cet après-midi, alors que vous étiez aux œuvres de charité, dit Anne lentement. Je passais devant votre porte quand 275

je l'ai aperçue sur la pelote, alors je suis entrée pour la regarder. » « Tu l'as touchée ? » demanda sèchement Marilla. « Ou−oui, admit Anne. Je l'ai décrochée et je l'ai épinglée sur ma poitrine, juste pour voir l'air que cela me donnerait. » « Tu n'as pas le droit de toucher aux affaires qui ne t'appartiennent pas. C'est très mal pour une petite fille de mettre son nez partout. Tu n'aurais pas dû entrer dans ma chambre sans ma permission, et tu n'aurais pas dû toucher cette broche qui n'était pas à toi. Où l'as-tu mise ? » « Oh, je l'ai reposée sur la console. Je ne l'ai même pas gardée une minute. Sincèrement, je ne cherchais pas à fouiller, Marilla. Je n'ai pas 276

pensé à mal en entrant pour essayer la broche ; mais maintenant, je comprends que c'était mal et je ne recommencerai plus. On peut me reconnaître cette qualité. Je ne fais jamais deux fois la même bêtise. » « Tu ne l'as pas reposée, dit Marilla. Cette broche ne se trouve nulle part sur la console. Tu as dû la sortir de la chambre, je ne vois pas d'autre explication, Anne. » « Mais si, je l'ai reposée, fit Anne précipitamment − sur un ton que Marilla trouva bien effronté. Mais je ne me souviens pas si je l'ai épinglée sur la pelote à aiguilles ou si je l'ai posée sur le plateau de porcelaine. Pourtant, je suis absolument sûre de l'avoir reposée. » « Je vais aller regarder à nouveau, dit Marilla, clémente. Si tu as reposé cette broche, alors 277

elle y est toujours. Si ce n'est pas le cas, je saurai que tu ne l'as pas reposée, c'est aussi simple que cela ! » Marilla remonta dans sa chambre et effectua une recherche méthodique. Non seulement regarda-t-elle sur la console, mais à tous les autres endroits où elle pensait que la broche pouvait se trouver. Elle ne la trouva nulle part et redescendit à la cuisine. « Anne, la broche a disparu. D'après tes dires, tu es la dernière personne à l'avoir tenue dans tes mains. Alors, qu'en as-tu fait ? J'exige la vérité. L'as-tu sortie de la chambre et l'as-tu perdue ? » « Non, pas du tout, dit Anne avec ferveur en soutenant sans ciller le regard furieux de Marilla. Je n'ai jamais sorti la broche de votre 278

chambre, c'est la pure vérité, j'en mettrais ma tête sur le billot − bien que je ne sois pas sûre de la signification exacte de ce mot. Voilà tout, Marilla. » Dans la bouche d'Anne, « voilà tout » venait simplement ponctuer son affirmation, mais Marilla l'interpréta comme une marque de défi. « Je crois que tu me racontes des mensonges, Anne, dit-elle fermement. J'en suis certaine. Alors, je te prie, n'ouvre plus la bouche sauf pour me dire la vérité. Monte dans ta chambre et restes-y jusqu'à ce que tu sois prête à tout m'avouer. » « Dois-je prendre les petits pois avec moi ? » demanda Anne timidement. « Non, je vais finir de les écosser moi-même. Maintenant, obéis. » 279

Une fois qu'Anne fut partie, Marilla s'absorba dans ses corvées de la soirée, l'esprit perturbé au plus haut point. Elle s'inquiétait pour sa broche précieuse. Et si Anne l'avait perdue ? Que cette enfant eût nié la vérité, alors qu'il était évident que c'était elle la fautive, était intolérable ! En affichant une mine aussi innocente, qui plus est ! « J'ignore ce que j'aurais dû faire pour éviter cela, songeait Marilla tout en écossant fébrilement les petits pois. Bien sûr, je ne pense pas qu'elle ait cherché à me la voler, non, rien de ce genre. Elle l'aura simplement prise pour jouer ou pour alimenter son imagination fertile. Elle me l'a prise, c'est évident, car personne n'est entré dans cette chambre entre le moment où elle s'y est rendue, si j'en crois ce qu'elle dit, et le moment où j'y suis montée ce soir. Et la broche a disparu, il n'y a aucun doute là280

dessus. Je suppose qu'elle l'aura perdue et qu'elle craint de me l'avouer de peur d'être punie. Je suis atterrée par ses mensonges. C'est bien plus grave encore que ses sautes d'humeur. C'est une responsabilité effrayante que d'avoir sous son toit un enfant à qui vous ne pouvez faire confiance. Qu'elle se révèle capable de fourberie et de tromperie, voilà qui me cause bien plus de souci que la perte de ma broche. Si seulement elle avait dit la vérité à ce sujet, je ne me ferais pas autant de mauvais sang. » Marilla se rendit plusieurs fois dans sa chambre au cours de la soirée pour chercher à nouveau la broche, en vain. Sa visite du soir au pignon est se révéla elle aussi infructueuse. Anne niait toujours savoir quoi que ce fût à propos de la broche, mais cela ne fit que renforcer Marilla dans sa conviction que la petite était coupable. 281

Elle raconta toute l'histoire à Matthew, le matin suivant. Matthew en fut abasourdi et troublé ; il ne pouvait se résoudre à perdre la confiance qu'il plaçait en Anne, mais il était bien forcé d'admettre que les circonstances ne jouaient pas en sa faveur. « Es-tu sûre qu'elle n'a pas roulé sous la console ? » fut-il seulement capable de suggérer. « J'ai déplacé le meuble, j'ai retiré les tiroirs et j'ai regardé dans chaque rainure et chaque recoin, affirma Marilla. La broche a disparu. Cette enfant l'a prise, et maintenant elle me ment. C'est là toute la vérité, aussi laide qu'elle puisse paraître, Matthew Cuthbert, et nous ferions mieux de voir les choses en face. » « Eh bien, alors que vas-tu faire maintenant ? » 282

demanda Matthew, tout triste, mais plutôt soulagé que ce soit Marilla et non lui qui ait à régler cette affaire. Cette fois, il n'avait aucune envie de s'en mêler. « Elle va rester dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle avoue, dit avec sévérité Marilla, qui se souvenait du succès de cette méthode la fois précédente. Puis, nous aviserons. Nous parviendrons peut-être à retrouver la broche si seulement elle nous dit où elle l'a portée ; mais dans tous les cas, elle devra être vertement punie, Matthew. » « Eh bien, eh bien c'est toi qui devras la punir, dit Matthew en attrapant son chapeau. Je n'ai rien à voir avec tout cela, n'oublie pas. C'est toi qui me l'a demandé. » Marilla se sentait abandonnée de tous. Elle ne 283

pouvait même pas se rendre chez Mme Lynde pour obtenir des conseils. Elle monta au pignon est, la mine grave, et en sortit le visage encore plus fermé. Anne avait catégoriquement refusé d'avouer. Elle persistait à affirmer qu'elle n'avait pas pris la broche. De toute évidence, l'enfant avait pleuré et Marilla sentit la pitié lui étreindre le cœur, sentiment qu'elle s'empressa de réprimer. Le soir venu, elle était, comme elle le disait elle-même, « lessivée ». « Tu vas rester dans cette chambre jusqu'à ce que tu avoues, Anne. J'aime autant te prévenir », dit-elle avec fermeté. « Mais le pique-nique a lieu demain, Marilla, s'exclama Anne. Vous n'allez tout de même pas m'empêcher d'y aller ! Vous me laisserez sortir juste pour l'après-midi, n'est-ce pas ? Après, je resterai enfermée ici aussi longtemps que vous 284

voudrez, et avec joie, même. Mais je dois me rendre au pique-nique. » « Tu n'iras ni au pique-nique, ni nulle part, à moins de tout avouer, Anne. » « Oh, Marilla », se récria Anne. Mais Marilla était sortie en refermant la porte. Le mercredi matin s'avéra aussi clair et ensoleillé que s'il s'était volontairement préparé pour le pique-nique. Les oiseaux gazouillaient autour des Pignons Verts ; les lis blancs du jardin diffusaient des senteurs parfumées qui, portées par des vents invisibles, pénétraient dans la maison par chaque porte et chaque fenêtre avant de flotter dans les pièces et les couloirs tels des esprits bienfaisants. Les bouleaux dans le vallon agitaient joyeusement les mains, comme s'ils attendaient les rituelles 285

salutations matinales d'Anne depuis le pignon est. Mais Anne n'était pas à la fenêtre. Lorsque Marilla lui apporta son petit déjeuner à l'étage, elle trouva l'enfant assise bien droite sur son lit, la mine pâle et déterminée. Ses lèvres étaient pincées et ses yeux étincelaient. « Marilla, je suis prête à tout avouer. » « Ah ! » Marilla posa son plateau. Une fois de plus, sa méthode avait porté ses fruits ; mais son succès lui semblait amer. « J'écoute ce que tu as à me dire, Anne. » « J'ai pris la broche d'améthyste, dit Anne, comme si elle récitait une leçon apprise par cœur. Je l'ai prise, comme vous l'aviez deviné. Je n'avais pas l'intention de la prendre quand je suis entrée. Mais elle était si belle, Marilla, quand je l'ai épinglée à ma poitrine, que je me 286

suis sentie happée par une tentation irrésistible. Je me suis imaginé à quel point ce serait exaltant de l'emmener aux Terres Oisives avec moi. Il serait alors si facile de me prendre pour Lady Cordelia si j'avais une véritable broche en améthystes sur moi. Diana et moi nous étions fabriqué des colliers de baies rouges, mais que sont les baies rouges comparées aux améthystes ? Alors j'ai pris la broche. J'ai pensé pouvoir la reposer avant que vous ne rentriez. Je suis descendue par la route pour prendre tout mon temps. Alors que je franchissais le pont qui enjambe le Lac Chatoyant, j'ai décroché la broche pour la regarder à nouveau. Oh, comme elle brillait sous la lumière du soleil ! C'est alors que, tandis que je me penchais par-dessus le parapet, elle m'a échappé des mains − comme ceci − et elle est tombée, tombée, tombée, et j'ai vu ses éclats violets scintiller dans les eaux 287

profondes du Lac Chatoyant, où elle repose à jamais. Et ce sont là tous les aveux que je puisse vous faire, Marilla. » Marilla sentit une rage soutenue l'envahir. Cette enfant, qui avait dérobé sa précieuse broche en améthyste et la lui avait perdue, était assise là, calmement, en train de réciter les détails de son forfait sans montrer le moindre signe de regret ou de repentance. « Anne, c'est effroyable, dit-elle en essayant de garder son calme. Tu es la petite fille la plus méchante que je connaisse. » « Oui, vous devez avoir raison, acquiesça Anne sereinement. Et je sais que je mérite une punition. Ce sera votre devoir que de me punir, Marilla. Vous pourriez même vous en charger dès à présent, car j'aimerais aller au pique288

nique l'esprit tranquille. » « Aller au pique-nique, ai-je bien entendu ? Tu n'iras à aucun pique-nique aujourd'hui, Anne Shirley. Ce sera ta punition. Et pourtant, ce que tu as fait mériterait une punition deux fois plus dure ! » « Ne pas aller au pique-nique ! » Anne bondit sur ses pieds et saisit la main de Marilla. « Mais vous m'aviez promis que j'irais ! Oh, Marilla, je dois me rendre à ce pique-nique. C'est pour y aller que j'ai tout avoué. Infligez-moi n'importe quelle punition, mais pas celle-ci. Oh, Marilla, je vous en supplie, je vous en supplie, laissezmoi aller au pique-nique. Songez à la crème glacée ! Il se pourrait très bien que ce soit ma seule chance de goûter un jour à la crème glacée. »

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Marilla dégagea sa main de celle de la fillette avec froideur. « Pas la peine de me supplier, Anne. Tu n'iras pas au pique-nique, et je ne reviendrai pas sur ma décision. Non, pas un mot de plus. » Anne comprit que Marilla ne se raviserait pas. Elle joignit les mains, poussa un hurlement perçant et se jeta à plat ventre sur le lit, pleurant toutes les larmes de son corps et tordue de désespoir, plus abattue et déçue que jamais. « Bonté divine, s'exclama Marilla en se hâtant hors de la chambre. Je crois bien que cette enfant est folle. Aucun enfant un tant soit peu sensé ne réagirait comme elle le fait. Et si elle n'est pas folle, alors c'est une très mauvaise fille. Oh Seigneur, j'ai bien peur que Rachel ait 290

vu juste dès le début. Mais maintenant, je me suis prononcée et je ne reviendrai pas làdessus. » La matinée fut sinistre. Marilla s'abîma dans ses corvées et quand elle eut terminé, elle entreprit de récurer le plancher du porche et les étagères de la laiterie. Ni les étagères ni le plancher n'avaient besoin de tant d’efforts − mais elle s'y attela tout de même. Puis, elle sortit et ratissa la cour. Lorsque le déjeuner fut prêt, elle alla au pied des escaliers et appela Anne. Un visage brouillé de larmes apparut, penché au-dessus de la rampe. « Descends déjeuner, Anne. » « Je n'ai pas envie de manger, Marilla, dit Anne en sanglotant. Je ne pourrais rien avaler. J'ai le 291

cœur brisé. Vous vous en voudrez un jour de me l'avoir brisé, Marilla, mais je vous pardonne. Souvenez-vous, quand le remords viendra, que je vous pardonne. Mais je vous en prie, ne me demandez pas de manger quoi que ce soit, et encore moins du porc bouilli et des légumes verts. Le porc bouilli et les légumes verts sont la nourriture la moins romantique que l'on puisse manger quand on a de la peine. » Exaspérée, Marilla retourna en cuisine et abreuva du récit de ses misères le pauvre Matthew qui, pris entre son sens de la justice et son affection injustifiée pour Anne, s'en trouva très malheureux. « Eh bien, elle n'aurait pas dû prendre la broche, Marilla, ni te raconter des histoires à ce sujet, reconnut-il, le regard éteint posé sur son plat si peu romantique de porc et de 292

légumes verts, comme si, à l'image d'Anne, il considérait que cette nourriture n'était pas appropriée en une telle période de crise. Mais elle est si jeune − si jeune et si passionnée. Ne trouves-tu pas qu'il est particulièrement sévère de l'empêcher d'aller à ce pique-nique alors que c'était son souhait le plus cher ? » « Matthew Cuthbert, tu me stupéfies. Je pense au contraire qu'elle s'en tire plutôt bien. Et elle ne semble pas avoir conscience de la méchanceté de son comportement − c'est ce qui m'inquiète le plus. À la rigueur, si elle était vraiment désolée, ce ne serait pas si grave. Et tu ne sembles pas t'en rendre compte, toi non plus. Tu lui trouves tout le temps des excuses − je le vois bien. » « Eh bien, c'est qu'elle est si jeune, répéta faiblement Matthew. Et nous devrions faire 293

preuve d'indulgence, Marilla. N'oublie pas qu'elle n'a jamais reçu d'éducation. » « Eh bien, justement, elle la reçoit maintenant », rétorqua Marilla. Cette réplique, si elle ne convainquit pas Matthew, lui imposa le silence. La suite du déjeuner fut sinistre. La seule touche de gaieté fut apportée par Jerry Buote, le garçon de ferme, et Marilla ressentit sa bonne humeur comme une insulte personnelle. Une fois la vaisselle faite, son gâteau à la crème confectionné et ses poules nourries, Marilla se souvint qu'elle avait légèrement déchiré son plus beau châle de dentelle noire lorsqu'elle l'avait retiré lundi après-midi en revenant de l'association caritative des dames. Elle décida de le repriser. Le châle se trouvait 294

dans une boîte rangée dans son coffre. Alors que Marilla le soulevait, la lumière du soleil, filtrant à travers l'épaisse vigne vierge qui poussait autour de la fenêtre, se refléta sur un objet accroché au châle − cet objet scintillait de mille éclats de lumière aux teintes violettes. Marilla s'en empara en étouffant un cri. C'était sa broche d'améthyste, suspendue par son fermoir à un fil de dentelle ! « Dieu tout puissant, fit Marilla, interdite. Qu'est-ce que cela signifie ? Voici ma broche, intacte, alors que je la croyais au fond de l'étang des Barry. Mais pourquoi donc cette fillette m'a-t-elle dit l'avoir dérobée et perdue ? Je commence à croire que notre maison est victime d'un enchantement. Maintenant, cela me revient. Lorsque j'ai enlevé mon châle lundi après-midi, je l'ai posé un instant sur la console. Je suppose que c'est ainsi que la 295

broche s'est retrouvée accrochée. Allons donc !» Marilla se précipita vers le pignon est, la broche à la main. Anne, épuisée d'avoir trop pleuré, était à présent assise près de la fenêtre, la mine abattue. « Anne Shirley, fit Marilla d'un ton solennel, je viens juste de découvrir ma broche accrochée sur mon châle de dentelle noire. Je voudrais bien comprendre ce numéro que tu m'as joué ce matin. » « Mais vous m'aviez dit que vous me garderiez enfermée jusqu'à ce que j'avoue, lui répondit Anne d'un ton las. Alors j'ai décidé de tout vous avouer, pour pouvoir me rendre au piquenique près du lac. J'ai inventé des aveux à vous faire hier soir après m'être couchée, et j'ai 296

tâché de les rendre aussi intéressants que possible. Je les ai répétés à plusieurs reprises pour être certaine de ne pas les oublier. Mais malgré tout, vous n'avez pas voulu me laisser aller au pique-nique. Il faut croire que tout ce travail n'aura servi à rien. » Marilla ne put s'empêcher de rire. Mais sa conscience la tourmentait. « Anne, tu es impossible ! Je me suis trompée − je m'en rends bien compte à présent. Je n'aurais pas dû douter de ta parole, car tu ne m'as jamais raconté de mensonges. Bien sûr, tu n'aurais pas dû avouer une erreur que tu n'avais pas commise − c'est très mal. Mais c'est moi qui t'y ai poussée. Alors, si tu veux bien me pardonner, Anne, je te pardonne moi aussi et nous pouvons repartir à neuf. Et maintenant, prépare-toi pour le pique-nique. » 297

Anne bondit comme un boulet de canon. « Oh, Marilla, mais n'est-ce pas trop tard ? » « Non, il n'est que deux heures. Ils commencent tout juste à se rassembler et ils ne prendront le thé que dans une heure. Lave-toi le visage et peigne-toi les cheveux, puis enfile ta robe vichy. Je vais te remplir un panier. Nous avons bien assez de plats déjà prêts dans cette maison. Et je vais demander à Jerry d'atteler la jument et de te conduire à l'endroit du piquenique. » « Oh, Marilla, s'exclama Anne en se précipitant vers sa bassine. Il y a encore cinq minutes j'étais au comble du malheur, je regrettais d'être venue au monde, et voilà que maintenant, je n'échangerais pas même ma place avec un ange !» 298

Ce soir-là, ce fut une Anne parfaitement heureuse et complètement épuisée qui revint aux Pignons Verts, dans une extase indescriptible. « Oh, Marilla, j'ai passé un moment si délectable. Délectable est un mot nouveau que j'ai appris aujourd'hui. J'ai entendu Mary Alice Bell qui l'employait. N'est-il pas très expressif ? Tout était absolument charmant. Le thé était un merveilleux moment, puis M. Harmon Andrews nous a tous emmenés faire un tour en barque sur le Lac Chatoyant − six à la fois. Jane Andrews a failli tomber par-dessus bord. Elle se penchait pour cueillir des nénuphars et, si M. Andrews ne l'avait pas attrapée par la ceinture juste à temps, elle serait tombée et se serait sans doute noyée. J'aurais bien aimé être à sa place. Ce doit être une expérience si romantique. Ce serait un souvenir si palpitant à 299

raconter. Puis nous avons mangé de la crème glacée. Les mots me manquent pour décrire cette crème glacée. Marilla, je vous assure que c'était sublime. » Ce soir-là, alors qu'elle reprisait ses bas, Marilla raconta toute l'histoire à Matthew. « Je suis prête à reconnaître que j'ai commis une erreur, conclut-elle comme si de rien n'était, mais j'ai appris une leçon. Je ne peux m'empêcher de rire quand je pense aux "aveux" d'Anne, même si je ne devrais pas, car cela reste un mensonge. Mais en fin de compte, il ne me paraît pas aussi méchant que celui dont je l'ai accusée, et j'en suis tout aussi responsable. Cette enfant est très difficile à comprendre, à de nombreux égards. Mais je suis convaincue qu'elle deviendra quelqu'un de bien. Et une chose est sûre, personne ne s'ennuiera jamais 300

en sa compagnie. »

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CHAPITRE XV Une tempête dans un verre d'eau « Quelle journée magnifique ! dit Anne en prenant une grande inspiration. N'est-il pas formidable d'être en vie par une journée comme celle-ci. Je plains ceux qui ne sont pas encore nés et qui ne peuvent en profiter. Ils connaîtront peut-être de belles journées, certainement, mais ils n'auront jamais celle-ci. Et c'est encore plus merveilleux de se dire que cette belle journée est celle de l'école, n'est-ce pas ? » « C'est bien plus agréable que de passer par la route ; elle est si poussiéreuse et chaude », dit Diana, pragmatique, tout en jetant un œil dans le sac de son déjeuner. Elle était en train de 302

calculer à combien de bouchées chaque fille aurait droit si elle partageait en dix les trois tartes aux framboises juteuses et appétissantes qu'elle avait là. Les petites filles de l'école d'Avonlea mettaient toujours leurs déjeuners en commun, et manger seule trois tartes à la framboise, ou ne les partager qu'avec sa meilleure amie, aurait immanquablement valu à la coupable d'être taxée d'« affreuse méchante ». Pourtant, une fois que les tartes étaient partagées en dix, il en restait juste assez pour vous mettre l'eau à la bouche. Le chemin qu'Anne et Diana empruntaient pour se rendre à l'école était de toute beauté. Anne se disait que ses trajets pour aller à l'école et en revenir en compagnie de Diana n'auraient pas pu être plus agréables, même en y mettant 303

toute son imagination. Passer par la route principale n'aurait absolument pas été romantique ; mais l'Allée des Amoureux, l'Étang du Saule, le Val des Violettes et le Chemin des Bouleaux, voilà qui l'était incontestablement. L'Allée des Amoureux débutait sous le verger des Pignons Verts et s'enfonçait dans les bois jusqu'au bout de la ferme des Cuthbert. C'était le chemin que l'on empruntait pour mener les vaches aux pâturages et pour ramener du bois de chauffage en hiver. Anne l'avait appelée l'Allée des Amoureux avant même la fin de son premier mois aux Pignons Verts. « Il n'y a pas d'amoureux qui y flânent, expliqua-t-elle à Marilla, mais Diana et moi sommes en train de lire un livre parfaitement magnifique, où il est question d'une Allée des 304

Amoureux. Alors nous aussi, nous voulions avoir la nôtre. Et c'est un très joli nom, ne trouvez-vous pas ? Si romantique ! On peut imaginer des amoureux qui s'y promènent. J'aime cette allée parce qu'on peut y penser à haute voix sans que les gens vous traitent de folle. » Anne partait seule le matin et descendait l'Allée des Amoureux jusqu'au ruisseau. Là, elle retrouvait Diana et elles poursuivaient leur chemin sous la voûte touffue que formaient les érables − « Les érables sont des arbres si affables, disait Anne, ils sont toujours en train de vous murmurer des choses en faisant bruire leur feuillage » − jusqu'à atteindre un pont rustique. Puis elles quittaient le chemin, traversaient le champ qui s'étendait derrière la maison des Barry et dépassaient l'Étang du Saule. Après l'Étang du Saule, c'était le Val des 305

Violettes − un petit fossé verdoyant dans la pénombre des grands bois de M. Andrew Bell. « Bien sûr, on n'y trouve pas de violettes en cette saison, expliqua Anne à Marilla, mais Diana dit qu'elles y poussent par millions au printemps. Oh, Marilla, imaginez que vous les avez sous les yeux ! C'est un spectacle qui me coupe le souffle. Je l'ai appelé le Val des Violettes. Diana dit que je n'ai pas mon pareil pour trouver de jolis noms d'endroits. C'est agréable d'être doué pour quelque chose, vous ne trouvez pas ? Mais Diana a choisi le nom du Chemin des Bouleaux. Elle en avait envie, alors je l'ai laissée faire, mais je suis sûre que j'aurais pu trouver quelque chose de bien plus poétique que le Chemin des Bouleaux. Tout le monde peut inventer un nom pareil. Mais le Chemin des Bouleaux est l'un des endroits les plus jolis au monde, Marilla. »

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C'était vrai. Anne n'était pas la seule à le penser, et tous ceux qui le découvraient par hasard restaient sous le charme. C'était un petit sentier étroit et sinueux qui dévalait en serpentant le raidillon qui passait par les bois de M. Bell, et où la lumière était si tamisée par les nombreux écrans couleur émeraude qu'elle traversait qu'elle y était aussi pure que le cœur d'un diamant. Il était bordé sur toute sa longueur par de jeunes bouleaux frêles, aux troncs blancs et aux branches souples. Des fougères, des bourraches, du muguet sauvage et des touffes écarlates de vigne de Judée y poussaient en abondance. Une douce senteur épicée flottait toujours dans l'air, tandis que le chant des oiseaux se mêlait au murmure amusé du vent dans les branches. Çà et là, vous pouviez apercevoir un lapin traverser juste devant vous, si vous étiez silencieux − chose qui n'arrivait à Anne et Diana que les soirs de 307

pleine lune. Au bas de la vallée, le chemin débouchait sur la route principale et il ne restait plus que la butte aux épicéas avant l'école. L'école d'Avonlea était un bâtiment blanchi à la chaux, aux avant-toits bas et aux fenêtres larges, dont l'intérieur était meublé de bureaux confortables et solides, qui s'ouvraient et se fermaient à l'ancienne mode. Trois générations d'écoliers y avaient gravé leurs initiales et laissé leurs hiéroglyphes. L'école était en retrait par rapport à la route. Derrière s'étendait une sombre forêt de sapins et passait un ruisseau où tous les enfants laissaient leurs bouteilles de lait le matin pour les garder au frais jusqu'à l'heure du déjeuner. Marilla avait vu Anne partir pour l'école le premier jour du mois de septembre avec une certaine appréhension. Anne était une fille si 308

étrange. Comment allait-elle s'entendre avec les autres enfants ? Et comment diable allait-elle réussir à tenir sa langue pendant les heures de classe ? Cependant, les choses se passèrent mieux que Marilla ne l'avait craint. Anne rentra très enthousiaste ce soir-là. « Je crois que je vais aimer l'école d'ici, annonça-t-elle. Je ne sais trop que penser du maître, en revanche. Il passe son temps à recourber sa moustache en faisant les yeux doux à Prissy Andrews. Prissy est grande, vous savez. Elle a seize ans et elle étudie pour l'examen d'entrée de l'Académie Royale de Charlotteville l'année prochaine. Tillie Boulter dit que le maître est fou d'elle. Elle a un joli teint et des cheveux bruns bouclés qu'elle arrange avec élégance. Elle est assise sur le 309

banc du fond et lui aussi va s'y asseoir la plupart du temps − pour lui expliquer ses leçons, soi-disant. Mais Ruby Gillis dit qu'elle l'a vu lui écrire quelque chose sur son ardoise, et quand Prissy l'a lu, elle est devenue rouge comme une pivoine et s'est mise à glousser. Ruby Gillis dit que, d'après elle, cela n'avait rien à voir avec la leçon. » « Anne Shirley, je ne veux pas entendre ces histoires à propos de ton professeur, la reprit vivement Marilla. Tu ne vas pas à l'école pour critiquer le maître. Je suppose qu'il peut t'apprendre quelque chose, à toi, et il est de ton devoir d'apprendre. Et j'aime autant te dire tout de suite que je ne veux pas que tu me racontes des sornettes à son sujet chaque fois que tu rentreras. C'est là quelque chose que je n'encouragerai pas. J'espère que tu t’es bien comportée. » 310

« Oui, tout à fait, dit Anne, sûre d'elle. Ce n'était pas aussi difficile qu'on pourrait le croire. Je suis assise avec Diana. Notre banc est juste à côté de la fenêtre et nous pouvons regarder le Lac Chatoyant en contrebas. Il y a beaucoup de gentilles filles à l'école et c'était délectable de s'amuser avec elles à l'heure du déjeuner. C'est si agréable d'avoir de nombreuses camarades avec qui jouer. Mais bien sûr, je préfère Diana et cela ne changera jamais. J'adore Diana. Je suis terriblement en retard sur les autres. Elles en sont toutes au livre de cinquième année, et je n'en suis qu'au manuel de quatrième. Je trouve que c'est assez humiliant. Mais aucune d'entre elles n'a autant d'imagination que moi, et je n'ai pas tardé à m'en rendre compte. Nous avons étudié la lecture, la géographie, l'histoire du Canada et la dictée aujourd'hui. M. Phillips m'a dit que mon orthographe était honteuse et il a brandi mon 311

ardoise pour que tout le monde puisse la voir, toute raturée. J'étais mortifiée, Marilla ; je trouve qu'il aurait pu se montrer plus poli avec une étrangère. Ruby Gillis m'a donné une pomme et Sophia Sloane m'a prêté une jolie carte rose sur laquelle était écrit : "Viendras-tu chez moi ?" Je dois la lui rendre demain. Et Tillie Boulter m'a laissé porter sa bague de perles tout l'après-midi. Puis-je prendre l'une des perles de la vieille pelote à aiguilles du grenier pour me fabriquer une bague ? Et oh, Marilla, Jane Andrews m'a dit que Minnie MacPherson lui avait dit qu'elle avait entendu Prissy Andrews dire à Sara Gillis que j'avais un très joli nez. Marilla, c'est le premier compliment que l'on me fait de toute ma vie, pouvez-vous imaginer l'étrange sensation que cela a provoquée en moi ? Marilla, est-ce vrai que j'ai un joli nez ? Je sais que vous me direz la vérité. » 312

« Ton nez est très bien », se contenta de répondre Marilla. Au fond, elle trouvait que le nez d'Anne était remarquablement joli ; mais elle n'avait aucune intention de le lui dire. Trois semaines étaient passées depuis, et tout s'était bien déroulé. Aujourd'hui, en cette fraîche matinée de septembre, Anne et Diana descendaient joyeusement le Chemin des Bouleaux. C'étaient les deux petites filles les plus heureuses d'Avonlea. « Je crois que Gilbert Blythe sera à l'école aujourd'hui, dit Diana. Il a rendu visite à ses cousins du Nouveau-Brunswick pendant tout l'été et il n'est revenu que samedi soir. Il est terriblement beau, Anne. Et il taquine atrocement les filles. Il fait de nos vies un enfer. »

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Pourtant, la voix de Diana laissait entendre qu'elle n'était pas si réticente à l'idée de ces taquineries incessantes. « Gilbert Blythe ? fit Anne. N'est-ce pas son nom qui est gravé sur le mur sous le préau, à côté de celui de Julia Bell, avec l'inscription "Annonce" juste au-dessus ? » « Si, dit Diana en secouant la tête. Mais je suis sûre qu'il n'aime pas vraiment Julia Bell. Je l'ai entendu se moquer en disant qu'il pourrait apprendre ses tables de multiplication en calculant ses taches de rousseur. » « Oh, ne me parle pas de taches de rousseur, supplia Anne. Ce n'est pas très délicat, en sachant que j'en ai autant. Mais je pense qu'écrire "Annonce" sur un mur avec le nom d'un garçon et d'une fille est la chose la plus 314

stupide qui soit. Je serais curieuse que quelqu'un ait l'audace d'écrire le mien avec celui d'un garçon. Mais, bien sûr, s'empressa-telle d'ajouter, il est peu probable que cela arrive. » Anne soupira. Si elle ne voulait pas que l'on écrivît son nom, il était tout de même un peu humiliant de savoir qu'il n'y avait aucun risque que cela arrive. « Voyons, dit Diana, dont les yeux noirs et les tresses brillantes avaient fait tant de ravages dans le cœur des écoliers d'Avonlea que son nom figurait sur les murs du préau, associé à une demi-douzaine de noms de garçon. C'est juste pour rire. Et ne sois pas si certaine que ton nom n'apparaîtra jamais. Charlie Sloane est fou de toi. Il a dit à sa mère − sa mère, te rends-tu compte − que tu étais la fille la plus 315

intelligente de l'école. C'est encore mieux qu'être jolie. » « Non, ce n'est pas vrai, dit Anne, féminine dans l'âme. Je préférerais être jolie plutôt qu'intelligente. Et je déteste Charlie Sloane, je ne supporte pas qu'un garçon ait les yeux globuleux. Si quelqu'un inscrit mon nom avec le sien, je ne m'en remettrai jamais, Diana Barry. Mais c'est vrai qu'être en tête de classe est agréable. » « Tu auras Gilbert dans ta classe maintenant, dit Diana, et il a l'habitude d'être le premier. Il n'en est qu'au manuel de quatrième année, bien qu'il ait presque quatorze ans. Il y a quatre ans, son père est tombé malade et a dû partir en Alberta pour sa santé. Gilbert est parti avec lui. Ils y sont restés trois ans et Gil n'est pas vraiment allé à l'école jusqu'à leur retour. Ce ne sera pas 316

si facile de rester en tête de classe à présent, Anne. » « J'en suis ravie, répondit Anne sans hésiter. Je ne tirais pas grande fierté d'être meilleure que des petits de seulement neuf ou dix ans. Je me suis levée hier pour épeler le mot "ébullition". Josie Pye était la première et figure-toi qu'elle trichait en regardant dans son livre. M. Phillips ne l'a pas vue − il regardait Prissy Andrews − mais moi, si. Je lui ai lancé un regard de pur mépris, elle est devenue aussi rouge qu'une tomate. Elle a buté sur tous les mots par la suite. » « Ces filles Pye ne font que tricher, dit Diana, indignée, alors qu'elles escaladaient la clôture longeant la route principale. Gertie Pye est allée poser sa bouteille de lait à la place de la mienne dans le ruisseau hier. Le crois-tu ? Maintenant, 317

je ne lui parle plus. » Tandis que M. Phillips était au fond de la classe pour écouter la récitation de latin de Prissy Andrews, Diana chuchota à Anne : « C'est Gilbert Blythe, assis de l'autre côté de l'allée, Anne. Regarde-le et dis-moi si tu le trouves beau. » Anne obtempéra. Elle eut tout le loisir de le dévisager, car le garçon en question était occupé à punaiser au dossier de sa chaise la longue tresse jaune de Ruby Gillis, qui était assise devant lui. Il était grand, avait des cheveux bruns bouclés et des yeux noisette insolents, et sa bouche esquissait un sourire taquin. À cet instant, Ruby Gillis essaya de se lever pour apporter son addition au maître ; elle retomba sur son siège en poussant un petit cri, 318

croyant que ses cheveux venaient de lui être arrachés. Tout le monde la regarda et M. Phillips lui lança un regard si sévère que Ruby se mit à pleurer. Gilbert avait fait disparaître la punaise et était penché sur son livre d'histoire avec le visage le plus innocent du monde ; mais lorsque l'agitation retomba, il regarda Anne et lui fit un clin d'œil irrésistiblement drôle. « Je trouve que ton Gilbert Blythe est en effet très beau, confia Anne à Diana, mais je crois qu'il est très effronté. Ce ne sont pas là de bonnes manières que de faire un clin d'œil à une étrangère. » Mais les choses sérieuses ne commencèrent pas avant l'après-midi. M. Phillips était retourné au fond de la classe pour expliquer un problème d'algèbre à Prissy 319

Andrews et le reste de la classe faisait comme bon lui semblait. Certains mangeaient des pommes vertes, d'autres encore chuchotaient, dessinaient sur leurs ardoises ou conduisaient le long de l'allée des grillons qu'ils avaient harnachés à l'aide de ficelles. Gilbert Blythe essayait d'attirer l'attention d'Anne Shirley, sans y parvenir. De son côté, Anne avait totalement oublié non seulement l'existence de Gilbert Blythe, mais également celle de tous les autres écoliers d'Avonlea. Le menton dans les mains et les yeux rivés sur les eaux miroitantes du Lac Chatoyant que lui permettait de voir la fenêtre ouest, elle était partie très loin, dans un rêve majestueux où elle ne voyait ni n'entendait rien que ses propres visions merveilleuses. Gilbert Blythe n'avait pas l'habitude, quand il essayait de se faire remarquer par une fille, de voir ses efforts rester vains. Elle devait le 320

regarder, cette Shirley aux cheveux roux, au menton en pointe et aux grands yeux qui ne ressemblaient en rien à ceux des autres écolières d'Avonlea. Gilbert traversa l'allée, attrapa la longue tresse rousse d'Anne et la brandit à bout de bras en lui sifflant à mi-voix : « Poil de carotte ! Poil de carotte ! » Anne tourna alors vers lui un regard plein de rancune ! Elle ne se contenta pas de le fusiller du regard, mais elle bondit sur ses pieds. Ses douces rêveries avaient été brisées en mille morceaux. Elle lança à Gilbert un regard indigné, dont l'étincelle de rage fut aussitôt noyée par des larmes non moins violentes.

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« Tu n'es qu'un garçon mesquin et détestable ! s'exclama-t-elle avec fougue. Comment oses-tu ?» Et soudain − bam ! Anne abattit son ardoise sur la tête de Gilbert et la brisa tout net − l'ardoise, non la tête. Les enfants de l'école d'Avonlea se réjouissaient toujours des scènes de ce genre. Et celle-ci était particulièrement divertissante. Tout le monde poussa un « oh » de plaisir horrifié. Diana tressaillit. Ruby Gillis, qui avait une tendance à l'hystérie, se mit à pleurer. L'équipe de grillons de Tommy Sloane lui échappa des mains tandis qu'il regardait le spectacle, bouche bée. M. Phillips remonta l'allée à grandes enjambées et posa une main lourde sur l'épaule d'Anne. 322

« Anne Shirley, que se passe-t-il ici ? » fit-il avec colère. Anne ne répondit pas. Il aurait fallu qu'elle fût beaucoup plus humble pour accepter de dire devant toute la classe qu'on venait de la traiter de « poil de carotte ». Ce fut Gilbert qui parla courageusement. « C'est de ma faute, M. Phillips. Je l'ai bien cherché. » M. Phillips ne prêta aucune attention à Gilbert. « Je suis atterré de voir l'une de mes élèves faire preuve d'un caractère si épouvantable et d'un esprit si vindicatif, dit-il d'un ton sentencieux, comme si le simple fait d'être l'un de ses élèves dût chasser toute trace de méchanceté du cœur des petits mortels imparfaits qu'il avait en classe. Anne, monte sur l'estrade devant le tableau et restes-y pendant 323

le reste de l'après-midi. » Anne aurait sans hésiter préféré recevoir des coups de fouet plutôt que de se voir infligée une telle punition, qui était d'une terrible violence pour sa sensibilité exacerbée. Le visage livide et fermé, elle s'exécuta. M. Phillips prit une craie et écrivit sur le tableau noir audessus de sa tête : « Ann Shirley a très mauvais caractère. Ann Shirley doit apprendre à contrôler son humeur », puis il lut ces lignes à haute voix de sorte que même les enfants de première année, qui ne savaient pas encore déchiffrer l'écriture manuscrite, puissent les comprendre. Anne resta debout le reste de l'après-midi, l'inscription au-dessus de sa tête. Elle ne pleura pas, ne baissa pas la tête. La rage, toujours 324

vive dans son cœur, la soutenait dans cette épreuve humiliante. Le regard empreint de mépris et les joues rouges de colère, elle affronta sans ciller le regard compatissant de Diana, les hochements de tête indignés de Charlie Sloane et les sourires méchants de Josie Pye. Quant à Gilbert Blythe, elle ne daigna même pas le regarder. Elle ne le regarderait plus jamais ni ne lui adresserait la parole ! À la fin des cours, Anne sortit fièrement, sa tête rousse bien droite. Gilbert Blythe essaya de l'intercepter sous le préau. « Je suis terriblement désolé de m'être moqué de tes cheveux, Anne, murmura-t-il, la mine contrite. Sincèrement. Ne reste pas fâchée contre moi. »

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Anne passa, dédaigneuse, sans le regarder ni même lui montrer qu'elle l'avait entendu. « Oh, comment peux-tu, Anne ? » souffla Diana alors qu'elles s'éloignaient sur la route, d'une voix où se mêlaient reproche et admiration. Diana, elle, sentait qu'elle n'aurait jamais pu résister à la supplique de Gilbert. « Jamais je ne pardonnerai à Gilbert Blythe, dit Anne résolument. Et M. Phillips, lui aussi, a orthographié mon nom sans e. Mon âme est désormais aussi inflexible que l'acier, Diana. » Diana n'avait pas la moindre idée de ce qu'Anne pouvait bien vouloir dire, mais elle comprenait qu'il se tramait quelque chose de terrible. « Il ne faut pas que tu en veuilles à Gilbert de s'être moqué de tes cheveux, dit-elle pour 326

l'apaiser. Tiens, il se moque de toutes les filles. Il reproche aux miens d'être noirs. Il m'a traité de corbeau une bonne douzaine de fois ; et je ne l'ai jamais entendu me demander pardon pour cela, d'ailleurs. » « Il y a une différence énorme entre se faire traiter de corbeau et se faire traiter de poil de carotte, répliqua Anne avec sérieux. Gilbert Blythe a blessé mon amour-propre d’une manière atroce, Diana. » L'affaire en serait probablement restée là sans trop de remous si rien d'autre n'était arrivé. Mais lorsque certains évènements se produisent, il n'est pas rare qu'ils continuent en s'enchaînant. Les écoliers d'Avonlea passaient souvent l'heure du déjeuner à recueillir de la gomme 327

dans le bosquet d'épicéas de M. Bell, sur la colline, de l'autre côté de son vaste pâturage. De là, ils pouvaient garder un œil sur la maison d'Eben Wright, où logeait le maître. Quand ils voyaient M. Phillips en sortir, ils s'élançaient vers l'école ; mais la distance qui les en séparait étant près de trois fois plus longue que l'allée de M. Wright, ils n'y arrivaient toujours, hors d'haleine et pantelants, que trois minutes trop tard. Le lendemain, M. Phillips fut pris par l'une de ses envies subites de réformes et annonça avant de rentrer chez lui pour le déjeuner qu'il souhaitait retrouver tous les élèves à leur place lorsqu'il reviendrait. Ceux qui arriveraient avec du retard recevraient une punition. Tous les garçons, accompagnés de quelques filles, se rendirent au bosquet d'épicéas de M. 328

Bell comme à l'accoutumée, avec la ferme intention d'y rester suffisamment longtemps pour mâcher un peu de gomme. Mais les bosquets sont attirants et les noisettes de gomme séduisantes ; ils firent leur cueillette, s'attardèrent et s'éloignèrent si bien que, comme d'habitude, la première chose qui les rappela à la réalité du temps qui passe fut le cri de Jimmy Glover, poussé depuis la cime d'un vieil épicéa : « Le maître revient ! » Les filles, qui étaient restées au sol, furent les premières à s'élancer et parvinrent à atteindre l'école dans les temps, à une seconde près. Les garçons, qui durent d'abord dégringoler au bas des arbres, arrivèrent en retard. Quant à Anne, elle n'avait que faire de recueillir de la gomme et gambadait joyeusement à l'autre bout du bosquet, enfoncée jusqu'à la taille dans les fougères, fredonnant distraitement, une 329

couronne de fritillaires dans les cheveux, et se prenant pour la déesse champêtre des ombres. Elle fut la plus en retard de tous. Anne courait pourtant comme une gazelle, et elle détala avec une agilité si insolente qu'elle rattrapa les garçons à la porte de l'école et entra avec eux juste au moment où M. Phillips accrochait son chapeau à la patère. L'élan réformateur de M. Phillips était passé. Il ne souhaitait pas se donner la peine de punir une douzaine d'élèves, mais il devait tout de même faire quelque chose pour ne pas porter préjudice à sa crédibilité. Il chercha donc un bouc émissaire, qu'il trouva en la personne d'Anne, qui s'était laissé tomber sur son siège, à bout de souffle, un lis oublié pendu au-dessus de l'oreille lui donnant une apparence particulièrement désinvolte et ébouriffée.

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« Anne Shirley, puisque tu sembles tant aimer la compagnie des garçons, nous allons te faire plaisir cet après-midi, dit-il, sarcastique. Enlève ces fleurs de tes cheveux et assieds-toi avec Gilbert Blythe. » Les autres garçons ricanèrent. Diana blêmit, retira l'épi des cheveux d'Anne et lui serra la main, compatissante. Anne, comme pétrifiée, dévisagea l'instituteur. « As-tu entendu ce que j'ai dit, Anne ? » demanda M. Phillips d'un ton sévère. « Oui, Monsieur, répondit Anne lentement, mais je ne pensais pas que vous étiez sérieux. » « Je peux te l'assurer », répliqua-t-il de ce ton sarcastique que tous les enfants, et Anne la première, avaient en horreur. Il l'avait piquée au vif. « Obéis immédiatement. » 331

Pendant un instant, Anne sembla sur le point de désobéir. Puis, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle ne pouvait rien y faire, elle se leva d'un air hautain et traversa l'allée pour venir s'asseoir à côté de Gilbert Blythe. Là, elle croisa les bras sur le bureau et y enfouit son visage. Ruby Gillis, qui eut le temps de l'apercevoir avant qu'elle ne le cachât, raconta à ses camarades en rentrant de l'école qu'elle « n'avait jamais rien vu de tel − il était livide, couvert d'affreuses petites taches rousses. » Le monde d'Anne venait de s'écrouler. C'était déjà assez humiliant d'être la seule à être punie dans un groupe d'une douzaine de coupables, d'être envoyée s'asseoir à côté d'un garçon, mais que ce garçon fût Gilbert Blythe élevait l'injure à un degré intolérable. Anne se disait qu'elle ne pourrait pas le supporter et qu'il était inutile de cherche à donner le change. Tout son 332

être bouillonnait de honte, de colère et d'humiliation. D'abord, les autres élèves la regardèrent en murmurant. Ils se donnaient des coups de coude et se tournaient sur leurs sièges. Mais comme Anne ne relevait pas la tête et que Gilbert était absorbé de toute son âme dans ses fractions et semblait sourd au monde alentour, ils ne tardèrent pas à revenir à leurs propres devoirs et oublièrent Anne. Lorsque M. Phillips déclara le cours d'histoire terminé, Anne, qui aurait pu prendre un moment de pause, ne bougea pas. M. Phillips, qui était occupé à écrire quelques vers intitulés « À Priscilla » avant de rappeler sa classe, butait sur une rime récalcitrante et ne lui prêta aucune attention. À un moment donné, profitant que personne ne les regardait, Gilbert prit sur son bureau un petit cœur en sucre rose avec, écrits en lettres 333

dorées, les mots « Tu es mignonne », et le glissa sous le coude d'Anne. Anne se redressa alors, attrapa délicatement le cœur rose du bout des doigts, le laissa tomber sur le sol et le réduisit en poudre en l'écrasant avec son talon. Puis elle reprit sa position sans daigner accorder le moindre regard à Gilbert. Lorsque l'école fut terminée, Anne retourna à son bureau et prit tout ce qui s'y trouvait, livres, cahiers, plume et encre, Nouveau Testament8 et manuel de calcul, qu'elle empila sur son ardoise fendue, de manière ostentatoire. « Pourquoi ramènes-tu toutes ces affaires chez toi, Anne ? » s'enquit Diana dès qu'elles se furent mises en route. Elle n'avait pas osé le lui demander plus tôt. « Je ne reviendrai plus à l'école », dit Anne. 334

Diana réprima un cri et dévisagea Anne pour tenter de déceler le fond de sa pensée. « Marilla te laissera-t-elle rester à la maison ? » demanda-t-elle. « Elle n'aura pas le choix, dit Anne. Je ne retournerai jamais à l'école, pas dans la classe de cet homme. » « Oh, Anne ! s'exclama Diana, au bord des larmes. Je te trouve méchante. Que vais-je devenir ? M. Phillips me demandera de m'asseoir avec cette affreuse Gertie Pye − je le sais, parce qu'elle est assise toute seule. Reviens, Anne. » « Pour toi, je ferais presque tout, Diana, dit tristement Anne. J'accepterais qu'on m'arrache les membres un à un si cela pouvait t'être utile. Mais ça, je ne peux pas. S'il te plaît, ne me 335

demande pas de le faire. Tu me brises le cœur. » « Pense à toutes les choses amusantes que tu vas rater, implora Diana. Nous allons construire la plus jolie des cabanes près du ruisseau, nous allons jouer au ballon la semaine prochaine, et tu n'as jamais joué au ballon, Anne. C'est terriblement excitant. Et nous allons apprendre une nouvelle chanson − Jane Andrews est en train de la répéter en ce moment même. Et Alice Andrews va nous apporter un nouveau tome de la série Pansy la semaine prochaine. Nous allons le lire à haute voix tous ensemble, un chapitre à la fois, à côté du ruisseau. Et tu sais à quel point tu aimes lire à haute voix, Anne. » Rien ne pouvait la faire changer d'avis. Elle avait pris sa décision. Elle ne retournerait plus à 336

l'école de M. Phillips, et elle l'annonça à Marilla dès qu'elle rentra à la maison. « Balivernes », dit Marilla. « Ce ne sont pas du tout des balivernes, dit Anne en dardant sur Marilla un regard dur, chargé de reproches. Ne comprenez-vous pas, Marilla ? J'ai été insultée. » « Insultée, allons donc ! Tu iras à l'école demain comme d'habitude. » « Oh, non, fit Anne en secouant doucement la tête. Je n'y retournerai pas, Marilla. J'apprendrai mes leçons à la maison et je serai aussi sage que possible. Je tiendrai tout le temps ma langue si j'y arrive. Mais je ne retournerai pas en classe, je vous l'affirme. » Marilla décela sur le petit visage d'Anne une 337

détermination extraordinairement farouche. Elle comprit qu'elle aurait des difficultés à lui faire entendre raison, mais elle prit le sage parti de ne pas insister pour l'instant. « Je descendrai voir Rachel à ce propos dans la soirée, songea-t-elle. Il est inutile de chercher à raisonner Anne maintenant. Elle est trop bouleversée et je sais à quel point elle peut être têtue quand elle s'y met. D'après ce que je comprends de son récit, M. Phillips n'y est pas allé avec le dos de la cuillère. Mais je dois bien me garder de le lui dire. J'irai demander conseil à Rachel. Elle a envoyé ses dix enfants à l'école, elle doit bien avoir quelque chose à me dire là-dessus. D'ailleurs, d'ici là, on lui aura déjà raconté toute l'histoire. » Marilla trouva Mme Lynde, concentrée sur le dessus-de-lit qu'elle était en train de tricoter. Elle l'accueillit avec bonne humeur. 338

« Je suppose que vous connaissez la raison de ma visite », dit-elle, non sans se sentir un peu gênée. Mme Rachel hocha la tête. « Au sujet du scandale d'Anne à l'école, je devine, dit-elle. Tillie Boulter est passée ici en rentrant chez elle et elle m'a tout raconté. » « Je ne sais que faire avec elle, dit Marilla. Elle a décrété qu'elle ne retournerait pas à l'école. Je n'ai jamais vu une enfant aussi bouleversée. Depuis le début, je m'attendais à ce qu'elle rencontre des problèmes à l'école. Tout se déroulait trop bien, cela ne pouvait pas durer. Elle est si nerveuse. Que me conseilleriez-vous, Rachel ? » « Eh bien, puisque vous me demandez mon conseil, Marilla, dit gentiment Mme Lynde − 339

qui se délectait que l'on vînt lui demander son aide − je commencerais par aller dans son sens, voilà ce que je ferais. Je crois vraiment que M. Phillips était dans son tort. Bien sûr, ce n'est pas quelque chose à dire aux enfants, vous le savez. Et, bien évidemment, il a bien fait de la punir hier pour n'avoir pas su maîtriser sa colère. Mais aujourd'hui, c'était différent. Les autres retardataires auraient dû être tout autant punis qu'elle, voilà tout. Et je ne trouve pas que faire asseoir les filles à côté des garçons pour les punir soit approprié. Ce n'est pas respectueux. Tillie Boulter était scandalisée. Elle a pris la défense d'Anne et m'a dit que tous les élèves avaient fait de même. Anne me semble très populaire auprès des autres enfants. Je n'aurais jamais cru qu'elle s'entendrait si bien avec eux. » « Alors vous pensez vraiment que je devrais la 340

laisser rester à la maison », dit Marilla, abasourdie. « Oui. Si j'étais vous, je ne mentionnerais plus l'école devant elle jusqu'à ce qu'elle en parle d'elle-même. Soyez sûre, Marilla, qu'elle se calmera dans une semaine environ et qu'elle sera alors prête à y retourner de son propre chef, voilà tout, tandis que si vous essayez de la forcer à s'y rendre sur-le-champ, alors Dieu sait dans quel état elle pourrait se mettre, ce qui ne ferait que causer encore plus de remous. Moins de problèmes il y aura, et mieux ce sera, si vous voulez mon avis. Elle ne ratera pas grand-chose de toute façon, pour ce qu'ils y apprennent. M. Phillips est un très mauvais instituteur. Sa méthode est déplorable, vraiment, et il néglige les plus jeunes pour passer tout son temps à préparer les plus grands à intégrer la Royale. Il n'aurait jamais pu 341

enseigner dans cette école une année de plus si son oncle n'avait pas été membre du conseil − le seul membre, pour ainsi dire, car il mène ses deux collègues par le bout du nez, pour sûr. Je vous le dis, je me demande bien où va le système scolaire de cette île. » Mme Rachel secoua la tête, comme pour dire que si elle était responsable du système éducatif de la province, ce dernier serait bien mieux organisé. Marilla suivit le conseil de Mme Rachel et ne prononça plus un mot devant Anne au sujet de l'école. Elle apprenait ses leçons à la maison, s'acquittait de ses corvées et jouait avec Diana dans les crépuscules frais de l'automne pourpre. Mais quand elle croisait Gilbert Blythe sur la route ou qu'elle le rencontrait à l'école du dimanche, elle passait à côté de lui avec un 342

mépris glacial, que ne faisait qu'accentuer le désir évident qu'avait le garçon de l'amadouer. Même les efforts pacificateurs de Diana se révélaient inutiles. Anne semblait avoir pris la décision irrévocable de détester Gilbert Blythe jusqu'à la fin de ses jours. Toutefois, elle mettait autant d'énergie à détester Gilbert qu'elle en mettait à aimer Diana, avec toute la fougue de son petit cœur passionné, vivant avec la même intensité ses amours et ses haines. Un soir, Marilla, qui revenait du verger avec un panier de pommes sous le bras, trouva Anne assise près de la fenêtre est. Elle pleurait à chaudes larmes dans le crépuscule. « Que t'arrive-t-il, Anne ? » demanda-t-elle. « C'est Diana, fit Anne en sanglotant de plus 343

belle. J'aime tellement Diana, Marilla. Je ne peux pas vivre sans elle. Mais je sais très bien que quand nous grandirons, Diana se mariera et partira loin de moi. Et, oh, que ferai-je alors ? Je déteste son époux − je le déteste terriblement. Je me suis déjà tout imaginé − le mariage et tout le reste − Diana vêtue d'une robe immaculée, avec un voile blanc, aussi belle et majestueuse qu'une reine ; et moi, sa demoiselle d'honneur, avec une jolie robe aux manches bouffantes, certes, mais le cœur brisé derrière mon visage souriant. Puis, je devrai dire adieu à Dianaaa − » Sur ces mots, Anne se décomposa et pleura sans aucune retenue. Marilla se détourna pour cacher les spasmes qui agitaient ses traits, mais en vain. Se laissant tomber sur la chaise la plus proche, elle éclata d'un rire si franc et inhabituel que Matthew, qui traversait la cour à ce moment-là, s'arrêta net, 344

abasourdi. Quand pour la dernière fois avait-il entendu Marilla rire ainsi ? « Eh bien, Anne Shirley, dit Marilla une fois qu'elle fut à nouveau capable de parler, si tu dois te trouver des malheurs, pour l'amour du ciel, inventes-en qui soient plus pertinents. Décidément, tu as vraiment une imagination débordante. »

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CHAPITRE XVI La visite de Diana tourne au tragique Octobre était un mois magnifique aux Pignons Verts. Les bouleaux du vallon devenaient aussi dorés que les rayons du soleil et les érables derrière le verger prenaient des teintes rouges majestueuses. Les cerisiers sauvages le long de l'allée se paraient de nuances rouge sombre et vert de bronze, tandis que, dans les champs, le regain s'abandonnait au soleil. Anne était enchantée du monde coloré qui l'entourait. « Oh, Marilla, s'exclama-t-elle un samedi matin, en arrivant d'un pas dansant et les bras 346

chargés de rameaux somptueux. Je suis si heureuse de vivre dans un monde où les mois d'octobre existent. Ce serait terrible si nous passions directement de septembre à novembre, ne trouvez-vous pas ? Regardez ces branches d'érable. Ne vous donnent-elles pas le frisson − plusieurs frissons, même ? Je vais en décorer ma chambre. » « Quel désordre, dit Marilla, dont le sens esthétique n'était guère développé. Tu encombres trop ta chambre avec toutes ces choses que tu ramènes de l'extérieur, Anne. Les chambres sont faites pour dormir. » « Oh, et rêver aussi, Marilla. Et vous savez que l'on rêve tellement mieux dans une chambre remplie de jolies choses. Je vais disposer ces branches dans le vieux pot bleu que je poserai sur ma table. » 347

« Bon, mais prends soin de ne pas laisser tomber de feuilles dans les escaliers. Je me rends cet après-midi à une réunion de mon association de charité, à Carmody, Anne, et je ne rentrerai probablement pas avant la nuit. Tu vas devoir préparer le dîner de Matthew et de Jerry, alors cette fois, n'oublie pas de mettre le thé à infuser avant de passer à table, comme la dernière fois. » « C'était une terrible erreur, s'excusa Anne, mais c'était l'après-midi où j'essayais de trouver un nom pour le Val des Violettes, et je ne pouvais penser à rien d'autre. Matthew s'est montré si clément. Il ne m'a même pas grondée. Il a fait le thé lui-même et il a dit que nous pouvions attendre un peu. Et je lui ai raconté un joli conte de fées en attendant, pour qu'il ne trouve pas le temps long. C'était un très beau conte, Marilla. J'avais oublié la fin, alors 348

j'en ai inventé une et Matthew a dit qu'il n’aurait pas su dire où était la transition. » « Matthew ne s'offusquerait même pas, Anne, s'il te prenait l'envie de te lever et de prendre ton dîner au beau milieu de la nuit. Mais garde tes fantaisies pour toi, cette fois. Et − je ne sais pas si je fais bien de te proposer cela − tu risques de t'en trouver encore plus étourdie que d'habitude − tu peux inviter Diana à venir passer l'après-midi avec toi et prendre le thé ici, si tu le souhaites. » « Oh, Marilla ! Anne joignit les mains. C'est si merveilleux ! Vous êtes capable d'imagination, en fin de compte, sinon vous n'auriez jamais compris à quel point j'en avais envie. Ce sera si agréable, nous aurons l'impression d'être des adultes. Je ne risque pas d'oublier de mettre le thé à infuser si j'ai une invitée. Oh, Marilla, 349

puis-je me servir du service à thé avec des boutons de rose ? » « Non, juste ciel ! Le service à thé avec des boutons de rose ! Et puis quoi, encore ? Tu sais que je ne m'en sers que lorsque je reçois le pasteur ou l'association de charité. Vous prendrez le thé dans le vieux service brun. Mais tu peux ouvrir le petit bocal jaune de cerises en conserve. Il est temps de le consommer, de toute façon − je crois qu'il commence à tourner. Tu peux aussi couper quelques parts de gâteau aux fruits, et proposer des biscuits et des croquants. » « Je m'imagine assise en bout de table, en train de verser le thé, dit Anne en fermant les yeux, en pleine extase. Et demander à Diana si elle prend du sucre ! Je sais qu'elle n'en prend pas, mais bien sûr je le lui demanderai comme si je 350

l'ignorais. Ensuite, je l'inviterai à prendre une autre part de gâteau aux fruits et un peu de cerises en conserve. Oh, Marilla, rien que d'y penser, j'en ai une fabuleuse sensation. Puis-je l'emmener dans la chambre d'amis pour qu'elle y dépose son chapeau en entrant ? Et puis-je la faire asseoir dans le petit salon ? » « Non. La pièce à vivre suffira pour ta réception. Mais il y a une bouteille à moitié pleine de sirop de framboise qui reste de la soirée à l'église, la dernière fois. Elle se trouve sur la deuxième étagère du placard de la salle à manger. Diana et toi pouvez en boire si vous voulez, avec un biscuit. L'après-midi sera long et je pense que Matthew sera en retard, étant donné qu'il apporte les pommes de terre au bateau. » Anne se précipita dans le vallon. Elle passa par 351

le Bain des Dryades et s'élança sur le chemin d'épicéas qui remontait la Colline au Verger, pour inviter Diana à prendre le thé. Ainsi, à peine Marilla avait-elle pris la route en direction de Carmody que Diana arrivait, vêtue de sa deuxième plus belle robe, idéalement apprêtée pour prendre le thé. En temps normal, elle entrait toujours en coup de vent dans la cuisine sans s'annoncer, mais cette fois, elle frappa sagement à la porte d'entrée. Et lorsqu'Anne, elle aussi vêtue de sa deuxième plus belle tenue, l'ouvrit avec élégance, les deux fillettes se serrèrent la main avec autant de sérieux que si elles ne se connaissaient pas. Elles conservèrent cette solennité si peu naturelle jusqu'à ce que Diana se fût rendue dans le pignon est pour y poser son chapeau et fût restée une dizaine de minutes dans le salon, sans bouger un orteil.

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« Comment va ta mère ? » demanda Anne poliment, feignant de ne pas avoir vu Mme Barry ramasser des pommes ce matin, en pleine forme et de bonne humeur. « Elle va très bien, merci. Je suppose que M. Cuthbert est allé apporter ses pommes de terre à la Fleur des Mers, n'est-ce pas ? » dit Diana, qui était pourtant descendue chez M. Harmon Andrews ce matin-là dans le chariot de Matthew. « Oui. Notre récolte de pommes de terre est très bonne cette année. J'espère que celle de ton père l'est aussi. » « Elle est correcte, merci. As-tu déjà cueilli beaucoup de pommes ? » « Oh oui, tellement ! dit Anne, oubliant soudain toute sa majesté pour bondir vivement. Sortons 353

dans le verger et ramassons des pommes Empire, Diana. Marilla a dit que nous pouvions cueillir toutes celles qui restent sur l'arbre. Marilla est une femme très généreuse. Elle a dit que nous pouvions prendre du gâteau aux fruits et des cerises en conserve pour le thé. Mais cela ne se fait pas de dire à ses invités ce qu'on va leur servir à manger, alors je ne te dirai pas ce que nous allons boire. Mais cela commence par un S, et il y a un F, et c'est de couleur rouge vif. J'aime les boissons rouges, pas toi ? Elles sont deux fois meilleures que les boissons d'une autre couleur. » Le verger, avec ses grandes branches qui ployaient jusqu'au sol sous le poids des fruits, se révéla un endroit si agréable que les fillettes y passèrent la majeure partie de l'après-midi, assises sur un coin d'herbe verte que le gel avait épargné et où le soleil doux et tiède de 354

l'automne s'attardait. Elles mangeaient des pommes tout en parlant sans discontinuer. Diana racontait à Anne tout ce qui se passait à l'école. Elle devait s'asseoir à côté de Gertie Pye, qu'elle détestait ; Gertie faisait crisser sa plume tout le temps, ce qui lui glaçait le sang. Ruby Gillis avait réussi à se débarrasser de toutes ses verrues, comme par enchantement, grâce à un galet magique que la vieille Mary Joe de la Crique lui avait donné. Il fallait frotter ses verrues avec le galet, puis le jeter pardessus son épaule gauche au moment de la nouvelle lune, et les verrues disparaissaient. Le nom de Charlie Sloane avait été inscrit avec celui d'Em White sur le mur du préau, et Em White était entrée dans une colère noire. Sam Boulter avait répondu d'un ton insolent à M. Phillips, et le maître lui avait donné des coups de fouet, alors le père de Sam était venu à l'école pour menacer M. Phillips s'il osait 355

encore lever la main sur l'un de ses enfants. Mattie Andrews avait un nouveau bonnet rouge et un corsage bleu croisé, avec des glands. Les airs qu'elle se donnait en les portant étaient absolument écœurants. Lizzie Wright ne parlait plus à Mamie Wilson, parce que la grande sœur de Mamie Wilson avait volé son prétendant à la grande sœur de Lizzie Wright. Enfin, tout le monde regrettait Anne et avait hâte qu'elle revînt en classe. Quant à Gilbert Blythe − Mais Anne ne voulait pas entendre parler de Gilbert Blythe. Elle se leva d'un bond et annonça qu'elles devaient rentrer pour boire leur sirop de framboise. Anne inspecta la deuxième étagère du gardemanger, mais elle n'y trouva aucune bouteille de sirop de framboise. En cherchant mieux, elle 356

finit par la trouver, sur la dernière étagère. Anne la posa sur un plateau, qu'elle mit sur la table avec un gobelet. « Vas-y, sers-toi, Diana, dit-elle poliment. Je ne pense pas en prendre tout de suite. Je n'en ai pas vraiment envie après toutes ces pommes. » Diana se versa une pleine timbale, admira sa couleur rouge éclatante et se mit à le siroter délicatement. « Quel sirop de framboise absolument délicieux, Anne, dit-elle. J'ignorais que le sirop de framboise était aussi bon. » « Je suis ravie qu'il te plaise. Prends-en autant que tu veux. Je m'absente pour raviver le feu. Il y a tant de responsabilités auxquelles il faut penser quand on est une maîtresse de maison, n'est-ce pas ? » 357

Lorsqu'Anne revint de la cuisine, Diana était en train de boire son deuxième verre de sirop. Sur l'invitation d'Anne, elle ne vit aucun inconvénient à s'en servir un troisième. Les gobelets étaient généreusement remplis et le sirop de framboise incontestablement délicieux. « C'est le meilleur que j'aie jamais bu, dit Diana. Il est tellement meilleur que celui de Mme Lynde, et pourtant elle en est très fière. Celui-ci n'a pas du tout le même goût. » « J'aurais dû me douter que le sirop de framboise de Marilla serait bien meilleur que celui de Mme Lynde, dit Anne avec dévotion. Marilla est une excellente cuisinière. Elle essaie de m'apprendre à cuisiner, mais je t'assure, Diana, que c'est un travail harassant. Il n'y a aucune place pour l'imagination dans la cuisine. Il faut juste suivre les règles. La dernière fois 358

que j'ai fait un gâteau, j'ai oublié d'y mettre de la farine. J'étais en train de penser à une jolie histoire qui nous arriverait à toutes les deux, Diana. Je m'imaginais que tu avais contracté une terrible vérole et que tout le monde t'avait abandonnée. Mais moi, je venais courageusement à ton chevet et je t'ai si bien soignée que tu es revenue à la vie, puis j'ai attrapé la vérole et j'en suis morte. On m'a enterrée sous ces peupliers dans le cimetière, et tu as planté un buisson de roses près de ma tombe et l'as arrosé de tes larmes. Et par la suite, tu n'as jamais, jamais oublié l'amie de ta jeunesse qui a sacrifié sa vie pour toi. Oh, c'était une histoire si triste, Diana. Les larmes ont coulé sur mes joues pendant que je pétrissais le gâteau. Mais j'ai oublié la farine et le gâteau fut un véritable désastre. La farine est un ingrédient essentiel en pâtisserie, tu sais. Bien sûr, Marilla était furieuse. Je lui cause bien 359

des soucis. La semaine dernière, ma sauce pour le pudding l'a terriblement navrée. Mardi, nous avons mangé un pudding pour le déjeuner, et il en est resté la moitié, ainsi qu'une grande quantité de sauce. Marilla a dit qu'il en restait suffisamment pour un autre repas et elle m'a demandé de la ranger sur l'étagère du gardemanger et de le recouvrir. Je voulais vraiment la couvrir du mieux possible, Diana, mais au moment où je l'ai rangée, j'étais en train de m'imaginer dans la peau d'une nonne − bien sûr, je suis protestante, mais à ce moment-là, dans mon imagination, j'étais catholique − qui prenait le voile pour guérir sa peine de cœur en s'enfermant dans un couvent. J'ai complètement oublié de couvrir la sauce du pudding. Je n'y ai pensé que le lendemain matin et je me suis précipitée vers le garde-manger. Diana, tu n'imagines pas l'horreur que j'ai ressentie en découvrant une souris noyée dans la sauce ! 360

J'ai repêché la souris à l'aide d'une cuillère et je l'ai jetée dans la cour. Puis j'ai lavé trois fois la cuillère. Marilla était dehors en train de traire, et j'avais la ferme intention de lui demander, quand elle rentrerait, si je pouvais donner la sauce aux cochons. Or quand elle est revenue, je m'imaginais que j'étais la fée des frimas9, qui parcourait les bois pour donner aux arbres de belles teintes rouges et jaunes, selon leur désirs, et je n'ai plus pensé à la sauce du pudding, d'autant que Marilla m'a aussitôt envoyée cueillir des pommes. Eh bien, M. et Mme Chester Ross de Spencervale nous ont rendu visite ce matin-là. Tu sais que ce sont des gens très distingués, surtout Mme Chester Ross. Quand Marilla m'a appelée, le déjeuner était prêt et tout le monde était attablé. J'ai essayé de me montrer aussi polie et digne que possible, car je voulais que Mme Chester Ross trouve que j'étais une petite fille très raffinée, 361

malgré mon apparence quelconque. Tout se passait bien jusqu'à ce que je voie Marilla arriver avec le pudding dans une main et le saucier dans l'autre, qu'elle venait de réchauffer. Diana, c'était un moment atroce. Tout m'est revenu en mémoire. Je me suis levée de ma chaise et j'ai crié d'une voix perçante : « Marilla, vous ne devez pas servir cette sauce, il y avait une souris noyée dedans et j'ai oublié de vous le dire plus tôt. » Oh, Diana, je n'oublierai jamais ce moment de malaise, même si je vis cent ans. Mme Chester Ross m'a lancé un de ces regards et j'ai cru que j'allais m'enfoncer dans le sol tellement j'avais honte. Elle qui est une maîtresse de maison si parfaite, imagine ce qu'elle a dû penser de nous. Marilla est devenue aussi rouge qu'une pivoine, mais elle n'a pas dit un mot − du moins, sur le moment. Elle a juste ramené la sauce et le pudding et a rapporté de la confiture de fraise. Elle m'en a 362

même proposé, mais je n'ai pas pu avaler la moindre bouchée. J'avais l'impression d'avoir des charbons ardents dans la tête. Une fois que Mme Chester Ross est partie, Marilla m'a sévèrement réprimandée. Mais, Diana, que se passe-t-il ? » Diana s'était levée. Elle avait du mal à garder l'équilibre et se rassit avant de porter les mains à sa tête. « Je − je suis terriblement malade, dit-elle d'une voix mal assurée. Je − je − je dois rentrer chez moi tout de suite. » « Oh, tu ne peux pas rentrer chez toi avant le thé, s'exclama Anne, affolée. Je le prépare tout de suite − je vais le mettre à infuser immédiatement. » « Je dois rentrer », répéta Diana, hébétée, mais 363

bien déterminée. « Laisse-moi te donner à manger, insista Anne. Je vais te donner un peu de gâteau aux fruits et des cerises en conserve. Allonge-toi un peu sur le canapé, tu te sentiras mieux. Où as-tu mal ? » « Je dois rentrer », ne cessait de répéter Diana. Anne la supplia de rester, mais en vain. « Mais enfin, les invités ne rentrent jamais chez eux sans avoir pris le thé, se lamentait-elle. Oh, Diana, crois-tu qu'il est possible que tu aies réellement contracté la vérole ? Si c'est le cas, je viendrai te soigner, tu peux compter làdessus. Je ne t'abandonnerai jamais. Mais j'aurais aimé que tu restes jusqu'au moment du thé. Où as-tu mal ? » « J'ai de terribles vertiges », dit Diana. 364

Et en effet, elle marchait comme si la tête lui tournait. Anne, des larmes de déception dans les yeux, rendit à Diana son chapeau et la raccompagna jusqu'à la barrière du terrain des Barry. Puis elle sanglota sur le chemin qui la ramenait aux Pignons Verts, où elle entreprit de ranger le sirop de framboise dans le gardemanger et de préparer le thé pour Matthew et Jerry, sans y accorder le moindre intérêt. Le lendemain était un dimanche. La pluie tomba à verse du lever au coucher du soleil et Anne ne s'éloigna pas des Pignons Verts. Le lundi après-midi, Marilla l'envoya chercher quelque chose chez Mme Lynde. Peu de temps après, Anne remontait l'allée à vive allure, les joues inondées de larmes. Elle entra en trombe dans la cuisine et se jeta la tête la première sur le sofa, au désespoir.

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« Voyons, que se passe-t-il encore, Anne ? s'enquit Marilla, perplexe et hésitante. J'espère que tu n'as pas encore été impolie envers Mme Lynde. » Aucune réponse ne lui parvint, mais Anne redoubla de sanglots et de hoquets. « Anne Shirley, quand je te pose une question, j'attends une réponse. Redresse-toi tout de suite et explique-moi pourquoi tu pleures. » Anne se redressa, telle une tragédienne. « Mme Lynde est allée voir Mme Barry aujourd'hui, et Mme Barry était dans tous ses états, gémit-elle. Elle dit que j'ai saoulé Diana samedi et que je l'ai renvoyée chez elle en piteux état. Et elle dit que je dois être une petite fille très vilaine et extrêmement méchante, et qu'elle ne laissera plus jamais Diana jouer avec 366

moi. Oh, Marilla, je suis anéantie par le chagrin. » Marilla en resta bouche bée. « Saoulé Diana ? s'exclama-t-elle une fois qu'elle eut retrouvé sa voix. Anne, est-ce que toi et Mme Barry êtes devenues folles ? Mais enfin, que lui as-tu donc donné ? » « Rien que du sirop de framboise, sanglota Anne. J'ignorais que le sirop de framboise pouvait rendre quelqu'un ivre, Marilla − pas même si l'on en buvait trois grands gobelets, comme Diana. Oh, cela me rappelle tellement − tellement − le mari de Mme Thomas ! Mais je ne voulais certainement pas la saouler. » « Saouler, balivernes ! » s'exclama Marilla en se dirigeant vers le garde-manger du salon. Là, sur l'étagère, se trouvait une bouteille qu'elle 367

reconnut aussitôt. C'était celle qui contenait le vieux vin de groseille qu'elle préparait ellemême et qui rencontrait un grand succès à Avonlea, malgré la désapprobation manifeste de certains puritains, dont Mme Barry faisait partie. Au même instant, Marilla se souvint qu'elle avait rangé la bouteille de sirop de framboise à la cave et non dans le gardemanger, comme elle l'avait dit à Anne. Elle retourna à la cuisine avec la bouteille de vin à la main. Elle avait envie de rire, bien malgré elle. « Anne, tu as décidément l'art de te créer des ennuis. Tu es allée donner à Diana du vin de groseille au lieu du sirop de framboise. N'as-tu pas senti la différence ? » « Je n'en ai pas goûté, dit Anne. Je pensais que 368

c'était votre sirop. Je voulais tellement me montrer accueillante. Diana s'est sentie très malade et elle a dû rentrer chez elle. Mme Barry a raconté à Mme Lynde qu'elle était tout simplement ivre morte. Elle s'est contentée de rire bêtement quand sa mère lui a demandé ce qui n'allait pas, puis elle est allée se coucher et a dormi pendant des heures. Sa mère a senti son haleine et a compris qu'elle était saoule. Elle a eu une terrible migraine pendant toute la journée d'hier. Mme Barry est outrée. Elle ne voudra jamais croire que je ne l'ai pas fait exprès. » « Moi je trouve qu'elle devrait punir Diana de se montrer gourmande au point de boire trois grands verres de quoi que ce soit, dit Marilla brusquement. Voyons, trois de ces grands verres l'auraient rendue malade même s'ils n'avaient contenu que du sirop. Eh bien, cette 369

histoire va donner du grain à moudre à ces gens qui me reprochent de préparer ce vin de groseille, même si cela fait trois ans que je n'en fais plus, depuis que je sais que le pasteur désapprouve cela. J'ai juste gardé cette bouteille au cas où quelqu'un serait malade. Allons, allons, mon enfant, ne pleure pas. Je ne vois pas en quoi tu serais responsable, même si je regrette que cela se soit produit. » « Il faut que je pleure, dit Anne. Mon cœur est brisé. Les astres sont contre moi, Marilla. Diana et moi sommes à jamais séparées. Oh, Marilla, je ne pensais pas que cela arriverait quand nous avons échangé nos serments d'amitié. » « Ne sois pas stupide, Anne. Mme Barry changera d'avis quand elle découvrira que tu n'es pas responsable. Elle doit croire que tu as 370

voulu lui faire une farce idiote. Tu ferais mieux d'y aller ce soir et de tout lui expliquer. » « Je perds tout courage à l'idée d'affronter la colère de la mère de Diana, soupira Anne. J'aimerais que vous y alliez, Marilla. Vous avez tellement de dignité. Elle vous écoutera certainement plus que moi. » « Bon, j'irai, dit Marilla, se disant elle aussi que ce serait sûrement la solution la plus sage. Ne pleure plus, Anne. Tout va bien se passer. » Mais Marilla, lorsqu'elle revint de la Colline au Verger, ne tenait plus le même discours. Anne la vit arriver et courut à sa rencontre. « Oh, Marilla, je vois sur votre visage que c’était un échec, dit-elle, toute triste. Mme Barry ne me pardonnera jamais ? »

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« Mme Barry, justement ! s'exclama Marilla. De toutes les femmes inflexibles que j'ai connues, je peux dire que c'est la pire. Je lui ai expliqué que c'était une erreur et que tu n'étais pas responsable, mais elle ne m'a tout simplement pas crue. Et elle en a profité pour critiquer mon vin de groseille, en me rappelant que j'avais coutume d'affirmer qu'il ne pouvait nuire à personne. Alors je lui ai répondu tout de go que le vin de groseille n'était pas fait pour qu’on en boive trois verres d'affilée, et que chez moi, si un enfant se montrait aussi gourmand, je lui donnerais une bonne fessée pour lui faire retrouver ses esprits. » Marilla entra en coup de vent dans la cuisine, profondément troublée, laissant derrière elle, sous le porche, une pauvre petite âme bien tourmentée. Anne s'éloigna alors, la tête nue, dans le crépuscule frais de l'automne. D'un pas 372

ferme et déterminé, elle franchit le champ de trèfles desséchés et le pont de rondins, avant de remonter le chemin bordé d'épicéas, sous la lueur pâle de la petite lune suspendue audessus des forêts de l'ouest. Mme Barry, qui sortit sur le seuil en entendant que l'on frappait timidement à la porte, découvrit une fillette suppliante, aux lèvres blêmes et aux yeux brillants. Ses traits se durcirent. Mme Barry était une femme de préjugés et d’aversions, et elle avait ce type de colère froide et butée qu'il était toujours très difficile de surmonter. Pour sa défense, elle croyait vraiment Anne coupable d'avoir fait boire Diana, par pure méchanceté et avec préméditation. C'était donc en toute honnêteté qu'elle cherchait à protéger sa fille de l'influence néfaste que risquait d'avoir sur elle une amitié trop intime avec une telle enfant. 373

« Que veux-tu ? » demanda-t-elle sèchement. Anne joignit les mains. « Oh, Mme Barry, je vous en prie, pardonnezmoi. Je ne voulais pas empoisonner Diana. Comment l'aurais-je pu ? Imaginez que vous soyez une pauvre petite orpheline adoptée par des gens adorables, et que vous n'ayez qu'une seule très chère amie dans le monde entier. Pensez-vous que vous chercheriez à la rendre malade délibérément ? Je croyais que c'était du sirop de framboise. J'en étais intimement convaincue. Oh, je vous en supplie, ne me dites pas que vous ne permettrez plus à Diana de venir jouer avec moi. Si vous le faites, mon existence sera couverte d'un nuage noir de chagrin. » Ce discours, qui aurait ému en un clin d'œil le 374

cœur de la brave Mme Lynde, n'eut aucun effet sur Mme Barry, sauf celui de la rendre encore plus furieuse. Elle ne faisait pas confiance aux grands mots et aux gestes théâtraux d’Anne et se figurait même qu'elle était en train de se moquer d'elle. Aussi lui dit-elle, d'un ton froid et cruel : « Je ne pense pas que tu sois digne de fréquenter Diana. Tu ferais mieux de rentrer chez toi et de te racheter une conduite. » Les lèvres d'Anne se mirent à trembler. « Me laisserez-vous voir Diana une dernière fois, pour lui faire mes adieux ? » implora-telle. « Diana est partie à Carmody avec son père », dit Mme Barry en rentrant et refermant la porte derrière elle. 375

Anne s'en revint aux Pignons Verts, abattue par tant de désespoir. « Mon dernier espoir s'est évanoui, dit-elle à Marilla. Je suis allée voir Mme Barry moimême et elle m'a traitée de manière insultante. Marilla, je ne crois pas que cette femme soit bien élevée. Il ne me reste plus rien à faire, à part prier, et je n'ai guère d'espoir que cela change quelque chose, Marilla. Je ne pense pas que Dieu lui-même puisse infléchir une personne aussi obstinée que cette Mme Barry. » « Anne, tu ne devrais pas parler de la sorte », la gronda Marilla en luttant contre l'envie impie d'éclater de rire en cet instant tragique. Et en effet, lorsqu'elle raconta toute l'histoire à Matthew ce soir-là, elle riait à gorge déployée des mésaventures de la pauvre Anne. 376

Mais quand elle glissa un œil dans la chambre du pignon est avant de se coucher et qu'elle découvrit qu'Anne ne s'était endormie qu'après avoir versé toutes les larmes de son corps, une tendresse inhabituelle adoucit les traits de son visage. « Pauvre petite créature », murmura-t-elle en écartant une boucle rebelle du visage brouillé de larmes de la fillette. Puis elle se pencha et embrassa la joue empourprée qui reposait sur l'oreiller.

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CHAPITRE XVII Anne se découvre un nouvel intérêt L'après-midi suivant, Anne, concentrée sur la couture de son patchwork à la fenêtre de la cuisine, leva les yeux par hasard et aperçut Diana près du Bain des Dryades, qui lui adressait des signaux mystérieux. Aussitôt, Anne sortit de la maison et s'élança vers le vallon, le regard brillant d'étonnement mêlé d'espoir. Mais son espoir disparut lorsqu'elle aperçut la mine déconfite de Diana. « Ta mère n'a pas changé d'avis ? » demandat-elle dans un souffle. Diana secoua tristement la tête.

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« Non ; et oh, Anne, elle dit que je ne jouerai plus jamais avec toi. J'ai eu beau pleurer et lui expliquer que ce n'était pas de ta faute, rien n'y a fait. J'ai eu toutes les misères du monde à la convaincre de me laisser venir te dire adieu. Elle a dit que je ne devais pas mettre plus de dix minutes et elle surveille en ce moment la pendule. » « Dix minutes, ce n'est pas très long pour faire ses adieux à jamais, dit Anne au bord des larmes. Oh, Diana, peux-tu sincèrement me promettre de ne jamais m'oublier, moi qui fus une chère amie, même si tu rencontres d'autres amis qui te choieront ? » « Oui, je le promets, dit Diana en sanglotant, et je n'aurai jamais d'autre amie intime − je n'en veux pas. Je ne pourrai jamais aimer personne autant que toi. » 379

« Oh, Diana, s'exclama Anne en joignant les mains, m'aimes-tu donc ? » « Mais enfin, bien sûr. Tu ne le savais pas ? » « Non. » Anne prit une profonde inspiration. « Je croyais que tu m'appréciais, mais je n'ai jamais osé espérer que tu m'aimes. Vois-tu, Diana, je ne pensais pas que quelqu’un puisse m'aimer. Personne ne m'a jamais aimée, d'aussi loin que je m'en souvienne. Oh, c'est merveilleux ! C'est un rayon de soleil qui brillera à jamais sur ma sombre route séparée de la tienne, Diana. Oh, dis-le encore une fois. » « Je t'aime profondément, Anne, dit Diana d'un ton déterminé. Et je t'aimerai toujours, tu peux en être sûre. » « Et moi aussi, je t'aimerai toujours, Diana, dit 380

Anne, solennelle, en tendant la main. Dans les années à venir, ton souvenir brillera telle une étoile sur ma vie solitaire, comme dans cette dernière histoire que nous avons lue ensemble. Diana, très chère, me donnerez-vous une mèche de vos cheveux d'un noir de jais pour que je puisse la chérir à jamais comme un trésor ? » « As-tu quelque chose pour la couper ? » demanda Diana en essuyant les larmes que le ton émouvant d'Anne lui avait arrachées en abondance, et se posant à présent une question pratique. « Oui. J'ai mes ciseaux de couture dans la poche de ma blouse, c'est une chance », dit Anne. Elle coupa avec gravité une boucle de Diana. « Portez-vous bien, ma douce amie. Désormais, nous serons des étrangères l'une à 381

l'autre, bien que nous vivions côte à côte. Mais mon cœur vous restera toujours dévoué. » Anne resta à regarder Diana jusqu'à ce qu'elle disparaisse de sa vue, en agitant tristement la main vers elle chaque fois qu'elle se retournait. Puis elle rentra à la maison, momentanément consolée par cette séparation romantique. « Tout est fini, annonça-t-elle à Marilla. Je n'aurai plus jamais d'autre amie. Je suis encore moins bien lotie qu'avant, car je n'ai même plus Katie Maurice et Violetta désormais. Et même si elles étaient là, ce ne serait pas pareil. Au fond, les fillettes imaginaires sont bien fades quand on a eu une véritable amie. Diana et moi avons eu des adieux si émouvants, près de la source. Ils resteront à jamais dans ma mémoire. J'ai employé le vocabulaire le plus tragique que je connaissais, avec des "vous" et 382

des "très chère". "Vous" et "très chère", c'est tellement plus romantique que "tu". Diana m'a donné une mèche de ses cheveux et je vais la coudre dans un petit sac que je porterai toute ma vie autour du cou. Je vous en prie, assurezvous qu'il sera enterré avec moi, car je ne pense pas vivre très longtemps encore. Quand elle me verra gisant, froide et bien morte, devant elle, peut-être que Mme Barry aura des remords pour ce qu'elle a fait et qu’elle laissera Diana venir à mes funérailles. » « Il n'y a aucun risque que tu meures de chagrin tant que tu pourras parler, Anne », dit Marilla sans s'émouvoir. Le lundi suivant, quelle ne fut pas la surprise de Marilla lorsqu'elle vit Anne descendre de sa chambre avec ses livres sous le bras. Elle avait les lèvres pincées et semblait déterminée. 383

« Je retourne à l'école, annonça-t-elle. C'est tout ce qu'il me reste dans la vie, maintenant que mon amie m'a été brutalement arrachée. À l'école, je pourrai la regarder et rêvasser au temps passé. » « Tu ferais mieux de rêvasser sur tes leçons et tes calculs, dit Marilla en dissimulant la joie que lui donnait ce dénouement. Si tu retournes à l'école, j'espère que nous n'entendrons plus raconter que tu as brisé une ardoise sur la tête de quelqu'un ou autres bêtises de ce genre. Comporte-toi comme il faut et fais ce que ton professeur te demande. » « J'essaierai d'être une élève modèle, dit Anne en hochant la tête. Je ne m'attends pas à y trouver beaucoup de plaisir. M. Phillips a dit que Minnie Andrews était une élève modèle, et c'est une fille complètement dénuée de la 384

moindre étincelle d'imagination ou de vie. Elle est austère et ennuyeuse, et elle ne semble jamais s'amuser. Mais je me sens si déprimée qu'il sera peut-être facile pour moi de lui ressembler. Je vais passer par la route. Je ne supporterais pas d'emprunter seule le Chemin des Bouleaux. Je serais incapable de retenir mes larmes. » À l'école, Anne fut accueillie à bras ouverts. Son imagination avait cruellement manqué à ses camarades durant les jeux, sa voix lors des chansons et ses qualités de comédienne à la lecture des textes à l'heure du déjeuner. Ruby Gillis glissa sur son bureau trois prunes bleues pendant la lecture biblique ; Ella May MacPherson lui donna une énorme pensée jaune qu'elle avait découpée sur la couverture d'un catalogue de fleurs − une décoration de bureau très prisée à l'école d'Avonlea. Sophia 385

Sloane proposa de lui apprendre un nouveau motif tout à fait ravissant de dentelle crochetée, parfait pour l'ourlet des tabliers. Katie Boulter lui offrit une bouteille de parfum vide pour qu'elle y conserve l'eau lui permettant de nettoyer son ardoise, et Julia Bell inscrivit avec application, sur une feuille de papier rose clair au bord dentelé, le poème suivant : Quand le couchant baisse son voile Et qu’il l’épingle d’une étoile Souviens-toi que tu as une amie Même si au loin elle est partie « C'est si agréable de se sentir appréciée », dit Anne à Marilla ce soir-là, dans un soupir de délice. Les filles n'étaient pas les seules élèves à l'« apprécier ». Lorsqu'Anne retourna à sa place 386

après l'heure du déjeuner − M. Phillips lui avait demandé de s'asseoir à côté de l’élève modèle Minnie Andrews − elle trouva sur son bureau une pomme rouge aussi ronde qu'appétissante. Anne l'avait portée à sa bouche, prête à la croquer, lorsqu'elle se souvint que le seul endroit à Avonlea où poussait ce type de pommes rouges était le vieux verger des Blythe, de l'autre côté du Lac Chatoyant. Anne lâcha la pomme comme si c'était un charbon ardent et s'essuya ostensiblement les doigts sur son mouchoir. La pomme resta intacte sur son bureau jusqu'au matin suivant, où le petit Timothy Andrews, qui balayait l'école et s'occupait du feu, se l’octroya en récompense. La craie pour ardoise élégamment ornée de papier à rayures rouge et jaune que lui offrit Charlie Sloane, et qui coûtait deux cents à la différence des craies ordinaires qui n'en coûtaient qu'un, lui fit nettement plus plaisir. 387

Anne l'accepta de bonne grâce et récompensa son jeune soupirant par un grand sourire, qui l'envoya au septième ciel en lui causant tant de trouble qu'il fit dans sa dictée de terribles erreurs et fut retenu après la classe par M. Phillips pour la réécrire intégralement. Mais comme « le faste de César dépouillé du buste de Brutus ne faisait que rappeler à Rome le meilleur de ses fils », de même l'absence de signe de reconnaissance de la part de Diana Barry, assise à côté de Gertie Pye, rendait le petit triomphe d'Anne bien amer. « Diana aurait pu me sourire, ne serait-ce qu'une fois, je trouve », s'en ouvrit-elle à Marilla ce soir-là. Mais le matin suivant, une lettre magnifique, chiffonnée et pliée à la hâte, fut remise à Anne, accompagnée d'un minuscule paquet. 388

« Chère Anne, put-elle lire. Ma mère dit que je ne dois ni te parler, ni jouer avec toi, même à l'école. Ce n'est pas de ma faute, alors ne m'en tiens pas rigueur, car je t'aime toujours autant qu'avant. Te raconter tous mes secrets me manque terriblement et je n'aime décidément pas cette Gertie Pye. Je t'ai fabriqué l'un de ces nouveaux marque-pages en papier de soie rouge. Ils sont très à la mode en ce moment et il n'y a que trois filles dans toute l'école qui sachent comment les fabriquer. Quand tu le regarderas, tu te souviendras de ta très chère amie, Diana Barry. » Anne lut la lettre, embrassa le marque-page et fit aussitôt envoyer sa réponse de l'autre côté de l'école. « Ma très chère Diana,

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Bien sûr que je ne t'en veux pas, car il faut bien que tu obéisses à ta mère. Mais nos esprits peuvent communier. Je garderai toujours ton adorable présent. Minnie Andrews est une très gentille fille − bien qu'elle n'ait aucune imagination − mais après avoir été l'amie intime de Diana, je ne peux pas être celle de Minnie. S'il te plaît, pardonne mes fautes, car mon orthographe n'est pas encore très bonne, même si je m'amméliore vraiment. À toi jusqu'à ce que la mort nous sépare. Anne ou Cordelia Shirley. P.S. Je dormirai avec ta lettre sous mon oreiller cette nuit. A. ou C. S. » Marilla, pessimiste, s'attendait à de nouveaux ennuis, puisqu'Anne avait recommencé à se 390

rendre à l'école. Mais rien ne se produisit. Peut-être Anne était-elle inspirée par Minnie Andrews, l'élève modèle. Quoi qu'il en soit, elle s'entendait à présent à merveille avec M. Phillips. Elle se donnait corps et âme à ses études, déterminée à n'être surpassée dans aucune matière par Gilbert Blythe. Bientôt, la rivalité entre eux deux fut évidente. Or si Gilbert s'y prêtait avec bienveillance, on ne pouvait certainement pas en dire autant d'Anne, qui entretenait ses rancœurs avec une ténacité peu glorieuse. Elle mettait autant d'intensité à haïr qu'à aimer. Elle n'avouait pas son intention de rivaliser avec Gilbert en classe, car cela aurait été reconnaître son existence, qu'elle persistait à ignorer. Mais la rivalité était bien réelle et les bons points étaient répartis entre eux. Que Gilbert fût premier en récitation, aussitôt Anne, en rejetant ses longues tresses rousses en arrière, excellait au même exercice 391

et reprenait la tête. Un matin, Gilbert réussit toutes ses additions et vit son nom inscrit au tableau d'honneur ; le matin suivant, Anne, qui avait passé la soirée à se débattre avec ses décimaux, lui ravit la palme. Un jour, à sa plus grande horreur, ils arrivèrent à égalité et leurs deux noms furent écrits côte à côte. C'était presque aussi terrible que de les voir gravés sous le préau et Gilbert s'amusa de voir Anne profondément mortifiée. Quand les examens écrits de la fin du mois arrivaient, le suspense était insupportable. Le premier mois, ce fut Gilbert qui l'emporta, avec trois points d'avance. Le mois suivant, Anne le dépassa de cinq points. Mais elle ne put savourer pleinement son triomphe, car Gilbert la félicita chaleureusement devant toute l'école. Il aurait été bien plus appréciable si elle avait pu percevoir la douleur cuisante de sa défaite.

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M. Phillips n'était peut-être pas un très bon instituteur ; mais une élève aussi farouchement déterminée que l'était Anne ne pouvait que progresser, quel que soit son professeur. À la fin du trimestre, Anne et Gilbert passèrent tous deux en cinquième année et purent enfin étudier les matières du corpus − à savoir le latin, la géométrie, le français10 et l'algèbre. La géométrie fut pour Anne une véritable épreuve, sa bataille de Waterloo. « C'est une véritable calamité, Marilla, gémissait-elle. Je n'arriverai jamais à y comprendre quoi que ce soit, c'est certain. Il n'y a là aucune place pour l'imagination. M. Phillips dit que je suis la pire de tous les élèves qu'il a eus dans cette matière. Et Gil− je veux dire, les autres se débrouillent bien mieux que moi. C'est affreusement humiliant, Marilla. Même Diana est meilleure que moi. Mais cela 393

ne me dérange pas d'être battue par Diana. Même si nous nous comportons comme de parfaites étrangères l'une envers l'autre, je l'aime toujours d'un amour inconditionnel. Je suis parfois très malheureuse rien qu'en pensant à elle. Mais en réalité, Marilla, il est impossible de rester triste bien longtemps dans un monde aussi passionnant, n'est-ce pas ? »

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CHAPITRE XVIII Anne à la rescousse Tous les grands évènements sont toujours liés à une foule de petites choses. Au premier abord, difficile de croire que la décision d'un premier ministre canadien d'inclure l'Île-du-PrinceÉdouard dans sa tournée politique pût avoir une quelconque relation avec les aventures de la petite Anne Shirley des Pignons Verts. Et pourtant… Ce fut au mois de janvier que vint le premier ministre, pour s'adresser à ses fidèles partisans, ainsi qu'à tous ceux qui avaient choisi d'être présents au grand rassemblement qu'il organisait à Charlotteville. La plupart des habitants d'Avonlea soutenaient la politique du 395

premier ministre. Ainsi, le soir du rassemblement, presque tous les hommes et une importante proportion de femmes s'étaient rendus en ville, à une cinquantaine de kilomètres de là. Mme Rachel Lynde faisait partie du voyage. Elle vouait une passion sans borne aux questions politiques et n'aurait pu songer une minute à ce que le rassemblement pût se dérouler sans elle, et ce même si ses faveurs allaient au parti opposé. Elle se rendit donc en ville en compagnie de son mari − Thomas serait utile pour s'occuper du cheval − et de Marilla Cuthbert. Marilla s'intéressait à la politique dans une certaine mesure, et elle se disait que ce serait là sa seule chance de voir un premier ministre en chair et en os. Ainsi, elle n'hésita pas un instant et chargea Anne et Matthew de garder la maison jusqu'à son retour le jour suivant.

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Aussi, pendant que Marilla et Mme Rachel s'amusaient follement au grand rassemblement, Anne et Matthew purent profiter à leur guise de la cuisine des Pignons Verts. Un feu vif rougeoyait dans le vieux poêle Waterloo, tandis que sur les carreaux des fenêtres se formaient des cristaux de givre d'un blanc bleuté étincelant. Sur le sofa, Matthew piquait du nez au-dessus de La Voix du Fermier. Anne était assise à table, plongée dans ses leçons avec une farouche détermination, non sans glisser des coups d'œil furtifs vers l'étagère de l'horloge où était posé le nouveau livre que lui avait prêté Jane Andrews plus tôt dans la journée. Jane lui avait assuré qu'il lui donnerait le frisson, ou des émotions approchantes, et les doigts d'Anne la démangeaient tant elle avait envie de s'en emparer. Mais si elle cédait, alors le triomphe de Gilbert Blythe le lendemain serait assuré. Anne tourna donc le dos à 397

l'étagère de l'horloge et essaya de ne plus y penser. « Matthew, avez-vous étudié la géométrie quand vous alliez à l'école ? » « Eh bien, non, jamais », dit Matthew, brusquement tiré de sa torpeur. « C'est bien dommage, soupira Anne, car alors vous auriez pu me comprendre. Vous ne pouvez pas vraiment me comprendre si vous n'avez jamais étudié cette matière. À elle seule, elle assombrit toute ma vie. Je suis tellement mauvaise en géométrie, Matthew. » « Eh bien, je n'en sais rien, dit Matthew pour la consoler, mais je pense que tu es bonne dans toutes les matières. La semaine dernière, M. Phillips, que j'ai rencontré dans la boutique de M. Blair, à Carmody, m'a dit que tu étais l'élève 398

la plus intelligente de toute l'école et que tu faisais de rapides progrès. Les termes qu'il a employés sont « rapides progrès ». Certains critiquent Teddy Phillips et disent qu'il ne vaut pas grand-chose en tant qu'instituteur, mais pour ma part, je pense qu'il est très convenable. » Matthew aurait trouvé « très convenables » tous ceux qui lui auraient fait l’éloge d'Anne. « Je suis sûre que je me débrouillerais mieux en géométrie si seulement il ne changeait pas les lettres, se plaignit Anne. J'apprends le problème par cœur, puis il l'écrit au tableau et inscrit des lettres différentes de celles qui se trouvent dans le livre, et c’est ce qui m'embrouille. Je ne pense pas qu'un professeur devrait se montrer aussi retors, ne pensez-vous pas ? En ce moment nous étudions l'agriculture, 399

et j'ai enfin compris ce qui rendait les routes si rouges11. J'en suis soulagée. Je me demande si Marilla et Mme Lynde passent un bon moment. Mme Lynde dit que le Canada court à sa perte à cause de la politique menée à Ottawa, elle dit que c'est un terrible avertissement pour les électeurs, et que si les femmes avaient le droit de vote, alors il y aurait des changements significatifs. Pour qui votez-vous, Matthew ? » « Le parti conservateur », s'empressa de répondre Matthew. Voter conservateur était une religion pour Matthew. « Alors moi aussi je suis pour les conservateurs, décréta Anne. J'en suis bien contente, parce que Gil− parce que certains garçons de l'école sont libéraux. Je suppose que M. Phillips est libéral, lui aussi, parce que c'est ce que vote le père de Prissy Andrews, et 400

Ruby Gillis dit que lorsqu'un homme courtise une femme, il doit toujours être d'accord avec les convictions religieuses de sa mère et les opinions politiques de son père. Est-ce vrai, Matthew ? » « Eh bien, je n'en sais trop rien », répondit Matthew. « Avez-vous déjà courtisé une femme, Matthew ? » « Eh bien, non, je ne pense pas », dit Matthew, à qui une telle idée n'avait sans doute jamais effleuré l'esprit. Anne méditait, le menton dans les mains. « Ce doit être assez exaltant, vous ne trouvez pas, Matthew ? Ruby Gillis dit que quand elle sera plus grande, elle aura beaucoup de 401

prétendants, qui seront fous d'elle et qu'elle les mènera par le bout du nez ; mais cela me semble tout de même un peu exagéré. Pour ma part, je préfère en avoir un seul, qui me convienne. Mais Ruby Gillis connaît beaucoup de choses à ce sujet, parce qu'elle a plusieurs grandes sœurs, et Mme Lynde dit que les filles Gillis s'arrachent comme des petits pains. M. Phillips va rendre visite à Prissy Andrews presque tous les soirs. Il dit qu'il l'aide à faire ses devoirs, mais Miranda Sloane étudie aussi pour entrer à la Royale, je pense même qu'elle a davantage besoin d'aide que Prissy parce qu'elle est bien plus stupide, et pourtant il ne va jamais l'aider le soir. Il y a tant de choses dans ce monde que je ne parviens pas bien à comprendre, Matthew. » « Eh bien, je me demande si je les comprends moi-même », reconnut Matthew. 402

« Bon, il faut que je termine mes devoirs. Je ne m'autoriserai pas à ouvrir ce nouveau livre que Jane m'a prêté avant d'avoir tout fini. Mais c'est une terrible tentation, Matthew. Même quand je lui tourne le dos, je le vois toujours devant mes yeux. Jane a dit qu'elle avait pleuré toutes les larmes de son corps en le lisant. J'aime tant les livres qui font pleurer. Mais je vais emporter ce livre dans le salon et l'enfermer dans le placard à confitures, puis je vous donnerai la clé. Et vous ne devez surtout pas me la donner, Matthew, tant que mes devoirs ne seront pas terminés, pas même si je vous supplie à genoux. C'est une chose de dire que l'on va résister à la tentation, mais c'est tellement plus facile si on ne peut pas mettre la main sur la clé. Ensuite, pourrai-je descendre à la cave et prendre quelques reinettes, Matthew ? Vous n'aimeriez pas manger des reinettes12 ? »

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« Eh bien, je ne sais pas trop », répondit Matthew, qui n'aimait guère les reinettes, mais connaissait le penchant d'Anne pour ces fruits. Alors qu'Anne sortait de la cave, triomphante, un plateau de reinettes à la main, des bruits de pas précipités retentirent sur la terrasse gelée. L'instant d'après, la porte de la cuisine s'ouvrait à la volée et Diana Barry faisait irruption, le visage blême et le souffle court, un châle passé à la hâte sur sa tête. De surprise, Anne fit tomber sa bougie et son plateau de pommes, qui vinrent s'écraser pêle-mêle au bas de l'escalier de la cave, où Marilla les retrouva le lendemain, agglutinées dans de la graisse fondue, avant de les ramasser en remerciant le ciel que la maison n'eût pas pris feu. « Que se passe-t-il, Diana ? s'écria Anne. Ta mère a-t-elle enfin changé d'avis ? » 404

« Oh, Anne, viens vite, implora Anne, fébrile. Minnie May est affreusement malade − elle a le croup13. C'est Mary Joe qui le dit − papa et maman sont partis à la ville et il n'y a personne pour aller chercher le médecin. Minnie May va très mal et Mary Joe ne sait pas quoi faire. Oh, Anne, j'ai si peur ! » Sans un mot, Matthew alla chercher sa casquette et son manteau, passa à côté de Diana et s'enfonça dans les ténèbres de la cour. « Il est allé atteler la jument alezane pour aller chercher le médecin à Carmody, dit Anne en s'empressant d'enfiler son bonnet et sa veste. Je le sais, même s'il ne l'a pas dit. Matthew et moi sommes très proches et je peux lire ses pensées sans qu'il ait besoin de les exprimer. » « Je crains qu'il ne trouve pas le médecin à 405

Carmody, sanglotait Diana. Je sais que le docteur Blair est allé en ville, et je suppose que le docteur Spencer s'y est rendu lui aussi. Mary Joe ne sait pas soigner le croup et Mme Lynde est partie. Oh, Anne ! » « Ne pleure pas, Di', fit Anne d'un ton joyeux. Je sais exactement ce qu'il faut faire quand quelqu'un a le croup. Tu oublies que Mme Hammond a eu trois fois des jumeaux. Quand on s'occupe de trois paires de jumeaux, on acquiert forcément une certaine expérience. Ils contractaient souvent le croup. Attends que j'aille chercher le flacon d'ipéca14 − tu n'en as peut-être pas chez toi. Viens, allons-y. » Les deux fillettes s'élancèrent, main dans la main. Elles empruntèrent au pas de course l'Allée des Amoureux et traversèrent le champ immaculé qui s'étendait au-delà, car la neige 406

était trop épaisse pour couper par le raccourci du bois. Anne, bien qu'elle fût sincèrement désolée pour la pauvre Minnie May, savourait le charme de la situation et se réjouissait de partager cette aventure avec son amie de cœur. C'était une nuit claire et glaciale, les ombres étaient d'un noir d'ébène et les pentes enneigées scintillaient d'éclats argentés. De grandes étoiles brillaient au-dessus des champs silencieux. Des sapins dressaient çà et là leurs cimes obscurcies, tandis que le vent se prenait en sifflant dans leurs branches saupoudrées de neige. Anne était enchantée de parcourir ainsi tant de mystère et de beauté, en compagnie de son amie intime après une si longue séparation. Minnie May, qui avait trois ans, était vraiment très malade. Elle reposait sur le sofa de la cuisine, fiévreuse et agitée, et son souffle 407

rauque résonnait dans toute la maison. Mary Joe, jeune Française bien en chair et au visage rond, qui habitait la crique et que Mme Barry avait engagée pour rester avec les enfants pendant son absence, était au comble de l'affolement. Elle était incapable de décider de ce qu'il convenait de faire, ni même de mettre en œuvre quoi que ce fût. Anne se mit au travail promptement et avec habileté. « Minnie May a bien le croup ; elle ne va pas bien, mais j'ai vu pire. D'abord, nous devons faire chauffer beaucoup d'eau. Que vois-je, Diana, il y en a à peine une tasse dans la bouilloire ! Voilà, je l'ai bien remplie. Maintenant Mary Joe, rajoute du bois dans le poêle. Je ne veux pas te faire de peine, mais il me semble que tu aurais pu y penser avant si tu 408

avais une once d'imagination. Maintenant, je vais déshabiller Minnie May et la mettre au lit. Essaie de trouver des draps souples en flanelle, Diana. Avant toute chose, je vais lui donner une dose d'ipéca. » Minnie May ne prit pas le médicament de bonne grâce, mais Anne n'avait pas élevé trois paires de jumeaux pour rien. L'ipéca fut absorbé bon gré mal gré, à plusieurs reprises au cours de cette longue nuit d'attente que les deux fillettes passèrent au chevet de la pauvre Minnie May. De son côté, Mary Joe, cherchant tant bien que mal à se rendre utile, entretenait un feu ardent et mettait à chauffer plus d'eau qu'il n'en aurait fallu pour tout un hôpital de bébés pulmonaires. Il était trois heures du matin lorsque Matthew revint avec un médecin. Il avait dû se rendre 409

jusqu'à Spencervale pour en trouver un. Mais l'urgence était passée. Minnie May allait beaucoup mieux et dormait à poings fermés. « J'étais sur le point d'abandonner, expliqua Anne. Son état n'a cessé d'empirer, jusqu'à ce qu'elle devienne plus malade que les jumeaux Hammond ne l'avaient jamais été, même les petits derniers. J'ai bien cru qu'elle allait mourir étouffée. Je lui ai donné jusqu'à la dernière goutte d'ipéca de ce flacon, et quand il n'en est plus resté une goutte, je me suis dit en moimême − sans en parler à Diana ni à Mary Joe pour ne pas les inquiéter davantage, mais je devais formuler ce que j'avais sur le cœur − "C'est là le dernier espoir et je crains fort qu'il ne soit vain". Mais au bout de trois minutes à peine, elle s'est mise à cracher toute sa glaire et s'en est aussitôt trouvée mieux. Vous imaginez mon soulagement, Docteur, je ne peux 410

l'exprimer par des mots. Vous savez que certaines choses ne peuvent être exprimées par des mots. » « Oui, je le sais », acquiesça le médecin. Il dévisagea Anne, comme si ce qu'il pensait à son sujet ne pouvait être exprimé par des mots. Plus tard, cependant, il s'en ouvrirait en ces termes à M. et Mme Barry : « Cette petite rouquine qui vit chez les Cuthbert est d'une rare vivacité d'esprit. Je vous le dis, elle a sauvé la vie de votre bébé, car avec le temps qu’il m’a fallu pour arriver, il aurait été trop tard. Son habileté et sa présence d'esprit sont exceptionnelles pour une enfant de son âge. Je n'ai jamais vu un regard aussi expressif que le sien quand elle me faisait le récit des évènements de la soirée. »

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Anne rentra à la maison, par ce fabuleux matin d'hiver blanc de givre, les yeux lourds de n'avoir pas dormi. Pourtant, elle parlait sans discontinuer à Matthew, tandis qu'ils traversaient le long champ immaculé et s'engageaient sous l'arche féerique que formaient les érables scintillants de l'Allée des Amoureux. « Oh, Matthew, n'est-ce pas une matinée merveilleuse ? On dirait que Dieu a imaginé le monde pour son propre plaisir, n'est-ce pas ? Ces arbres, j'ai l'impression qu'ils pourraient s'envoler si je leur soufflais dessus − pouf ! Je suis si heureuse de vivre dans un monde où les gelées blanches existent, pas vous ? Et en fin de compte, c'est une bonne chose que Mme Hammond ait eu trois fois des jumeaux. Sinon, je n'aurais peut-être pas su comment soigner Minnie May. Je regrette d'avoir critiqué Mme 412

Hammond pour ses jumeaux. Mais, oh, Matthew, je suis si fatiguée. Je ne peux pas aller à l'école. Je sais que je serais incapable de garder les yeux ouverts et je m'en trouverais ridicule. Mais je ne veux pas non plus rester à la maison, car Gil− les autres élèves prendront la tête de la classe, et ce n'est pas facile de les rattraper − même si, bien sûr, plus on travaille dur et plus la satisfaction de gagner est grande, n'est-ce pas ? » « Eh bien, je suis persuadé que tu y arriveras, dit Matthew en regardant le petit visage pâle de la fillette et les cernes noirs sous ses yeux. Va immédiatement te coucher et dors bien. Je me chargerai des corvées. » Anne lui obéit et alla se coucher. Elle dormit si longtemps et si profondément que l'après-midi était bien avancé, rose et blanc aux couleurs de 413

l'hiver, lorsqu'elle se réveilla et descendit à la cuisine où elle retrouva Marilla, qui était rentrée et s'était installée devant son tricot. « Oh, avez-vous vu le premier ministre ? s'exclama aussitôt Anne. À quoi ressemblait-il, Marilla ? » « Eh bien, ce n'est pas pour son apparence qu'il a été élu premier ministre, dit Marilla. De quel nez cet homme est-il affublé ! Mais il parle bien. J'étais fière d'être conservatrice. Rachel Lynde, bien sûr, qui est libérale, ne s'intéressait guère à son discours. Ton déjeuner est dans le four, Anne, et tu peux aller chercher un bocal de prunes bleues dans le garde-manger. Tu dois avoir faim. Matthew m'a tout raconté à propos d'hier soir. Je dois dire que c'est une chance que tu aies su comment réagir. Je n'en aurais pas eu la moindre idée moi-même, car je 414

n'ai jamais vu aucun cas de croup. Enfin, nous en reparlerons quand tu auras mangé. Je prédis en voyant ta mine que tu bous de tout me raconter, mais tu devras attendre. » Marilla avait quelque chose à annoncer à Anne, mais elle se retint, car elle savait que si elle le faisait, Anne serait tellement excitée qu'elle s'envolerait vers des pays fabuleux où n'existaient ni appétit ni repas. Marilla attendit donc qu'Anne eût terminé sa coupelle de prunes bleues pour lui dire : « Mme Barry était ici cet après-midi, Anne. Elle voulait te parler, mais j'ai préféré ne pas te réveiller. Elle dit que tu as sauvé la vie de Minnie May et elle regrette beaucoup d'avoir agi comme elle l'a fait dans cette sombre histoire du vin de groseille. Elle dit qu'elle a compris que tu ne voulais pas 415

intentionnellement saouler Diana. Elle espère que tu lui pardonneras et que tu accepteras d'être à nouveau amie avec Diana. Tu peux aller chez elle ce soir si tu en as envie, car Diana ne peut pas sortir de chez elle à cause du vilain rhume qu'elle a attrapé la nuit dernière. Voyons, Anne Shirley, pour l'amour du ciel, garde les pieds sur terre. » Ce dernier avertissement ne semblait pas superflu, car Anne venait de bondir, transportée de bonheur et le visage illuminé par la flamme qui s'emparait de son esprit. « Oh, Marilla, puis-je y aller tout de suite − sans laver ma vaisselle ? Je la laverai quand je rentrerai, mais je ne peux pas me résoudre à faire quelque chose d'aussi peu romantique en cet instant si exaltant. »

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« Oui, oui, hâte-toi, dit Marilla avec indulgence. Anne Shirley − es-tu devenue folle ? Reviens ici tout de suite et mets quelque chose sur tes épaules. J'ai l'impression de parler pour rien. Elle est partie sans bonnet ni châle. Voyez-la traverser le verger à toute vitesse, les cheveux au vent. On pourra dire qu'elle a de la chance si elle n'attrape pas le mal de la mort. » Anne revint le pas léger, dans le crépuscule mauve qui tombait doucement sur le paysage enneigé. Loin vers le sud-ouest, l'éclat majestueux et brillant d'une étoile du soir se détachait telle une perle dans le ciel pâle, rose et or, qui surplombait les immensités blanches parsemées de bosquets d'épicéas. Le tintement des grelots de quelque traîneau filant sur les collines recouvertes de neige lui parvenait comme une étrange mélodie, portée par l'air glacé. Et pourtant, même leur musique n'était 417

pas aussi douce que la chanson qui s'attardait dans le cœur et sur les lèvres d'Anne. « La personne que vous avez devant les yeux est parfaitement heureuse, Marilla, annonça-telle. Je suis heureuse − oui, malgré mes cheveux roux. En ce moment, mon âme flotte bien au-dessus de ma couleur de cheveux. Mme Barry m'a embrassée. Elle a pleuré et m'a dit qu'elle était vraiment désolée, qu'elle me serait éternellement redevable. J'étais terriblement gênée, Marilla, mais j'ai juste dit aussi poliment que possible : "Je ne vous en veux pas, Mme Barry. Je vous assure une bonne fois pour toutes que je n'avais pas l'intention d'empoisonner Diana. Désormais, je vais poser sur ce passé une chape d'oubli." N'était-ce pas une expression très noble et très bien tournée, Marilla ? J'avais l'impression d'accorder la rédemption à Mme Barry. 418

Ensuite, Diana et moi avons passé un aprèsmidi charmant. Diana m'a montré un nouveau point de crochet fantaisiste que sa tante de Carmody lui a appris. Personne ne le connaît à Avonlea, seulement nous, et nous avons fait le serment solennel de ne jamais le révéler à quiconque. Diana m'a donné une carte magnifique, avec une gerbe de roses imprimée dessus, et les mots : "Si tu m'aimes comme je t'aime / Seule la mort pourra nous séparer." Et c'est la vérité, Marilla. Nous allons demander à M. Phillips de nous laisser nous asseoir à nouveau côte à côte à l'école. Gertie Pye peut aller avec Minnie Andrews. Le thé était délicieux. Mme Barry avait sorti son plus beau service en porcelaine, Marilla, comme si j'étais une véritable invitée. Inutile de vous dire à quel point ce geste m'a touchée. Personne n'avait encore jamais sorti son plus beau service en porcelaine pour moi. Et nous avons mangé du 419

gâteau aux fruits, du quatre-quarts, des beignets et deux confitures différentes, Marilla. Puis Mme Barry m'a demandé si je voulais du thé et elle a dit : "Papa, pourrais-tu passer les biscuits à Anne ?" Ce doit être si formidable d'être adulte, Marilla, car être traitée comme telle était déjà tellement agréable. » « Je n'en suis pas si sûre », fit Marilla avec un petit soupir. « Bien, quoi qu'il en soit, quand je serai grande, annonça Anne d'un air décidé, je parlerai toujours aux petites filles comme si elles aussi étaient adultes, et je ne me moquerai jamais d'elles quand elles emploieront des grands mots. Je sais d'expérience à quel point cela peut blesser leurs sentiments. Après le thé, Diana et moi avons fait du caramel. Ce n'était pas une réussite, sans doute parce que ni Diana 420

ni moi n'en avions déjà fait. Diana m'a chargée de le remuer pendant qu'elle beurrait les moules, mais j'ai oublié et il a brûlé ; et puis, quand nous l'avons mis à refroidir sur le plan de travail, le chat a marché sur l'un des plateaux et il a fallu tout jeter. Mais nous nous sommes tellement amusées à le préparer ! Enfin, quand je suis rentrée, Mme Barry m'a dit que je pouvais revenir aussi souvent que j'en avais envie, et Diana s'est postée à la fenêtre et m'a envoyé des baisers jusqu'à ce que j'atteigne l'Allée des Amoureux. Je vous assure, Marilla, que j'ai envie de prier ce soir, et que je vais inventer une nouvelle prière toute spéciale pour l'occasion. »

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CHAPITRE XIX Un gala, une catastrophe et une confession « Marilla, puis-je aller voir Diana pendant un moment ? » demanda Anne un soir de février, en dévalant les escaliers du pignon est. « Je me demande pourquoi tu veux aller traîner dehors après le coucher du soleil, répondit sèchement Marilla. Diana et toi êtes rentrées ensemble de l'école et vous êtes restées debout dans la neige pendant une demi-heure, à jacasser inlassablement comme des pies. J'estime que tu peux bien te passer de la voir ce soir. » « Mais elle a envie de me voir, implora Anne. 422

Elle a quelque chose de très important à me raconter. » « Et comment le sais-tu ? » « Parce qu'elle m'a envoyé un message depuis sa fenêtre. Nous avons convenu d'un signal, avec nos bougies et du carton. Nous plaçons la bougie au bord de la fenêtre et nous la faisons clignoter en passant le carton devant elle. Tant de signaux équivalent à un certain message. C'était mon idée, Marilla. » « Je te reconnais bien là, s'exclama Marilla. Et bientôt tu vas mettre le feu aux rideaux avec tes signaux ridicules. » « Oh, nous sommes très prudentes, Marilla. Et c'est si passionnant. Deux signaux signifient : "Es-tu là ?", trois signifient : "oui" et quatre : "Non". Et cinq signaux signifient : "Viens aussi 423

vite que tu le peux, parce que j'ai quelque chose d'important à te dire". Diana vient juste de faire cinq signaux et je meurs d'envie de savoir de quoi il s'agit. » « Eh bien, ne te torture pas davantage, fit Marilla d'un ton sarcastique. Tu peux y aller, mais tu dois être de retour dans moins de dix minutes, n'oublie pas. » Anne n'oublia pas et revint à l'heure dite, même si ce fut pour elle une torture indicible que de limiter cette conversation cruciale avec Diana à une dizaine de minutes. Au moins avait-elle pu les mettre à profit. « Oh, Marilla, qu’en dites-vous ? Vous savez que demain, c'est l'anniversaire de Diana. Eh bien, sa mère lui a dit qu'elle pouvait me demander de rentrer de l'école avec elle et de 424

passer la nuit à sa maison. Et ses cousins viendront du Pont-Neuf tout spécialement pour l'occasion, dans un grand traîneau carillonnant pour se rendre au gala du Club de Débats à la salle commune demain soir. Et ils vont nous emmener au gala, Diana et moi − si vous me laissez y aller, bien sûr. Vous acceptez, n'est-ce pas, Marilla ? Oh, je suis si impatiente. » « Eh bien, tu ferais mieux de te calmer, car tu n'iras pas. Tu es bien mieux à la maison, dans ton propre lit. Quant à ce gala du club, c'est de la folie ! Ce n'est pas du tout un endroit pour des petites filles. » « Je suis sûre que le Club de Débats est une société très respectable », insista Anne. « Je ne dis pas le contraire. Mais tu es trop jeune pour aller traîner dans des galas et rester 425

debout jusqu'à point d'heure. Belle affaire pour des enfants. Je suis surprise que Mme Barry laisse Diana y aller. » « Mais c'est une occasion si spéciale, gémit Anne, au bord des larmes. Diana ne fête son anniversaire qu'une fois par an. Ce n'est pas comme si les anniversaires étaient chose courante, Marilla. Prissy Andrews va réciter Le Couvre-feu ne sonnera pas ce soir. C'est un texte très moral, Marilla, je suis persuadée que cela me fera beaucoup de bien de l'entendre. Et la chorale va chanter quatre jolies chansons tristes qui sont presque aussi majestueuses que des hymnes. Et, oh, Marilla, le pasteur va aussi participer ; oui, c'est exact, il sera là ; il va prononcer un discours. On peut considérer que c'est comme un sermon. S'il vous plaît, puis-je y aller, Marilla ? »

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« Tu as entendu ce que j'ai dit, Anne, n'est-ce pas ? Maintenant retire tes bottes et va te coucher. Il est plus de huit heures. » « Encore une chose, Marilla, dit Anne, qui semblait sur le point d'abattre sa dernière carte. Mme Barry a dit à Diana que nous pourrions dormir dans le lit de la chambre d'amis. Pensez à la fierté que ressentirait votre petite Anne à être reçue dans une chambre d'amis. » « C'est une fierté dont tu vas devoir te passer. Va te coucher, Anne, et que je n'entende plus un mot à ce sujet. » Lorsqu'Anne disparut à l'étage, la tête basse et les yeux pleins de larmes, Matthew, qui avait semblé profondément endormi dans le séjour pendant toute la durée du dialogue, ouvrit les paupières et annonça d'un ton ferme : 427

« Eh bien, Marilla, je pense que tu devrais laisser Anne y aller. » « Certainement pas, répliqua Marilla. Qui éduque cette enfant ici, Matthew, toi ou moi ? » « Eh bien, c'est toi », admit Matthew. « Alors n'interviens pas. » « Eh bien, je n'interviens pas. Ce n'est pas intervenir que d'émettre son opinion. Et mon opinion est que tu devrais laisser Anne y aller. » « Tu voudrais que je laisse Anne se rendre sur la lune si l'envie lui en prenait, j'en suis sûre, répliqua Marilla d'un ton peu aimable. J'aurais pu la laisser passer la nuit chez Diana, si c'était tout. Mais je n'approuve pas ce projet de gala. Elle y attraperait froid et aurait la tête remplie d'idées absurdes et frivoles. Elle en serait 428

perturbée pendant toute une semaine. Je comprends comment fonctionne cette enfant et je sais mieux que toi ce qui est bon pour elle, Matthew. » « Je crois que tu devrais laisser Anne y aller », répéta Matthew d'un ton péremptoire. L'argumentation n'était pas son point fort, mais il réussissait très bien à soutenir son opinion avec obstination. Marilla poussa un soupir excédé et se réfugia dans le silence. Le matin suivant, alors qu'Anne était en train de laver la vaisselle dans l'arrière-cuisine, Matthew fit une halte avant de se rendre à la grange pour répéter à Marilla : « Je crois que tu devrais laisser Anne y aller, Marilla. » Pendant un instant, les traits de Marilla se 429

déformèrent atrocement. Puis elle se résolut à l'inévitable et lança avec aigreur : « Très bien, qu'elle y aille, puisque rien d'autre ne te fera plus plaisir. » Anne sortit en trombe de l'arrière-cuisine, son torchon dégoulinant à la main. « Oh, Marilla, Marilla, répétez pour moi ces paroles bénies. » « Je pense qu'une fois suffit largement. C'est Matthew que tu dois remercier, moi, je m'en lave les mains. Si tu attrapes la pneumonie en dormant dans un autre lit que le tien ou en sortant de cette salle surchauffée au beau milieu de la nuit, ne t'en prends pas à moi, ce sera la faute de Matthew. Anne Shirley, tu fais couler de l'eau crasseuse sur le sol. Je n'ai jamais vu une enfant aussi tête en l'air. » 430

« Oh, je sais que je suis un poids pour vous, Marilla, dit Anne d'un ton repentant. Je commets tellement d'erreurs. Mais pense plutôt à toutes les erreurs que je ne commets pas, alors que j'en ai l'occasion. Je vais prendre du sable et frotter les taches avant d'aller à l'école. Oh, Marilla, mon cœur n'aspirait qu'à ce gala. Je ne suis jamais allée à un gala de toute ma vie, et quand les autres filles en parlent à l'école je me sens mise à l’écart. Vous ne vous rendiez pas compte que c'était si important, mais Matthew l'a décelé, vous savez. Matthew me comprend, et c'est si agréable d'être comprise, Marilla. » Anne était trop excitée pour travailler sérieusement à ses leçons, ce matin-là à l'école. Gilbert Blythe la devança en orthographe et excella en calcul mental. Anne en fut humiliée, mais la douleur était moins cuisante qu'elle 431

n'aurait dû l'être, grâce à la perspective du gala et de la chambre d'amis. Diana et elle ne firent qu'en parler pendant toute la journée, et avec un instituteur plus strict que M. Phillips, elles auraient sans nul doute été sévèrement réprimandées. Anne sentait que si elle avait été privée de gala, elle n'aurait pu le supporter, car c'était là le seul sujet de conversation de toute l'école. Le Club de Débats d'Avonlea, qui se réunissait toutes les deux semaines pendant l'hiver, avait déjà proposé quelques représentations gratuites, mais cette fois, c'était le grand soir, et le prix d'entrée de dix cents serait reversé à la bibliothèque. Les jeunes d'Avonlea s'entraînaient depuis des semaines et tous les écoliers s'y intéressaient de près, car beaucoup avaient des frères et des sœurs aînés qui allaient y prendre part. Tous les enfants de plus de neuf 432

ans y seraient, à l'exception de Carrie Sloane, dont le père avait en commun avec Marilla l'idée qu'il n'était pas convenable pour les petites filles de se rendre le soir à des galas. Carrie Sloane pleura sur sa grammaire tout l'après-midi, persuadée que la vie ne valait pas la peine d'être vécue. Pour Anne, l’excitation véritable commença vraiment à la fin de l'école et ne cessa de croître jusqu'à se terminer en apothéose lors du gala. Ils prirent « un thé tout à fait exquis », puis vint le délicieux moment du changement de tenue, auquel elles se livrèrent dans la petite chambre de Diana, à l'étage. Diana coiffa les cheveux d'Anne sur l'avant, selon le nouveau style Pompadour, et Anne noua les rubans de Diana de manière très personnelle. Ensuite, elles essayèrent au moins une demi-douzaine de coiffures pour l'arrière de leurs cheveux. 433

Enfin, elles furent prêtes, les joues rouges et les yeux brillants d'excitation. Bien sûr, Anne eut un pincement au cœur en comparant son béret noir ordinaire et son manteau gris informe aux manches serrées, confectionné à la maison, avec le bonnet de fourrure pimpant et la jolie petite veste de Diana. Mais elle se souvint juste à temps de son imagination débordante et décida d'en faire bon usage. Enfin arrivèrent les cousins de Diana, les Murray du Pont-Neuf. Ils se serrèrent dans le grand traîneau à carillons, entre la paille et les couvertures de fourrure. Anne exulta pendant tout le trajet, comme ils filaient sur les routes de satin, faisant crisser la neige sous les patins. Le coucher de soleil était splendide. Les collines enneigées et les eaux d'un bleu profond du 434

golfe du Saint-Laurent miroitaient de tant de splendeur, formant comme une gigantesque coupe incrustée de perles et de saphirs et débordante de vin et de feu. Partout résonnaient le tintement des clochettes de traîneau et des éclats de rire lointains, si bien que l'on eût cru à une fête joyeuse donnée par des lutins des bois. « Oh, Diana, fit Anne dans un souffle en serrant la main gantée de Diana sous la couverture en fourrure, ne dirait-on pas un rêve merveilleux ? Suis-je vraiment la même que d'habitude ? Je me sens si différente que j'ai l'impression que cela se voit à mon allure. » « Tu es incroyablement charmante, dit Diana, qui venait de recevoir un compliment de l'un de ses cousins et sentait qu'elle devait le communiquer. Tu as un teint splendide. » 435

Le programme de la soirée fut un enchaînement de « frissons », du moins pour une spectatrice dans le public. Comme Anne le déclarait à Diana, chaque frisson était plus intense que le précédent. Lorsque Prissy Andrews, vêtue d'un nouveau corsage de soie rose, un collier de perles sur sa gorge de porcelaine et des œillets véritables dans les cheveux − selon la rumeur, c'était le maître d'école qui les avait fait livrer depuis la ville spécialement pour elle − récita : « Il escalada l'échelle glissante, sombre sans un rai de lumière », Anne frissonna tant elle se sentait profondément émue. Quand la chorale chanta : Là-haut, au-dessus des douces pâquerettes, Anne regarda le plafond comme pour y trouver des anges peints sur des fresques. Quand Sam Sloane entreprit d'expliquer avec force illustrations Comment Sockery fit pondre une poule, Anne rit si fort que les spectateurs assis à côté d'elle furent eux 436

aussi pris d'hilarité, réagissant davantage à son rire qu'à l'histoire, éculée même à Avonlea. Enfin, quand M. Phillips déclama d'une voix vibrante l'oraison funèbre de Marc-Antoine sur le corps sans vie de César − en posant les yeux sur Prissy Andrews à la fin de chaque phrase − Anne se sentit prête à se lever et à se révolter sur-le-champ si seulement un citoyen romain lui ouvrait la voie. Seul un numéro du programme ne suscita chez elle aucun intérêt. Lorsque Gilbert Blythe récita Bingen am Rhein, Anne sortit le livre de bibliothèque de Rhoda Murray et se plongea dans sa lecture jusqu'à ce qu'il eût terminé. Elle se redressa alors sur son siège, droite et immobile, tandis que Diana battait des mains à tout rompre. Il était onze heures lorsqu'elles rentrèrent, 437

rassasiées de divertissement, mais réjouies à la charmante perspective de passer la nuit ensemble pour se remémorer à loisir tous les détails de la soirée écoulée. Tout le monde semblait dormir et la maison était obscure et silencieuse. Anne et Diana entrèrent dans le salon sur la pointe des pieds. C'était une longue pièce étroite sur laquelle s'ouvrait la chambre d'amis. Elle était agréablement tiède et légèrement éclairée par les braises d'un feu dans l'âtre. « Déshabillons-nous ici, dit Diana. Il y fait si délicieusement chaud. » « N'était-ce pas une soirée magnifique ? fit Anne en soupirant, encore rêveuse. Ce doit être formidable de monter sur scène et de réciter. Penses-tu qu'on nous le proposera un jour, Diana ? » 438

« Oui, bien sûr, un jour. On demande toujours aux meilleurs élèves de réciter. Gilbert Blythe le fait souvent et il n'a que deux ans de plus que nous. Oh, Anne, comment as-tu pu faire semblant de ne pas l'écouter ? Quand il est arrivé au vers : "En voici une autre, ce n'est pas une sœur", il a regardé dans ta direction. » « Diana, fit Anne d'un ton hautain, tu es mon amie intime, mais je ne permets à personne, pas même à toi, de me parler de cet individu. Es-tu prête à te mettre au lit ? Faisons la course pour voir qui arrive en premier. » La suggestion plut à Diana. Les deux petites silhouettes vêtues de blanc s'élancèrent dans la longue pièce, franchirent la porte de la chambre d'amis et se laissèrent tomber au même instant sur le lit. Soudain, quelque chose bougea en dessous, il y eut un cri étouffé et quelqu'un 439

gémit d'une voix sourde : « Bonté divine ! » Anne et Diana descendirent du lit et sortirent de la chambre si précipitamment qu'elles demeurèrent incapables de se rappeler comment elles avaient fait. La seule chose dont elles se souvenaient, c'était qu'après avoir détalé ventre à terre, elles s'étaient retrouvées à l'étage, toutes tremblantes et sur la pointe des pieds. « Oh, qui était-ce − ou bien qu'est-ce que c'était ? » chuchota Anne, qui claquait des dents sous l'effet du froid et de la peur. « C'était tante Joséphine, dit Diana en s'étranglant de rire. Oh, Anne, c'était tante Joséphine, et j'ignore comment elle s'est retrouvée là. Oh, et je sais qu'elle sera furieuse. 440

C'est terrible − c'est vraiment terrible − mais as-tu jamais fait quelque chose d'aussi drôle, Anne ? » « Qui est ta tante Joséphine ? » « C'est la tante de mon père et elle vit à Charlotteville. Elle est affreusement vieille − elle a plus de soixante-dix ans − et je crois bien qu'elle n'a jamais été enfant. Nous attendions sa visite, mais pas si tôt. Elle est atrocement guindée et stricte, et elle va être très fâchée de ce qui s'est passé, j'en suis certaine. Bon, nous allons devoir dormir avec Minnie May − et tu n'imagines pas les coups de pied qu'elle peut donner dans son sommeil. » Mlle Joséphine Barry ne se présenta pas au petit déjeuner, tôt le lendemain. Mme Barry sourit gentiment aux deux fillettes. 441

« Vous êtes-vous bien amusées hier soir ? J'ai essayé de rester éveillée jusqu'à votre retour, car je voulais vous prévenir que tante Joséphine était arrivée et que vous alliez finalement devoir dormir en haut, mais j'étais si fatiguée que je me suis endormie. J'espère que tu n'as pas dérangé ta tante, Diana. » Diana garda un silence discret, mais elle échangea avec Anne un sourire furtif d'amusement coupable par-dessus la table. Anne se hâta de rentrer chez elle après le petit déjeuner et passa une agréable journée, sans savoir qu'au même moment chez les Barry, la tempête faisait rage. Elle ne l'apprit que lorsque Marilla l'envoya chez Mme Lynde pour une commission. « Alors, il paraît que Diana et toi avez failli faire mourir de peur la pauvre Mlle Barry la nuit 442

dernière ? dit Mme Lynde d'un ton sec, mais le regard pétillant. Mme Barry est passée ici il y a quelques minutes. Elle se rendait à Carmody. Elle est très inquiète à ce sujet. La vieille mademoiselle Barry était d'une humeur massacrante quand elle s'est levée ce matin − et on ne plaisante pas avec l'humeur de Joséphine Barry, je peux te l'assurer. Elle a refusé tout net d'adresser la parole à Diana. » « Ce n'était pas la faute de Diana, fit Anne, la mine contrite. C'était la mienne. J'ai suggéré une course pour voir qui arriverait à se mettre au lit en premier. » « Je le savais ! dit Mme Lynde avec la joie de quelqu'un qui a deviné juste. Je savais que cette idée sortait de ta tête. Eh bien, je peux te dire que cela a causé bien des ennuis. La vieille mademoiselle Barry avait l'intention de 443

séjourner un mois ici, mais elle a décrété qu'elle ne resterait pas un jour de plus et qu'elle rentrerait en ville dès demain, bien que ce soit dimanche. Elle serait bien partie aujourd'hui si quelqu'un avait pu l'emmener. Elle avait promis de payer un trimestre de leçons de musique à Diana, mais à présent elle est bien décidée à ne rien offrir du tout à cette tête brûlée. Oh, j'imagine que ça n'a pas dû être triste chez eux, ce matin. Les Barry doivent être sous le choc. La vieille mademoiselle Barry est riche et ils aimeraient rester dans ses bonnes grâces. Bien sûr, Mme Barry ne me l'a jamais dit ainsi, mais je suis assez bon juge de la nature humaine, tu sais. » « Je suis si malchanceuse, gémit Anne. J’attire toujours des ennuis, sur moi et mes meilleurs amis − des gens pour qui je verserais mon sang. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi, Mme 444

Lynde ? » « C'est probablement parce que tu es trop impulsive et spontanée, mon enfant, voilà tout. Tu ne prends jamais le temps de réfléchir − tout ce qui te passe par la tête, tu le dis ou tu le fais sans prendre le moindre temps de réflexion. » « Oh, mais c'est pourtant le plus intéressant, protesta Anne. Quelque chose vous vient à l'esprit, c'est si exaltant que vous devez le mettre en œuvre. Si vous prenez le temps d'y réfléchir, alors vous gâchez tout. N'avez-vous jamais eu cette impression, Mme Lynde ? » Non, Mme Lynde n'avait jamais eu cette impression. Elle se contenta de secouer la tête. « Tu dois apprendre à réfléchir un peu plus, Anne, c'est aussi simple que cela. Le proverbe que tu dois méditer est : "réfléchir avant d'agir" 445

– surtout dans les chambres d’amis. » Fière de sa boutade, Mme Lynde eut un petit rire, tandis qu'Anne restait songeuse. Elle ne voyait rien de risible dans la situation, qui au contraire lui semblait très grave. Lorsqu'elle quitta Mme Lynde, elle coupa à travers champs en direction de la Colline au Verger. Diana vint à sa rencontre sur le seuil de la cuisine. « Ta tante Joséphine est vraiment très fâchée, n'est-ce pas ? » chuchota Anne. « Oui », répondit Diana. Elle étouffa un petit rire et glissa un coup d'œil plein d'appréhension par-dessus son épaule, en direction de la porte du salon. « Elle trépignait de rage, Anne. Oh, comme elle m'a réprimandée ! Elle a dit que j'étais la petite fille la plus mal élevée qu'elle ait jamais vue et que mes parents devraient avoir 446

honte de la manière dont ils m'ont élevée. Elle dit qu'elle ne veut pas rester, mais pour ma part, elle peut bien faire comme ça lui chante. Par contre, mon père et ma mère sont inquiets. » « Pourquoi ne lui as-tu pas dit que c'était ma faute ? » demanda Anne. « Penses-tu que j'aurais fait une chose pareille ? fit Diana d'un ton de mépris. Je ne suis pas une rapporteuse, Anne Shirley, et de toute manière, je suis autant coupable que toi. » « Eh bien, je vais aller me dénoncer auprès d'elle », annonça résolument Anne. Diana la dévisagea. « Anne Shirley, tu n'y penses pas ! Mais − elle te dévorerait vivante ! » 447

« Ne m'effraie pas plus que je ne le suis déjà, la supplia Anne. J'aimerais mieux entrer dans la bouche d’un canon. Mais je dois le faire, Diana. C'était ma faute, et je dois tout avouer. Heureusement, je suis habituée aux aveux. » « Bon, eh bien, elle est à l'intérieur, dit Diana. Tu peux entrer si tu le souhaites. Moi, à ta place, je n'oserais pas. Et je ne crois pas que cela serve à quelque chose. » Sur ces paroles d'encouragement, Anne pénétra dans la tanière du lion − elle entra d'un pas ferme et décidé dans le salon et frappa légèrement à la porte. Un « entrez » glacial lui répondit. Mlle Joséphine Barry, maigre, droite et élégante, tricotait près du feu, dans une posture hautaine. Sa colère ne semblait pas s'être 448

apaisée et ses yeux lançaient des éclairs derrière ses lunettes aux montures dorées. Elle pivota sur son siège, s'attendant à apercevoir Diana, et se retrouva face à une fillette au visage livide, dont les grands yeux exprimaient un mélange de courage désespéré et de pure terreur. « Qui es-tu ? » demanda Mlle Joséphine Barry, sans plus de cérémonie. « Je suis Anne des Pignons Verts, fit la petite inconnue, d'une voix tremblante, les mains jointes comme à son habitude, et je suis venue tout vous avouer, si vous voulez bien m'écouter. » « Tout avouer ? » « C'est à cause de moi que nous avons sauté sur votre lit la nuit dernière. C'est moi qui l'ai 449

suggéré. Diana n'aurait jamais eu cette idée, je peux vous l'assurer. Diana se comporte toujours comme une dame, Mlle Barry. Vous devez comprendre qu'il serait injuste de lui en tenir rigueur. » « Oh, vraiment ? Je crois plutôt que Diana s'en est donné à cœur joie en sautant sur mon lit la nuit dernière. Un tel comportement dans une maison si respectable ! » « Mais nous ne l'avons fait que pour nous amuser, insista Anne. Je pense que vous devez nous pardonner, Mlle Barry, maintenant que nous vous avons présenté nos excuses. Et, surtout, pardonnez à Diana, je vous en prie, et laissez-la prendre des leçons de musique. Diana voue une passion à la musique, Mlle Barry, et je ne sais que trop bien ce que cela vous fait que d'être passionné par quelque 450

chose que vous ne pouvez obtenir. Si vous devez être fâchée contre quelqu'un, alors soyez-le contre moi. J'ai pris l'habitude quand j'étais petite que les gens soient fâchés contre moi, si bien que je pourrai le supporter bien mieux que Diana. » La colère qui émanait du regard de la vieille dame semblait s'être évanouie, remplacée par une lueur d'intérêt amusé. Elle répondit pourtant avec froideur : « Je ne pense pas que ce soit une excuse valable que d'avoir voulu vous amuser. Les petites filles ne se laissaient jamais aller à ce genre d'amusement, de mon temps. Tu ignores l'effet que cela fait d'être tiré d'un profond sommeil, après un long trajet harassant, par deux grandes filles qui viennent rebondir sur votre lit. » 451

« Je l'ignore, mais je peux l'imaginer, s'exclama Anne. Je suis sûre que cela doit être très désagréable. Mais nous avons aussi notre version de l'évènement. Avez-vous de l'imagination, Mlle Barry ? Si c'est le cas, alors mettez-vous à notre place. Nous ne savions pas qu'il y avait quelqu'un dans ce lit et vous avez failli nous faire mourir de peur. Quelle terreur nous avons eue ! Et puis, nous n'avons pas pu dormir dans la chambre d'amis comme on nous l'avait promis. Je suppose que vous avez l'habitude de dormir dans des chambres d'amis. Mais imaginez ce que vous ressentiriez si vous étiez une petite orpheline à qui c'est la première fois que l'on fait un tel honneur. » Cette fois, l'animosité de son regard s'était définitivement évaporée. Mlle Barry éclata de rire − un bruit qui fit pousser un grand soupir de soulagement à Diana, qui attendait en 452

silence et avec inquiétude dans la cuisine. « J'ai bien peur que mon imagination ne soit un peu rouillée − cela fait si longtemps que je ne m'en suis pas servi, dit-elle. Je dois reconnaître que ton plaidoyer est tout aussi valable que le mien. Tout dépend de la manière dont on considère la chose. Assieds-toi ici et parle-moi un peu de toi. » « Je suis désolée, mais je ne peux pas, dit Anne d'un ton ferme. J'aimerais bien, car vous semblez être une dame très intéressante et il se pourrait même que nous ayons beaucoup en commun, bien qu'au premier abord ce ne soit pas évident. Mais il est de mon devoir de rentrer chez moi auprès de Mlle Marilla Cuthbert. Mlle Marilla Cuthbert est une très gentille dame qui m'a accueillie pour m'éduquer convenablement. Elle fait de son mieux, mais 453

c'est un travail de longue haleine. Vous ne devez pas lui en vouloir parce que j'ai sauté sur le lit. Mais avant de partir, j'aimerais que vous me disiez si vous allez pardonner Diana et rester à Avonlea aussi longtemps que vous l'aviez prévu. » « Je le ferai peut-être si tu viens de temps en temps discuter avec moi », dit Mlle Barry. Ce soir-là, Mlle Barry offrit à Diana un bracelet argenté et annonça aux parents qu'elle avait défait sa valise. « J'ai changé d'avis, tout simplement pour avoir l'occasion de faire plus ample connaissance avec cette petite Anne, dit-elle avec franchise. Elle m'amuse, et à mon âge, il est très rare de rencontrer des personnes amusantes. » Le seul commentaire de Marilla lorsqu'elle 454

entendit cette histoire fut : « Je te l'avais bien dit », qu'elle lança à Matthew. Mlle Barry resta pendant un mois. Elle se révéla une invitée plus agréable que d'habitude, car grâce à Anne elle était d'excellente humeur. Elles devinrent très bonnes amies. Avant de partir, Mlle Barry lui dit : « N'oublie pas, petite Anne, quand tu viendras me rendre visite en ville, je te logerai dans ma meilleure chambre d'amis. » « Mlle Barry avait un esprit semblable au mien, après tout, confia Anne à Marilla. On ne le croirait pas en la voyant, mais c'est la vérité. Je ne l'ai pas découvert immédiatement, comme ce fut le cas avec Matthew, mais au bout d'un moment je m'en suis rendu compte. Rencontrer quelqu'un qui vous comprend est moins rare 455

que je ne le croyais. C'est merveilleux de découvrir qu'il y en a tant dans le vaste monde. »

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CHAPITRE XX Une imagination trop fertile C'était à nouveau le printemps aux Pignons Verts − le beau printemps canadien, timide et capricieux, qui arrivait lentement en avril et en mai, en un chapelet de journées fraîches et cristallines, ponctuées de crépuscules roses, apportant le miracle de la résurrection et de la floraison. Les érables de l'Allée des Amoureux étaient lourds de bourgeons rouges, et de petites fougères recourbées poussaient autour du Bain des Dryades. Plus loin, dans les champs d'herbes folles qui s'étendaient derrière la maison de M. Silas Sloane, les fleurs de mai s'épanouissaient, douces étoiles blanches et roses sous leurs feuilles brunes. Tous les enfants de l'école passèrent un après-midi à 457

cueillir leurs tiges dorées et rentrèrent chez eux dans le couchant clair et chantant, les bras et les paniers chargés de leur butin fleuri. « Je me sens triste pour les gens qui vivent dans des pays où il n'existe aucune fleur de mai, dit Anne. Diana dit qu'ils ont peut-être des choses encore plus belles, mais rien n'est plus beau qu'une fleur au printemps, n'est-ce pas, Marilla ? Et Diana dit aussi que s'ils ne savent pas ce que c'est, alors cela ne peut pas leur manquer. Mais je pense que c'est la chose la plus triste qui soit. Je trouve que ce serait tragique, Marilla, de ne pas savoir ce que sont les fleurs de mai, et qu'elles ne vous manquent pas. Savez-vous ce que sont les fleurs de mai pour moi, Marilla ? Je pense que ce sont les âmes des fleurs qui sont mortes l'été passé et que le printemps est leur paradis. Mais nous avons eu un temps splendide aujourd'hui, Marilla. Nous 458

avons pris le déjeuner dans un large vallon couvert de mousse, près d'un vieux puits − c'était un endroit si romantique. Charlie Sloane a défié Arty Gillis de sauter par-dessus, et Arty l'a fait car il ne voulait pas perdre le défi. Personne n'aurait voulu perdre un tel défi. C'est très à la mode de se lancer des défis. M. Phillips a donné toutes les fleurs qu'il avait cueillies à Prissy Andrews et je l'ai entendu dire : « Des trésors pour un trésor ». Il tire cette phrase d'un livre, je le sais, mais cela prouve tout de même qu'il a de l'imagination. On m'a offert des fleurs à moi aussi, mais je les ai rejetées avec mépris. Je ne peux pas vous dire qui me les a offertes, car je me suis juré de ne jamais prononcer ce nom. Nous avons fait des couronnes de fleurs et les avons mises sur nos chapeaux ; et quand il a fallu rentrer, nous avons marché en rang le long de la route, deux par deux, avec nos bouquets et nos couronnes, 459

en chantant Ma maison sur la colline. Oh, c'était enthousiasmant, Marilla. Toute la maisonnée de M. Silas Sloane est sortie précipitamment pour nous regarder passer, et tous ceux que nous avons croisés sur la route se sont arrêtés pour nous suivre des yeux. Nous avons fait sensation. » « Pas étonnant ! C'est absolument ridicule ! » répondit Marilla. Après les fleurs de mai vint le temps des violettes, et le Val des Violettes se para d'un tapis pourpre. Anne le traversait pour se rendre à l'école, le pas prudent et les yeux émerveillés, comme si elle marchait sur une terre sacrée. « Tu sais, dit-elle à Diana, quand je passe par ici, je me moque bien que Gil− que n'importe qui prenne la tête de la classe. Mais quand je 460

suis à l'école, c'est bien différent et cela devient la chose la plus importante pour moi. Il y a tellement d'Anne différentes en moi. Parfois je me dis que c'est sûrement la raison pour laquelle je cause tant de problèmes. Si j'étais juste une seule Anne, ce serait tellement plus facile à vivre, mais alors je serais beaucoup moins intéressante. » Un soir de juin, alors que les vergers se couvraient à nouveau de fleurs roses, que les grenouilles chantaient de leurs voix argentines dans les marais au bout du Lac Chatoyant et que l'air se remplissait du parfum des champs de trèfle et des forêts de sapins baumiers, Anne était assise derrière sa fenêtre du pignon est. Elle avait fait ses devoirs, mais comme il faisait à présent trop noir pour pouvoir lire, elle s'était plongée dans un rêve éveillé, le regard perdu au-delà des branches de la Reine des Neiges, à 461

nouveau subjuguée par ses grappes de fleurs. Dans l'ensemble, la petite chambre du pignon n'avait pas changé. Les murs étaient toujours aussi blancs, la pelote d'épingles aussi dure, et les chaises aussi raides et jaunes. Pourtant, ce qui se dégageait de la pièce était définitivement différent. Elle était remplie d'une vie animée et énergique qui semblait rejaillir sur elle, et qui ne devait rien aux livres d'écolière, aux robes et aux rubans, ni même à la cruche bleue ébréchée qui servait de vase à des fleurs de pommier sur la table. C'était comme si tous les rêves, de nuit comme de jour, de son occupante haute en couleur avaient pris une forme immatérielle et néanmoins visible, tapissant la chambre austère de sublimes arcsen-ciel et de clairs de lune vaporeux. Marilla entra brusquement avec les blouses d'école fraîchement repassées d'Anne. Elle les posa sur 462

une chaise et s'assit en soupirant. Elle avait une terrible migraine cet après-midi-là, et bien que la douleur se fût dissipée, elle se sentait faible et « lessivée », comme elle le disait elle-même. Anne posa sur elle ses yeux clairs emplis de compassion. « J'aurais vraiment aimé avoir cette migraine à votre place, Marilla. Je l'aurais supportée avec joie si cela avait pu vous en décharger. » « Je trouve que tu as fait ta part en effectuant les corvées pour me laisser me reposer, dit Marilla. Tu sembles t'en être bien sortie, et tu as fait moins d'erreurs que d'habitude. Bien sûr, ce n'était pas vraiment nécessaire d'amidonner les mouchoirs de Matthew15 ! Et généralement, quand on met une tarte au four pour la réchauffer avant le repas, on la sort pour la manger quand elle devient chaude au lieu de la 463

laisser se carboniser ; mais apparemment, ce ne sont pas tes méthodes. » La migraine rendait toujours Marilla un peu sarcastique. « Oh, je suis désolée, dit Anne d'un air contrit. J'ai oublié cette tarte dès que je l'ai mise dans le four, et pourtant mon instinct me disait bien qu'il manquait quelque chose sur la table du déjeuner. J'avais la ferme intention, quand vous m'avez chargée de ces tâches ce matin, de ne rien imaginer et de rester concentrée sur ce que je faisais. Cela a bien fonctionné jusqu'à ce que j'enfourne la tarte, mais alors j'ai cédé à la tentation irrésistible de m'imaginer que j'étais une princesse de conte de fée enfermée dans une tour coupée du monde, et un beau chevalier venait à mon secours sur un destrier d'un noir de jais. C'est ainsi que j'ai oublié la 464

tarte. Je ne savais pas que j'avais amidonné les mouchoirs. Pendant tout le temps qu'a duré le repassage, j'essayais de trouver un nom pour la nouvelle île que Diana et moi avons découverte sur le ruisseau. C'est un endroit des plus ravissants, Marilla. Il y a deux érables dessus, et le ruisseau les contourne. J'ai fini par avoir l'idée brillante de l'appeler l'Île Victoria, parce que nous l'avons trouvée le jour de l'anniversaire de la reine16. Diana et moi sommes très fidèles à la reine. Mais je suis désolée pour cette tarte et pour les mouchoirs. Je voulais me montrer particulièrement bonne aujourd'hui, parce que c'est un jour anniversaire. Vous rappelez-vous ce qui s'est passé ce même jour l'année dernière, Marilla ? » « Non, je ne me souviens de rien de spécial. »

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« Oh, Marilla, c'était le jour de mon arrivée aux Pignons Verts. Je ne l'oublierai jamais. C'était un moment déterminant dans ma vie. Bien sûr, il ne vous semble sans doute pas important. Cela fait un an que je suis ici et je suis heureuse. Évidemment, j'ai eu quelques ennuis, mais on peut survivre malgré les ennuis. Regrettez-vous de m'avoir gardée, Marilla ? » « Non, je ne peux pas dire que je regrette, dit Marilla qui se demandait parfois comment elle avait pu vivre avant l'arrivée d'Anne aux Pignons Verts, non, je ne regrette pas vraiment. Si tu as terminé tes leçons, Anne, je voudrais que tu ailles demander à Mme Barry si elle peut me prêter le patron de la blouse de Diana. » « Oh − il fait − il fait si sombre », se récria Anne. 466

« Si sombre ? Mais le soleil n'est pas encore couché. Et Dieu sait que ce n'est pas la première fois que tu sors après la tombée de la nuit. » « J'irai très tôt demain matin, s'empressa de promettre Anne. Je me lèverai avec le soleil et j'irai, Marilla. » « Mais voyons, que t'arrive-t-il, Anne Shirley ? J'ai besoin de ce patron pour tailler ta nouvelle blouse ce soir. Vas-y tout de suite, sois gentille. » « Alors je passerai par la route », dit Anne en s'emparant avec réticence de son chapeau. « Passer par la route pour perdre une demiheure ! Que je te surprenne à faire un tel détour !»

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« Mais je ne peux pas passer par la Forêt Hantée, Marilla », s'écria Anne, au désespoir. Marilla la dévisagea. « La Forêt Hantée ! Es-tu devenue folle ? Qu'est-ce donc que cette Forêt Hantée ? » « Le bois d'épicéas au-dessus du ruisseau », fit Anne en un murmure. « Balivernes ! Cela n'existe pas, les forêts hantées, ni ici ni ailleurs. Qui t'a raconté de telles sornettes ? » « Personne, avoua Anne. Diana et moi nous sommes imaginé que la forêt était hantée. Tous les endroits par ici sont si − si ordinaires. Nous avons inventé cela pour nous amuser. Nous avons commencé au mois d'avril. Une forêt hantée, c'est si romantique, Marilla. Nous 468

avons choisi le bosquet d'épicéas, car il y fait très sombre. Oh, nous avons imaginé les choses les plus épouvantables. Il y a une dame blanche qui marche le long du ruisseau à cette heure de la soirée, elle se tord les mains et pousse des cris perçants. Elle apparaît pour annoncer une mort imminente dans la famille. Et le fantôme d'un petit enfant assassiné hante le coin près des Terres Oisives. Il se glisse derrière vous et pose ses doigts glacés sur votre main − comme ceci. Oh, Marilla, je ne veux passer par la Forêt Hantée au crépuscule pour rien au monde. Je suis sûre que des silhouettes blanches vont surgir de derrière les arbres pour m'attraper. » « A-t-on jamais entendu telles inepties ! s'exclama Marilla, qui l'avait écoutée, abasourdie. Anne Shirley, es-tu en train de dire que tu crois toutes ces inepties sorties tout droit 469

de ton imagination ? » « Je n'y crois pas exactement, bredouilla Anne. Du moins, je n'y crois pas pendant la journée. Mais à la nuit tombée, Marilla, c'est différent. C'est l'heure où sortent les fantômes. » « Mais les fantômes n'existent pas, Anne. » « Oh, mais si, Marilla, s'écria Anne avec ferveur. Je connais des gens qui en ont vu. Et ce sont des gens très respectables. Charlie Sloane raconte que sa grand-mère a vu son grand-père ramener les vaches un soir, alors qu'il était enterré depuis déjà un an. Vous savez que la grand-mère de Charlie Sloane n'inventerait pas une telle histoire. C'est une femme très religieuse. Et le père de Mme Thomas a été poursuivi, un soir qu'il rentrait chez lui, par un agneau de feu dont la tête 470

tranchée pendait à un lambeau de peau. D'après lui, c'était l'esprit de son frère qui voulait l'avertir qu'il allait mourir moins de neuf jours plus tard. Ce n'est pas arrivé, mais il est mort deux ans après, alors vous voyez que c'est vrai. Et Ruby Gillis dit − » « Anne Shirley, l'interrompit Marilla d'un ton péremptoire. Je ne veux plus jamais t'entendre parler de cette manière. J'ai des doutes depuis le début sur ton imagination débordante, et si cela te met de telles idées en tête, je ne tolérerai plus que tu y laisses libre cours. Tu vas aller chez les Barry immédiatement et tu passeras par ce bosquet d'épicéas. Ce sera une leçon que tu retiendras. Et je ne veux plus jamais entendre parler de forêts hantées. » Anne eut beau supplier et pleurer tant et plus − ce qu'elle fit, car sa peur était bien réelle. Elle 471

s'était laissé emporter par son imagination et elle éprouvait une véritable terreur pour ce bosquet après la tombée de la nuit. Mais Marilla était inflexible. Elle conduisit jusqu'à la source la pauvre fillette qui voyait des fantômes et lui ordonna de franchir le pont et de pénétrer dans l'antre sombre de la dame hurlante et des spectres sans tête. « Oh, Marilla, comment pouvez-vous être aussi cruelle ? sanglotait Anne. Qu'éprouveriez-vous si un être livide m'enlevait et m'emportait loin d'ici ? » « Je prends le risque, répondit Marilla, insensible. Tu sais que quand je dis quelque chose, je ne plaisante pas. Je vais te faire passer l'envie d'inventer des fantômes. Et maintenant, en avant. »

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Anne se mit en route, ou plutôt, elle franchit le pont d'un pas hésitant et s'avança, toute tremblante, dans la pénombre terrifiante qui s'étendait au-delà. Anne n'oublia jamais ce trajet. Elle regrettait amèrement de s'être ainsi adonnée à son imagination. Des farfadets imaginaires étaient tapis dans tous les recoins. Ils tendaient leurs mains froides et décharnées pour saisir la petite fille terrorisée qui les avait engendrés. À la vue d'un morceau d'écorce de bouleau blanche, que le vent avait emporté dans le vallon pour le faire atterrir sur la terre brune du bosquet, son cœur s'arrêta de battre. Le hurlement languissant de deux vieilles branches qui frottaient l'une contre l'autre fit perler de grosses gouttes de sueur sur son front. Le froissement des ailes d'une chauvesouris au-dessus de sa tête lui donnait l'impression qu'une créature d'un autre monde venait de prendre son envol. Quand elle 473

atteignit le champ de M. William Bell, elle le traversa à toutes jambes comme si elle était poursuivie par une armée de créatures blanches. Elle arriva à la porte de la cuisine des Barry si essoufflée qu'elle put à peine se faire comprendre lorsqu'elle demanda le patron de la blouse. Diana étant absente, elle ne trouva aucune excuse pour s'attarder. Elle devait affronter le sinistre trajet du retour. Anne rebroussa chemin les yeux fermés. Elle préférait prendre le risque de se cogner contre les branches plutôt que d'apercevoir une créature blanche. Quand elle déboucha en titubant sur le pont de rondins, elle poussa un long soupir de soulagement tout tremblant. « Alors, tu vois que rien ne t'a attrapée ! » fit Marilla sans aucune compassion. « Oh, Mar− Marilla, balbutia Anne. Je− je ne 474

− je ne me − plaindrai plus − des endroits ordinaires, maintenant. »

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CHAPITRE XXI Une nouvelle variante de parfum « Pauvre de moi, ce monde n'est fait que de rencontres et de séparations, comme le dit Mme Lynde », se plaignit Anne en posant son ardoise et ses livres sur la table de la cuisine. C'était le dernier jour du mois de juin. Elle essuya ses yeux rouges humides d'un mouchoir déjà bien imbibé, avant de reprendre : « N'était-ce pas judicieux de ma part, Marilla, d'apporter un mouchoir supplémentaire à l'école aujourd'hui ? J'avais le pressentiment qu'il me serait utile. » « Je n'ai jamais pensé que tu étais à ce point attachée à M. Phillips qu'il te faudrait deux mouchoirs pour sécher tes larmes lors de son 476

départ », dit Marilla. « Je ne pleurais pas pour lui, il me semble, songea Anne. Je pleurais simplement parce que toutes les autres le faisaient. C'est Ruby Gillis qui a commencé. Ruby Gillis a pourtant toujours clamé qu'elle détestait M. Phillips, mais dès qu'il s'est levé pour faire son discours d'adieu, elle a éclaté en sanglots. Alors toutes les filles se sont mises à pleurer, les unes après les autres. J'ai essayé de me retenir, Marilla. J'ai essayé de me souvenir de la fois où M. Phillips m'avait ordonné de m'asseoir à côté de Gil− d'un garçon ; et de la fois où il avait écrit mon nom sans e sur le tableau noir ; et de la fois où il avait dit que j'étais la pire élève qu'il ait jamais eue en géométrie, et quand il s'était moqué de mon orthographe. J'ai repensé à toutes les fois où il s'était montré méchant et sarcastique ; mais étrangement je n'ai pas pu 477

me retenir, Marilla, et j'ai pleuré à mon tour. Cela faisait un mois que Jane Andrews nous disait à quel point elle serait heureuse quand M. Phillips partirait, en affirmant qu'elle ne verserait pas une larme. Eh bien, elle était encore plus triste que nous toutes et elle a dû emprunter un mouchoir à son frère − bien sûr, les garçons ne pleuraient pas − parce qu'elle n'en avait pas apporté, tant elle était persuadée de ne pas en avoir besoin. Oh, Marilla, c'était bouleversant. M. Phillips a fait un beau discours d'adieu, qui commençait ainsi : "L'heure est venue pour nous de nous séparer." C'était très émouvant. Et il avait lui aussi les larmes aux yeux, Marilla. Oh, je me suis sentie terriblement désolée et pleine de remords pour toutes les fois où j'avais été dissipée en classe, et où je l'avais dessiné sur mon ardoise pour me moquer de Prissy et lui. Je peux vous assurer que je regrette de ne pas avoir été une élève modèle comme Minnie 478

Andrews. Elle avait la conscience tranquille. Les filles ont pleuré sur tout le trajet du retour. Carrie Sloane ne cessait de dire à chaque instant : « L'heure est venue pour nous de nous séparer », et nous pleurions de plus belle juste au moment où nous commencions à aller mieux. Je me sens affreusement triste, Marilla. Mais on ne peut pas vraiment être au désespoir quand on a deux mois de vacances devant soi, n'est-ce pas, Marilla ? Et puis, nous avons rencontré le nouveau pasteur et sa femme qui arrivaient de la gare. J'étais très triste à cause du départ de M. Phillips, mais je n'ai pas pu m'empêcher de m'intéresser un tant soit peu à eux, c'est bien normal, n'est-ce pas ? Sa femme est très jolie. Pas d'une beauté somptueuse, bien sûr − ce ne serait pas convenable, je suppose, pour un pasteur, d'avoir une femme absolument splendide, car cela pourrait donner un mauvais exemple. Mme Lynde dit que la 479

femme du pasteur au Pont-Neuf donne un très mauvais exemple car elle suit la mode de très près. L'épouse de notre nouveau pasteur avait une robe de mousseline bleue aux jolies manches bouffantes et un chapeau bordé de roses. Jane Andrews a dit que, d'après elle, les manches bouffantes faisaient trop matérialistes pour une femme de pasteur, mais je me suis bien gardée de faire une remarque si désobligeante, Marilla, car je ne sais que trop bien ce que c'est que de désirer ardemment avoir des manches bouffantes. De plus, cela fait peu de temps qu'elle est mariée au pasteur, alors il faut se montrer indulgent, n'est-ce pas ? Ils vont loger chez Mme Lynde jusqu'à ce que le presbytère soit prêt. » Si Marilla, en descendant chez Mme Lynde ce soir-là, était mue par une envie tout autre que celle de lui rendre les cadres à dessus-de-lit 480

qu'elle lui avait empruntés l'hiver passé, c'était une faiblesse bien compréhensible et partagée par la plupart des habitants d'Avonlea. De nombreuses affaires que Mme Lynde avait prêtées, parfois sans s'attendre à ce qu'on les lui rendît, lui furent ramenées ce soir-là. Un nouveau pasteur, et surtout un pasteur accompagné de sa femme, faisait l'objet de toutes les curiosités dans un petit coin de campagne où les évènements étaient rares et très espacés. Le vieux M. Bentley, le pasteur dont Anne trouvait qu'il manquait d'imagination, était pasteur à Avonlea depuis dix-huit ans. Il était veuf lorsqu'il était arrivé et il l'était resté, bien que différentes rumeurs l'eussent marié tantôt à l'une tantôt à l'autre de ses paroissiennes, selon les années. Le mois de février précédent, il avait donné sa démission et était parti, regretté 481

des habitants, qui avaient développé une grande affection pour leur pasteur de longue date, malgré ses talents d'orateur limités. Depuis, l'église d'Avonlea avait connu un certain flottement religieux, car dimanche après dimanche, les candidats s'étaient succédé pour venir prêcher, à l'essai. Leur succès ou leur échec dépendait de l'avis des vieux fidèles ; mais la petite fille rousse sagement assise au bout du banc des Cuthbert ne manquait pas d'avoir sa propre opinion à ce sujet, ce dont elle discutait abondamment avec Matthew. Marilla, quant à elle, répugnait par principe à critiquer les pasteurs quels qu'ils fussent. « Je ne pense pas que M. Smith aurait fait l'affaire, Matthew, résuma Anne. Mme Lynde dit que son sermon était superficiel, mais moi, je pense que son principal défaut était le même que celui de M. Bentley − il n'avait aucune 482

imagination. Et M. Terry, lui, en avait trop ; il se laissait emporter tout comme moi à propos de la Forêt Hantée. De plus, Mme Lynde dit que sa théologie laissait à désirer. M. Gresham était un homme très bon et très religieux, mais il racontait trop d'histoires drôles et faisait rire les gens dans l'église ; ce n'est pas convenable, et un pasteur doit se comporter convenablement, n'est-ce pas, Matthew ? J'ai trouvé M. Marshall très intéressant ; mais Mme Lynde dit qu'il n'est pas marié, ni même fiancé, parce qu'elle a mené son enquête à son sujet. Elle dit qu'il ne faut pas avoir un jeune pasteur célibataire à Avonlea, car il risque de se marier dans la congrégation, ce qui ne manquera pas de créer des ennuis. Mme Lynde est une femme très clairvoyante, vous ne pensez pas, Matthew ? Je suis très heureuse qu'ils aient choisi M. Allan. Je l'aimais bien, parce que son sermon était prenant et qu'il semblait prier de 483

tout son cœur, et pas uniquement parce qu'il en avait l'habitude. Mme Lynde dit qu'il a ses défauts, mais qu'il ne fallait pas s'attendre à un pasteur parfait pour sept cent cinquante dollars par an. Et puis, sa théologie est solide, car elle lui a posé de nombreuses questions sur tous les points de doctrine. Et elle connaît la famille de sa femme. Ce sont des gens très respectables, chez qui les femmes sont d'excellentes maîtresses de maison. Mme Lynde dit qu'un homme qui connaît bien la doctrine et une femme qui sait tenir sa maison font une combinaison excellente chez une famille pastorale. » Le nouveau pasteur et son épouse formaient un couple jeune et agréable, toujours en lune de miel et rempli d'un enthousiasme plaisant pour la vie qu'ils avaient choisie. Avonlea leur ouvrit son cœur dès le début. Le jeune homme franc 484

et jovial remporta l'adhésion des jeunes comme des vieux, ainsi que sa douce épouse, frêle et souriante, qui allait assurer l'entretien du presbytère. Anne aima Mme Allan aussitôt et sans réserve. Elle avait découvert en elle une autre de ces âmes qui lui ressemblaient tant. « Mme Allan est absolument délicieuse, annonça-t-elle un dimanche après-midi. Elle s'occupe de notre classe et c'est une excellente enseignante. Elle a commencé par dire qu'il ne fallait pas que ce soit au professeur de poser toutes les questions, et vous savez, Marilla, que c'est exactement ce que j'ai toujours pensé. Elle a dit que nous pouvions lui poser toutes les questions que nous voulions et je lui en ai posé beaucoup. Je suis douée pour poser des questions, Marilla. » « Je veux bien te croire », confirma Marilla, 485

empathique. « Personne d'autre n'en a posé à part Ruby Gillis, et elle a demandé si l'école du dimanche organiserait un pique-nique cet été. Je n'ai pas trouvé que c'était là une question très appropriée, car cela n'avait aucun rapport avec la leçon − la leçon traitait de Daniel dans la fosse aux lions − mais Mme Allan a souri et a dit que ce serait sûrement le cas. Mme Allan a un joli sourire ; ses joues ont des fossettes si charmantes. J'aimerais avoir des fossettes, moi aussi, Marilla. Je ne suis plus aussi maigre que lorsque je suis arrivée ici, mais je n'ai pas encore de fossettes. Si j'en avais, alors peutêtre pourrais-je donner aux gens l'envie de faire le bien. Mme Allan a dit que nous devions toujours essayer de donner envie aux gens de faire le bien. Elle a parlé de tout avec tellement de bonté. Jamais je n'avais pensé auparavant 486

que la religion pouvait être un sujet si joyeux. J'ai toujours cru qu'il y avait là une certaine mélancolie, mais ce n'est pas le cas de Mme Allan, et j'aimerais bien me comporter comme une chrétienne si je peux lui ressembler. En revanche, je n'aimerais pas être comme le superintendant17 Bell. » « C'est très vilain de parler de la sorte de M. Bell, la réprimanda Marilla. M. Bell est vraiment un homme bon. » « Oh, bien sûr, c'est un homme bon, acquiesça Anne, mais il ne semble en tirer aucune joie. Si j'étais aussi bonne, je danserais et chanterais à longueur de temps, car cela me rendrait si heureuse. Je suppose que Mme Allan est trop adulte pour danser et chanter, et bien sûr ce ne serait pas digne d'une épouse de pasteur. Mais je sens qu'elle est heureuse d'être une bonne 487

chrétienne et qu'elle le serait quand bien même cela ne lui garantissait pas d'aller au paradis. » « Je pense que nous devons inviter M. et Mme Allan à prendre le thé un de ces jours, dit Marilla, songeuse. Ils sont presque allés partout sauf chez nous. Voyons voir. Mercredi prochain serait parfait. Mais n'en parle pas à Matthew, car s'il savait qu'ils venaient, il trouverait une excuse pour s'absenter ce jourlà. Il était si habitué à M. Bentley que cela ne le dérangeait pas, mais il va avoir du mal à faire connaissance avec un nouveau pasteur, quant à son épouse, elle le terrorisera. » « Je serai aussi muette qu'une tombe, assura Anne. Mais, oh, Marilla, me laisserez-vous préparer un gâteau pour l'occasion ? J'aimerais tant confectionner quelque chose pour Mme Allan, et vous savez que maintenant, je sais 488

bien faire les gâteaux. » « Tu pourras faire un gâteau avec une génoise », lui promit Marilla. Lundi et mardi, les préparatifs allèrent bon train aux Pignons Verts. Recevoir le pasteur et sa femme pour le thé était un évènement important et Marilla était bien déterminée à ne pas faire pâle figure à côté des autres maîtresses de maison d'Avonlea. Anne était tout excitée et flottait sur un nuage. Le mardi soir, au coucher du soleil, elle eut une longue discussion à ce sujet avec Diana. Elles étaient assises sur les grandes pierres rouges du Bain des Dryades et dessinaient des arcs-en-ciel sur l'eau à l'aide de petites branches trempées dans de la résine de sapin baumier. « Tout est prêt, Diana, sauf le gâteau que je 489

dois préparer demain matin et les scones que Marilla doit enfourner juste avant l'heure du thé. Je peux t'assurer, Diana, que Marilla et moi avons travaillé d'arrache-pied pendant deux jours. C'est une telle responsabilité de recevoir la famille d'un pasteur à dîner. Je n'avais jamais vécu cela. Tu devrais voir notre garde-manger, il vaut le coup d'œil. Nous aurons du poulet en gelée et de la langue froide. Nous proposerons deux sortes de gelée, de la rouge et de la jaune, ainsi que de la crème fouettée et de la tarte au citron, puis trois sortes de biscuit différentes, du gâteau aux fruits, ainsi que la fameuse confiture de prunes jaunes que Marilla réserve spécialement pour les pasteurs. Nous servirons aussi du quatre-quarts et du gâteau à la génoise, avec des biscuits, comme je l'ai déjà dit. Il y aura du pain frais et du pain rassis, au cas où le pasteur soit dyspepsique18 et qu'il ne digère pas le pain frais. Mme Lynde dit que les 490

pasteurs sont souvent dyspepsiques, mais je ne pense pas que M. Allan soit pasteur depuis suffisamment longtemps pour en ressentir les effets. J'ai des frissons rien qu'en pensant à mon gâteau à la génoise. Oh, Diana, et s'il n'était pas bon ! La nuit dernière, j'ai rêvé que j'étais poursuivie par un affreux farfadet qui avait un gros gâteau à la place de la tête. » « Il sera très bon, vraiment, la rassura Diana, qui était une amie très réconfortante. La part de ce gâteau que tu avais fait et que nous avons mangé pour le déjeuner aux Terres Oisives il y a deux semaines était tout à fait exquise. » « Oui ; mais les gâteaux ont affreusement tendance à être ratés quand vous avez justement besoin de les réussir, fit Anne en soupirant, laissant son bâton particulièrement bien imprégné de résine danser à la surface de 491

l'eau. Enfin, je suppose que je dois faire confiance à la providence et ne pas oublier de mettre de la farine. Oh, regarde, Diana, quel magnifique arc-en-ciel ! Crois-tu que les dryades viendront une fois que nous serons parties et s'en serviront de voile ? » « Tu sais que les dryades, ça n'existe pas », dit Diana. La mère de Diana avait découvert l'histoire de la Forêt Hantée et avait été très fâchée. Depuis, Diana s'abstenait de tout élan d'imagination de ce genre et avait décidé qu'il n'était pas prudent d'entretenir un esprit crédule, même s'il ne s'agissait là que de dryades bien inoffensives. « Mais il est tellement facile d'imaginer qu'il y en a, dit Anne. Chaque nuit avant de m'endormir, je regarde par la fenêtre et je me demande si les dryades sont en train de se 492

baigner, de coiffer leurs cheveux en se servant de la source comme d'un miroir. Parfois, je cherche leurs empreintes de pas dans la rosée du matin. Oh, Diana, continue de croire aux dryades ! » Le mercredi matin arriva. Anne se leva avec le jour, trop excitée pour dormir davantage. Elle avait attrapé un sérieux rhume de cerveau après son escapade de la veille à la source, mais rien, à l'exception d'une pneumonie aiguë, n'aurait pu amoindrir les envies de cuisine qu'elle éprouvait ce matin-là. Après le petitdéjeuner, elle entreprit la confection de son gâteau. Lorsqu'elle referma sur lui la porte du four, elle prit une profonde inspiration. « Je suis certaine de ne rien avoir oublié cette fois, Marilla. Mais crois-tu qu'il va lever ? Imagine que la levure ne soit pas bonne. Je me 493

suis servie dans la nouvelle boîte. Et Mme Lynde dit qu'il est très difficile de trouver de la bonne levure par les temps qui courent, car plus aucun ingrédient n'est pur. Mme Lynde dit que le gouvernement devrait s'emparer de la question, mais elle dit que le jour n'est pas encore arrivé où un gouvernement conservateur s'en chargera. Marilla, et si le gâteau ne gonflait pas ? » « Nous avons suffisamment à manger », répondit Marilla avec une froide objectivité. Cependant, le gâteau leva bien et sortit du four, aussi léger et aérien qu'une écume dorée. Anne, rouge de plaisir, le garnit de plusieurs couches de gelée couleur rubis et, dans son imagination, se figura Mme Allan en train de s'en délecter et, pourquoi pas, d'en demander une seconde part ! 494

« Vous allez utiliser le plus beau service à thé, n'est-ce pas, Marilla ? dit-elle. Puis-je décorer la table de fougères et de roses sauvages ? » « Ce serait ridicule, renifla Marilla. Pour moi, ce qui compte, ce sont les mets et non les décorations frivoles. » « Mme Barry avait décoré sa table, elle, objecta Anne qui savait faire preuve de la ruse du serpent, et le pasteur l'a copieusement complimentée. Il a dit que c'était un festin pour les yeux autant que pour le palais. » « Bon, fais comme tu voudras, dit Marilla, bien déterminée à ne pas se laisser supplanter par Mme Barry, ou qui que ce fût. Mais veille à laisser assez de place pour les couverts et la nourriture. » Anne se mit au travail et entreprit de décorer 495

avec tant de goût et d'élégance que la pauvre Mme Barry fut incapable de soutenir la comparaison. Comme elle disposait de roses et de fougères en abondance, et avait du talent artistique à revendre, elle fit de la table du dîner une telle splendeur que lorsque le pasteur et son épouse s'attablèrent, ils s'exclamèrent en chœur et louèrent la beauté de la décoration. « C'est l'œuvre d'Anne », dit Marilla, d'un ton presque bougon. Pour Anne, le sourire approbateur de Mme Allan était un véritable bonheur, tel qu'elle n'en avait jamais ressenti dans ce bas monde. Matthew était présent, lui aussi, après avoir été piégé pour participer à la réception, Dieu seul − et Anne − savait comment. Il s'était montré si timide et si nerveux que Marilla avait abandonné tout espoir le concernant. Pourtant, 496

Anne s'en était chargée avec un tel succès qu'il était à présent assis à table, dans ses plus beaux vêtements à col blanc, et qu'il discutait avec le pasteur non sans un certain intérêt pour la conversation. Il n'adressa jamais la parole à Mme Allan, mais sans doute ne pouvait-on attendre cela de lui. Tout se déroulait aussi gaiement que possible lorsque le gâteau à la génoise d'Anne arriva. Mme Allan, à qui l'on avait déjà servi une incroyable variété de mets en tous genres, déclina poliment. Marilla, lisant la déception sur le visage d'Anne, dit alors en souriant : « Oh, vous devez en prendre une part, Mme Allan. Anne l'a fait tout spécialement pour vous. » « Dans ce cas, je vais me laisser tenter », dit 497

Mme Allan en riant, se servant une généreuse part, aussitôt imitée par le pasteur et Marilla. Mme Allan en prit une bouchée. L'expression la plus étrange qui fût passa alors sur son visage, mais elle ne dit pas un mot et s'appliqua à tout avaler. Marilla, qui s'en était aperçue, s'empressa de goûter le gâteau. « Anne Shirley ! s'exclama-t-elle, mais enfin qu'as-tu mis dans ce gâteau ? » « Rien qui ne soit pas indiqué dans la recette, Marilla, s'écria Anne, aux abois. Oh, il n'est pas bon ? » « Pas bon ? Il est tout simplement infect. M. Allan, n'y touchez pas. Anne, goûte-le. Quel parfum as-tu utilisé ? » « La vanille, dit Anne, dont le visage avait viré 498

au rouge pivoine après qu'elle eut goûté le gâteau. Juste de la vanille. Oh, Marilla, c'était sûrement la levure. J'avais des doutes sur cette lev− » « La levure, balivernes ! Va me chercher le flacon de vanille que tu as utilisé. » Anne se précipita au garde-manger et revint avec un petit flacon en partie rempli d'un liquide brun et dont l'étiquette jaune annonçait : « Vanille pure ». Marilla le prit, ôta le bouchon et le renifla. « Dieu tout puissant, Anne, tu as parfumé ce gâteau avec de la lotion analgésique. J'ai cassé le flacon de la lotion la semaine dernière et j'ai versé ce qu'il en restait dans une vieille bouteille de vanille vide. Je suppose que c'est en partie ma faute − j'aurais dû te prévenir − 499

mais pour l'amour du ciel, pourquoi ne l'as-tu pas senti avant ? » Anne fondit en larmes devant cette double humiliation. « Je ne pouvais pas − j'avais un tel rhume ! » et sur ces mots elle détala en direction de la chambre du pignon, où elle se jeta sur le lit, inconsolable, et pleura toutes les larmes de son corps. Enfin, des bruits de pas légers se firent entendre dans les escaliers et quelqu'un entra dans la pièce. « Oh, Marilla, sanglota Anne sans lever les yeux, je suis à jamais humiliée. Je n'y survivrai pas. Cela va se savoir − tout se sait toujours à Avonlea. Diana me demandera comment était mon gâteau et je devrai lui dire la vérité. Je 500

serai toujours montrée du doigt comme la fille qui a parfumé son gâteau à la lotion analgésique. Gil− les garçons de l'école ne cesseront pas de se moquer de moi. Oh, Marilla, si vous avez une once de charité chrétienne, ne me demandez pas de descendre pour laver la vaisselle après cela. Je la ferai une fois que le pasteur et sa femme seront partis, mais je ne pourrai plus jamais regarder Mme Allan dans les yeux. Elle croira peut-être que j'ai essayé de l'empoisonner. Mme Lynde dit qu'elle a entendu parler d'une petite orpheline qui a essayé d'empoisonner sa bienfaitrice. Heureusement, la lotion n'est pas toxique. C'est un remède que l'on peut ingérer − mais pas dans les gâteaux. Pouvez-vous le dire à Mme Allan, Marilla ? » « Tu pourrais te lever pour le lui dire toi-même », répondit une voix enjouée. 501

Anne bondit pour découvrir Mme Allan debout près de son lit. Elle la regardait avec des yeux rieurs. « Ma très chère petite, il ne faut pas pleurer ainsi, dit-elle, sincèrement émue par la mine défaite d'Anne. Voyons, il s'agit juste d'une drôle d’erreur que n'importe qui aurait pu faire. » « Oh, non, ce genre de sottise n'arrive qu'à moi, dit Anne, désespérée. Et moi qui voulais que ce gâteau soit parfait pour vous, Mme Allan. » « Oui, je le sais, mon enfant. Et je t'assure que j'apprécie ta gentillesse et ta prévenance de la même façon que si le gâteau avait été bon. Maintenant, ne pleure plus, mais descends avec moi et montre-moi ton jardin fleuri. Mlle 502

Cuthbert me dit que tu as un petit carré rien qu'à toi. Je veux le voir, car j'aime beaucoup les fleurs. » Anne se laissa rassurer et réconforter. Elle se disait que c'était une chance que Mme Allan la comprît autant. On ne parla plus du gâteau à la lotion et lorsque les invités partirent, Anne se rendit compte qu'elle avait aimé cette soirée bien plus qu'elle ne l'aurait cru, étant donné ce terrible incident. Elle poussa tout de même un profond soupir. « Marilla, n'est-ce pas merveilleux de penser que demain sera un jour nouveau, sans aucune sottise ? » « Je te parie que tu en feras tout un tas, dit Marilla. Tu n'as pas ton pareil pour faire des sottises, Anne. » 503

« Oui, et je ne le sais que trop bien, reconnut Anne, la mine sombre. Mais avez-vous remarqué ce fait encourageant à mon propos, Marilla ? Je ne fais jamais deux fois la même erreur. » « Je ne sais pas si c'est réellement encourageant, étant donné que tu en trouves toujours de nouvelles. » « Oh, mais c'est évident, Marilla ! Il y a forcément une limite au nombre d'erreurs qu'une personne peut faire, et quand j'en arriverai au bout, alors ce sera terminé. C'est une pensée très rassurante. » « Allons, tu ferais mieux d'apporter ce gâteau aux cochons, dit Marilla. Aucun humain ne pourra le manger, pas même Jerry Buote. »

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CHAPITRE XXII Anne est invitée à prendre le thé « Pourquoi donc as-tu les yeux aussi exorbités ? Alors ? demanda Marilla comme Anne venait de rentrer d'une commission au bureau de poste. As-tu rencontré une autre de ces âmes qui te ressemblent tant ? » Il émanait d'Anne une fébrilité qui lui collait à la peau comme un vêtement. L'excitation brillait dans ses yeux et se lisait sur tous les traits de son visage. Elle avait remonté l'allée d'un pas sautillant, comme un lutin porté par le vent, dans la douce lumière du soleil et les ombres paresseuses de cette chaude soirée du mois d'août. « Non, Marilla. Mais, oh, devinez ! Je suis invitée à prendre le thé au presbytère demain 505

après-midi ! Mme Allan a laissé un mot pour moi au bureau de poste. Regardez-le, Marilla. "Mlle Anne Shirley, aux Pignons Verts". C'est la première fois que l'on m'appelle "Mlle". J'en ai un tel frisson ! Je chérirai cette note toute ma vie, elle fera partie de mes trésors les plus précieux. » « Mme Allan m'a dit qu'elle comptait inviter tous les membres de sa classe du dimanche pour le thé, les uns après les autres, dit Marilla, posant sur cet évènement merveilleux un regard très froid. Pas besoin de te mettre dans tous tes états. Apprends à calmer tes élans, mon enfant. » Mais pour Anne, calmer ses élans aurait été aller à l'encontre de sa nature. C'était une fillette passionnée et elle vivait les plaisirs et les peines de l'existence avec une intensité 506

exacerbée. Marilla le sentait et en était préoccupée, sachant que les hauts et les bas de la vie seraient sans doute plus durs à supporter pour cette âme impulsive. Ce qu'elle ne comprenait pas, en revanche, c'était que sa capacité à s'émerveiller était infinie et saurait largement compenser ses désillusions. Par conséquent, Marilla considérait qu'il était de son devoir d'inculquer à Anne un caractère tranquille et aussi uniforme que possible, mission pourtant aussi irréalisable que chercher à apprivoiser les rayons du soleil dansant à la surface des ruisseaux. Elle ne progressait guère, comme elle se l'admit à regret. La faillite de ses espoirs et de ses projets plongeait immanquablement Anne dans des abîmes de tristesse, mais lorsqu'ils aboutissaient, elle en était exaltée au point d'atteindre des sommets étourdissants de délice. Marilla avait presque commencé à désespérer de parvenir un jour à 507

faire de cette orpheline rejetée de tous une petite fille modèle, aux manières raffinées et au comportement impeccable. Pourtant, elle n'aurait jamais admis qu'en réalité, elle préférait de loin la personnalité naturelle d'Anne. Anne alla se coucher ce soir-là, muette de chagrin, car Matthew avait dit que le vent tournait au nord-est et qu'il craignait que le lendemain ne fût particulièrement pluvieux. Le frissonnement des feuilles de peuplier l'inquiétait, il ressemblait beaucoup au crépitement des gouttes de pluie. Dans le lointain, le rugissement des vagues, qu'elle aurait écouté avec ravissement en d'autres circonstances tant elle aimait son rythme étrange, sonore et ensorcelant, lui paraissait en cet instant prédire une tempête. Pour la fillette, qui désirait ardemment une journée ensoleillée, c'était un véritable désastre. Anne croyait bien 508

que le matin n'arriverait jamais. Mais toutes les choses ayant une fin, c'était aussi le cas des nuits précédant le jour où vous étiez invitée à prendre le thé au presbytère. Le ciel était dégagé, en dépit des prédictions de Matthew, et Anne ressentit une allégresse sans pareille. « Oh, Marilla, il y a quelque chose dans cette journée qui me fait aimer tous les gens que je croise, s'exclama-t-elle tout en lavant les assiettes du petit déjeuner. Vous n'imaginez pas comme cela fait du bien ! Ne serait-ce pas merveilleux si cela pouvait durer ? Je crois bien que je pourrais être une enfant modèle si j'étais invitée tous les jours à prendre le thé. Mais, oh, Marilla, c'est aussi un moment très solennel. Je suis si anxieuse. Et si je ne parvenais pas à bien me comporter ? Vous savez que c'est la première fois que je vais prendre le thé dans un presbytère, et je ne suis 509

pas sûre de bien connaître toutes les règles de l'étiquette, même si j'étudie celles qui figurent dans la section « Bonnes manières » de la Gazette des familles depuis que je suis ici. Je crains de faire quelque chose de stupide ou d'oublier de faire quelque chose que je devrais. Est-il malpoli de se resservir lorsqu'on aime un plat, si on en a très envie ? » « Le souci avec toi, Anne, c'est que tu penses trop à toi. Il te suffit de penser à Mme Allan et à ce qui serait gentil et agréable pour elle », dit Marilla en donnant pour la première fois un conseil adapté et concis. Anne prit aussitôt conscience qu'elle disait vrai. « Vous avez raison, Marilla. J'essaierai de ne pas du tout penser à moi. » De toute évidence, Anne ne semblait pas avoir 510

fait d'entorse aux bonnes manières au cours de sa visite, car elle revint à la maison béate. C'était le crépuscule et de longues traînées de nuages safran et rosés magnifiaient le vaste ciel. Elle s'empressa de tout raconter à Marilla, assise sur la grande dalle de grès rouge devant la porte de la cuisine, sa tête bouclée au visage fatigué posée sur les genoux de Marilla, contre le tissu à carreaux de sa robe. Un vent frais, descendu des crêtes plantées de sapins des collines de l'ouest, balayait les champs prêts pour la moisson et se prenait en sifflant dans la cime des peupliers. Une étoile claire brillait au-dessus du verger et les lucioles voletaient dans l'Allée des Amoureux, dansant entre les fougères et les branches frémissantes. Anne ne les quittait pas des yeux tout en parlant. Elle sentait que le vent, les étoiles et les lucioles étaient liés les uns aux autres pour 511

former une scène enchanteresse et d'une douceur indicible. « Oh, Marilla, j'ai passé le plus fascinant des moments. Je me dis que je n'aurai pas vécu pour rien, et c'est ce que je me répéterai, même si je ne dois plus jamais être invitée à prendre le thé au presbytère. Quand je suis arrivée, Mme Allan m'a accueillie à la porte. Elle portait la plus délicieuse des robes, en organdi rose pâle, ornée de volants et aux manches bouffantes jusqu'au coude. Elle ressemblait à un ange. Je pense que j'aimerais vraiment être la femme d'un pasteur quand je serai grande, Marilla. Un pasteur ne se souciera peut-être pas de mes cheveux roux, car il ne sera pas préoccupé par des questions si bassement matérielles. Mais, bien sûr, il me faudrait être naturellement bonne, et ce ne sera jamais le cas, alors j'imagine qu'il ne sert à rien 512

de rêver à de telles choses. Certaines personnes sont naturellement bonnes, vous savez, et d'autres ne le sont pas. Je fais partie de ces dernières. Mme Lynde dit que je suis imprégnée par le péché originel. Et quelle que soit l'énergie que je mettrai à essayer d'être bonne, je ne réussirai jamais autant que ceux qui sont naturellement bons. C'est un travail de longue haleine, comme la géométrie, je suppose. Mais ne pensez-vous pas que si l'on essaie de toutes ses forces, il y a nécessairement des résultats ? Mme Allan fait partie de ces gens naturellement bons. Je l'aime avec passion. Vous savez qu'il existe des personnes, comme Matthew et Mme Allan, que vous pouvez aimer instantanément avec une facilité déconcertante. Et il y en a d'autres, comme Mme Lynde, que l'on parvient à aimer au prix de grands efforts. Vous savez que vous devez les aimer, parce qu'ils sont très cultivés et 513

actifs pour la paroisse, mais il vous faut sans cesse vous en convaincre, sous peine d'oublier. Il y avait une autre fillette au presbytère pour le thé, elle est de l'école du dimanche de la Grève Blanche. Elle s'appelait Lauretta Bradley et c'était une petite fille très gentille. Pas vraiment un esprit semblable au mien, vous voyez, mais quand même très gentille. Nous avons eu un charmant dîner et je pense m'être bien tenue en respectant les règles de l'étiquette. Après le thé, Mme Allan a joué de la musique et a chanté, puis elle nous a fait chanter, Lauretta et moi. Mme Allan dit que j'ai une jolie voix et elle pense que je devrais chanter à la chorale de l'école du dimanche. Vous n'imaginez pas comme cette idée m'a enthousiasmée. J'ai toujours rêvé de chanter à la chorale de l'école du dimanche, comme Diana, mais je craignais qu'il s'agisse d'un honneur inatteignable. Lauretta a dû rentrer tôt chez elle, parce qu'il y 514

avait un grand gala à l'Hôtel de la Grève Blanche ce soir-là et que sa sœur allait y présenter une récitation. Lauretta dit que les Américains de l'hôtel organisent un gala toutes les deux semaines au profit de l'hôpital de Charlotteville, et ils demandent à de nombreuses personnes de la Grève Blanche de participer aux récitations. Lauretta dit qu'elle espère qu'on le lui propose bientôt. Je l'ai regardée avec admiration. Une fois qu'elle est partie, Mme Allan et moi avons eu une conversation à cœur ouvert. Je lui ai tout raconté − à propos de Mme Thomas, des jumeaux, de Katie Maurice et Violetta, de mon arrivée aux Pignons Verts et de mes difficultés en géométrie. Et le croirez-vous, Marilla ? Mme Allan m'a avoué qu'elle aussi était très mauvaise en géométrie. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela m'a encouragée. Mme Lynde est passée au presbytère juste avant 515

mon départ, et vous savez quoi, Marilla ? Le conseil a embauché un nouvel instituteur, et c'est une dame. Elle s'appelle Mlle Muriel Stacy. N'est-ce pas un nom romantique ? Mme Lynde dit que c'est la première fois qu'ils ont une dame à l'école d'Avonlea. Elle trouve que cette nouveauté est dangereuse. Mais moi, je pense que ce sera formidable d'avoir une maîtresse, et je me demande bien comment je vais pouvoir attendre les deux semaines qu'il nous reste avant la rentrée des classes. J'ai tellement hâte de la voir. »

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CHAPITRE XXIII L'honneur d'Anne est blessé En réalité, Anne dut patienter pendant plus de deux semaines. Près d'un mois après l'incident du gâteau à la lotion, l'heure était venue pour elle de s'attirer de nouveaux ennuis. En effet, les petites erreurs, comme vider distraitement un pot de lait écrémé dans un panier de pelotes dans le garde-manger au lieu de le verser dans le seau des cochons, ou passer tout droit du pont de rondins au ruisseau pour cause de profonde rêverie, ne comptaient pas vraiment. Une semaine après le thé au presbytère, Diana Barry organisa une fête. « En petit comité, promit Anne à Marilla. Juste 517

les filles de notre classe. » Elles passèrent un très bon moment et rien ne se produisit jusqu'au moment où, le thé terminé, elles se retrouvèrent dans le jardin des Barry, un peu lasses de tous leurs jeux et prêtes à les agrémenter de sensations fortes. Ces dernières prirent la forme de défis. Les défis étaient le divertissement alors à la mode chez les enfants d'Avonlea. Ils avaient commencé du côté des garçons, mais n'avaient pas tardé à se propager aux filles. Toutes les bêtises qui eurent lieu cet été-là à Avonlea à cause des défis relevés par les enfants auraient aisément pu remplir toutes les pages d'un livre. La première à lancer un défi fut Carrie Sloane, qui proposa à Ruby Gillis d'escalader le vieux saule devant la porte d'entrée ; et Ruby Gillis, 518

surmontant sa peur des grosses chenilles vertes dont le gros arbre était infesté et de la réaction de sa mère si d'aventure elle déchirait sa nouvelle robe de mousseline, s'exécuta docilement, laissant Carrie Sloane dépitée. Puis ce fut au tour de Josie Pye de lancer à Jane Andrews le défi de faire le tour du jardin à cloche-pied sur la jambe gauche, sans jamais s'arrêter ni poser le pied droit au sol. Jane Andrews s'y essaya courageusement, mais elle abandonna au troisième coin et dut s'avouer vaincue. Josie laissant éclater son triomphe avec une impertinence immodérée, Anne Shirley la mit au défi de marcher sur la clôture de bois qui délimitait le jardin à l'est. Précisons que marcher sur une clôture d'enceinte demande bien plus de dextérité et d'équilibre qu'il n'y paraît au premier abord. Mais Josie Pye, si elle 519

ne possédait pas certaines des qualités nécessaires pour être populaire, pouvait au moins se targuer d'être naturellement douée pour marcher sur les clôtures, habileté qu'elle entretenait avec soin. Josie marcha donc sur la clôture des Barry avec un air détaché qui semblait vouloir dire qu'une telle broutille ne méritait pas d'être appelée « défi ». Malgré elles, les filles applaudirent son exploit, car la plupart d'entre elles avaient déjà expérimenté les difficultés qu'il y avait à marcher sur une clôture. Josie descendit de son perchoir, victorieuse et les joues rouges de fierté, et lança à Anne un regard effronté. Anne rejeta ses tresses rousses en arrière. « Je ne trouve pas cela extraordinaire de marcher quelques mètres sur une clôture aussi basse et large que celle-ci, lâcha-t-elle. J'ai 520

connu une fille à Marysville qui pouvait marcher sur l'arête d'un toit. » « Je ne te crois pas, dit Josie sans ciller. C'est impossible de marcher sur l'arête d'un toit. Toi, par exemple, tu en serais incapable. » « C'est ce que tu crois ? » s'écria Anne sans réfléchir. « Alors je te mets au défi de le faire, lança Josie d'un ton provocant. Je te mets au défi d'escalader là-haut et de marcher sur le toit de la cuisine de M. Barry. » Anne devint livide, mais elle savait qu'il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire. Elle se dirigea vers la maison, où une échelle était appuyée contre le toit de la cuisine. Toutes les filles de cinquième année poussèrent un « oh » de surprise, où l'excitation se mêlait à la 521

consternation. « Ne le fais pas, Anne, supplia Diana. Tu vas tomber et te tuer. Oublie Josie Pye. Ce n'est pas du jeu de défier quelqu'un à faire quelque chose d'aussi dangereux. » « Je dois le faire. Mon honneur est en jeu, dit Anne d'un ton solennel. Je marcherai sur ce toit, Diana, même si je dois en mourir. Si je me tue, c'est à toi que revient ma bague de perles. » Anne grimpa à l'échelle dans un silence médusé, atteignit le faîte du toit, se dressa en équilibre sur cet appui hasardeux et commença à marcher, prise de vertige, consciente qu'elle se trouvait en position délicate au-dessus du reste du monde et que, quand il s'agissait de marcher sur les toits, l'imagination ne lui était 522

d'aucun secours. Néanmoins, elle parvint à effectuer plusieurs pas avant que la catastrophe ne se produisît. C'est alors qu'elle bascula, perdit son équilibre, trébucha et tomba. Elle glissa le long du toit chauffé par le soleil et alla s'écraser dans l'entrelacs de vigne vierge qui grimpait en contrebas, avant même que le cercle de spectatrices affolé n'eût le temps de pousser en chœur un cri terrifié. Si Anne était tombée du toit du côté par lequel elle était montée, Diana aurait sans doute hérité sur-le-champ de sa bague de perles. Par chance, elle bascula de l'autre côté, à l'endroit où le toit s'avançait sur le porche, si près du sol qu'une chute à partir de ce bord s'avérait bien moins dangereuse. Pourtant, lorsque Diana et les autres filles se furent empressées de contourner la maison − toutes sauf Ruby Gillis, qui resta campée là, comme enracinée dans le 523

sol, en proie à une crise d'hystérie − elles découvrirent Anne gisant, blême et inanimée, parmi les débris de vigne vierge. « Anne, es-tu morte ? hurla Diana en tombant à genoux près de son amie. Oh, Anne, ma très chère Anne, dis-moi quelque chose, dis-moi que tu ne t'es pas tuée. » À l'immense soulagement des filles − et surtout de Josie Pye qui, malgré son manque d'imagination, avait été saisie par d'atroces visions en se figurant à jamais désignée comme la fille qui avait causé la mort précoce et tragique d'Anne Shirley − Anne se redressa maladroitement et hasarda d'une voix faible : « Non, Diana, je ne me suis pas tuée, mais je crois que je vais perdre connaissance. » « Comment ? sanglota Carrie Sloane. Oh, 524

comment cela, Anne ? » Avant qu'Anne eût pu répondre, Mme Barry fit irruption sur les lieux. En l'apercevant, Anne essaya de se mettre debout, mais retomba en arrière en poussant un petit cri de douleur. « Que se passe-t-il ? Où es-tu blessée ? » demanda Mme Barry. « Ma cheville, souffla Anne. Oh, Diana, je t'en prie, va chercher ton père et demande-lui de me ramener chez moi. Je sais que je ne pourrai pas rentrer à pied. Et je suis sûre que je serai incapable de sauter à cloche-pied jusque-là, puisque Jane n'a même pas pu faire le tour du jardin ainsi. » Marilla était dehors, dans le verger, en train de remplir tout un pot de pommes d'été, lorsqu'elle aperçut M. Barry qui traversait le 525

pont de rondins et s'engageait dans la côte menant à sa maison, suivie de Mme Barry et de toute une procession de fillettes. Dans ses bras, il portait Anne, dont la tête reposait mollement sur son épaule. En cet instant, Marilla eut une révélation. Le violent sentiment de peur qui la transperça alors lui fit prendre conscience de ce qu'Anne représentait pour elle. Elle aurait volontiers admis qu'elle appréciait Anne − mieux, qu'elle était très attachée à elle − mais à présent, comme elle dévalait la pente à toutes jambes, elle comprenait qu'Anne était plus précieuse à ses yeux que tous les trésors du monde. « M. Barry, que lui est-il arrivé ? » dit-elle dans un souffle, livide et plus ébranlée qu'elle ne l'avait été depuis de nombreuses années, elle qui avait coutume d'être si raisonnable et tout 526

en retenue. Ce fut Anne qui répondit en relevant la tête. « Ne soyez pas trop effrayée, Marilla. Je marchais sur l'arête du toit et je suis tombée. Je pense que je me suis foulé la cheville. Mais, Marilla, j'aurais pu me rompre le cou. Il faut voir le bon côté des choses. » « J'aurais dû me douter que tu ferais une bêtise quand je t'ai laissé partir à cette fête, dit Marilla, sans ménagement, malgré son intense soulagement. Emmenez-la à l'intérieur, M. Barry, et allongez-la sur le sofa. Seigneur, elle vient juste de s'évanouir ! » En effet, submergée de douleur, Anne venait de voir l'un de ses vœux se réaliser. Elle s'était enfin évanouie.

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Matthew, que l'on était allé chercher en hâte dans le champ où il moissonnait, fut aussitôt envoyé chercher le médecin. Ils ne tardèrent pas à revenir et le diagnostic fut plus sérieux qu'ils ne s'y étaient attendus. La cheville d'Anne était cassée. Cette nuit-là, Marilla monta au pignon est, où l'accueillit une fillette livide qui, allongée au fond de son lit, lui dit d'une voix plaintive : « N'as-tu pas pitié de moi, Marilla ? » « C'était entièrement ta faute », répondit Marilla, baissant le store et allumant une lampe. « C'est justement la raison pour laquelle il faut avoir pitié de moi, dit Anne, parce que l'idée que je sois la seule fautive ne fait que rendre la situation plus douloureuse encore. Si je pouvais en vouloir à quelqu'un, je me sentirais 528

beaucoup mieux. Mais qu'auriez-vous fait, Marilla, si l'on vous avait mise au défi de marcher sur l'arête d'un toit ? » « Je serais restée sur la terre ferme et je les aurais laissé se défier toutes seules. Quelle absurdité ! » fit Marilla. Anne soupira. « Mais vous avez une telle force de caractère, Marilla. J'ai pensé que je ne pourrais pas supporter l'insolence de Josie Pye. Elle n'aurait jamais cessé de se moquer de moi. Et je crois que j'ai déjà été suffisamment punie pour que vous ne vous fâchiez pas contre moi, Marilla. S'évanouir n'est pas agréable du tout, en fin de compte. Et le médecin m'a fait terriblement mal quand il a remis ma cheville en place. Je ne pourrai pas sortir avant six ou sept semaines, et 529

je raterai l'arrivée de la nouvelle institutrice. Elle ne sera plus nouvelle quand je serai enfin capable de retourner à l'école. Et Gil− tout le monde sera meilleur que moi en classe. Oh, je suis une mortelle bien malheureuse. Mais j'essaierai de supporter cette épreuve avec courage, pourvu que vous ne soyez pas fâchée contre moi, Marilla. » « Allons, allons, je ne suis pas fâchée, dit Marilla. Tu es bien malchanceuse, cela ne fait aucun doute ; mais comme tu le dis, ta blessure est déjà une sévère punition. Et maintenant, essaie de manger un peu. » « N'est-ce pas une chance que j'aie une imagination si abondante ? dit Anne. Elle m'aidera à attendre patiemment, j'en suis sûre. Que font les gens dénués d'imagination quand ils se cassent un os, Marilla ? » 530

Anne eut bien souvent l'occasion de remercier son imagination au cours des sept semaines monotones qui suivirent. Mais elle put, en outre, compter sur la compagnie de ses nombreux visiteurs. Il ne se passait pas une journée sans qu'une ou plusieurs fillettes de l'école ne passent lui apporter des fleurs et des livres, et lui raconter tout ce qui se passait dans le monde des enfants d'Avonlea. « Tout le monde est si gentil et prévenant, Marilla, fit Anne en soupirant de bonheur, le jour où elle put, pour la première fois, traverser sa chambre en clopinant. Ce n'est pas très agréable d'être alité ; mais cela a des bons côtés, Marilla. On se rend compte que l'on a de nombreux amis. Même le superintendant Bell est venu me voir. C'est vraiment un homme très bien. Pas un esprit semblable au mien, cela va de soi, mais je l'aime bien et suis vraiment 531

désolée d'avoir osé critiquer ses prières. Maintenant, je crois qu'il les pense sincèrement, mais qu'il a pris l'habitude de les réciter sans y mettre de ferveur. Il pourrait aisément surpasser cela s'il y mettait du sien. J'ai essayé d'y faire allusion. Je lui ai dit que j'avais beaucoup de mal à rendre mes prières intéressantes. Il m'a raconté la fois où il s'était cassé la cheville quand il était enfant. C'est curieux de penser que le superintendant Bell était un enfant, autrefois. Même mon imagination a ses limites, car c'est là quelque chose que je ne parviens pas à imaginer. Quand j'essaie de le voir en petit garçon, il a toujours des moustaches grises et des lunettes, comme à l'école du dimanche, si ce n'est qu'il est plus petit. Alors qu'il est si simple d'imaginer Mme Allan en petite fille. Mme Allan est venue me voir quatorze fois. N'ai-je pas là de quoi être fière, Marilla ? Alors que l'épouse d'un 532

pasteur a tant de choses à faire ! C'est une personne si agréable à recevoir. Elle ne vous dit jamais que les choses sont de votre faute, ni qu'elle espère que vous en tirerez des leçons pour devenir meilleure. Mme Lynde me le disait tout le temps, en revanche, quand elle me rendait visite ; et elle le disait d'une telle façon qu'elle semblait espérer que je devienne meilleure sans pour autant croire que cela soit possible. Même Josie Pye est venue me voir. Je l'ai reçue aussi poliment que possible, parce que je pense qu'elle regrettait vraiment de m'avoir mise au défi de marcher sur le toit. Si j'étais morte, elle aurait porté le lourd fardeau de la culpabilité toute sa vie. Diana s'est montrée une amie très fidèle. Elle est venue me voir tous les jours sur mon lit de solitude pour me remonter le moral. Mais, oh, je serai si heureuse de pouvoir retourner à l'école, car j'ai entendu tant de choses passionnantes au sujet 533

de la maîtresse. Les filles trouvent toutes qu'elle est absolument délicieuse. Diana dit qu'elle a les boucles blondes les plus charmantes et un regard fascinant. Elle s'habille élégamment et elle a les manches les plus bouffantes d’Avonlea. Une semaine sur deux, le vendredi après-midi, ils ont récitation, et tout le monde doit lire un passage ou participer à un dialogue. Oh, c'est fabuleux rien que d'y penser. Josie Pye dit qu'elle déteste cela, mais c'est juste parce qu'elle manque d'imagination. Diana, Ruby Gillis et Jane Andrews préparent un dialogue intitulé « Une visite matinale » pour vendredi prochain. Et le vendredi après-midi où ils n'ont pas récitation, Mlle Stacy les emmène tous dans les bois pour une classe « verte », et ils apprennent à reconnaître les plantes, les fleurs et les oiseaux. Ils font aussi des exercices de culture physique tous les matins et tous les soirs. Mme Lynde dit qu'elle 534

n'a jamais entendu parler de telles activités et que c'est à cause du fait que la maîtresse est une femme. Moi, je trouve que c'est formidable et je crois bien que Mlle Stacy sera l'une de ces âmes chères à mon cœur. » « Il y a une chose que l'on ne peut pas nier, Anne, dit Marilla, c'est que ta chute du toit des Barry a laissé ta langue tout à fait intacte. »

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CHAPITRE XXIV Mlle Stacy et ses élèves organisent un gala Le mois d'octobre était revenu lorsqu'Anne fut enfin prête à retourner à l'école. C'était l'un de ces glorieux mois d'octobre rouges et or où, au petit matin, l'esprit de l'automne pare les vallées d'une chape de brume délicate qui absorbe les rayons du soleil en un chapelet d'améthystes et de perles argentées, roses et bleu cendré. La rosée était si abondante que les champs scintillaient, recouverts de fils d'argent, et les nappes de feuilles étaient si épaisses dans les vallons boisés qu'elles craquaient sous les pas lorsqu'on les foulait en courant. Le Chemin des Bouleaux formait une voûte jaune et les fougères qui le bordaient avaient commencé à 536

flétrir en des teintes brunes ambrées. Quelque chose dans le fond de l'air inspirait le cœur des petites filles qui sautillaient sur le chemin de l'école, laissant les escargots progresser péniblement derrière elles. En effet, elle se réjouissait de retrouver sa place derrière le petit bureau en bois, à côté de Diana, tandis que de l'autre côté de l'allée, Ruby Gillis lui faisait un signe de tête, que Carrie Sloane lui envoyait un petit mot et que Julia Bell lui faisait passer un peu de chewing-gum depuis la rangée du fond. Anne poussa un profond soupir de bonheur tout en taillant son crayon et en disposant ses images sur son bureau. Décidément, la vie était passionnante. La nouvelle institutrice se révéla une nouvelle amie honnête et dévouée. Mlle Stacy était une jeune femme rayonnante et compréhensive, qui avait le don de gagner et de conserver 537

l'affection de ses élèves en les poussant à donner le meilleur, tant sur le plan intellectuel que moral. Anne s'épanouissait comme une fleur sous sa saine influence et rentrait le soir auprès d'un Matthew admiratif et d'une Marilla critique, qu'elle abreuvait d'histoires à propos de ses devoirs et de ses objectifs. « J'aime Mlle Stacy de tout mon cœur, Marilla. Elle est si raffinée et sa voix est si douce. Quand elle prononce mon nom, je sens aussitôt qu'elle l'orthographie avec un e. Nous avons fait des récitations cet après-midi. J'aurais aimé que vous soyez là pour m'entendre réciter Marie, Reine d'Écosse. J'y ai mis toute mon âme. Ruby Gillis m'a dit sur le chemin du retour que la façon dont j'ai dit le vers "À présent pour le bras de mon père, l'adieu de mon cœur de femme" lui a donné la chair de poule. » 538

« Eh bien, tu pourrais me le réciter un de ces jours, dans la grange », suggéra Matthew. « Bien sûr, avec plaisir, répondit Anne, songeuse. Mais je ne serai pas capable de bien le réciter, je le sais. Ce ne sera pas aussi palpitant que lorsqu'on a toute une classe devant soi, suspendue à ses lèvres. Je sais que je ne parviendrai pas à vous donner la chair de poule. » « Mme Lynde dit que ce qui lui a donné la chair de poule, à elle, c'est de voir les garçons escalader jusqu'à la cime de ces grands arbres sur la colline de M. Bell, pour aller récupérer des nids de corbeaux, vendredi dernier, dit Marilla. Je m'étonne que Mlle Stacy encourage ces agissements. » « Mais il nous fallait un nid de corbeau pour 539

notre classe d'histoire naturelle, expliqua Anne. C'était notre classe verte de l'après-midi. Les classes vertes sont formidables, Marilla. Et Mlle Stacy nous explique tout à la perfection. Nous devons rédiger des compositions à propos de nos après-midi de classe verte, et c'est moi qui ai écrit les meilleures. » « C'est très orgueilleux de ta part. Tu ferais mieux de laisser ta maîtresse en décider. » « Mais c'est elle qui l'a dit, Marilla. Et je n'en tire aucun orgueil. Comment le pourrais-je, alors que je suis si mauvaise en géométrie − bien que je commence peu à peu à y voir plus clair ? Mlle Stacy m'aide à mieux comprendre. Pourtant, je ne serai jamais très douée et je vous assure que c'est là une idée qui me permet de rester humble. Mais j'aime tellement les compositions. Généralement, Mlle Stacy nous 540

laisse choisir nos propres sujets ; mais pour la semaine prochaine, nous devons écrire une composition sur une personne remarquable. C'est difficile de choisir parmi toutes les personnes remarquables qui ont existé. Ce doit être merveilleux d'être quelqu'un de remarquable, et que l'on écrive des compositions à votre sujet après votre mort. Oh, j'aimerais tellement être remarquable. Je pense que, quand je serai plus grande, j'étudierai pour être infirmière et je partirai avec la Croix Rouge sur des champs de bataille pour y porter des messages de compassion. À moins que je ne parte à l'étranger pour être missionnaire. Ce doit être très romantique, mais il faut être quelqu'un de bien pour devenir missionnaire, et c'est justement un aspect sur lequel je pèche. Nous avons aussi des exercices de culture physique tous les jours. Ils servent à nous rendre gracieux et à favoriser la 541

digestion. » « À favoriser des inepties, oui ! » fit Marilla, qui pensait sincèrement que cela n'avait aucun sens. Mais toutes les après-midi vertes, les récitations du vendredi et les contorsions de culture physique faisaient pâle figure à côté du projet que Mlle Stacy leur annonça en novembre. Elle avait prévu que les élèves de l'école d'Avonlea donneraient un gala qui se tiendrait dans la grande salle le soir de Noël pour une noble cause, le financement d'un drapeau pour l'école. Tous les élèves sans exception accueillirent avec joie ce projet et les préparations commencèrent en vue d'établir un programme. Parmi tous les acteurs choisis pour le spectacle, aucun n'était plus enthousiaste qu'Anne Shirley, qui se jeta corps et âme dans 542

les préparatifs, en dépit de la désapprobation de Marilla à l'égard de ce projet, trouvant que c'était là pure folie. « Cela ne fait que vous remplir la tête d'idées insensées et empiète sur le temps que vous devriez consacrer à vos devoirs, grommelaitelle. Je n'aime pas que les enfants participent à des galas qui les font courir partout pour répéter. Ils en deviennent superficiels, effrontés et flâneurs. » « Mais le but de ce gala est louable, plaida Anne. Un drapeau favorisera notre patriotisme, Marilla. » « Balivernes ! Vous n'avez que faire du patriotisme. Tout ce que vous voulez, c'est prendre du bon temps. » « Eh bien, si l'on peut combiner patriotisme et 543

amusement, n'est-ce pas encore mieux ? Bien sûr, c'est formidable de préparer un gala. Nous aurons six chorales et Diana va même chanter en solo. Je participe à deux dialogues : "L'association pour la suppression des commérages" et "La reine des fées". Les garçons auront eux aussi leur dialogue. Et je vais présenter deux récitations, Marilla. J'en tremble en y pensant, mais c'est un tremblement plutôt agréable. Et nous terminerons par un tableau, "Foi, espoir et charité". Il sera présenté par Diana, Ruby et moi. Nous serons drapées de blanc et nos cheveux seront lâchés. Je jouerai le rôle de l'espoir, les mains jointes − comme ceci − et les yeux au ciel. Je vais répéter mes récitations dans la mansarde. N'ayez pas peur si vous m'entendez gémir. Je dois pousser des gémissements déchirants à un moment et il est très difficile d'obtenir un bon gémissement 544

suffisamment artistique, Marilla. Josie Pye est fâchée, parce qu'elle n'a pas eu le rôle qu'elle souhaitait dans le dialogue. Elle voulait être la reine des fées, ce qui aurait été ridicule, car at-on jamais entendu parler d'une fée aussi grosse que Josie ? Les reines des fées doivent être élancées. Jane Andrews sera la reine, et je serai l'une de ses dames d'honneur. Josie dit qu'une fée rousse est tout aussi ridicule qu'une grosse fée, mais je me fiche bien de ce que pense Josie. J'aurai un bouquet de roses blanches dans les cheveux, et Ruby Gillis va me prêter ses chaussons, car je n'en ai pas. Il est nécessaire pour une fée d'avoir des chaussons, vous savez. On n'imagine pas une fée portant des bottes, n'est-ce pas ? Surtout avec les bouts en cuivre ! Nous allons décorer la salle avec des branches d'épicéa ornées de papier de soie rose. Et nous défilerons deux par deux une fois que le public sera installé, pendant 545

qu'Emma White jouera une marche sur son orgue. Oh, Marilla, je sais que vous n'êtes guère enthousiaste à cette perspective, mais n'espérez-vous pas, au moins, que votre petite Anne se distingue ce soir-là ? » « Tout ce que j'espère, c'est que tu te comporteras convenablement. Je serai absolument ravie quand toute cette comédie sera terminée et que tu pourras enfin te calmer. On ne peut rien tirer de toi quand tu as la tête farcie de dialogues, de gémissements et de tableaux. Quant à ta langue, c'est un miracle qu'elle ne soit pas complètement émoussée. » Anne soupira et se dirigea vers la cour arrière, où la nouvelle lune dardait ses rayons à travers les branches nues des peupliers, depuis le ciel vert pomme de l'ouest. Matthew était en train de couper du bois. Anne se percha sur une 546

bûche et lui parla du gala, certaine qu'elle pouvait au moins trouver là une oreille attentive et compréhensive. « Eh bien, je dois reconnaître que cela promet d'être un très beau gala. Et j'espère que tu seras parfaite dans ton rôle », dit-il en souriant, baissant les yeux sur son petit visage plein de vivacité et d'entrain. Anne lui rendit son sourire. Tous deux étaient les meilleurs amis du monde, et Matthew remerciait constamment sa bonne étoile de ne pas être chargé de son éducation. C'était la responsabilité exclusive de Marilla ; à sa place, il aurait sans cesse été tiraillé par des conflits internes entre l'affection qu'il éprouvait pour elle et son devoir éducatif. Mais la situation actuelle lui permettait de « gâter Anne » à sa guise, pour reprendre l'expression de Marilla. Après tout, ce n'était pas une si mauvaise organisation. Parfois, dans ce monde, 547

un peu d'encouragement pouvait s'avérer aussi bénéfique qu'une éducation méticuleuse.

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CHAPITRE XXV Matthew soutient les manches bouffantes Matthew passait un moment plutôt désagréable. Par une soirée de décembre froide et grise, il était entré dans la cuisine à la tombée du jour et il s'était assis sur la réserve de bois pour retirer ses lourdes bottes, sans se rendre compte qu'Anne et toute une troupe d'écolières étaient en train de répéter « La reine des fées » dans le salon. C'est alors qu'elles déboulèrent dans la cuisine, depuis le couloir, riant et bavardant allègrement. Elles ne virent pas Matthew qui, intimidé, se fit tout petit dans son coin sombre derrière les bûches, une botte à la main et un tire-botte dans l'autre. Il les observa pendant un moment sans rien dire, 549

tandis qu'elles enfilaient leurs bonnets et leurs vestes tout en parlant du dialogue et du gala. Anne se tenait parmi elles, les yeux aussi vifs et brillants que les leurs ; mais Matthew ne put s'empêcher de prendre brutalement conscience qu'il y avait chez elle quelque chose de différent par rapport à ses petites camarades. Et ce qui interpella Matthew fut que cette différence l'impressionnait d'autant plus qu'elle n'avait aucune raison d'être. Anne avait un visage plus radieux, des yeux plus grands et plus vifs, ou encore des traits plus délicats que les autres. Bien qu'il fût timide et peu attentif aux choses, Matthew avait appris à remarquer ces menus détails. Pourtant, la différence qui le perturbait n'était pas de cette nature. En quoi consistaitelle donc ? Matthew fut hanté par cette question bien après que les filles furent parties, bras dessus 550

bras dessous, dans l'allée verglacée, et bien après qu'Anne fut retournée à ses livres d'école. Il ne pouvait s'en ouvrir à Marilla, car il savait déjà qu'elle se contenterait de renifler avec mépris et de souligner que la seule différence qu'elle avait remarquée entre Anne et les autres filles était que ces dernières savaient parfois garder le silence, quand Anne en était incapable. Matthew se disait donc qu'il serait inutile de lui en parler. Il eut recours à sa pipe ce soir-là, pour mieux étudier la question, au grand écœurement de Marilla. Après avoir fumé et réfléchi pendant deux longues heures, Matthew trouva la solution à son problème. Anne n'était pas habillée comme les autres filles ! Plus Matthew réfléchissait, plus il était convaincu qu'Anne n'avait jamais porté les 551

mêmes vêtements que les autres − du moins, pas depuis son arrivée aux Pignons Verts. Marilla continuait à l'habiller de robes ordinaires et sombres, toutes confectionnées dans le même tissu immuable. Si Matthew savait qu'il existait une mode féminine, ses connaissances sur le sujet s'arrêtaient là, mais il était certain que les manches d'Anne ne ressemblaient pas du tout aux manches qu'arboraient les autres fillettes. Il se remémora le groupe de petites filles qu'il avait vues rassemblées autour d'elle ce soir − toutes pimpantes dans leurs corsages rouges, bleus, roses et blancs − et il se demanda pourquoi Marilla persistait à la vêtir si sobrement. Bien sûr, ce devait être une bonne chose. Marilla savait mieux que lui ce qui convenait à une bonne éducation. Sans doute y avait-il derrière cette rigueur quelque motivation sage 552

et insaisissable. Pourtant, il ne voyait pas le mal qu'il y aurait à ce que l'enfant possédât une jolie toilette − comme celles que Diana Barry portait toujours. Matthew décida qu'il lui en offrirait une ; on ne pourrait certainement pas lui reprocher d'intervenir de manière injustifiée. Il restait deux semaines avant Noël. Une belle robe neuve serait un cadeau parfait. Matthew, avec un soupir de satisfaction, posa sa pipe et alla se coucher, tandis que Marilla ouvrait toutes les portes pour aérer la maison. Dès le lendemain soir, Matthew se rendit à Carmody pour acheter la robe, déterminé à s'acquitter de cette tâche une bonne fois pour toutes. Il sentait bien que ce ne serait pas une mince affaire. Il y avait certaines choses que Matthew savait acheter, se révélant même un habile négociateur ; mais il savait qu'en allant acheter une robe de fillette, il serait à la merci 553

des commerçants. Après avoir bien réfléchi, Matthew décida de se rendre à la boutique de Samuel Lawson au lieu de celle de William Blair. Certes, les Cuthbert étaient toujours allés chez William Blair, c'était une évidence, presque comme le fait de fréquenter l'Église presbytérienne et de voter conservateur, mais les deux filles de William Blair s'occupaient souvent de conseiller ses clients, et Matthew en avait une peur bleue. Il pouvait faire l'effort de négocier avec elles quand il savait précisément ce qu'il voulait et qu'il était en mesure de le leur désigner, mais pour un tel sujet, qui nécessitait explications et questionnements, Matthew sentait qu'il préférait la présence d'un homme derrière le comptoir. Ainsi, il se rendrait chez Lawson, où l'accueilleraient Samuel ou son fils.

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Hélas ! Matthew ignorait que Samuel, qui avait récemment développé son commerce, avait également embauché une dame pour servir les clients. C'était la nièce de son épouse, une jeune femme très dynamique, avec une coiffure Pompadour surélevée, de grands yeux marron très expressifs et un immense sourire ensorcelant. Elle était vêtue de manière extrêmement élégante et portait plusieurs bracelets qui étincelaient, s'entrechoquaient et cliquetaient à chacun de ses mouvements de mains. Matthew fut saisi d'un grand trouble en la découvrant ; et ses bracelets fauchèrent tout net l'assurance qu'il affectait. « Que puis-je faire pour vous servir, ce soir, M. Cuthbert ? » demanda Mlle Lucilla Harris, d'un ton vif et enjoué, tout en posant ses deux mains à plat sur le comptoir.

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« Avez-vous des − des − des, eh bien, des râteaux pour le jardin ? » bafouilla Matthew. Naturellement, Mlle Harris parut surprise d'entendre un homme lui demander des râteaux en plein mois de décembre. « Je pense qu'il doit nous en rester un ou deux, dit-elle, mais ils sont à l'étage, dans la réserve. Je vais aller voir. » Pendant son absence, Matthew essaya de retrouver sa contenance pour faire une deuxième tentative. Lorsque Mlle Harris revint avec le râteau et lui demanda joyeusement : « Autre chose, ce soir, M. Cuthbert ? » Matthew prit son courage à deux mains et répondit : « Eh bien, puisque vous le suggérez, je vais aussi prendre − c'està-dire − regarder − acheter quelques − quelques semences. » 556

Mlle Harris avait déjà entendu dire que Matthew Cuthbert était étrange. À présent, elle pouvait en conclure qu'il était complètement fou. « Nous n'avons de semences qu'au printemps, lui expliqua-t-elle d'une voix douce. Pour le moment, nous n'en vendons pas. » « Oh, bien sûr − bien sûr − comme vous le dites », bredouilla un Matthew atterré, tout en s'emparant du râteau avant de se diriger vers la porte. Sur le seuil, il se souvint qu'il devait payer et revint sur ses pas, au comble du désespoir. Tandis que Mlle Harris comptait sa monnaie, il rassembla tout son courage pour faire une ultime tentative. « Eh bien − si ce n'est pas trop vous demander − je vais aussi − eh bien − j'aimerais voir si 557

vous avez du sucre. » « Blanc ou brun ? » demanda patiemment Mlle Harris. « Oh − eh bien − brun », répondit Matthew d'une voix faible. « Il y en a un baril ici, dit Mlle Harris en secouant ses bracelets dans la direction qu'elle indiquait. C'est la seule sorte que nous ayons. » « Je − je vais vous en prendre neuf kilos », dit Matthew, des gouttes de sueur commençant à perler sur son front. Matthew avait fait la moitié du chemin du retour lorsqu'il recouvra ses esprits. L'expérience avait été horrible, mais lui avait servi de leçon, songea-t-il, car il était entré dans une boutique inhabituelle. Lorsqu'il arriva 558

chez lui, il cacha le râteau dans la cabane à outils, mais il dut apporter le sucre à Marilla. « Du sucre brun ! s'exclama Marilla. Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête pour que tu en achètes autant ! Tu sais que je ne m'en sers jamais, sauf pour le porridge de notre garçon de ferme, ou pour le gâteau aux fruits noirs. Jerry est parti, quant à moi, j'ai fait mon gâteau depuis longtemps. Et puis, ce n'est pas du bon sucre − il est épais et sombre − William Blair n'a pas pour habitude de vendre un tel sucre. » « Je − j'ai pensé que cela pourrait nous être utile un jour ou l'autre », dit Matthew pour se tirer d'affaire. Lorsque Matthew reconsidéra la question, il décréta qu'il fallait que ce fût une femme qui s'occupât de cette question. Mais il ne pouvait 559

pas le demander à Marilla. Matthew était certain qu'elle tuerait son projet dans l'œuf. Il ne restait que Mme Lynde ; car il n'y avait aucune autre femme à Avonlea à qui Matthew eût osé demander conseil. Il partit donc rencontrer Mme Lynde, et cette brave dame s'empressa de décharger le pauvre homme de son fardeau. « Choisir une robe à offrir à Anne ? Avec plaisir. Je me rends à Carmody demain et je m'en chargerai. Avez-vous une idée précise en tête ? Non ? Eh bien, je choisirai selon mes goûts. Je crois qu'une belle robe marron conviendrait bien à Anne, et William Blair a un nouveau tissu gloria qui est vraiment joli. Vous aimeriez peut-être que je la lui confectionne moi-même, car si c'était Marilla qui s'en chargeait, Anne le découvrirait probablement avant l'heure et cela gâcherait la surprise. Eh 560

bien, je vais le faire. Non, cela ne me dérange pas du tout. J'aime la couture. Je la taillerai en fonction de ma nièce, Jenny Gillis, car Anne et elle se ressemblent comme deux gouttes d'eau, en ce qui concerne la taille. » « Bon, eh bien, je vous en suis très reconnaissant, dit Matthew, et − et − je ne sais pas, mais j'aimerais bien − je crois qu'il se fait de nos jours des manches différentes d'avant. Si ce n'est pas trop vous demander, je − j'aimerais bien qu'elles soient à la nouvelle mode. » « Des manches bouffantes ? Bien sûr. Ne vous souciez plus de cette robe, Matthew. Je la taillerai à la toute dernière mode », dit Mme Lynde. Lorsque Matthew fut parti, elle se dit à elle-même :

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« Ce sera une réelle satisfaction de voir cette pauvre enfant porter quelque chose de convenable pour une fois. La façon dont Marilla l'habille est proprement ridicule, pour sûr, et j'ai eu envie de le lui dire une bonne douzaine de fois. Mais j'ai retenu ma langue, car je sais bien que Marilla n'aime pas les conseils et qu'elle croit savoir comment élever les enfants mieux que moi, bien qu'elle soit vieille fille. C'est toujours pareil. Les gens qui ont élevé des enfants savent qu'il n'existe aucune méthode au monde, directe et efficace, qui convienne à l'identique à tous les enfants. Mais ceux qui n'en ont jamais eu croient que c'est aussi bête et méchant que la règle de trois − il vous suffit de placer les trois termes correctement pour que le résultat vous soit donné. Mais les êtres de chair et de sang n'obéissent pas aux règles d'arithmétique, et c'est là que Marilla Cuthbert se trompe. Je 562

suppose qu'elle essaie d'entretenir chez Anne un esprit d'humilité en l'habillant de la sorte ; mais cela risque plutôt d'alimenter l'envie et l'insatisfaction. Je suis persuadée que cette enfant sent la différence qu'il y a entre ses vêtements et ceux des autres filles. Mais que ce soit Matthew lui-même qui s'en soit rendu compte ! Cet homme se réveille enfin, après avoir dormi pendant plus de soixante ans. » Pendant les deux semaines qui suivirent, Marilla se doutait que Matthew préparait quelque chose, mais elle ne parvint pas à savoir de quoi il s'agissait jusqu'à la veille de Noël, quand Mme Lynde apporta la nouvelle robe. Marilla réagit bien, dans l'ensemble, même si elle ne sembla pas croire l'explication diplomatique de Mme Lynde, qui lui déclara qu'elle avait confectionné la robe elle-même car Matthew craignait qu'Anne ne la découvrît trop tôt si 563

c'était Marilla qui s'en chargeait. « Alors c'est pour cela que Matthew a paru si mystérieux pendant ces deux semaines, se souriant sans cesse à lui-même ? dit-elle, d'un ton un peu sec, mais sans animosité. Je savais qu'il mijotait quelque folie. Eh bien, pourtant je ne trouve pas qu'Anne ait vraiment besoin d'une nouvelle robe. Cet automne, je lui ai cousu trois bonnes tenues, chaudes et pratiques, et en ajouter encore une est tout à fait superflu. Rien que dans ces manches, il y aurait suffisamment de tissu pour faire tout un corsage, voilà ce que j'en dis. Tu vas encourager la vanité d'Anne, Matthew, elle est déjà aussi orgueilleuse qu'un paon. Bon, j'espère qu'elle sera enfin satisfaite, parce qu'elle rêve de ces stupides manches depuis le jour où elles sont devenues à la mode, bien qu'elle ne m'en ait pas reparlé. Elles sont 564

encore plus bouffantes et ridicules qu'avant, ma parole, on dirait des ballons à présent. L'année prochaine, celles qui en porteront devront se mettre de côté pour franchir les portes. » Le matin de Noël se leva sur un monde d'un blanc immaculé. Le mois de décembre avait été très doux et les gens s'attendaient à passer un Noël vert ; mais il était tombé suffisamment de neige au cours de la nuit pour transformer Avonlea. Anne regarda par la fenêtre couverte de givre de son pignon, les yeux émerveillés. Les sapins de la Forêt Hantée étaient magnifiques, comme couverts de plumes ; les bouleaux et les cerisiers sauvages étaient ornés de perles ; dans les champs labourés, les sillons étaient remplis de neige ; et il flottait une atmosphère toute pimpante qui rendait l'ensemble majestueux. Anne dévala les escaliers en chantant, sa voix résonnant dans 565

tous les Pignons Verts. « Joyeux Noël, Marilla ! Joyeux Noël, Matthew ! N'est-ce pas un Noël magnifique ? Je suis si heureuse qu'il ait neigé. Sinon, Noël n'est plus Noël, n'est-ce pas ? Je n'aime pas les Noël verts. Ils ne sont pas verts − ils sont juste d'un marron grisâtre et terne. Pourquoi les gens les qualifient-ils de verts ? Mais − mais − Matthew, est-ce pour moi ? Oh, Matthew ! » Timidement, Matthew venait de sortir la robe de son emballage de papier et la lui tendait, avec un regard penaud vers Marilla qui feignait avec mépris de se concentrer sur la théière, non sans observer la scène du coin de l'œil, visiblement curieuse. Anne prit la robe et l'admira, dans un silence religieux. Oh, comme elle était jolie − un beau 566

tissu brun et souple, qui brillait comme de la soie ; une jupe ornée de volants et de froufrous délicats ; un corsage aux nervures cousues à la dernière mode, avec un généreux col en dentelle vaporeux. Mais les manches − c'était la cerise sur le gâteau ! De longues manches qui descendaient jusqu'au coude et, au-dessus, qui se gonflaient en deux endroits, chaque partie bouffante séparée de l'autre par des fronces et des nœuds de ruban de soie brune. « C'est ton cadeau de Noël, Anne, dit timidement Matthew. Alors − alors Anne, elle ne te plaît pas ? Eh bien, eh bien… » Les yeux d'Anne venaient subitement de se remplir de larmes. « Si elle me plaît ? Oh, Matthew ! » Anne posa la robe sur une chaise et joignit les mains. « 567

Matthew, elle est tout à fait exquise. Oh, je ne vous remercierai jamais assez. Regardez ces manches ! Oh, j'ai l'impression d'être dans un rêve. » « Bien, bien, prenons le petit déjeuner, l'interrompit Marilla. Je dois dire, Anne, que je ne pense pas que cette nouvelle robe soit nécessaire ; mais puisque Matthew te l'a offerte, tâche d'en prendre grand soin. Il y a un ruban pour les cheveux que Mme Lynde a laissé pour toi. Il est brun, assorti avec la robe. Allez, viens t'asseoir. » « Je ne vois pas comment je pourrais manger mon petit déjeuner, dit Anne avec ravissement. Le petit déjeuner me semble quelque chose de si ordinaire pour un moment si exaltant. Je préfère repaître mes yeux de la beauté de cette robe. Je suis si heureuse que les manches 568

bouffantes soient toujours à la mode. Je me disais que je ne m'en remettrais jamais si elles étaient passées de mode avant que j'aie pu en avoir. Je n'aurais jamais pu me sentir complètement satisfaite, voyez-vous ? C'est adorable de la part de Mme Lynde de m'avoir aussi donné ce ruban. Je sens que je dois vraiment bien me comporter désormais. C'est dans ces moments-là que je m'en veux de ne pas être une petite fille modèle ; et je me promets toujours de le devenir. Mais parfois, ce n'est pas facile de tenir vos bonnes résolutions quand des tentations irrésistibles surviennent. Pourtant, cette fois, je vais vraiment faire un effort. » Une fois le petit déjeuner ordinaire terminé, Diana fit son apparition, petite silhouette enjouée qui traversait le pont de rondins au fond du vallon, enveloppée dans son manteau 569

ulster rouge. Anne dévala la pente à sa rencontre. « Joyeux Noël, Diana ! Oh, c'est en effet un Noël magnifique. J'ai quelque chose de splendide à te montrer. Matthew m'a offert la plus belle des robes, avec de ces manches ! Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus charmant. » « J'ai autre chose pour toi, dit Diana, à bout de souffle. Là − dans cette boîte. Tante Joséphine nous a envoyé un immense paquet qui contenait tant de choses − dont ceci pour toi. Je te l'aurais bien apporté hier soir, mais il est arrivé après le coucher du soleil, et maintenant je crains toujours de traverser la Forêt Hantée de nuit. » Anne ouvrit la boîte et jeta un coup d'œil à 570

l'intérieur. D'abord, il y avait une carte avec les mots « Pour la petite Anne, joyeux Noël » ; puis elle découvrit une paire des plus adorables chaussons de chevreau, avec le bout orné de perles, décorés de nœuds en satin et de boucles brillantes. « Oh, Diana, c'est trop, dit Anne. Je dois être en train de rêver. » « Je trouve que cela tombe parfaitement bien, dit Diana. Tu n'auras plus à emprunter les chaussons de Ruby, maintenant, et c'est une bonne chose, parce qu'elle fait deux tailles de plus que toi, et on n'a jamais entendu parler d'une fée qui traîne les pieds. Josie Pye s'en réjouirait. Figure-toi que Rob Wright a raccompagné Gertie Pye après la répétition, il y a deux soirs de cela. As-tu jamais entendu quelque chose de tel ? » 571

Tous les élèves d'Avonlea étaient au comble de l'excitation ce jour-là, car la salle des fêtes devait être décorée et qu'il allait y avoir une répétition générale. Le gala eut lieu ce soir-là et remporta un franc succès. La petite salle des fêtes était bondée. Tous les interprètes furent excellents, mais Anne s'avéra l'étoile la plus éclatante de la soirée. Même Josie Pye, la jalousie incarnée, ne pouvait pas le nier. « Oh, n'était-ce pas une soirée formidable ? » dit Anne en soupirant, une fois que tout fut terminé, alors qu’elle et Diana rentraient côte à côte sous un ciel sombre scintillant d'étoiles. « Tout s'est très bien déroulé, répondit Diana, pragmatique. Je pense que nous avons dû faire au moins dix dollars. Vois-tu, M. Allan va 572

envoyer un résumé de la soirée aux journaux de Charlotteville. » « Oh, Diana, allons-nous vraiment voir nos noms imprimés ? J'en ai des frissons en y pensant. Ton solo était d'une élégance parfaite, Diana. Je me suis sentie encore plus fière que toi quand le public a crié encore. Je me disais : "C'est ma très chère amie intime que l'on acclame ainsi." » « Eh bien, tes récitations ont été ovationnées, Anne. Ce texte triste était tout simplement splendide. » « Oh, j'étais si nerveuse, Diana. Lorsque M. Allan a appelé mon nom, je ne sais pas comment je me suis débrouillée pour monter sur cette estrade. J'avais l'impression qu'un million d'yeux me regardaient et pouvaient lire 573

en moi. Pendant un terrible instant, j'ai cru ne jamais pouvoir commencer. Puis j'ai pensé à mes belles manches bouffantes et cela m'a donné du courage. Je savais que je devais me ressaisir pour me montrer à la hauteur de ces manches, Diana. Alors je me suis lancée, et ma voix m'a semblé provenir de si loin ! J'avais l'impression d'être un perroquet. C'est une chance que j'aie répété ces récitations si souvent dans la mansarde, sinon je n'aurais jamais réussi à m'en sortir. Ai-je bien gémi comme il le fallait ? » « Oui, c'était parfait, tu as gémi à la perfection », lui assura Diana. « J'ai vu la vieille Mme Sloane qui écrasait quelques larmes quand je me suis assise. C'est merveilleux de penser que j'ai touché le cœur de quelqu'un. C'est si romantique de participer 574

à un gala, n'est-ce pas ? Oh, c'était vraiment un évènement mémorable. » « Le dialogue des garçons n'était-il pas parfait ? fit Diana. Gilbert Blythe était tout simplement merveilleux. Anne, je trouve que la façon dont tu traites Gil est atrocement méchante. Attends d'apprendre ce que je vais te dire. Quand tu es sortie de scène après le dialogue des fées, une des roses est tombée de tes cheveux. J'ai vu Gil la ramasser et la mettre dans la poche de son veston. Voilà. Toi qui aimes tellement les histoires romantiques, tu dois être ravie de l'apprendre. » « Ce que fait cette personne ne me concerne en rien, dit Anne, hautaine. Penser à lui serait une perte de temps. » Ce soir-là, Marilla et Matthew, qui avaient 575

assisté à leur premier gala en vingt ans, restèrent un moment assis devant le feu de la cuisine après qu'Anne fut montée se coucher. « Eh bien, je dois dire que notre Anne s'en est sortie aussi bien que ses camarades », dit Matthew avec fierté. « Oui, en effet, reconnut Marilla. C'est une enfant brillante, Matthew. Et elle était vraiment mignonne. J'avoue que j'étais opposée à ce gala, mais après tout, il faut croire qu'il n'y a là rien de bien méchant. En tout cas, j'étais très fière d'Anne ce soir, même si je ne risque pas de le lui dire. » « Eh bien, moi j'étais fier d'elle et je le lui ai dit avant qu'elle ne monte se coucher, dit Matthew. Nous devrions commencer à penser à son avenir, Marilla. Elle ne pourra sûrement pas se 576

contenter de l'école d'Avonlea éternellement. » « Nous avons bien le temps d'y penser, dit Marilla. Elle n'aura que treize ans au mois de mars. Mais ce soir, je me suis brutalement rendu compte qu'elle avait grandi et qu'elle devenait une jeune fille. Mme Lynde a fait cette robe un peu trop longue, elle fait paraître Anne si grande. Elle apprend vite, et je crois que le mieux pour elle serait d'aller à la Royale dans quelque temps. Mais ne lui en parlons pas avant un an ou deux. » « Eh bien, cela ne fait pas de mal de commencer à y songer, dit Matthew. De tels sujets méritent que l'on prenne le temps de bien y réfléchir. »

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CHAPITRE XXVI Le nouveau club d'écriture La jeunesse d'Avonlea eut bien du mal à reprendre la routine tranquille du quotidien. Pour Anne en particulier, les choses semblaient affreusement plates, fades et inintéressantes après tout l'enthousiasme dont elle s'était abreuvée pendant des semaines. Pourrait-elle revenir aux plaisirs simples et tranquilles de ces jours lointains avant le gala ? Elle avoua à Diana qu'elle s'en pensait bien incapable. « Je suis absolument certaine, Diana, que la vie ne peut plus jamais être la même qu'autrefois, dit-elle, la mort dans l'âme, comme si elle faisait allusion à une époque révolue depuis une cinquantaine d'années. Au bout d'un moment, 578

je m'y habituerai peut-être, mais j'ai bien peur que les galas ne gâchent la vie quotidienne des gens. Je suppose que c'est la raison pour laquelle Marilla les désapprouve. Marilla est une femme si raisonnable. Ce doit être tellement mieux d'être raisonnable ; et pourtant, je ne crois pas que j'aimerais l'être, car les gens raisonnables sont si peu romantiques. Mme Lynde dit qu'il n'y a aucun risque pour que je le devienne, mais on ne sait jamais. En ce moment, j'ai l'impression que je pourrais devenir raisonnable en grandissant. Mais peutêtre est-ce simplement parce que je suis fatiguée. Je n'ai presque pas fermé l'œil la nuit dernière. Je suis restée allongée et je me suis rejoué le spectacle en boucle dans ma tête. C'est quelque chose de formidable avec ces évènements − il est tellement agréable de se les remémorer. »

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Peu à peu, cependant, l'école d'Avonlea reprit sa routine et retrouva ses centres d'intérêt habituels. Certes, le gala avait laissé des traces. Ruby Gillis et Emma White, qui s'étaient disputées pour leurs places sur scène, n'étaient plus assises au même bureau, brisant ainsi une amitié prometteuse de plus de trois ans. Josie Pye et Julia Bell ne se « parlèrent » plus pendant trois mois, parce que Josie Pye avait dit à Bessie Wright que le ruban que Julia Bell portait sur scène lors de sa récitation lui faisait penser à un poulet qui agitait la tête, et Bessie l'avait répété à Julia. Aucun des Sloane ne voulait plus avoir affaire aux Bell, car les Bell avaient déclaré que les Sloane occupaient trop de place dans le programme, et les Sloane avaient rétorqué que les Bell étaient déjà incapables de faire correctement le peu qu'ils avaient à faire. Enfin, Charlie Sloane s'était battu avec Moody Spurgeon MacPherson, car 580

Moody Spurgeon avait dit qu'Anne Shirley affectait de grands airs pendant sa récitation, ce qui lui avait valu une belle correction ; par conséquent, la sœur de Moody Spurgeon, Ella May, ne parla plus à Anne Shirley pendant tout le reste de l'hiver. Mais à l'exception de ces petites frictions insignifiantes, le travail reprit, régulier et fluide, dans le petit monde de Mlle Stacy. Les semaines d'hiver s'écoulèrent paisiblement. C'était un hiver particulièrement doux, avec si peu de neige qu'Anne et Diana purent se rendre à l'école en passant par le Chemin des Bouleaux presque tous les jours. Le jour de l'anniversaire d'Anne, elles y trottinaient le cœur léger, mais les yeux et les oreilles attentifs malgré leurs discussions, car Mlle Stacy leur avait annoncé qu'il leur faudrait bientôt écrire une composition sur le thème : « Une marche 581

hivernale dans les bois », et elles devaient tout bien observer. « Songes-y, Diana, j'ai treize ans aujourd'hui, fit remarquer Anne, impressionnée. Je peine à réaliser que je deviens une adolescente. Quand je me suis réveillée ce matin, il m'a semblé que tout devait être différent. Cela fait déjà un mois que tu as treize ans, alors j'imagine que ce n'est pas une idée aussi nouvelle pour toi que pour moi. La vie me paraît tellement plus intéressante. Dans deux ans, je serai vraiment une jeune femme. C'est si agréable de me dire que je pourrai alors utiliser de grands mots sans que l'on se moque de moi. » « Ruby Gillis dit qu'elle a l'intention d'avoir un fiancé dès qu'elle aura quinze ans », dit Diana. « Ruby Gillis ne pense qu'aux garçons, fit Anne 582

avec dédain. Elle est toute contente dès que quelqu'un écrit son nom sous le préau, même si elle feint d'en être furieuse. Voilà que je suis encore en train de dire du mal. Mme Allan dit qu'il ne faut jamais parler mal de quelqu'un ; mais cela arrive avant même que l'on en ait conscience, tu ne trouves pas ? Je suis tout simplement incapable de parler de Josie Pye sans dire du mal, alors je préfère ne même pas mentionner son nom. J'essaie de ressembler à Mme Allan du mieux que je peux, car je la trouve parfaite. M. Allan est aussi de cet avis. Mme Lynde dit qu'il vénère le sol sur lequel elle marche et elle ne trouve pas que ce soit très approprié de la part d'un pasteur d'être si attaché à une simple mortelle. Pourtant, Diana, même les pasteurs sont des êtres humains, et ils ont eux aussi leurs péchés véniels19, comme tout le monde. J'ai eu une discussion si intéressante avec Mme Allan à propos des 583

péchés véniels dimanche dernier. Il y a peu de sujets dont il soit convenable de parler le dimanche, et celui-ci en fait partie. Mon péché à moi, c'est d'avoir trop d'imagination et d'en oublier mes corvées. Je fais beaucoup d'efforts pour le surmonter. Qui sait, maintenant que j'ai treize ans, je réussirai peut-être mieux. » « Dans quatre ans, nous pourrons relever nos cheveux, dit Diana. Alice Bell n'a que seize ans, et elle les porte relevés, mais je trouve que c'est ridicule. Moi, j'attendrai d'avoir dix-sept ans.20 » « Si j'avais le nez crochu d'Alice Bell, dit Anne d'un ton déterminé, je ne − non, attends ! Je ne dirai pas ce que j'allais dire, car c'était extrêmement méchant. Et puis, j'allais le comparer avec mon nez, ce qui est très vaniteux. J'ai bien peur de trop penser à mon 584

nez depuis que j'ai reçu ce compliment, il y a longtemps. C'est vraiment d'un grand réconfort pour moi. Oh, Diana, regarde, un lapin ! Il faudra nous en souvenir pour notre composition sur les bois. Je trouve vraiment que les bois sont aussi charmants en hiver qu'en été. Ils sont si blancs, et calmes, comme s'ils dormaient en faisant de beaux rêves. » « Cela ne me dérangera pas d'écrire cette composition lorsqu'il le faudra, fit Diana en soupirant. Je peux écrire à propos des bois, ce n'est pas un problème, mais celle que nous devons rendre lundi est une horreur. Comment Mlle Stacy a-t-elle eu l'idée de nous demander d'inventer une histoire de toutes pièces ? » « Mais, c'est facile comme bonjour », dit Anne. « C'est facile pour toi, parce que tu as de 585

l'imagination, répliqua Diana, mais que ferais-tu si tu étais née sans en avoir ? J'imagine que ta composition est déjà terminée. » Anne hocha la tête en essayant de ne pas paraître trop suffisante, mais en vain. « Je l'ai écrite lundi soir. Je l'ai intitulée : "Le rival jaloux, ou Unis même dans la mort". Je l'ai lue à Marilla et elle a dit que ce n'était que des bêtises. Puis je l'ai lue à Matthew et il l'a trouvée très bien. C'est le genre de critique que j'aime bien. C'est une histoire triste, mais douce. J'ai pleuré comme un enfant en l'écrivant. Elle parle de deux belles jeunes filles appelées Cordelia Montmorency et Géraldine Seymour, qui vivaient dans le même village et étaient très attachées l'une à l'autre. Cordelia était une petite brune au port royal, avec des cheveux ébène qui lui faisaient comme une 586

couronne. Elle avait des yeux d'un noir étincelant. Géraldine ressemblait à une reine, elle était blonde comme de l'or et avait des yeux de velours mauves. » « Je n'ai jamais vu quelqu'un avec des yeux mauves », dit Diana, dubitative. « Moi non plus. Je les ai juste imaginés. Je voulais quelque chose qui sorte de l'ordinaire. Géraldine avait aussi un front d'albâtre. J'ai compris ce qu'était un front d'albâtre. C'est l'un des avantages d'avoir treize ans. On sait tellement plus de choses qu'à douze ans ! » « Eh bien, qu'est-il arrivé à Cordelia et Géraldine ? » demanda Diana, qui commençait à s'intéresser à leurs aventures. « Elles sont devenues de plus en plus belles, en grandissant ensemble, jusqu'à l'âge de seize 587

ans. C'est alors que Bertram DeVere est arrivé dans leur village. Il est tombé amoureux de la douce Géraldine. Il lui a sauvé la vie lorsque son cheval s'est emballé alors qu'elle se trouvait dans la calèche, et elle s'est évanouie dans ses bras. Il l'a portée sur cinq kilomètres pour la ramener chez elle ; parce que, tu comprends, le chariot était complètement détruit. J'ai eu du mal à inventer la demande en mariage, parce que je n'en ai aucune expérience. J'ai demandé à Ruby Gillis si elle savait comment les hommes font leurs demandes. Je pensais qu'elle s'y connaissait, car elle a un grand nombre de sœurs mariées. Ruby m'a raconté qu'elle était cachée dans le placard du couloir lorsque Malcolm Andres a fait sa demande à sa sœur Susan. D'après elle, Malcolm a annoncé à Susan que son père avait mis sa ferme à son nom, puis il a dit : "Qu'en dis-tu, ma puce, et si on passait devant l'autel cet automne ?" Et 588

Susan a dit : "Oui − non − je ne sais pas − donne-moi un peu de temps"… Et ce fut aussi rapide que cela, ils étaient fiancés. Mais je n'ai pas trouvé que ce genre de demande était très romantique, alors j'ai dû tout imaginer du mieux que j'ai pu. J'y ai mis beaucoup de fleurs, c'était très poétique, et Bertram s'est mis à genoux, même si Ruby Gillis dit que cela ne se fait plus de nos jours. Géraldine a accepté sa demande, dans un texte long d'une page. Je peux te dire que j'ai eu beaucoup de mal à rédiger ce discours. Je l'ai réécrit au moins cinq fois, et maintenant je le considère comme mon chefd'œuvre. Bertram lui a donné une bague en diamant et un collier en rubis. Il lui a dit qu'ils partiraient en Europe en voyage de noces, car il était extrêmement riche. Mais c'est alors, hélas, qu'une ombre s'est abattue sur eux. Cordelia était elle aussi secrètement amoureuse de Bertram, et quand Géraldine lui a annoncé 589

leurs fiançailles, elle est entrée dans une rage folle, surtout quand elle a vu le collier et la bague en diamant. Toute son affection pour Géraldine s'est muée en amertume et elle a juré que ce mariage n'aurait jamais lieu. Mais elle a pourtant fait semblant d'être toujours amie avec Géraldine. Un soir, elles se tenaient sur le pont, sous lequel coulait un torrent impétueux, et Cordelia, qui pensait qu'elles étaient seules, poussa Géraldine par-dessus le parapet et partit d'un rire dément et moqueur : "Ah, ah, ah". Mais Bertram avait tout vu et il se jeta à l'eau en s'écriant : "Je vous sauverai, mon unique et précieuse Géraldine". Mais hélas, il avait oublié qu'il ne savait pas nager et ils se noyèrent tous deux, enlacés l'un contre l'autre. Leurs corps ne tardèrent pas à s'échouer sur le rivage. Ils furent enterrés dans la même tombe et leurs funérailles furent majestueuses, Diana. C'est bien plus romantique de terminer une 590

histoire par des funérailles que par un mariage. Quant à Cordelia, elle fut rongée par le remords et en devint folle. Elle fut enfermée dans un asile. Je me suis dit que c'était un châtiment poétique pour son crime. » « C'est si parfait, si beau ! fit en soupirant Diana, dont le regard critique était semblable à celui de Matthew. Je me demande où tu trouves ces aventures si exaltantes, Anne. J'aimerais bien que mon imagination soit aussi fertile que la tienne. » « C'est possible, il suffit de la cultiver, dit Anne d'un ton joyeux. J'ai trouvé un plan, Diana. Il faudrait que toi et moi, nous ayons un club d'écriture, où nous nous entraînerions à écrire des histoires. Je t'aiderai jusqu'à ce que tu sois capable de le faire toi-même. Il faut cultiver son imagination, tu sais. Mlle Stacy l'a dit. Mais il 591

faut le faire de la bonne manière. Je lui ai parlé de la Forêt Hantée, mais elle a dit que ce n'était pas la bonne manière de faire. » C'est ainsi que le club d'écriture vit le jour. D'abord, il se limitait à Diana et Anne, mais bientôt, le cercle s'élargit pour comprendre Jane Andrews, Ruby Gillis et deux ou trois autres filles qui sentaient que leur imagination avait besoin d'amélioration. Aucun garçon n'était autorisé − même si Ruby Gillis était d'avis que les admettre rendrait la chose plus excitante encore − et chaque membre devait écrire une histoire par semaine. « C'est extrêmement intéressant, expliqua Anne à Marilla. Chaque fille doit lire son histoire à haute voix, puis nous en discutons. Nous allons les conserver religieusement et nous les ferons lire à nos descendants. Nous écrivons toutes 592

avec un nom de plume. Le mien est Rosamond Montmorency. Toutes les filles se débrouillent plutôt bien. Ruby Gillis est assez sentimentale. Elle met trop d'amour dans ses histoires et vous savez comme moi que trop est pire que pas assez. Jane n'en met jamais, car elle se sent trop mal à l'aise lorsqu'elle doit lire à haute voix. Les histoires de Jane sont particulièrement bien amenées. En revanche, il y a trop de meurtres dans celles de Diana. Elle dit que la plupart du temps, elle ne sait pas quoi faire de ses personnages, alors elle les tue pour s'en débarrasser. Je dois toujours leur trouver des sujets sur lesquels écrire, mais ce n'est pas difficile car je fourmille d'idées. » « Je trouve que cette histoire de club d'écriture est la chose la plus stupide qui soit, fit Marilla avec mépris. Vous allez vous farcir la tête d'idioties, et c'est autant de temps perdu pour 593

vos leçons. Lire des histoires est déjà bien assez inutile, mais les écrire, c'est encore pire. » « Mais nous prenons grand soin d'y ajouter une morale, Marilla, expliqua Anne. J'insiste sur ce point. Tous les personnages bons sont récompensés, et les méchants sont punis comme il se doit. Je suis sûre que c'est une habitude très saine. La morale est la chose la plus importante. C'est M. Allan qui l'a dit. Je lui ai lu une de mes histoires, et Mme Allan et lui se sont accordés pour dire que la morale était excellente. Seulement, ils ont ri aux mauvais moments. Je préfère quand les gens pleurent. Jane et Ruby pleurent presque toujours quand je lis les passages les plus tristes. Diana a parlé à sa tante Joséphine de notre club d'écriture dans une lettre, et sa tante lui a répondu en lui demandant que nous lui envoyions certaines de nos histoires. Alors nous avons recopié quatre 594

de nos meilleurs récits et nous les lui avons envoyés. Mlle Joséphine Barry a répondu qu'elle n'avait jamais rien lu d'aussi divertissant de toute sa vie. Cela nous a surprises, car les histoires étaient toutes très tristes et presque tout le monde y mourait à la fin. Mais je suis ravie que Mlle Barry les ait aimées. Cela prouve que notre club apporte du bien dans le monde. Mme Allan dit que cela devrait être notre objectif dans toute chose. J'essaie vraiment de l'appliquer, mais je l'oublie si souvent lorsque je m'amuse. J'espère que je deviendrai un peu comme Mme Allan en grandissant. Pensez-vous que cela soit possible, Marilla ? » « Ce n'est pas gagné d'avance, répondit Marilla en guise d'encouragement. Je suis certaine que Mme Allan n'a jamais été une petite fille aussi tête en l'air que tu l'es. » 595

« Non ; mais elle n'a pas toujours été aussi gentille qu'elle ne l'est maintenant, dit Anne avec sérieux. Elle me l'a dit elle-même − en fait, elle a dit qu'elle était terrible quand elle était petite, et qu'elle s'attirait toujours des ennuis. Je me suis sentie tellement encouragée quand j'ai entendu cela. Est-ce très mal, Marilla, de se sentir encouragé quand on apprend que d'autres personnes ont été méchantes autrefois ? C'est ce que dit Mme Lynde. Selon elle, il est toujours choquant d'apprendre que quelqu'un a été vilain, même si c'était dans l'enfance. Mme Lynde dit qu'elle a entendu un jour un pasteur avouer que lorsqu'il était enfant, il avait volé une tarte à la fraise dans le garde-manger de sa tante, et qu'elle n'a plus jamais pu avoir de respect pour ce pasteur. Moi, je n'aurais pas du tout eu cette impression. J'aurais trouvé ces aveux très dignes de sa part, et je me serais dit qu'il est très encourageant pour les petits 596

garçons qui font parfois de vilaines choses de se dire qu'ils pourront tout de même devenir pasteurs en grandissant. C'est mon avis, Marilla. » « Mon avis à moi, Anne, dit Marilla, c'est qu'il est grand temps que tu laves cette vaisselle. Cela t'a pris une demi-heure de plus qu'il ne le faudrait avec tous ces bavardages. Apprends à travailler en premier et à parler ensuite. »

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CHAPITRE XXVII Vanité et vexations Marilla, en rentrant chez elle tardivement un soir du mois d'avril, après une réunion de son association, se rendit compte que l'hiver était bel et bien terminé et qu'il commençait à flotter dans l'air la délicieuse excitation que le printemps ne manquait jamais d'apporter aux plus vieux et aux plus bougons comme aux plus jeunes et aux plus enjoués. Marilla n'avait pas pour habitude de chercher à analyser ses pensées et ses ressentis. Elle se croyait probablement préoccupée par l'association, sa quête pour les missionnaires et le nouveau tapis de la sacristie, mais sous ces réflexions se cachaient des pensées mélodieuses qui se perdaient dans les champs rouges, où 598

s'élevaient des fumerolles de brume d'un mauve pâle dans le soleil couchant, dans les ombres effilées et pointues des sapins qui surplombaient les prairies derrière le ruisseau et dans les calmes érables aux bourgeons rougeoyants pressés autour d'une mare lisse comme un miroir. C'était un éveil au monde et une agitation d'impulsions secrètes dissimulées sous la terre grise. Le printemps gagnait du terrain et le pas discret de la femme entre deux âges qu'était Marilla s'en retrouvait plus guilleret et sautillant, mue qu'elle était par cette joie profonde et instinctive. Elle posa sur les Pignons Verts un regard plein de tendresse et observa, à travers son enchevêtrement d'arbres, la lumière du soleil qui renvoyait sur les fenêtres des reflets étincelants. Marilla, en remontant précautionneusement l'allée humide, se disait 599

qu'il était très réconfortant de savoir qu'elle allait trouver en rentrant un feu de bois crépitant et une table joliment dressée pour le thé, contrairement aux soirées froides qui succédaient autrefois à ses réunions de l'association, avant l'arrivée d'Anne aux Pignons Verts. Ainsi, lorsque Marilla entra dans la cuisine et trouva le feu éteint, sans aucune trace d'Anne nulle part, elle se sentit déçue et fâchée. Elle avait demandé à Anne de s'assurer que le thé fût prêt pour cinq heures, mais voilà qu'elle se trouvait contrainte de se dépêcher d'ôter sa deuxième plus élégante robe et de préparer le repas elle-même avant que Matthew ne rentre des labours. « Je vais dire deux mots à Anne quand elle rentrera », songeait Marilla, sévère, tout en 600

taillant du bois d'allumage avec un couteau à découper et en y mettant bien plus de vigueur que nécessaire. Matthew était rentré et attendait patiemment dans un coin que le thé lui fût servi. « Elle doit être fourrée quelque part avec Diana, à écrire des histoires, à s'entraîner aux récitations ou à manigancer encore d'autres sornettes sans penser une seule fois à l'heure ni à ses corvées. Il faut absolument qu'elle soit rappelée à l'ordre, et en vitesse. Je me moque bien que Mme Allan dise que c'est l'enfant la plus brillante et la plus gentille qu'elle connaisse. Elle est peut-être brillante et gentille, mais sa tête est remplie d'idioties et il est impossible de savoir quelle pensée y surgira la minute suivante. À peine en a-t-elle fini avec une lubie qu'elle se laisse emporter par autre chose. Bref ! Je suis en train de répéter la même chose que ce qu'a dit Rachel Lynde à la réunion aujourd'hui et qui m'a tant agacée. J'étais très 601

heureuse que Mme Allan prenne la défense d'Anne, car si elle ne l'avait pas fait, alors je n'aurais pas mâché mes mots en répondant à Rachel devant tout le monde. Anne a de nombreux défauts, certes, et loin de moi l'idée de chercher à le nier. Mais c'est moi qui l'élève et non Rachel Lynde, qui trouverait des défauts à l'ange Gabriel lui-même s'il vivait à Avonlea. Tout de même, Anne n'est pas raisonnable de disparaître ainsi alors que je lui ai demandé de rester cet après-midi pour s'occuper de la maison. Je dois dire que malgré tous ses défauts, je ne l'avais jamais trouvée désobéissante ni indigne de confiance auparavant, et je suis bien désolée de découvrir cet aspect-là chez elle. » « Eh bien, je ne sais pas », dit Matthew qui attendait patiemment et en silence. Très affamé, il avait décidé qu'il valait mieux laisser Marilla 602

exprimer toute sa colère d'un seul coup, l'expérience lui ayant appris qu'elle s'acquittait bien plus rapidement de ses tâches lorsqu'elle n'était pas perturbée par des débats inutiles. « Tu la juges peut-être trop vite, Marilla. Ne dis pas qu'elle n'est pas digne de confiance avant d'être sûre qu'elle t'a désobéi. Peut-être qu'elle pourra tout t'expliquer − Anne est très douée pour les explications. » « Elle n'est pas ici alors que je lui avais demandé de rester, répliqua Marilla. Je parie qu'elle aura bien du mal à trouver une explication valable. Bien sûr, je savais que tu prendrais son parti, Matthew. Mais c'est moi qui l'élève, pas toi. » Il faisait sombre lorsque le dîner fut servi, et toujours aucun signe d'Anne. On ne la voyait pas sur le pont de rondins, accourant tout 603

essoufflée, ni dans l'Allée des Amoureux, la mine désolée d'avoir ainsi négligé ses corvées. Marilla lava la vaisselle et la rangea sans desserrer les dents. Puis, comme elle avait besoin d'une bougie pour descendre à la cave, elle monta dans le pignon est pour récupérer celle qui était toujours posée sur la table d'Anne. Elle l'alluma et, lorsqu'elle se retourna, elle découvrit Anne, allongée sur le lit, le visage enfoui dans ses oreillers. « Bonté divine, fit Marilla en sursautant. Anne, tu dormais ? » « Non », répondit-elle d'une voix étouffée. « Alors es-tu malade ? » demanda Marilla, anxieuse, en se dirigeant vers le lit. Anne s'enfonça davantage dans ses oreillers, comme si elle cherchait à se dérober aux 604

regards extérieurs. « Non. Mais je vous en prie, Marilla, allezvous-en et ne me regardez pas. Je suis au comble du désespoir. Désormais, cela m'est bien égal de savoir qui est premier de la classe, qui écrit la meilleure composition ou chante à la chorale de l'école du dimanche. Les choses insignifiantes ne me sont plus d'aucune importance à présent, car je pense que je n'irai plus jamais nulle part. Ma carrière est terminée. S'il vous plaît, Marilla, allez-vous-en et ne me regardez pas. » « A-t-on jamais rien entendu de tel ? s'exclama Marilla, sidérée. Anne Shirley, mais qu'est-ce qui ne va pas ? Lève-toi immédiatement et raconte-moi tout. Immédiatement, j'ai dit. Voilà, alors, qu'y a-t-il ? »

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Obéissante et résignée, Anne avait glissé à terre. « Regardez mes cheveux, Marilla », chuchotat-elle. Marilla souleva alors sa bougie et observa attentivement les cheveux d'Anne, qui reposaient en une masse épaisse sur son dos. Ils étaient d'apparence très étrange. « Anne Shirley, qu'as-tu fait à tes cheveux ? Mais, ils sont verts ! » En effet, on aurait pu les qualifier de verts si seulement leur couleur était qualifiable − c'était un étrange vert terne aux reflets de bronze, où l'on décelait çà et là quelques mèches rousses d'origine qui ne faisaient qu'accentuer leur épouvantable aspect. Jamais de toute sa vie Marilla n'avait vu quelque chose d'aussi 606

grotesque que les cheveux d'Anne en cet instant. « Oui, ils sont verts, gémit Anne. Je pensais qu'il ne pouvait rien y avoir de pire que des cheveux roux. Mais maintenant je sais qu'il est dix fois pire d'avoir des cheveux verts. Oh, Marilla, vous ne pouvez pas savoir à quel point je me sens misérable. » « Ce que je ne peux pas savoir, c'est comment tu t'es débrouillée pour te retrouver ainsi, mais je compte le découvrir, dit Marilla. Descends à la cuisine − il fait trop froid ici − et expliquemoi ce que tu as fait. Je commençais à me dire qu'il ne se passait plus rien de bizarre. Tu ne t'étais pas attiré d'ennuis depuis plus de deux mois, et j'étais certaine que cela n'allait plus tarder. Maintenant, dis-moi, qu'as-tu donc fait à tes cheveux ? » 607

« Je les ai teints. » « Teints ! Tu t'es teint les cheveux ! Anne Shirley, tu devais pourtant bien te douter que c'était une bêtise ! » « Oui, je savais que c'était stupide, reconnut Anne. Mais je pensais que si cela me permettait de me débarrasser de mes cheveux roux, je pouvais bien faire une petite bêtise. J'ai pesé le pour et le contre, Marilla. Et puis, j'avais décidé d'avoir un comportement exemplaire par la suite pour me rattraper. » « Eh bien, répondit Marilla d'un ton moqueur, si la fantaisie m'avait prise de me teindre les cheveux, au moins aurais-je choisi une couleur décente. Je ne les aurais pas teints en vert. » « Mais je n'avais pas l'intention de les teindre en vert, Marilla, protesta Anne, abattue. Si j'ai 608

mal agi, j'avais une bonne raison. Il a dit que mes cheveux seraient d'un beau noir de jais − il me l'a assuré. Comment aurais-je pu mettre sa parole en doute, Marilla ? Je sais l'effet que cela fait lorsque l'on met votre parole en doute. Et Mme Allan dit qu'il ne faut jamais soupçonner quelqu'un de ne pas nous dire la vérité, à moins d'avoir la preuve que c'est le cas. Maintenant, j'en ai la preuve − des cheveux verts sont une preuve suffisante pour tout le monde. Mais à ce moment-là, je ne le savais pas, et j'ai cru absolument chaque mot qu'il a dit. » « Qui a dit cela ? De qui parles-tu ? » « Le colporteur21 qui était ici cet après-midi. Je lui ai acheté la teinture. » « Anne Shirley, combien de fois t'ai-je dit de ne 609

jamais laisser entrer un de ces Italiens dans la maison ! Je ne souhaite pas les encourager à venir traîner par ici. » « Oh, je ne l'ai pas laissé entrer dans la maison. Je me suis souvenue de ce que vous m'aviez recommandé, et je suis sortie en prenant soin de refermer la porte. J'ai regardé ses marchandises sur le pas de la porte. De plus, il n'était pas italien − c'était un juif allemand. Il avait une grande boîte pleine de choses très intéressantes et il m'a dit qu'il travaillait dur pour gagner suffisamment d'argent pour faire vivre sa femme et ses enfants, en Allemagne. Il parlait d'eux avec une telle émotion qu'il a touché mon cœur. J'ai voulu lui acheter quelque chose pour l'aider à atteindre son noble objectif. Et c'est là que j'ai vu la bouteille de teinture pour cheveux. Le colporteur a dit qu'elle donnait immanquablement à tous les 610

types de cheveux une belle couleur corbeau qui ne partait pas au lavage. Aussitôt, je me suis imaginée avec de beaux cheveux d'un noir de jais et la tentation fut irrésistible. Mais la bouteille coûtait soixante-quinze cents et il ne me restait que cinquante cents dans ma tirelire. Je crois que le colporteur avait vraiment bon cœur, car il m'a dit que, rien que pour moi, il acceptait de me la laisser pour cinquante cents, autrement dit pour trois fois rien. Alors je l'ai achetée et dès qu'il fut parti, je suis montée ici pour l'appliquer avec une vieille brosse en suivant les instructions. J'ai utilisé tout le contenu de la bouteille et, oh, Marilla, quand j'ai vu l'affreuse couleur que prenaient mes cheveux, je m'en suis voulu d'avoir été si vilaine, je peux vous l'assurer. Depuis, je ne cesse de me repentir. » « Eh bien, j'espère que cela servira à quelque 611

chose, dit Marilla d'un ton sévère, et que tu te rends bien compte de là où ta vanité t'a conduite, Anne. Grand Dieu, que peut-on y faire à présent ? Je suppose que la première chose à faire est de bien laver tes cheveux, et voir si cela change quelque chose. » Anne obéit et se lava les cheveux, les frottant vigoureusement avec de l'eau et du savon, mais cela ne faisait pas plus de différence que si elle avait essayé d'ôter ainsi sa couleur naturelle. Sans doute le colporteur avait-il dit vrai quand il avait déclaré que la teinture ne partait pas au lavage, bien que l'on pût tout à fait douter de son honnêteté sur d'autres points. « Oh, Marilla, que vais-je faire ? demanda Anne, en larmes. Je ne pourrai jamais vivre ainsi. Les gens ont sûrement oublié mes autres bêtises − le gâteau à la lotion, l'enivrement de 612

Diana, ma crise de colère contre Mme Lynde. Mais ils n'oublieront jamais cela. Ils penseront que je ne suis pas une bonne personne. Oh, Marilla, "comme elle est emmêlée, la toile que nous tissons, quand la voie de la duperie nous empruntons". C'est de la poésie, mais c'est aussi la vérité. Et, oh, comme Josie Pye va se moquer ! Marilla, je ne peux pas affronter Josie Pye. Je suis la fille la plus malheureuse de toute l'Île-du-Prince-Édouard. » Anne fut ainsi malheureuse pendant toute une semaine, durant laquelle elle resta à la maison et se lava les cheveux tous les jours. Des personnes extérieures, seule Diana connaissait le terrible secret, mais elle avait promis solennellement de ne jamais le répéter, et il faut reconnaître qu'elle sut tenir parole. À la fin de la semaine, Marilla finit par décréter :

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« C'est peine perdue, Anne. Cette teinture est décidément très tenace. La seule solution est de couper tes cheveux. Tu ne peux pas sortir ainsi. » Les lèvres d'Anne se mirent à trembler, mais elle comprenait la triste vérité de la remarque de Marilla. Dans un soupir résigné, elle alla chercher les ciseaux. « Je vous en prie, coupez-les d'un seul coup, Marilla, qu'on en finisse. Oh, je sens que mon cœur se brise. C'est là une peine si peu romantique. Dans les livres, les filles perdent leurs cheveux à cause de la fièvre, ou bien elles les vendent pour la bonne cause, et je suis certaine que cela ne m'aurait pas dérangé de perdre mes cheveux pour une raison semblable. Mais il n'existe aucun réconfort lorsqu'on vous coupe les cheveux parce que 614

vous les avez teints d'une affreuse couleur, n'est-ce pas ? Je ne vais pas cesser de pleurer pendant que vous me les coupez, si vous me le permettez. C'est si tragique ! » Anne pleura, mais lorsqu'elle monta à l'étage une fois l'opération terminée, elle se regarda dans la glace et un désespoir silencieux s'abattit sur elle. Marilla avait travaillé consciencieusement et il avait fallu lui couper les cheveux aussi ras que possible. Le résultat n'était pas une réussite, pour exprimer les choses le plus délicatement possible. Anne s'empressa de tourner contre le mur le miroir de sa chambre. « Jamais, plus jamais je ne me regarderai dans une glace tant que mes cheveux n'auront pas repoussé », s'exclama-t-elle avec fougue.

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Puis elle remit aussitôt le miroir à l'endroit. « Non, en fait, je vais me regarder. Ainsi, je me punirai moi-même d'avoir mal agi. Je me regarderai chaque fois que je viendrai dans ma chambre et je verrai ainsi à quel point je suis laide. Et je n'essaierai pas d'imaginer autre chose, non. Je n'aurais jamais cru que j'éprouvais de l'orgueil à propos de mes cheveux, bien au contraire, mais à présent je sais que c'était le cas, malgré leur couleur rousse, parce qu'ils étaient longs, épais et bouclés. Maintenant, il va probablement arriver quelque chose à mon nez. » La coupe courte d'Anne fit sensation à l'école le lundi suivant, mais à son grand soulagement, personne n'en devina la vraie raison, pas même Josie Pye, qui, toutefois, ne manqua pas d'informer Anne qu'elle avait l'air d'un parfait 616

épouvantail. « Je n'ai rien répondu à Josie, confia ce soir-là Anne à Marilla, qui était allongée sur le sofa après l'une de ses migraines. Parce que je me suis dit que cela faisait partie de ma punition et que je devais la supporter avec patience. C'est difficile de s'entendre dire que l'on ressemble à un épouvantail, et j'avais envie de lui répliquer quelque chose. Mais je n'en ai rien fait. J'ai juste ignoré son regard méprisant et je lui ai pardonné. Vous vous sentez très vertueuse quand vous pardonnez aux gens, n'est-ce pas ? Je compte consacrer toute mon énergie à faire le bien, après cet épisode, et je n'essaierai jamais plus d'être belle. Bien sûr, mieux vaut être bon. Je le sais, mais il est parfois si difficile de croire quelque chose, même si vous le savez. Je veux vraiment être quelqu'un de bien, Marilla, comme vous, Mme Allan et Mlle 617

Stacy, et faire votre fierté en grandissant. Diana dit que lorsque mes cheveux commenceront à repousser, ce serait une bonne idée que je noue un ruban de velours noir autour de ma tête, avec un nœud sur le côté. Elle dit qu'ainsi, ce sera très charmant. Je dirai que c'est un turban − c'est si romantique. Mais je parle trop, n'estce pas, Marilla ? Cela vous fait-il mal à la tête ? » « Ma tête va mieux. Pourtant, elle me faisait atrocement mal cet après-midi. Ces migraines ne cessent d'empirer. Je vais devoir consulter un médecin à ce sujet. Quant à ton bavardage, je ne peux pas dire qu'il me dérange − je m'y suis habituée. » C'était pour Marilla une façon de dire qu'elle aimait l'entendre parler.

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CHAPITRE XXVIII Les mésaventures de la demoiselle de lis « Bien sûr, c'est toi qui dois jouer Elaine, dit Diana. Je n'aurais jamais le courage de me laisser porter jusque là-bas. » « Moi non plus, dit Ruby Gillis en frissonnant. Cela m'est égal de dériver quand nous sommes deux ou trois dans la barque et qu'il est possible de s'asseoir. C'est même amusant. Mais rester allongée et faire semblant d'être morte − j'en serais incapable. Je mourrais de peur. » « Bien sûr, ce serait romantique, reconnut Jane Andrews, mais je sais que je ne pourrais pas 619

rester tranquille. Je me redresserais toutes les deux minutes pour voir où je me trouve et si je ne dérive pas trop loin. Et tu sais, Anne, que cela gâcherait tout. » « Mais c'est ridicule d'avoir une Elaine rousse, se plaignit Anne. Je n'ai pas peur de dériver et j'aimerais vraiment être Elaine. Mais cela n'en est pas moins ridicule. Ruby devrait être Elaine, parce qu'elle est blonde et a de longs cheveux dorés si beaux − Elaine a "une chevelure d'or qui envahit ses épaules en lourdes vagues", vous savez. Et Elaine était la demoiselle de lis. Voyons, une rousse ne peut pas être une demoiselle de lis. » « Ton teint est tout aussi pâle que celui de Ruby, dit Diana avec sérieux. Quant à tes cheveux, ils sont bien plus foncés qu'ils ne l'étaient avant que tu ne les coupes. » 620

« Oh, tu trouves vraiment ? s'exclama Anne en rougissant de plaisir. Je l'ai souvent pensé moimême − mais je n'ai jamais osé le demander à quelqu'un, de peur que l'on me dise que je me suis trompée. Penses-tu qu'ils paraissent auburn maintenant, Diana ? » « Oui, et je trouve que c'est très joli », dit Diana en regardant avec admiration les boucles courtes et soyeuses sur la tête d'Anne, retenues par un ruban de velours noir avec un très joli nœud. Elles se tenaient sur la berge de l'étang, derrière la Colline au Verger, où une petite langue de terre ornée de bouleaux s'avançait depuis le bord ; tout au bout se trouvait un petit ponton de bois construit au-dessus de l'eau pour les pêcheurs et les chasseurs de canards. C'était en plein été, Ruby et Jane passaient l'après621

midi avec Diana, et Anne les avait rejointes pour jouer. Anne et Diana avaient passé la majeure partie de l'été à jouer près de l'étang. Les Terres Oisives appartenaient au passé, car au printemps M. Bell avait rasé sans la moindre pitié le petit bosquet d'arbres au fond de son pré. Anne était restée assise parmi les souches, pleurant toutes les larmes de son corps non sans apprécier l'aspect romantique de la situation ; elle se consola bien vite, car, après tout, comme le disaient Diana et elle, des jeunes filles de treize ans, bientôt quatorze, étaient trop âgées pour s'amuser dans des cabanes, et l'on trouvait des choses bien plus divertissantes à faire près de l'étang. C'était formidable de pêcher la truite sur le pont, et les deux filles avaient appris à ramer dans la petite barque à fond plat que M. Barry utilisait pour 622

chasser le canard. C'était l'idée d'Anne que de mettre en scène Elaine. Elles avaient appris le poème de Tennyson à l'école l'hiver précédent, car le directeur de l'Éducation l'avait inscrit au programme d'anglais pour toutes les écoles de l'Île-du-Prince-Édouard. Elles l'avaient analysé et étudié en détail, et l'avaient tant décortiqué qu'il serait étonnant qu'il recelât encore quelque signification qu'elles ne connaissaient pas, mais au moins la blonde fille au lis, Lancelot, Guenièvre et le roi Arthur étaient-ils devenus pour elles des personnages bien réels, et Anne était dévorée par le regret secret de ne pas être née à Camelot. Ce temps-là, disait-elle, était bien plus romantique que l'époque actuelle. Le projet d'Anne avait été accueilli avec enthousiasme. Les filles avaient découvert que 623

si la barque était poussée depuis son point d'ancrage, elle dériverait au fil de l'eau, passerait sous le pont et finirait par s'échouer sur une autre langue de terre un peu plus bas, qui s'avançait dans une anse de l'étang. Elles s'étaient souvent laissé porter ainsi, et rien ne pouvait être plus pratique pour jouer le rôle d'Elaine. « Eh bien, je serai Elaine, fit Anne à contrecœur, car, bien qu'elle fût ravie de jouer le rôle principal, son sens artistique était si exigeant qu'il ne manquerait pas de lui révéler toutes les imperfections de son jeu. Ruby, tu seras le roi Arthur, Jane sera Guenièvre et Diana, Lancelot. Mais d'abord, vous devez jouer les frères et le père. Nous ne pouvons pas mettre en scène le vieux serviteur muet, car il n'y a pas la place pour deux dans la barque quand une personne est allongée dedans. Nous 624

devons draper toute la barque de brocart sombre. Le vieux châle noir de ta mère serait parfait, Diana. » Une fois qu'elles furent en possession du châle noir, Anne l'étendit sur la barque et s'allongea au fond, les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine. « Oh, on dirait vraiment qu'elle est morte, chuchota nerveusement Ruby Gillis en regardant le petit visage pâle et immobile sous les ombres mouvantes des bouleaux. Les filles, j'en ai la chair de poule. Pensez-vous que ce soit bien de jouer ainsi ? Mme Lynde dit que jouer la comédie, c'est terriblement mal. » « Ruby, ne parle pas de Mme Lynde, dit Anne d'une voix rude. Cela gâche tout l'effet, car l'histoire se déroule des centaines d'années 625

avant la naissance de Mme Lynde. Jane, occupe-toi de cela. Il ne faut pas qu'Elaine parle alors qu'elle est censée être morte. » Jane se montra à la hauteur de la tâche. Il n'y avait pas de drap d'or en guise de linceul, mais un vieux couvre-piano japonais de crêpe jaune le remplaça à la perfection. Elles n'avaient trouvé aucun lis blanc, mais un long iris bleu posé dans l'une des mains croisées d'Anne produisait le plus bel effet. « Voilà, elle est prête, dit Jane. Nous devons embrasser son front paisible et, Diana, tu dois dire : "Ma sœur, adieu à jamais", et Ruby, tu dois dire : "Adieu, ma douce sœur", soyez toutes les deux aussi tristes que possible. Anne, pour l'amour de Dieu, essaie de sourire un peu. Tu sais, Elaine "gisait comme si elle souriait". Voilà qui est mieux. Maintenant, détachez la 626

barque. » On poussa donc la barque, qui racla violemment un vieux poteau presque immergé. Diana, Jane et Ruby attendirent suffisamment longtemps pour voir l'embarcation emportée par le courant en direction du pont, puis elles s'élancèrent à travers bois, franchirent la route et descendirent vers la langue de terre où, comme Lancelot, Guenièvre et le roi, elles devaient être prêtes à accueillir la demoiselle de lis. Pendant quelques minutes, Anne, qui dérivait lentement, profitait pleinement de la situation romantique dans laquelle elle se trouvait. Puis il se produisit quelque chose qui, cette fois, n'était plus du tout romantique. La barque commença à prendre l'eau. Au bout de quelques instants, Elaine n'eut d'autre choix que 627

de se redresser en ramassant son drap doré et son châle de brocart noir. Elle remarqua une longue fissure au fond de sa barque, au travers de laquelle l'eau entrait à flots. Le piquet pointu près du ponton avait arraché la plaque clouée au sol de l'embarcation pour la calfeutrer. Anne l'ignorait, mais elle prit bien vite conscience qu'elle se trouvait en fâcheuse posture. À ce rythme, le fond se remplirait et la barque coulerait bien avant qu'elle ne parvînt à dériver jusqu'à l'avancée de terre. Où étaient les rames ? Elles les avaient laissées sur le rivage ! Anne poussa un petit cri étouffé que personne n'entendit ; elle était livide, mais elle ne perdit pas son sang-froid. Il lui restait une chance − juste une seule. « J'étais terriblement effrayée, raconta-t-elle à Mme Allan le lendemain, et j'ai eu l'impression 628

que la barque mettait des années à dériver vers le pont, tandis que l'eau montait de plus en plus. J'ai prié, Mme Allan, le plus sincèrement du monde, mais je n'ai pas fermé les yeux pour prier, car je savais que la seule manière dont Dieu pouvait me sauver était de laisser la barque flotter suffisamment près de l'un des piliers du pont pour que je puisse y grimper. Vous savez que les piliers sont juste de vieux troncs d'arbre, pleins de nœuds et de vieux bouts de branche. Le mieux à faire était de prier, mais j'avais ma part à jouer en restant attentive, j'en avais bien conscience. Alors j'ai dit : "Cher Dieu, je vous en prie, amenez la barque près d'un pilier et je ferai le reste", et je l'ai répété encore et encore. En de telles circonstances, on ne pense guère à trouver de jolis mots. Mais je fus exaucée, car la barque est venue cogner contre un pilier avant de filer. J'ai jeté le drap et le châle sur mes épaules et 629

j'ai grimpé sur un bout de branche providentiel. Et je suis restée là, Mme Allan, accrochée à ce vieux pilier glissant, sans pouvoir monter ni descendre. C'était une position des moins romantiques, mais je n'y ai pas pensé sur le moment. On ne se soucie guère d'avoir l'air noble lorsqu'on vient de réchapper à une mort par noyade. J'ai vite dit une prière de remerciement, puis je me suis concentrée pour ne pas lâcher prise, car je savais qu'il allait me falloir une aide humaine pour rejoindre la terre ferme. » La barque dériva sous le pont et coula peu de temps après, au beau milieu du courant. Ruby, Jane et Diana, qui l'attendaient déjà au bout de la langue de terre, la virent disparaître devant leurs yeux et ne doutèrent pas un seul instant qu'Anne n'eût sombrée avec elle. Pendant un moment, elles restèrent interdites, blêmes 630

comme des linges, pétrifiées d'horreur devant la tragédie ; puis, hurlant à pleins poumons, elles s'élancèrent dans une course effrénée à travers bois sans prendre le temps de s'arrêter en traversant la route pour regarder dans la direction du pont. Anne, qui s'agrippait désespérément à son appui précaire, aperçut leurs silhouettes fuyantes et entendit leurs cris. Le secours ne tarderait pas à arriver, mais en attendant elle devait maintenir une position très inconfortable. Les minutes passèrent, chacune paraissant comme une heure pour l'infortunée demoiselle de lis. Pourquoi personne ne venait-il ? Où étaient donc parties les filles ? Et si elles s'étaient évanouies, toutes en même temps ? Et si personne ne venait jamais ? Et si elle commençait à fatiguer et à ressentir tant de crampes qu'elle serait incapable de tenir bon ? 631

Anne regarda les profondeurs vertes qui s'enfonçaient en dessous d'elle, lugubres, et où ondulaient de longues ombres huileuses. Un frisson la parcourut. Son imagination commença à lui souffler toutes sortes de sinistres éventualités. Puis, alors qu'elle pensait ne plus pouvoir supporter la douleur dans ses bras et ses poignets, Gilbert Blythe apparut sous le pont, à bord du doris22 d'Harmon Andrews ! Gilbert leva les yeux et, à son grand étonnement, découvrit un petit visage livide et dédaigneux, qui le dévisageait de ses grands yeux gris, effrayés mais pleins de mépris. « Anne Shirley ! Mais comment as-tu atterri ici ? » s'exclama-t-il.

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Sans attendre de réponse, il se rapprocha du pilier et tendit la main. Anne n'avait pas le choix ; elle attrapa la main de Gilbert Blythe, glissa dans le doris, où elle s'assit à la poupe, trempée et furieuse, les bras chargés de son châle dégoulinant et de son drap de crêpe mouillé. Qu’il était difficile de rester digne en de pareilles circonstances ! « Qu'est-il arrivé, Anne ? » demanda Gilbert en s'emparant de ses rames. « Nous étions en train de jouer Elaine, répondit Anne d'un ton glacial sans même regarder son sauveur, et je devais dériver vers Camelot dans un esquif − je veux dire, dans la barque. La barque a commencé à prendre l'eau et j'ai grimpé sur le pilier. Les filles sont parties chercher du secours. Veux-tu bien me ramener au ponton, je te prie ? » 633

Gilbert s'exécuta et rama jusqu'au ponton où Anne, refusant son aide, sauta d'un bond sur la berge. « Je te suis très reconnaissante », dit-elle d'un air hautain en tournant les talons. Mais Gilbert avait aussi sauté du bateau. Il posa la main sur son bras pour la retenir. « Anne, s'empressa-t-il de dire. Écoute. Ne pourrions-nous pas être amis ? Je suis terriblement désolé de m'être moqué de tes cheveux, cette fois-là. Je ne voulais pas te vexer et c'était juste pour plaisanter. Et puis, c'était il y a si longtemps. Je trouve que tes cheveux sont vraiment très beaux maintenant − je le pense sincèrement. Soyons amis. » Pendant un instant, Anne hésita. Elle prenait conscience, au-delà de sa dignité outragée, que 634

l'expression nouvelle, à la fois timide et pleine d'espoir qu'elle apercevait pour la première fois dans les yeux noisette de Gilbert, était très agréable. Son cœur se mit à battre un peu plus fort. Mais l'amertume de son ancienne blessure ne tarda pas à redonner à sa détermination qui commençait à vaciller toute sa vigueur d'autrefois. Gilbert l'avait traitée de « poil de carotte » et l'avait humiliée devant toute l'école. Son ressentiment, qui pour d'autres personnes, notamment plus âgées, pouvait sembler aussi ridicule que ce qui l'avait causé, ne semblait pas pouvoir être apaisé ni radouci avec le temps. Elle détestait Gilbert Blythe ! Elle ne lui pardonnerait jamais ! « Non, dit-elle froidement, je ne serai jamais amie avec toi, Gilbert Blythe ; et je n'en ai pas envie ! »

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« Très bien ! fit Gilbert en bondissant dans son embarcation, les joues rouges de colère. Je ne te demanderai plus jamais d'être mon amie, Anne Shirley. Et cela m'est bien égal ! » Il s'éloigna en donnant des coups de rame vifs et fiers, tandis qu'Anne s'en allait sur le petit chemin escarpé et bordé de fougères qui passait sous les érables. Elle avait la tête haute, mais elle ressentait pourtant un curieux sentiment de regret. Elle regrettait presque d'avoir répondu ainsi à Gilbert. Bien sûr, il l'avait terriblement insultée, et pourtant − ! Anne se dit soudain que ce serait un véritable soulagement de s'asseoir et de se laisser aller à pleurer. Elle avait les nerfs à vif, car le contrecoup de la frayeur qu'elle avait eue, agrippée à son poteau, se faisait sentir. À mi-chemin, elle rencontra Jane et Diana qui 636

accouraient vers le ponton dans un état très proche de l'hystérie. Elles n'avaient trouvé personne à la Colline au Verger, M. et Mme Barry étant tous deux sortis. Là, Ruby Gillis avait cédé à une crise de panique et Jane et Diana l'avaient laissée pour qu'elle reprenne ses esprits tant bien que mal, tandis qu'elles se ruaient vers la Forêt Hantée et franchissaient au pas de course le ruisseau des Pignons Verts. Mais là non plus, elles ne trouvèrent personne, car Marilla était partie pour Carmody et Matthew faisait les foins dans le pré arrière. « Oh, Anne, fit Diana, à bout de souffle, en se jetant à son cou tout en pleurant de soulagement et de bonheur, oh, Anne − nous pensions − que tu t'étais − noyée − ce qui faisait de nous des meurtrières − car nous t'avions laissé − jouer le rôle − d'Elaine. Et Ruby est dans tous ses états − oh, Anne, 637

comment t'en es-tu sortie ? » « J'ai grimpé sur l'un des piliers, expliqua Anne d'un ton las, Gilbert Blythe est passé dans le doris de M. Andrews, et il m'a ramenée sur la terre ferme. » « Oh, Anne, comme c'est merveilleux de sa part ! Oh, c'est si romantique ! fit Jane, retrouvant enfin son souffle et l'usage de la parole. Bien sûr, maintenant, tu vas lui parler à nouveau. » « Certainement pas, se récria Anne, qui venait de retrouver toute sa fougue. Et je ne veux plus jamais entendre le mot "romantique", Jane Andrews. Je suis terriblement désolée de vous avoir fait cette peur, mes amies. Tout est de ma faute. Je suis persuadée que je suis née sous une mauvaise étoile. Tout ce que je fais attire 638

toujours les ennuis sur moi ou mes amis les plus chers. Voilà que nous avons perdu la barque de ton père, Diana, et j'ai le pressentiment que nous n'aurons plus l'autorisation de naviguer sur l'étang. » Le pressentiment d'Anne ne tarda pas à se révéler plus exact que ne le sont généralement les pressentiments. La consternation fut grande chez les Barry et les Cuthbert lorsqu'on y apprit les événements de l'après-midi. « N'auras-tu donc jamais une once de bon sens, Anne ? » gronda Marilla. « Oh si, un jour, Marilla », répondit Anne avec optimisme. Elle s'était laissé aller à ses sanglots dans la solitude bienveillante du pignon est, ce qui lui avait calmé les nerfs et rendu sa gaieté habituelle. « Je crois que mon envie de devenir 639

raisonnable n'a jamais été aussi forte. » « Je me le demande », dit Marilla. « Eh bien, expliqua Anne, j'ai appris une nouvelle leçon très précieuse aujourd'hui. Depuis que je suis arrivée aux Pignons Verts, je fais des bêtises, et chaque bêtise m'a aidée à venir à bout d'un grand défaut. Cette histoire avec la broche d'améthyste m'a appris à ne pas toucher à ce qui ne m'appartient pas. L'erreur de la Forêt Hantée m'a appris à ne pas me laisser emporter par mon imagination. La bêtise du gâteau à la lotion m'a appris à me concentrer lorsque je cuisine. Teindre mes cheveux m'a appris à ne pas être orgueilleuse. Maintenant, je ne pense plus à mes cheveux, ni à mon nez − ou du moins, très rarement. Et la bêtise d'aujourd'hui va m'apprendre à ne plus être aussi romantique. J'en suis venue à la 640

conclusion qu'il est vain de chercher à être romantique à Avonlea. C'était peut-être assez aisé dans les donjons de Camelot, plusieurs centaines d'années en arrière, mais ce n'est plus quelque chose que l'on apprécie. Je suis certaine que vous remarquerez bien vite que j'ai changé à cet égard, Marilla. » « En tout cas, je l'espère », répondit Marilla, sceptique. Mais Matthew, qui était resté silencieusement dans son coin, posa une main sur l'épaule d'Anne une fois que Marilla fut sortie. « N'abandonne pas toutes tes idées romantiques, Anne, lui murmura-t-il timidement. Un peu, c'est toujours une bonne chose − pas trop, bien sûr − mais gardes-en un peu, Anne, gardes-en un peu. » 641

CHAPITRE XXIX Un séjour inoubliable Anne ramenait les vaches du pâturage arrière en passant par l'Allée des Amoureux. C'était un soir de septembre et le sous-bois ainsi que toutes les clairières étaient auréolés de l'éclat rubis du soleil couchant. Çà et là, le chemin était éclaboussé de lumière, bien qu'il demeurât surtout à l'ombre des érables. Sous les sapins flottait une pénombre violette semblable à des vapeurs de vin. Le vent sifflait à leurs cimes, et il n'existait pas sur terre musique plus douce que celle du vent à la cime des arbres le soir venu. Les vaches se dandinaient placidement le long du chemin et Anne les suivait en rêvassant, 642

récitant à haute voix le chant de bataille de Marmion − qui était également au programme des cours d'anglais l'hiver passé et que Mlle Stacy leur avait demandé d'apprendre par cœur − tout en s'imaginant avec enthousiasme les lignes de combat et les lances qui s'entrechoquaient. Lorsqu'elle arriva au vers : « Les opiniâtres fantassins demeuraient à leur poste, dans leurs bois sombres impénétrables », elle s'arrêta avec délice pour fermer les yeux et s'imaginer qu'elle faisait partie de cette aventure héroïque. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pour apercevoir Diana qui franchissait la grille menant au champ des Barry, d'un pas si décidé qu'Anne comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose. Mais elle ne voulait pas faire preuve d'une trop grande curiosité. « N'as-tu pas l'impression que cette soirée ressemble à un rêve mauve, Diana ? Je me sens 643

heureuse d'être en vie. Le matin, je me dis toujours que c'est le meilleur moment de la journée ; mais lorsqu'arrive le soir, je me dis que c'est encore plus joli. » « C'est une très belle soirée, en effet, dit Diana, mais, oh, j'ai de grandes nouvelles, Anne. Devine. Tu as droit à trois suppositions. » « Charlotte Gillis va finalement se marier à l'église, et Mme Allan veut que nous nous chargions de la décoration », s'exclama Anne. « Non. Le fiancé de Charlotte n’est pas d'accord, car personne ne s'est encore marié à l'église et, d'après lui, cela ressemblerait trop à des funérailles. C'est vraiment dommage, car ce serait si amusant. Devine encore. » « La mère de Jane va lui permettre d'organiser une fête d'anniversaire ? » 644

Diana secoua la tête, ses yeux noirs pétillant de gaieté. « Je ne trouve pas, dit Anne, découragée, à moins que Moody Spurgeon MacPherson ne t'ait rendu visite après la réunion de prière, hier soir. C'est cela ? » « Tu n'y songes pas, s'exclama Diana, indignée. Je ne m'en vanterais certainement pas si c'était le cas, quelle affreuse personne ! Je savais que tu ne devinerais pas. Maman a reçu aujourd'hui une lettre de tante Joséphine, qui veut que toi et moi la rejoignions en ville mardi prochain et que nous restions avec elle pour la foire. Voilà ! » « Oh, Diana, souffla Anne, qui ressentit le besoin de s'appuyer contre un érable pour se soutenir, c'est vrai ? Mais j'ai bien peur que Marilla ne me laisse pas venir. Elle dira qu'elle 645

ne peut pas encourager les flâneries. C'est ce qu'elle a dit la semaine dernière quand Jane m'a invitée à aller avec sa famille dans leur chariot à deux banquettes pour assister au gala donné par les Américains à l'Hôtel de la Grève Blanche. Je voulais y aller, mais Marilla a dit que je ferais mieux de rester à la maison pour faire mes devoirs et que Jane devrait en faire autant. J'étais amèrement déçue, Diana. J'avais le cœur tellement brisé que je n'ai pas pu réciter mes prières avant de me coucher. Mais je m'en suis repentie et je me suis levée au milieu de la nuit pour les dire. » « Voilà ce que nous allons faire, dit Diana. Nous allons demander à maman de parler à Marilla. Ainsi, il y a plus de chances qu'elle te laisse venir ; et si elle accepte, alors nous nous amuserons comme jamais, Anne. Je ne suis jamais allée dans aucune foire, et c'est un 646

supplice d'entendre les autres filles parler de leurs expériences. Jane et Ruby y sont déjà allées deux fois, et elles y retournent cette année. » « Je ne vais pas y penser tant que je ne saurai pas si j'y vais, décréta Anne résolument. Sinon, je serai tellement déçue que je ne pourrai pas le supporter. Mais si je peux y aller, alors j'espère que mon nouveau manteau sera prêt d'ici là. D'après Marilla, je n'avais pas besoin d'un nouveau manteau. Elle disait que mon ancien serait parfait pour un hiver supplémentaire et que je devrais déjà être contente d'avoir une nouvelle robe. La robe est très jolie, Diana − bleu marine, et tellement à la mode. Marilla me fait toujours des robes à la mode maintenant, parce qu'elle dit qu'elle ne veut pas que Matthew retourne demander à Mme Lynde de me les coudre. Je suis si heureuse. Il est 647

tellement plus facile d'être une bonne personne quand on porte des vêtements à la mode. Du moins, ça l'est pour moi. Je suppose que c’est égal aux gens qui sont naturellement bons. Mais Matthew a dit que je devais avoir un nouveau manteau, alors Marilla a acheté un joli morceau de fine popeline bleue, et ce sera une vraie couturière de Carmody qui me le confectionnera. Ce sera prêt samedi soir, et j'essaie de ne pas m'imaginer en train de remonter l'allée centrale de l'église le dimanche, dans mon nouvel habit et mon bonnet, parce que je crains que ce soit mal d'imaginer de telles choses. Mais malgré tout, l'image ne cesse de me venir à l'esprit. Mon bonnet est si joli. Matthew me l'a acheté le jour où nous étions à Carmody. C'est l'un de ces petits bonnets en velours bleu qui font fureur, avec des cordons et des pompons dorés. Ton nouveau chapeau est si raffiné, Diana, et si 648

élégant. Quand je t'ai vue entrer dans l'église dimanche dernier, mon cœur s'est gonflé de fierté à l'idée que tu étais mon amie intime. Penses-tu que ce soit mal de penser autant à nos vêtements ? Marilla dit que c'est un péché. Mais c'est pourtant un sujet si intéressant, n'est-ce pas ? » Marilla accepta de laisser partir Anne pour la ville, et il fut conclu que M. Barry y conduirait les filles le mardi suivant. Comme Charlotteville se trouvait à une cinquantaine de kilomètres et que M. Barry avait l'intention de faire l'allerretour dans la même journée, il fallait prévoir un départ très matinal. Mais Anne était si excitée que, le mardi matin, elle fut debout avant le lever du jour. Un coup d'œil par sa fenêtre lui assura que la journée serait ensoleillée, car le ciel à l'est, derrière les sapins de la Forêt Hantée, était argenté et sans nuages. À travers 649

la cime des arbres, une lumière brillait dans le pignon ouest de la Colline au Verger, signe que Diana était elle aussi réveillée. Anne était déjà habillée lorsque Matthew alluma le feu, et elle avait préparé le petit déjeuner quand Marilla descendit, bien qu'elle fût trop fébrile pour avaler quoi que ce fût. Après le repas, Anne enfila son bonnet tout neuf et sa nouvelle veste et s'empressa de traverser le ruisseau et de s'engager entre les sapins en direction de la Colline au Verger. M. Barry et Diana l'attendaient. Ils se mirent en route. Le trajet était long, mais Anne et Diana en apprécièrent chaque minute. Il était si agréable d'aller cahin-caha sur les routes humides dans la lumière rougeoyante du soleil du matin qui se levait lentement sur les champs moissonnés. 650

L'air était frais et piquant, et un brouillard bleu cendré flottait dans les vallons avant de remonter jusqu'au sommet des collines. Parfois, la route passait à travers bois, où les érables commençaient à afficher leurs bannières écarlates ; parfois, elle empruntait des ponts pour traverser des cours d'eau, faisant frissonner Anne d'une peur viscérale pourtant teintée de plaisir ; parfois, elle sinuait le long d'un rivage où un port abritait de petits quartiers de cabanes de pêcheurs grises comme un ciel d'orage ; puis elle remontait dans les collines, où s'offrait à la vue un vaste panorama de terres vallonnées surmontées d'un ciel bleu encore brumeux ; mais où qu'elle allât, elle fournissait d'inépuisables sujets de conversation. Il était presque midi lorsqu'ils arrivèrent en ville et se dirigèrent vers « Le Bosquet ». C'était une vieille demeure magnifique, en retrait de la route et nichée dans 651

un bosquet d'ormes verdoyants et de hêtres touffus. Mlle Barry vint à leur rencontre, son regard noir malicieux pétillant de plaisir. « Enfin tu viens me rendre visite, ma petite Anne, dit-elle. Bonté divine, mon enfant, comme tu as grandi ! Tu es plus grande que moi, pour sûr. Et tu es encore plus jolie que tu ne l'étais. Mais je suis certaine que tu le sais déjà. » « Eh bien, non, je ne le savais pas, répondit Anne, enchantée. Je sais que j'ai moins de taches de rousseur qu'avant et j'en suis vraiment ravie, mais je n'aurais pas osé espérer d'autres changements. Je suis si heureuse que vous me le dissiez, Mlle Barry. » La maison de Mlle Barry était « très richement » meublée, comme Anne le raconta plus tard à Marilla. Les deux petites campagnardes furent 652

impressionnées par la splendeur du salon où Mlle Barry les laissa seules pour aller surveiller le dîner. « Ne dirait-on pas un palais ? chuchota Diana. Je n'étais encore jamais venue chez tante Joséphine, et je n'avais pas idée que cela puisse être si grandiose. Comme j'aimerais que Julia Bell voie cela − elle qui s'enorgueillit tellement du salon de sa mère. » « Un tapis de velours, soupira Anne, en admiration. Et des rideaux de soie ! J'ai souvent rêvé de toutes ces choses, Diana. Mais tu sais, je ne me sens pas très à l'aise en fin de compte. Il y a tant de choses dans cette pièce, et elles sont toutes si splendides, qu'elles ne laissent aucune place à l'imagination. C'est une consolation quand on est pauvre − il y a tellement de choses que l'on peut imaginer. » 653

Leur séjour en ville fut un événement qui fit date dans la vie d'Anne et Diana pendant de nombreuses années. Du début à la fin, les merveilles se succédèrent. Le mercredi, Mlle Barry les emmena à la foire, où elles restèrent toute la journée. « C'était splendide, raconta plus tard Anne à Marilla. Je n'avais jamais rien imaginé d'aussi intéressant. Je me demande quelle section était la plus fascinante. Je crois que j'ai préféré les chevaux, et les fleurs et les ouvrages d'artisanat. Josie Pye a reçu le premier prix pour sa dentelle. J'étais vraiment contente pour elle. Et j'étais ravie d'être contente, parce que cela prouve que je m'améliore, n'est-ce pas, Marilla, de pouvoir me réjouir ainsi du succès de Josie ? M. Harmon Andrews a reçu le deuxième prix pour ses pommes Gravenstein et 654

M. Bell a eu la récompense du plus beau cochon. Diana a dit qu'elle trouvait ridicule qu'un directeur d'école du dimanche concoure pour le plus beau cochon, mais je ne vois pas pourquoi. Et vous ? Elle a dit que désormais, elle y penserait chaque fois qu'il fera sa prière d'un ton si solennel. Clara Louise MacPherson a reçu un prix pour sa peinture, et Mme Lynde a reçu le premier prix pour son beurre et son fromage faits maison. Alors, Avonlea n'était-il pas bien représenté ? Mme Lynde était là, et j'ignorais à quel point je l'appréciais jusqu'à ce que j'aperçoive son visage familier parmi tous ces étrangers. Il y avait des milliers de personnes, Marilla. Je me suis sentie si atrocement insignifiante. Et Mlle Barry nous a emmenées jusqu'à la grande tribune pour assister aux courses de chevaux. Mme Lynde n'y est pas allée ; elle a dit que les courses de chevaux étaient une abomination et, comme elle 655

est un membre actif de l'église, elle a pensé qu'il était de son devoir de montrer l'exemple en s'en tenant éloignée. Mais il y avait tellement de spectateurs que je ne pense pas que quiconque ait remarqué l'absence de Mme Lynde. Pour ma part, il ne vaut mieux pas que j'aille très souvent aux courses de chevaux, parce qu'elles sont effroyablement fascinantes. Diana était si excitée qu'elle m'a proposé de parier dix cents que le cheval roux allait gagner. Je ne pensais pas qu'il gagnerait, mais j'ai tout de même refusé de parier, parce que je voulais tout raconter à Mme Allan et j'étais persuadée que lui rapporter ce genre de chose ne serait pas brillant. On sait que l'on fait quelque chose de mal si on ne peut pas le raconter à l'épouse du pasteur. Avoir la femme d'un pasteur comme amie, c'est un peu comme avoir une seconde conscience. Et j'étais ravie de ne pas avoir parié, parce que le cheval roux a bel et bien 656

gagné, et j'aurais perdu dix cents. Alors vous voyez que ma vertu a été récompensée. Nous avons vu un homme s'élever dans un ballon. J'aimerais tant monter dans un ballon, Marilla ; ce doit être si exaltant ; et nous avons vu un homme qui disait la bonne aventure. Pour dix cents, un petit oiseau choisissait la bonne carte pour vous. Mlle Barry nous a donné dix cents, à Diana et à moi, pour que nous nous fassions tirer les cartes. La mienne disait que j'épouserais un homme brun et ténébreux, très riche, et que j'irais vivre outre-mer. Après cela, j'ai regardé attentivement tous les hommes ténébreux que j'ai croisés, mais aucun ne m'a intéressée. De toute manière, j'imagine qu'il est encore trop tôt pour que je commence à le chercher. Oh, c'était une journée que je n'oublierai jamais, Marilla. J'étais si fatiguée que je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Mlle Barry nous a installées dans la chambre d'amis, 657

comme elle me l'avait promis. C'était une pièce élégante, Marilla, mais finalement dormir dans une chambre d'amis n'est pas comme je l'aurais imaginé. C'est l'inconvénient de grandir, et je commence à m'en rendre compte. Les choses que vous espériez tant lorsque vous étiez enfant ne vous paraissent plus aussi merveilleuses lorsque vous les obtenez. » Le jeudi, les filles allèrent se promener dans le parc, et le soir, Mlle Barry les emmena voir un concert à l'Académie de Musique, où une prima donna de renom devait se produire23. Pour Anne, la soirée fut un éblouissement enchanteur. « Oh, Marilla, c'était indescriptible. J'étais si fébrile que j'étais incapable de parler, vous vous rendez compte de ce que cela signifie. Je suis restée assise, dans un silence émerveillé. 658

Madame Selitsky était d'une beauté parfaite et elle portait une robe de satin blanche et des diamants. Mais quand elle a commencé à chanter, je n'ai plus pensé à rien d'autre. Oh, je ne peux vous dire dans quel état je me trouvais. Mais il m'a semblé qu'il ne me serait plus jamais difficile d'être une bonne personne à l'avenir. J'avais la même impression que lorsque je regarde les étoiles. Les larmes me sont montées aux yeux, mais, oh, c'étaient des larmes de pur bonheur. J'étais triste lorsque ce fut fini, et j'ai dit à Mlle Barry que je ne savais pas comment j'allais bien pouvoir reprendre une vie normale. Elle a dit que si nous allions au restaurant de l'autre côté de la rue pour manger une crème glacée, cela me serait d'un grand réconfort. Cela me paraissait si prosaïque ; mais à ma grande surprise, elle avait raison. La crème glacée était délicieuse, Marilla, et il était si agréable et insolite d'être assise là, à onze 659

heures du soir, en train de manger une glace. Diana a dit qu'elle était faite pour vivre à la ville. Mlle Barry m'a demandé ce que j'en pensais, mais j'ai dit que cela méritait que j'y réfléchisse très sérieusement avant de pouvoir me décider. Alors j'y ai longuement pensé après être allée me coucher. C'est le meilleur moment pour réfléchir. Et j'en suis arrivée à la conclusion, Marilla, que je n'étais pas faite pour la vie à la ville et que c'était aussi bien ainsi. C'est amusant de manger de la crème glacée dans un magnifique restaurant à onze heures du soir, une fois de temps en temps ; mais au quotidien, je préfère me trouver dans la chambre est des Pignons Verts à onze heures, profondément endormie, en sachant que même pendant mon sommeil, les étoiles brillent audehors et que le vent souffle dans les sapins de l'autre côté du ruisseau. Je l'ai expliqué à Mlle Barry le lendemain au petit-déjeuner et elle a 660

éclaté de rire. Mlle Barry a coutume de rire dès que j'ouvre la bouche, même lorsque je dis la chose la plus sérieuse qui soit. Je n'ai pas beaucoup aimé, Marilla, parce que je n'essayais pas d'être drôle. Mais c'est une dame très accueillante et elle nous a traitées comme des reines. » Le vendredi, il fallut rentrer, et M. Barry ramena les fillettes. « Eh bien, j'espère que vous vous êtes bien amusées », dit Mlle Barry en leur disant au revoir. « Oui, beaucoup », dit Diana. « Et toi, petite Anne ? » « J'ai aimé chaque minute de ce séjour », dit Anne en se jetant spontanément au cou de la 661

vieille dame pour embrasser ses joues ridées. Diana n'aurait jamais osé faire une telle chose et fut interloquée par la liberté que prenait Anne. Mais Mlle Barry était ravie, et elle resta debout sous son porche pour regarder le chariot s'éloigner jusqu'à disparaître. Ensuite, elle rentra dans sa grande maison en soupirant. Sa demeure semblait bien triste, privée de la fraîcheur de ces deux jeunes filles. Mlle Barry était une vieille femme plutôt égoïste, à dire vrai, et elle ne s'était jamais vraiment souciée de personne d'autre qu'elle. Elle n'attribuait de valeur aux gens que dans la mesure où ils pouvaient lui être utiles ou l'amuser. Anne l'avait amusée, ce qui lui valait d'être dans les bonnes grâces de la vieille dame. Mais c'était moins aux discours désuets d'Anne que songeait en cet instant Mlle Barry qu'à ses élans d'enthousiasme rafraîchissants, ses émotions transparentes, ses attitudes conquérantes et la 662

douceur de ses yeux et de ses lèvres. « J'ai pensé que Marilla Cuthbert était folle en apprenant qu'elle avait adopté une petite fille dans un orphelinat, se dit-elle, mais il faut croire qu'en fin de compte, ce n'était pas vraiment une erreur. Si j'avais une enfant comme Anne dans cette maison en permanence, je serais une femme meilleure et bien plus heureuse. » Anne et Diana trouvèrent le trajet du retour aussi agréable que l'aller − plus agréable, même, car elles se réjouissaient de retrouver leurs foyers au bout de la route. Le soleil se couchait lorsqu'ils passèrent par la Grève Blanche et tournèrent sur la route de la côte. Au-delà, les collines d'Avonlea se détachaient, sombres sur le ciel couleur safran. Derrière eux, la lune se levait au-dessus de la mer, qui scintillait, transfigurée par son éclat. Chaque 663

petite crique le long des virages de la route était une merveille de vaguelettes dansantes. Les vagues s'écrasaient doucement contre les rochers en contrebas, et l'iode marine emplissait l'air frais et puissant du bord de mer. « Oh, c'est si bon d'être en vie et de rentrer chez soi », souffla Anne. Alors qu'elle traversait le pont de rondins qui enjambait le ruisseau, la lumière de la cuisine des Pignons Verts sembla lui faire un clin d'œil accueillant pour saluer son retour, et à travers la porte ouverte, elle aperçut le feu qui brûlait dans l'âtre, répandant sa chaleureuse lueur rouge dans la fraîche nuit d'automne. Radieuse, Anne remonta la colline au pas de course et entra dans la cuisine, où un dîner tout chaud l'attendait sur la table.

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« Ah, tu es rentrée ! » s'exclama Marilla en pliant son tricot. « Oui, et oh, c'est si bon d'être de retour, fit Anne d'un ton joyeux. Je pourrais tout embrasser, même l'horloge. Marilla, un poulet rôti ! Ne me dites pas que vous l'avez cuisiné spécialement pour moi ! » « Si, c'est le cas, dit Marilla. J'ai pensé que tu aurais faim après une telle route et que tu aurais besoin de quelque chose qui soit vraiment appétissant. Dépêche-toi de te changer, nous allons dîner dès que Matthew rentrera. Je dois dire que je suis bien heureuse que tu sois de retour. C'était très ennuyeux ici, sans toi, et je pensais que ces quatre longues journées ne se termineraient jamais. » Après le dîner, Anne s'assit devant le feu, entre 665

Matthew et Marilla, et leur expliqua sa visite avec force détails. « J'ai passé un merveilleux moment, conclutelle joyeusement, et je sens que je n'oublierai jamais ces quelques jours. Mais le mieux de tout, c'était le retour à la maison. »

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CHAPITRE XXX Préparation pour l'Académie Royale Marilla avait posé son tricot sur ses genoux et s'était adossée contre sa chaise. Elle avait les yeux fatigués et elle songeait vaguement à faire changer ses verres de lunettes la prochaine fois qu'elle irait en ville, car ses yeux avaient tendance à se fatiguer de plus en plus souvent. La nuit était presque tombée. Le crépuscule de cette fin de mois de novembre avait enveloppé les Pignons Verts, et la seule lumière dans toute la cuisine provenait des flammes rouges qui dansaient dans le poêle. Anne était pelotonnée à la turque sur le tapis devant la cheminée et regardait le brasier 667

joyeux où le soleil d'une centaine d'étés s'évaporait des bûches d'érable. Elle avait lu, mais son livre avait glissé sur le sol et à présent, elle rêvait, un sourire sur ses lèvres entrouvertes. De scintillants châteaux en Espagne prenaient forme dans les brumes et les arcs-en-ciel de son imagination ; des aventures merveilleuses et captivantes lui arrivaient au pays des rêves − des aventures qui se terminaient toujours par un triomphe et dans lesquelles elle ne se retrouvait jamais dans les situations embarrassantes de la vie réelle. Marilla la regardait avec une tendresse qu'elle n'aurait jamais osé révéler ailleurs que sous la lumière dansante du feu de cheminée et les ombres tremblotantes. Marilla ne saurait jamais exprimer ouvertement son amour en paroles et en actes. Mais elle avait appris à aimer cette jeune fille élancée aux yeux gris, avec une 668

affection d'autant plus profonde et forte qu'elle ne l'exprimait pas. En réalité, elle craignait que son amour ne la rendît trop indulgente. Elle avait la désagréable sensation que c'était une forme de péché que d'aimer un être humain aussi intensément qu'elle aimait Anne, et sans doute s'en punissait-elle inconsciemment en se montrant plus stricte et plus critique que si la jeune fille avait été moins chère à son cœur. Anne, quant à elle, n'avait aucune idée de l'amour de Marilla. Parfois, elle pensait avec mélancolie que Marilla était très difficile à contenter et manquait très nettement de compassion et de compréhension. Mais elle s'en voulait toujours d'avoir de telles pensées lorsqu'elle se souvenait de tout ce qu'elle devait à Marilla. « Anne, dit soudain Marilla, Mlle Stacy est venue ici cet après-midi, alors que tu étais 669

dehors avec Diana. » Brutalement tirée de sa rêverie lointaine, Anne poussa un soupir. « Vraiment ? Oh, je regrette de ne pas avoir été présente. Pourquoi ne m'avez-vous pas appelée, Marilla ? Diana et moi n'étions pas loin, dans la Forêt Hantée. Les bois sont charmants en cette saison. Toute la petite végétation de la forêt − les fougères, les feuilles satinées et les quatre-temps − s'est assoupie, comme si quelqu'un l'avait dissimulée jusqu'au printemps sous une couverture de feuilles. Je pense que c'est une petite fée grise avec un foulard arc-en-ciel qui est venue sur la pointe des pieds lors de la dernière nuit de pleine lune. Diana ne m'a guère suivie sur ce terrain-là. Elle n'a toujours pas oublié le sermon que lui a fait sa mère lorsque nous avions imaginé que des 670

fantômes hantaient cette forêt. Cela a eu un effet désastreux sur son imagination, qui s'en trouve complètement anéantie. Mme Lynde dit que Myrtle Bell est anéantie. J'ai demandé à Ruby Gillis pourquoi Myrtle était anéantie, et Ruby a dit que d'après elle, c'était parce que son fiancé l'avait quittée. Ruby Gillis ne pense qu'aux jeunes hommes, et plus elle grandit, plus elle y pense. Les jeunes hommes sont des gens très comme il faut, mais ce n'est pas bien de parler constamment d'eux, n'est-ce pas ? Diana et moi pensons très sérieusement à nous promettre l'une à l'autre de ne jamais nous marier, ainsi nous resterions vieilles filles toute notre vie et pourrions vivre ensemble. Diana ne s'est pas encore bien décidée, parce qu'elle pense qu'il serait sans doute plus noble d'épouser un jeune homme impétueux, fougueux et mauvais garçon, et de le rendre bon. Diana et moi parlons beaucoup de sujets 671

très sérieux à présent, vous savez. Nous sentons que nous avons tellement grandi qu'il ne nous convient plus de continuer nos enfantillages. C'est une chose si sérieuse que d'avoir bientôt quatorze ans, Marilla. Mlle Stacy a emmené toutes les adolescentes de l'école près du ruisseau mercredi dernier et elle nous a parlé de ces sujets-là. Elle a dit que nous devons prendre grand soin d'acquérir de bonnes habitudes et d'entretenir de bons idéaux dans notre adolescence, car lorsque nous aurons vingt ans, notre personnalité sera ainsi déjà développée et nous aurons posé de bonnes bases pour toute notre vie future. Et elle a dit que si les fondations étaient branlantes, alors nous ne pourrions jamais rien construire de valable dessus. Diana et moi en avons discuté en rentrant de l'école. C'était un sujet extrêmement grave, Marilla. Et nous avons décidé que nous essaierions de prendre 672

grand soin d'acquérir de bonnes habitudes, d'apprendre tout ce que nous pouvions et de nous montrer aussi raisonnables que possible, de sorte que lorsque nous aurons vingt ans, nos personnalités seront correctement développées. C'est absolument saisissant de penser que j'aurai vingt ans un jour, Marilla. Cela fait si peur de devenir grande et adulte. Mais pourquoi Mlle Stacy est-elle venue ici cet après-midi ? » « C'est de cela que je voulais te parler, Anne, si tu me laisses l’opportunité de placer un mot. Elle m'a parlé de toi. » « De moi ? » Anne semblait effrayée. Puis elle rougit et s'exclama : « Oh, je sais ce qu'elle a dit. J'avais l'intention de vous le dire, Marilla, sincèrement, mais j'ai 673

oublié. Mlle Stacy m'a surprise en train de lire Ben Hur à l'école hier après-midi alors que j'aurais dû travailler mon histoire du Canada. C'est Jane Andrews qui me l'a prêté. Je le lisais à l'heure du déjeuner et je venais d'entamer le passage de la course de chars lorsque la classe a repris. Il fallait absolument que je sache ce qui se passait − bien que je sois certaine que Ben Hur allait gagner, parce que ce ne serait pas bon d'un point de vue littéraire s'il ne gagnait pas − alors j'ai ouvert le livre d'histoire sur mon bureau et j'ai glissé Ben Hur entre le bureau et mon genou. Je donnais vraiment l'impression d'étudier l'histoire du Canada, vous savez, alors que pendant tout ce temps, je suivais les aventures de Ben Hur. J'étais si passionnée que je ne me suis pas rendu compte que Mlle Stacy remontait l'allée, et lorsque j'ai levé la tête, elle était au-dessus de moi, les yeux pleins de reproches. Je ne peux pas vous 674

dire à quel point j'étais honteuse, Marilla, surtout quand j'ai entendu Josie Pye glousser. Mlle Stacy m'a confisqué Ben Hur, mais elle n'a rien dit. Elle m'a gardée pendant la récréation pour me parler. Elle a dit que j'avais eu tort sur deux points. D'abord, je gaspillais le temps que je devrais consacrer à mes études ; ensuite, je trompais mon institutrice en lui faisant croire que je lisais un livre d'histoire alors qu'en réalité c'était un roman. Je n'avais pas pris conscience, Marilla, que ce que je faisais était si mal. J'étais sous le choc. J'ai amèrement pleuré et j'ai demandé à Mlle Stacy de me pardonner, en promettant que plus jamais je ne referais une telle chose ; j'ai proposé de faire amende honorable en ne lisant plus Ben Hur pendant toute une semaine, pas même pour savoir comment se termine la course de chars. Mais Mlle Stacy m'a dit qu'elle n'en demandait pas tant, et elle m'a 675

pardonnée aussitôt. Alors je trouve que ce n'est pas très gentil de sa part de venir jusqu'ici pour tout vous raconter en fin de compte. » « Mlle Stacy n'a jamais mentionné une telle chose, Anne, et c'est seulement ta mauvaise conscience qui parle. Tu n'es pas censée apporter des romans à l'école. De toute façon, tu lis beaucoup trop d'histoires. Quand j'étais une fillette, je n'avais pas même le droit d'ouvrir un roman. » « Oh, comment peut-on dire que Ben Hur n'est qu'une histoire alors que c'est presque un livre religieux ? protesta Anne. Oh, bien sûr, c'est un peu trop exaltant pour être une lecture convenable le dimanche, mais je ne le lis qu'en semaine. Et maintenant, je ne lis plus aucun livre sans que Mlle Stacy ou Mme Allan m'aient dit que c'était une lecture appropriée 676

pour une jeune fille de treize ans et trois quarts. Mlle Stacy me l'a fait promettre. Un jour, elle m'a trouvée en train de lire un livre intitulé Le Mystère macabre du couloir hanté. C'était Ruby Gillis qui me l'avait prêté et, oh, Marilla, il était si fascinant et effrayant. Il me glaçait le sang. Mais Mlle Stacy a dit que c'était un livre très malsain et mauvais, et elle m'a demandé de ne plus le lire, ni aucun livre de ce genre. Cela ne me dérangeait pas de faire la promesse de ne plus en lire, mais c'était une véritable torture de devoir rendre ce livre sans savoir comment il finissait. Mais mon amour pour Mlle Stacy l'a emporté et je le lui ai remis. C'est vraiment merveilleux, Marilla, ce que l'on peut faire quand on cherche vraiment à plaire à quelqu'un. » « Eh bien, je crois que je vais rallumer la lampe et me remettre au travail, dit Marilla. De toute 677

évidence, tu ne veux pas savoir ce que Mlle Stacy avait à me dire. Tu es bien plus intéressée par le son de ta propre voix que par quoi que ce soit d'autre. » « Oh, au contraire, Marilla, je veux le savoir, s'exclama Anne, toute désolée. Je ne dirai pas un mot de plus − plus un seul. Je sais que je parle trop, mais j'essaie vraiment de m'améliorer. J'en dis toujours trop, et pourtant, si seulement vous saviez tout ce que j'ai sur le bout de la langue et que je me retiens de raconter, vous seriez plus indulgente. Je vous en prie, dites-moi tout, Marilla. » « Eh bien, Mlle Stacy veut organiser une classe composée de ses élèves les plus avancés et les préparer au concours d'entrée de la Royale. Elle a l'intention de leur donner des cours complémentaires une heure après l'école. Et 678

elle est venue demander à Matthew et à moi si nous aimerions que tu en fasses partie. Qu'en dis-tu, Anne ? Aimerais-tu aller à la Royale et étudier pour devenir enseignante ? » « Oh, Marilla ! » Anne se redressa sur ses genoux et joignit les mains. « C'est le rêve de ma vie − enfin, depuis les six derniers mois, depuis que Ruby et Jane ont commencé à parler de préparer l'examen. Mais je n'en ai rien dit, parce que je me disais que ce serait parfaitement inutile. J'aimerais tant être institutrice. Mais cela risque d'être une dépense exorbitante ! M. Andrews dit qu'il lui en coûte cent cinquante dollars pour y inscrire Prissy, et Prissy n'était pas nulle en géométrie. » « Tu n'as pas à t'inquiéter de cette question. Quand Matthew et moi t'avons prise ici pour t'élever, nous avons décidé que nous ferions ce 679

qui est le mieux pour toi et que nous te donnerions une bonne éducation. Je crois qu'il est bon qu'une fille soit capable de gagner sa vie, qu'elle ait ou non besoin de le faire par la suite. Tu seras toujours chez toi aux Pignons Verts, tant que Matthew et moi serons ici, mais nul ne sait ce que ce monde d'incertitudes nous réserve et mieux vaut être prêt à tout. Ainsi, tu peux intégrer la classe de préparation à la Royale, Anne. » « Oh, Marilla, merci. » Anne jeta les bras autour de la taille de Marilla et leva vers elle un regard grave. « Je vous suis extrêmement reconnaissante, à Matthew et à vous. J'étudierai aussi dur que possible et je ferai de mon mieux pour me montrer digne de vous. Je vous préviens que vous ne devez pas vous attendre à grand-chose en géométrie, mais je crois que je peux réussir partout ailleurs si je 680

travaille dur. » « Je sais que tu t'en sortiras très bien. Mlle Stacy dit que tu es brillante et vive. » Pour rien au monde Marilla n'aurait rapporté à Anne les paroles exactes de Mlle Stacy ; cela n'aurait fait qu'encourager sa vanité. « Tu ne dois pas tomber dans l'extrême et te tuer à la tâche. Rien ne presse. Tu ne seras pas prête pour présenter le concours d'entrée avant un an et demi. Mais il est bon de s'y prendre tôt et d'être correctement formé, comme le dit Mlle Stacy. » « Désormais, je m'intéresserai à mes études comme jamais, fit Anne d'un ton enjoué, car j'ai un but dans la vie. M. Allan dit que tout le monde devrait avoir un but dans la vie et chercher à l'atteindre sans relâche. Mais il dit que nous devons d'abord nous assurer que 681

c'est bien un objectif louable. Moi, il me semble que c'est un but louable que de chercher à devenir institutrice comme Mlle Stacy, n'est-ce pas, Marilla ? Je trouve que c'est une profession très noble. » La classe de la Royale fut organisée comme convenu. Gilbert Blythe, Anne Shirley, Ruby Gillis, Jane Andrews, Josie Pye, Charlie Sloane et Moody Spurgeon MacPherson l'intégrèrent. Ce ne fut pas le cas de Diana Barry, car ses parents n'avaient pas l'intention de l'envoyer à la Royale. Pour Anne, ce fut une véritable catastrophe. Jamais, depuis la nuit où Minnie May avait eu le croup, Diana et elle n'avaient été séparées. Le soir où, pour la première fois, la classe de la Royale resta à l'école pour les leçons complémentaires et qu'Anne vit Diana s'éloigner lentement avec les autres pour emprunter seule le Chemin des Bouleaux et le 682

Val des Violettes, il s'en fallut de peu pour qu'elle ne se levât de son siège et se précipitât après elle. Une boule se forma dans sa gorge et elle s'empressa de se cacher derrière les pages du livre de grammaire latine qu'elle avait dressé devant elle pour dissimuler ses yeux remplis de larmes. Pour rien au monde Anne ne souhaitait laisser Gilbert Blythe ou Josie Pye apercevoir ses larmes. « Mais, oh, Marilla, je sentais vraiment que j'avais goûté l'amertume de la mort, comme M. Allan l'a dit dans son sermon dimanche dernier, lorsque j'ai vu Diana partir toute seule, lui ditelle ce soir-là d'un ton las. Je me suis dit que ce serait formidable si Diana étudiait elle aussi pour l'examen d'entrée. Mais rien n'est parfait dans ce bas monde, comme le dit Mme Lynde. Parfois, Mme Lynde n'est vraiment pas réconfortante, et pourtant, ce qu'elle dit est 683

souvent vrai. Et je pense que les cours pour la Royale seront extrêmement intéressants. Jane et Ruby veulent juste étudier pour devenir institutrices. C'est là leur plus haute ambition. Ruby dit qu'elle n'enseignera que pendant deux ans après son admission, car elle a l'intention de se marier. Jane dit qu'elle consacrera toute sa vie à l'enseignement et ne se mariera jamais, au grand jamais, car on reçoit un salaire lorsque l'on enseigne, tandis qu'un mari ne vous paie rien et grommelle si vous demandez qu'il vous donne l'argent pour les œufs et le beurre24. Je pense que Jane sait malheureusement de quoi elle parle, car Mme Lynde a dit que son père était un vieux ronchon, plus avare qu'un rat. Josie Pye dit qu'elle n'ira en faculté que pour l'éducation, parce qu'elle n'aura pas à gagner elle-même sa vie ; elle dit que, bien sûr, c'est différent pour les orphelins qui doivent vivre de la charité − 684

eux, ils doivent se battre pour survivre. Moody Spurgeon veut devenir pasteur. Mme Lynde dit qu'avec un nom comme le sien, il ne pouvait pas faire grand-chose d'autre. J'espère que ce n'est pas méchant de ma part, Marilla, mais l'idée que Moody Spurgeon puisse devenir pasteur me fait rire. C'est un garçon si amusant avec son gros visage et ses petits yeux bleus, et ses oreilles se décollent comme des rabats. Mais peut-être paraîtra-t-il plus intellectuel en grandissant. Charlie Sloane dit qu'il va entrer en politique et devenir membre du Parlement, mais Mme Lynde dit qu'il n'y parviendra jamais, car les Sloane sont tous des honnêtes gens, et que de nos jours, seuls les mécréants réussissent en politique. » « Et que veut devenir Gilbert Blythe ? » s'enquit Marilla, en voyant qu'Anne ouvrait son livre de César. 685

« J'ignore bien quelles sont les ambitions de Gilbert Blythe dans la vie − si tant est qu'il en ait », fit Anne avec mépris. À présent, la guerre était ouvertement déclarée entre Gilbert et Anne. Auparavant, leur rivalité était plutôt unilatérale, mais il ne faisait désormais plus de doute que Gilbert était tout aussi déterminé à être premier de la classe qu’elle. Il se montrait à la hauteur du duel. Les autres membres de la classe reconnaissaient tacitement leur supériorité et n'osaient pas même rêver se mesurer à eux. Depuis ce jour près de l'étang où elle avait refusé d'accepter sa demande de pardon, Gilbert, en dehors de la rivalité ouverte, avait décidé de ne plus prêter attention à Anne Shirley. Il parlait et plaisantait avec les autres filles, échangeait des livres et des jeux avec 686

elles, discutait des cours et de ses projets, et raccompagnait parfois l'une ou l'autre après la réunion de prière ou le Club de Débats. Quant à Anne Shirley, il l'ignorait tout simplement, et Anne n'appréciait guère d'être ainsi rejetée. Elle avait beau secouer la tête en se disant qu'elle s'en fichait, au fond de son cœur de jeune fille, elle savait que c'était faux et que si la chance qu'elle avait eue au Lac Chatoyant se présentait à nouveau, sa réponse serait très différente. Brusquement, et à son grand étonnement, il semblait que cette vieille rancœur qu'elle nourrissait contre lui avait disparu − juste au moment où elle en avait le plus besoin. Elle se remémorait chaque incident et chaque émotion de l'événement qui avait tout déclenché et essayait de ressentir son ancienne rage, mais en vain. Ce jour près de l'étang l'avait définitivement éteinte. Anne prit conscience qu'elle lui avait pardonné et avait oublié 687

l'incident sans même s'en rendre compte. Mais il était trop tard. Or ni Gilbert, ni personne d'autre, pas même Diana, ne devait soupçonner à quel point elle était désolée et combien elle regrettait de s'être montrée aussi fière et agressive ! Elle était bien décidée à « ensevelir ses sentiments dans l'oubli le plus profond », et il faut admettre qu'elle y réussit parfaitement, car Gilbert, qui n'était sans doute pas aussi indifférent qu'il ne le laissait paraître, fut incapable de se réjouir des conséquences sur Anne de son mépris affiché. Son seul réconfort, si maigre fût-il, était de voir qu'elle continuait à snober Charlie Sloane, sans pitié et sans qu'il l'eût mérité. Par ailleurs, l'hiver se déroula paisiblement, avec sa routine agréable d'occupations et d'études. Pour Anne, les jours s'égrenaient 688

comme des perles dorées sur le collier du temps. Elle était heureuse, enthousiaste, passionnée ; elle apprenait ses leçons et remportait les honneurs ; il y avait des livres plaisants à lire, de nouveaux morceaux à répéter pour la chorale de l'école du dimanche, des samedis après-midi délicieux au presbytère avec Mme Allan. Puis, sans qu'Anne ne s'en rende compte, le printemps était revenu aux Pignons Verts et le monde se couvrait à nouveau de bourgeons et de fleurs. Les études en pâtirent quelque peu. La classe de la Royale, contrainte de rester à l'école tandis que les autres élèves s'éparpillaient sur les chemins verts, à travers les sentiers boisés et touffus, et le long des prés ondoyants, devait se contenter de regarder par la fenêtre d'un air triste, découvrant soudain que la conjugaison latine et les exercices de français avaient perdu 689

tout le piquant et le charme qu'ils avaient eus durant les longs mois glacials de l'hiver. Même Anne et Gilbert semblaient à la traîne et indifférents. Enseignant comme élèves furent ravis lorsque l'année se termina et que se profilèrent devant eux de longues journées de vacances joyeuses. « Vous avez fait du bon travail cette année, leur dit Mlle Stacy le dernier jour, et vous méritez de passer de bonnes vacances agréables. Profitez allégrement du grand air et faites le plein de santé, de vitalité et d'ambition qui vous porteront pendant toute l'année suivante. Ce sera la bataille finale, vous savez − la dernière année avant l'examen d'entrée. » « Allez-vous revenir l'année prochaine, Mlle Stacy ? » demanda Josie Pye.

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Josie Pye n’éprouvait aucun scrupule à poser des questions ; sur ce point, le reste de la classe lui en était reconnaissant ; aucun d'eux n'aurait osé demander cela à Mlle Stacy, mais tous en avaient envie, car depuis quelque temps courait dans toute l'école une rumeur selon laquelle Mlle Stacy ne reviendrait pas l'année suivante, car on lui aurait offert un poste dans l'école de la région d'où elle était originaire et elle aurait l'intention d'accepter. La classe de la Royale attendait sa réponse en retenant son souffle. « Oui, je crois bien, dit Mlle Stacy. J'ai songé accepter un autre poste, mais j'ai décidé de revenir à Avonlea. Pour vous dire la vérité, je me suis tellement attachée à mes élèves que je me suis dit que je ne pouvais pas les abandonner. Alors je resterai et vous retrouverai l'année prochaine. » 691

« Hourra ! » s'exclama Moody Spurgeon. C'était la première fois que Moody Spurgeon se laissait aller à ses sentiments, et pendant toute la semaine qui suivit, il rougit chaque fois qu'il songea à l'élan qu'il avait eu. « Oh, je suis si heureuse, dit Anne, les yeux brillants. Chère Stacy, cela aurait été abominable si vous n'étiez pas revenue. Je ne crois pas que j'aurais eu le courage de reprendre mes études si nous avions eu un autre enseignant. » Lorsqu'Anne rentra chez elle ce soir-là, elle empila tous ses livres dans un vieux coffre du grenier, le ferma à double tour et jeta la clé dans la boîte à couvertures. « Je ne regarderai même pas un seul livre de toutes les vacances, dit-elle à Marilla. J'ai 692

étudié aussi dur que possible pendant toute l'année et je me suis absorbée dans ma géométrie jusqu'à connaître toutes les propositions du premier manuel par cœur, même lorsque les lettres changent. Je me sens lasse de toutes ces pensées sérieuses et je compte bien donner libre cours à mon imagination pendant tout l'été. Oh, vous ne devez pas vous en inquiéter, Marilla. Je ne lui laisserai libre cours que dans les limites du raisonnable. Mais j'ai envie d'en profiter pleinement, cet été, car c'est peut-être le dernier été que je passerai en tant que jeune fille. Mme Lynde dit que si je continue de pousser comme je l'ai fait cette année, je devrai porter des jupes plus longues. Elle dit qu'on ne voit que mes jambes et mes yeux. Et quand je mettrai des jupes plus longues, j'aurai l'impression qu'il me faudra me montrer plus digne et plus adulte. J'ai bien peur qu'il me faille 693

alors renoncer à mes histoires de fées ; je vais donc encore y croire de tout mon cœur cet été. Je pense que nous allons passer de très joyeuses vacances. Ruby Gillis va bientôt donner sa fête d'anniversaire, et il y aura le pique-nique de l'école du dimanche et le gala au profit des missionnaires le mois prochain. Et Mme Barry dit qu'un soir, elle nous emmènera à l'hôtel de la Grève Blanche, Diana et moi, pour que nous y dînions. Ils servent le dîner tous les soirs là-bas, vous savez. Jane Andrews y est allée une fois l'été dernier, et elle dit que c'est époustouflant de voir toutes les lumières électriques25, les fleurs et les belles dames élégamment vêtues. Jane dit que c'était sa première incursion dans le grand monde, et que de toute sa vie jamais elle n'oubliera ce moment. » Mme Lynde leur rendit visite le lendemain 694

après-midi pour savoir pourquoi Marilla n'avait pas participé à la réunion de charité du jeudi. Quand Marilla était absente à la réunion de l'association, les gens savaient que quelque chose n'allait pas aux Pignons Verts. « Matthew a eu une faiblesse au cœur, jeudi, expliqua Marilla, et je ne voulais pas le laisser. Oh oui, il va mieux maintenant, mais il a ces crises plus souvent qu'il ne le devrait et je m'inquiète pour lui. Le médecin dit qu'il doit soigneusement éviter toute agitation. Ce n'est pas très compliqué, car Matthew n'est pas du genre à s'enthousiasmer, mais il ne doit pas trop travailler, et sur ce point, autant demander à Matthew de cesser de respirer, c'est peine perdue. Entrez vous installer, Rachel. Vous resterez bien pour prendre le thé ! » « Eh bien, puisque vous insistez, je peux peut695

être rester », dit Mme Rachel, qui n'avait jamais eu l'intention de s'en aller. Mme Rachel et Marilla s'installèrent confortablement dans le salon tandis qu'Anne préparait le thé et cuisinait des biscuits si légers et si blancs que même Mme Rachel n'y trouva rien à redire. « Je dois reconnaître qu'Anne est devenue une parfaite jeune fille, dit Mme Rachel lorsque Marilla la raccompagna au bout de l'allée, au coucher du soleil. Elle doit vous être d'une grande aide. » « En effet, dit Marilla, elle est très fiable et digne de confiance à présent. Je craignais qu'elle ne surmonte jamais son étourderie, mais elle y est parvenue et désormais il n'y a plus aucune tâche que je n’ose lui confier. » 696

« Je n'aurais jamais cru qu'elle tournerait si bien lorsque je l'ai vue pour la première fois, il y a trois ans, dit Mme Rachel. Dieu tout puissant, jamais je n'oublierai cette crise qu'elle m'a faite ! Quand je suis rentrée chez moi, ce soir-là, j'ai dit à Thomas, pour sûr : "Écoute-moi bien, Thomas, Marilla Cuthbert va regretter amèrement ce qu'elle a fait". Mais je me trompais, et j'en suis ravie. Je ne fais pas partie de ces personnes, Marilla, qui n'admettent jamais s'être trompées. Non, Dieu merci, je n'ai jamais eu ce travers. Je me suis trompée dans mon jugement envers Anne, mais ce n'est pas étonnant quand on sait qu'il n'existe pas au monde enfant plus singulière et imprévisible, pour sûr. Il est impossible de la juger, tant les règles qui s'appliquent aux autres ne s'appliquent pas à elle. La façon dont elle s'est améliorée ces dernières années est un véritable miracle. Et son apparence ! C'est une 697

charmante jeune fille en devenir, même si je ne peux pas dire que son teint pâle et ses grands yeux soient un style que j'affectionne. Pour ma part, je préfère les beautés plus pimpantes et colorées, comme Diana Barry ou Ruby Gillis. Ruby Gillis est particulièrement belle à regarder. Et pourtant − c'est étrange, mais lorsqu'Anne est avec elles, bien qu'elle soit loin d'être aussi jolie, elle les fait paraître banales et ordinaires − un peu comme si elle était l'un de ces lis de juin blancs qu'elle aime appeler narcisse, à côté d'opulentes pivoines rouges, c’est exactement ça ! »

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CHAPITRE XXXI Les petits ruisseaux font les grandes rivières Anne passa en effet un excellent été et en profita pleinement. Diana et elle vivaient constamment dehors, s'adonnant à tous les bonheurs que l'Allée des Amoureux, le Bain des Dryades, l'Étang du Saule et toute l'Île Victoria pouvaient offrir. Marilla n'émit aucune objection aux vagabondages d'Anne. Le médecin de Spencervale, qui était venu la nuit où Minnie May avait eu le croup, avait rencontré Anne chez un patient, un après-midi du début des vacances. Il l'avait attentivement observée, avait fait la moue, secoué la tête et avait envoyé quelqu'un transmettre un message à Marilla Cuthbert. Il disait : 699

« Laissez cette petite fille rousse que vous gardez chez vous passer tout l'été en plein air et ne lui permettez pas de lire avant qu'elle n'ait acquis une démarche plus souple. » Ce message effraya profondément Marilla. Elle y lut l'arrêt de mort d'Anne par phtisie26 si elle n'obéissait pas scrupuleusement à ce conseil. C'est ainsi qu'Anne passa le plus bel été de sa vie à batifoler en toute liberté. Elle marcha, rama, cueillit des baies et rêvassa tout son saoul ; et lorsque le mois de septembre arriva, elle avait l'œil vif et la démarche souple, comme le souhaitait le médecin de Spencervale, ainsi qu'un cœur à nouveau rempli d'ambition et de zèle. « J'ai envie d'étudier de toute ma force et mon âme, déclara-t-elle en descendant ses livres du grenier. Oh, mes chers vieux amis, je suis 700

heureuse de retrouver vos têtes sérieuses − oui, même toi, manuel de géométrie. J'ai passé un été parfait, Marilla, et maintenant je me sens comme un athlète prêt à entreprendre une course, comme M. Allan l'a dit dimanche dernier. Les sermons que prêche M. Allan ne sont-ils pas magnifiques ? Mme Lynde dit qu'il s'améliore chaque jour et d'ici peu, une église de la ville lui aura mis le grappin dessus et nous nous retrouverons seuls, contraints de chercher un autre pasteur de campagne. Mais je ne vois pas l'intérêt d'anticiper les ennuis, n'est-ce pas, Marilla ? Je pense qu'il vaut bien mieux se réjouir d'avoir M. Allan tant que c'est le cas. Si j'étais un homme, je pense que j'aimerais être pasteur. Ils ont une telle influence pour pousser à faire le bien, si leur théologie est solide ; et ce doit être exaltant de faire des sermons aussi splendides et de toucher le cœur de votre auditoire. Pourquoi les femmes ne peuvent701

elles pas être pasteurs, Marilla ? J'ai posé la question à Mme Lynde, mais elle a été choquée et m'a dit que ce serait scandaleux. Elle a dit qu'il y avait sans doute des femmes pasteurs aux États-Unis, et elle en était presque sûre, mais grâce à Dieu nous n'avions pas encore atteint ce niveau au Canada et elle espérait que nous n'en arriverions jamais là27. Mais je ne vois pas pourquoi. Je pense que les femmes feraient de formidables pasteurs. Quand il faut organiser une réunion, ou un dîner paroissial ou quelque autre évènement pour lever des fonds, c'est vers les femmes que l'on se tourne. Je suis persuadée que Mme Lynde peut prier tout aussi bien que le superintendant Bell, et je ne doute pas qu'elle puisse prêcher, elle aussi, avec un peu d'entraînement. » « Oui, je suppose, dit Marilla sèchement. Elle fait bien assez de sermons ainsi. Personne ne 702

peut mal agir à Avonlea sans que Rachel ne s'en aperçoive. » « Marilla, s'exclama Anne sur le ton de la confidence. J'ai envie de vous dire quelque chose et de vous demander ce que vous en pensez. Cela m'inquiète terriblement − le dimanche après-midi, en fait, quand je pense tout spécialement à de tels sujets. Je veux vraiment être une bonne personne ; et quand je suis avec vous, Mme Allan, ou encore Mlle Stacy, je le veux plus que tout au monde et j'ai envie de faire exactement ce qui vous ferait plaisir et ce que vous approuveriez. Mais la plupart du temps quand je suis avec Mme Lynde, je me sens désespérément vilaine, comme s'il me prenait l'envie d'aller faire précisément ce qu'elle m'interdit de faire. C'est une tentation irrésistible. Alors, d'après vous, pourquoi est-ce que je ressens une telle chose 703

? Pensez-vous que ce soit parce que je suis vraiment mauvaise et irrécupérable ? » Marilla sembla dubitative pendant un instant. Puis elle éclata de rire. « Si tu l'es, alors je dois l'être aussi, Anne, car Rachel a souvent le même effet sur moi. Parfois, je me dis qu'elle pousserait bien mieux les gens à faire le bien, pour reprendre tes mots, si elle cessait de leur faire la morale. Il devrait y avoir un commandement spécial qui interdit de faire la morale. Mais enfin, je ne devrais pas parler ainsi. Rachel est une bonne chrétienne et elle a de bonnes intentions. Il n'y a pas âme plus généreuse à Avonlea et elle ne rechigne jamais devant le travail. » « Je suis très contente que vous soyez comme moi, fit Anne avec enthousiasme. C'est si 704

encourageant. Finalement, je ne vais pas trop m'inquiéter à ce propos. Mais je dois dire qu'il y a d'autres choses qui me posent problème. En fait, il y en a tout le temps de nouvelles − des choses qui vous laissent vraiment perplexe, vous savez. Une question vous vient, qui en entraîne aussitôt une autre. Il existe tant de sujets qui méritent que l'on y réfléchisse quand vous grandissez. Je ne cesse d'y penser afin de déterminer ce qu'il convient de faire. Ce n'est pas une mince affaire que de grandir, n'est-ce pas, Marilla ? Mais je suis entourée par de si bons amis tels que vous, Matthew, Mme Allan et Mlle Stacy, que je ne peux que devenir quelqu'un de bien, et je suis sûre que si j'échoue, ce sera uniquement de ma faute. Je sens que c'est là une grande responsabilité, car je n'ai qu'une seule chance. Si je ne deviens pas quelqu'un de bien, je ne pourrai pas revenir en arrière et recommencer. J'ai grandi de cinq 705

centimètres cet été, Marilla. M. Gillis m'a mesurée à la fête de Ruby. Je suis bien contente que vous m'ayez confectionné de nouvelles robes plus longues. La vert foncé est si jolie, et comme c'est gentil de votre part de l'avoir garnie de volants ! Bien sûr, je sais que ce n'était pas vraiment nécessaire, mais les volants sont très à la mode cet automne et Josie Pye a des volants sur toutes ses robes. Je sais que, grâce aux miens, je serai capable de mieux étudier, car mon esprit en sera profondément apaisé. » « Alors cela en vaut la peine », reconnut Marilla. Mlle Stacy revint à l'école d'Avonlea et retrouva tous ses élèves prêts à se remettre au travail. La classe de la Royale, tout spécialement, allait travailler d'arrache-pied, 706

car à la fin de l'année, jetant déjà une ombre menaçante sur les mois à venir, se profilait ce que l'on appelait « l'examen d'entrée », dont la perspective nouait les estomacs de chacun. Et s'ils échouaient ? Cette pensée allait hanter Anne pendant tout l'hiver, même les dimanches après-midi, occultant presque complètement les questions morales ou théologiques. Dans ses cauchemars, Anne se trouvait devant la liste des admissions à l'examen d'entrée, anéantie en constatant que le nom de Gilbert Blythe était affiché tout en haut en grosses lettres, mais que le sien n'apparaissait nulle part. Néanmoins, ce fut un bel hiver, studieux, mais joyeux, qui passa en coup de vent. Le travail scolaire était tout aussi intéressant et les rivalités aussi passionnantes qu'avant. De nouveaux mondes de pensées, de sensations et d'ambitions, des domaines inexplorés de 707

connaissances fascinantes s'ouvraient devant les yeux avides d'Anne. « Les collines surgissaient les unes après les autres, sommet après sommet. » Tout ceci était largement dû à l'encadrement minutieux, attentif et ouvert de Mlle Stacy. Elle amenait ses élèves à penser, à explorer et à découvrir par eux-mêmes, et les encourageait à sortir des sentiers battus à tel point que Mme Lynde et le comité de l'école en étaient scandalisés, considérant d'un mauvais œil toutes ces innovations et ces libertés prises sur les méthodes établies. Outre ses études, Anne s'épanouissait socialement, car Marilla, obéissant toujours aux conseils du médecin de Spencervale, ne s'opposait plus à aucune sortie occasionnelle. 708

Le Club de Débats se développait et donna plusieurs galas ; quelques-unes de leurs soirées prirent même des allures de réceptions pour adultes ; il y eut des promenades en traîneau et du patinage en abondance. Pendant ce temps-là, Anne grandissait, poussant si rapidement que Marilla fut étonnée, un jour qu'elles se trouvaient côte à côte, de découvrir que la jeune fille était aussi grande qu'elle. « Anne, comme tu as grandi ! » dit-elle sans en croire ses yeux, avant de pousser un soupir. Marilla regrettait étrangement ces centimètres gagnés. L'enfant qu'elle avait appris à aimer s'était évanouie et avait cédé la place à cette grande jeune fille de quinze ans, au regard sérieux, à la mine pensive et au port de tête altier. Marilla aimait la jeune fille autant qu'elle 709

avait aimé l'enfant, mais elle avait douloureusement conscience de la perte qu'elle éprouvait. Cette nuit-là, alors qu'Anne était partie avec Diana à la réunion de prière, Marilla s'assit toute seule dans le crépuscule hivernal et se laissa aller aux sanglots. Matthew, qui arrivait avec une lanterne, la surprit sur le fait et la regarda avec une telle consternation que Marilla éclata de rire à travers ses larmes. « Je pensais à Anne, expliqua-t-elle. Elle est devenue une si grande jeune fille − et l'hiver prochain, elle ne sera sans doute plus avec nous. Elle va terriblement me manquer. » « Elle reviendra souvent à la maison, la réconforta Matthew, pour qui Anne était encore et resterait toujours la petite fille vive qu'il avait ramenée de Claire-Rivière ce soir de juin, il y avait quatre ans de cela. La portion de 710

voie ferrée menant jusqu'à Carmody sera construite d'ici là. » « Ce ne sera pas pareil que de l'avoir tout le temps à la maison, fit en soupirant Marilla, qui avait envie de se complaire dans la douleur à laquelle elle se laissait aller. Enfin bon, les hommes ne peuvent pas comprendre ces choses-là. » Il y avait d'autres changements chez Anne que son apparence physique. D'abord, elle était devenue plus calme. Sans doute pensait-elle et rêvait-elle tout autant qu'avant, mais elle parlait résolument moins. Marilla s'en rendit compte et lui en fit la remarque. « Tu parles moitié moins qu'autrefois, Anne, et tu n'emploies plus autant de grands mots. Que t'est-il arrivé ? » 711

Anne rougit et émit un petit rire, tout en posant son livre. Son regard rêveur se perdit par la fenêtre, où de gros bourgeons rouges parsemaient la vigne vierge, confirmant l'arrivée du soleil de printemps. « Je ne sais pas − je n'ai plus autant envie de parler, dit-elle en tapotant son menton. Je préfère avoir de belles pensées et les garder dans mon cœur, comme des trésors. Je n'aime pas que les gens s'en moquent ou y réfléchissent. Et, au fond, je n'ai plus envie d'employer de grands mots. C'est dommage, ne trouvez-vous pas, qu'il m'ait fallu attendre d'être en âge de les dire pour ne plus en avoir envie. À certains égards, c'est amusant d'être presque adulte, mais je ne m'attendais pas vraiment à cela, Marilla. Il y a tant de choses à apprendre, à faire et à penser que je n'ai plus de temps à consacrer aux grandes phrases. De 712

plus, Mlle Stacy dit que les mots les plus courts sont meilleurs et plus puissants. Elle demande que nos rédactions soient les plus simples possible. J'étais tellement accoutumée à y mettre tous les grands mots élaborés que je connaissais − et j'en avais tant en réserve. Mais à présent, j'en ai pris l'habitude et je me rends compte que c'est bien mieux ainsi. » « Qu'est devenu ton club d'écriture ? Cela fait longtemps que je ne t'ai pas entendue en parler. » « Le club d'écriture n'existe plus. Nous n'avions plus le temps − et puis, je pense que nous nous en étions lassées. C'était stupide d'écrire des histoires d'amour, de meurtres, de fugues et de mystères. Mlle Stacy nous demande parfois d'écrire une histoire pour nous entraîner à la composition, mais elle ne veut pas que nous 713

écrivions autre chose que ce qui pourrait nous arriver à Avonlea, dans nos vies personnelles, puis elle se montre très critique et nous demande de l'être à notre tour sur nos propres textes. Je n'avais jamais pensé que mes compositions puissent avoir tant de défauts jusqu'à ce que je commence à les chercher moi-même. J'ai eu tellement honte que j'ai eu envie de tout laisser tomber, mais Mlle Stacy a dit que je pouvais apprendre à bien écrire si seulement je m'exerçais à faire ma propre critique. Alors j'essaie d'être impartiale. » « Il ne te reste que deux mois avant l'examen d'entrée, dit Marilla. Penses-tu que tu pourras le réussir ? » Anne frissonna. « Je l'ignore. Parfois, je pense que je me 714

débrouillerai bien − puis j'ai soudain très peur. Nous avons étudié très dur et Mlle Stacy nous a minutieusement préparés, mais cela ne garantit pas que nous réussissions. Chacun d'entre nous a sa pierre d'achoppement28. La mienne, c'est la géométrie, celle de Jane, c'est le latin, Ruby et Charlie butent en algèbre et Josie en arithmétique. Quant à Moody Spurgeon, il est intimement persuadé qu'il échouera en histoire anglaise. Mlle Stacy va nous faire passer en juin un test du même niveau que l'examen d'entrée et elle nous notera aussi sévèrement, pour que nous nous fassions une idée. J'aimerais que tout soit déjà terminé, Marilla. Cet examen me hante. Parfois, je me réveille en pleine nuit et je me demande ce que je ferai si jamais j'échoue. » « Eh bien, tu retourneras à l'école l'année prochaine et tu essaieras à nouveau », fit 715

Marilla d'un ton détaché. « Oh, je ne pense pas que j'en aurai le courage. Ce serait une telle disgrâce d'échouer, surtout si Gil− si les autres réussissent. Et je suis si nerveuse lors d'un examen que je risque bien de m'embrouiller. J'aimerais avoir les nerfs aussi solides que Jane Andrews. Rien ne l'affecte. » Anne soupira et détourna les yeux du monde printanier ensorcelant qui faisait pousser dans le jardin tout un royaume de verdure, par cette journée d'un bleu pur qui semblait l'appeler, pour se plonger avec détermination dans son livre. Il y aurait d'autres printemps, mais si elle échouait à l'examen d'entrée, Anne avait la conviction qu'elle ne parviendrait jamais à surmonter sa peine pour en profiter à nouveau.

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CHAPITRE XXXII La liste des admis La fin du mois de juin marqua la fin de l'année scolaire et du règne de Mlle Stacy sur l'école d'Avonlea. Anne et Diana rentrèrent chez elles ce soir-là, le cœur gros. Les yeux rouges et les mouchoirs humides témoignaient que les adieux à Mlle Stacy s'étaient révélés aussi émouvants que ne l'avaient été ceux à M. Phillips trois ans plus tôt, dans les mêmes circonstances. Arrivée au pied de la butte aux épicéas, Diana jeta un dernier regard sur l'école derrière elle et poussa un profond soupir. « J'ai l'impression que c'est la fin de tout, pas toi ? » dit-elle, d'un ton désemparé.

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« Tu ne devrais pas te sentir aussi mal que moi, répondit Anne en cherchant vainement un coin de mouchoir sec. Tu reviendras l'hiver prochain, mais j'imagine que pour moi, les bons vieux jours d'école sont définitivement terminés − si j'ai de la chance, bien sûr. » « Ce ne sera pas la même chose. Mlle Stacy ne sera plus là, ni toi, ni Jane et Ruby probablement. Je devrai m'asseoir toute seule, parce qu'après toi, je ne supporterai pas d'avoir quelqu'un d'autre à côté de moi. Oh, nous avons passé de joyeux moments, n'est-ce pas, Anne ? C'est terrible de penser qu'ils sont à présent terminés. » Deux grosses larmes perlèrent au bout du nez de Diana. « Si tu arrêtais de pleurer, j'y parviendrais peut718

être, implora Anne. Dès que je range mon mouchoir, je vois les larmes qui te montent aux yeux et tout recommence. Comme le dit Mme Lynde, "si tu n'arrives pas à être joyeuse, essaie tout de même de l'être". Après tout, je ferais mieux de dire que je serai de retour l'année prochaine. Parfois, j'ai la certitude que j'échouerai. Cela m'arrive de plus en plus souvent. » « Pourtant, tu as eu d'excellents résultats au test que Mlle Stacy vous a fait passer. » « Oui, mais cet examen ne me rendait pas nerveuse. Quand je pense au véritable examen, tu n'imagines pas à quel point mon sang se glace. Et puis, j'ai le numéro treize et Josie Pye dit qu'il porte malheur. Moi, je ne suis pas du tout superstitieuse et je sais que cela ne fait aucune différence. Pourtant, j'aimerais ne pas 719

avoir le numéro treize. » « J'aimerais venir avec toi, dit Diana. Ne passerions-nous pas un formidable moment ? Mais j'imagine que tu devras réviser tous les soirs. » « Non ; Mlle Stacy nous a fait promettre de ne pas ouvrir le moindre livre. Elle dit que cela ne ferait que nous fatiguer et nous embrouiller, et que nous devions aller marcher et nous coucher tôt, sans jamais penser à l'examen. C'est un bon conseil, mais je suppose qu'il sera très difficile à suivre ; les bons conseils le sont toujours, d'ailleurs. Prissy Andrews m'a dit qu'elle passait la moitié de ses nuits éveillée pendant la semaine de son examen d'entrée et qu'elle a révisé comme jamais ; et j'ai décidé que moi aussi, je resterai éveillée au moins aussi longtemps qu'elle. C'est si gentil de la part 720

de ta tante Joséphine de m'avoir proposé de dormir au Bosquet pendant mon séjour en ville. » « Tu m'écriras quand tu seras là-bas, d'accord ?» « Je t'écrirai mardi soir pour te raconter comment s'est passé mon premier jour », promit Anne. « Je passerai mon mercredi au bureau de poste », assura Diana. Anne se rendit en ville le lundi suivant et, le mercredi, Diana attendit au bureau de poste, comme elle l'avait promis, pour recevoir sa lettre. « Très chère Diana, écrivait Anne. Nous sommes mardi soir et je t'écris ce mot dans la 721

bibliothèque du Bosquet. Hier soir, je me suis sentie terriblement seule dans ma chambre et j'ai regretté amèrement que tu ne sois pas ici avec moi. Je n'ai pas pu réviser, car j'avais promis à Mlle Stacy de ne pas le faire, mais c'était aussi difficile de résister à la tentation d'ouvrir mon livre d'histoire que ça ne l'était de ne pas lire de roman avant d'avoir appris mes leçons. « Ce matin, Mlle Stacy est venue me voir et nous nous sommes rendues à l'Académie, en passant chercher Jane, Ruby et Josie sur notre chemin. Ruby m'a demandé de toucher ses mains, et elles étaient glaciales. Josie a dit que je donnais l'impression de ne pas avoir dormi de la nuit et que, d'après elle, je ne serais pas assez forte pour suivre le programme pour devenir enseignante même si je réussissais l'examen. Parfois, aujourd'hui encore, je me 722

demande si j'ai progressé d'un pouce dans mes efforts pour apprécier Josie Pye ! « Lorsque nous sommes arrivées à l'Académie, il y avait une foule d'élèves venus de toute l'île. La première personne que nous avons vue était Moody Spurgeon, assis sur les marches en train de marmonner. Jane lui a demandé ce qu'il pouvait bien faire, et il a répondu qu'il répétait inlassablement ses tables de multiplication pour se calmer les nerfs et que, de grâce, il ne fallait pas l'interrompre, parce que s'il s'arrêtait un seul instant, la peur reprenait le dessus et il oubliait tout ce qu'il savait, tandis que les tables de multiplication lui permettaient de garder son sang-froid ! « Quand on nous a attribué nos salles, Mlle Stacy a dû nous laisser. Jane et moi nous sommes assises ensemble, et j'étais jalouse de 723

sa sérénité. Stable, raisonnable et maîtresse d'elle-même, Jane n'avait aucun besoin de réciter ses tables de multiplication ! Je me suis demandé si ma peur se lisait sur mon visage et si l'on pouvait entendre mon cœur cogner dans ma poitrine à l'autre bout de la salle. Puis un homme est entré et a commencé à distribuer les feuilles pour l'examen d'anglais. Mes mains sont alors devenues toutes froides et lorsque j'ai pris la feuille, j'ai senti que ma tête tournait légèrement. C'était un affreux moment, Diana, je me sentais exactement comme il y a quatre ans, lorsque j'ai demandé à Marilla si je pouvais rester aux Pignons Verts, puis tout est devenu clair dans ma tête et mon cœur s'est remis à battre − j'ai oublié de te dire qu'il s'était arrêté ! − car je savais que je pouvais tirer quelque chose de ce devoir. « À midi, nous sommes rentrées déjeuner, puis 724

nous sommes revenues pour l'épreuve d'histoire de l'après-midi. L'histoire était un devoir plutôt ardu et je me suis terriblement embrouillée dans les dates. Pourtant, je pense avoir tout de même bien réussi aujourd'hui. Mais, oh, Diana, demain viendra l'épreuve de géométrie et quand j'y pense, il me faut toute la détermination du monde pour m'empêcher d'ouvrir mon manuel d'Euclide. Si réciter les tables de multiplication pouvait m'aider, je passerais la nuit à les répéter jusqu'au petit matin. « Ce soir, je suis passée voir les autres filles. En chemin, j'ai rencontré Moody Spurgeon qui flânait dans le quartier. Il m'a dit qu'il pensait avoir échoué en histoire, que depuis sa naissance il ne cessait de décevoir ses parents et qu'il allait rentrer par le premier train du matin ; et il a ajouté que, de toute façon, il 725

serait plus facile pour lui d'être charpentier que pasteur. Je lui ai remonté le moral et l'ai persuadé de rester jusqu'au bout parce que ce ne serait pas juste pour Mlle Stacy s'il ne le faisait pas. J'ai souvent regretté de ne pas être un garçon, mais quand je vois Moody Spurgeon, je suis toujours ravie d'être une fille et de ne pas être sa sœur. « Ruby était dans tous ses états quand je suis arrivée à la pension où elle logeait ; elle venait de se rendre compte qu'elle avait fait une terrible erreur dans son devoir d'anglais. Une fois qu'elle a repris ses esprits, nous sommes allées en ville et nous avons mangé une crème glacée. Nous avons tant regretté que tu ne sois pas avec nous. « Oh, Diana, si seulement l'examen de géométrie était déjà passé ! Enfin, comme dirait 726

Mme Lynde, la terre continuera de tourner même si j'échoue en géométrie. C'est sans doute vrai, mais ce n'est guère réconfortant. Je pense que je préférerais qu'elle cesse de tourner si j'échoue ! Bien à toi, Anne. » L'examen de géométrie passa, comme tous les autres, et Anne revint chez elle le vendredi soir, fatiguée mais la mine radieuse. Diana était aux Pignons Verts lorsqu'elle arriva et elles se retrouvèrent comme si elles avaient été séparées pendant des années. « Ma très chère amie, comme c'est merveilleux de te voir de retour. Il me semble que tu es partie en ville depuis une éternité et, oh, Anne, comment t'en es-tu sortie ? » « Plutôt bien, je suppose, dans toutes les 727

matières sauf en géométrie. Je ne sais pas si j'ai réussi, et j'ai un terrible pressentiment d'avoir échoué dont je ne parviens pas à me débarrasser. Oh, comme c'est bon d'être de retour ! La maison des Pignons Verts est l'endroit le plus agréable et le plus précieux du monde entier. » « Comment s'en sont sortis les autres ? » « Les filles disent qu'elles sont certaines d'avoir échoué, mais moi je pense qu'elles se sont plutôt bien débrouillées. Josie dit que l'épreuve de géométrie était si facile que même un enfant de dix ans aurait pu la passer ! Moody Spurgeon est toujours persuadé d'avoir échoué en histoire et Charlie dit qu'il n'a pas réussi son algèbre. Mais en réalité, nous n'en savons rien et cela restera ainsi jusqu'à ce que la liste des admis soit diffusée. Ce ne sera pas avant deux 728

semaines. Imagine-toi qu'il te faille vivre pendant deux semaines dans une telle attente ! J'aimerais pouvoir aller me coucher et ne me réveiller que lorsque tout cela sera terminé. » Diana savait qu'il était inutile de demander comment l'examen s'était déroulé pour Gilbert Blythe, et elle se contenta de dire : « Oh, tu vas réussir. Ne t'inquiète pas. » « Je préférerais ne pas réussir du tout plutôt qu'apparaître sur la liste en mauvaise position », s'exclama Anne − et Diana comprit qu'elle voulait dire par là que son succès serait bien amer et incomplet si elle ne sortait pas mieux placée que Gilbert Blythe. C'était ce but précis qu'Anne avait cherché à atteindre pendant l'examen. De son côté, Gilbert avait fait de même. Ils s'étaient 729

rencontrés dans la rue et avaient passé leur chemin une douzaine de fois en s'ignorant royalement. Chaque fois, Anne avait redressé la tête, tout en regrettant en son for intérieur de ne pas avoir fait la paix avec Gilbert quand il le lui avait demandé, se jurant avec détermination d'obtenir un meilleur score que lui à l'examen. Elle savait que tous les jeunes gens d'Avonlea se demandaient qui allait l'emporter ; elle savait même que Jimmy Glover et Ned Wright avaient parié là-dessus et que Josie Pye avait dit qu'elle ne doutait pas un seul instant que Gilbert fût premier. Elle sentait qu'en cas d'échec, son humiliation serait insupportable. Mais elle avait une autre raison, plus noble cette fois, d'espérer avoir réussi. Elle voulait l'emporter « haut la main » pour plaire à Matthew et Marilla − surtout Matthew. Matthew lui avait affirmé être absolument 730

convaincu qu'elle « surpasserait tous les candidats de l'île ». Certes, Anne sentait qu'il serait insensé d'espérer un tel résultat, même dans ses rêves les plus fous. Mais elle espérait vivement sortir parmi les dix premiers, ne serait-ce que pour voir les yeux bruns de Matthew pétiller de fierté si elle réussissait. Elle sentait que ce serait là une agréable récompense pour tout son dur labeur et la patience dont elle avait fait preuve en étudiant ses équations et ses conjugaisons si peu propices à l'imagination. Lorsque la fin des deux semaines approcha, se fut au tour d'Anne de s'attarder au bureau de poste, en compagnie de Jane, Ruby et Josie, pour feuilleter les nouvelles de Charlotteville d'une main tremblante et glacée, étreinte par la même angoisse que celle qu'elle avait ressentie pendant la semaine de l'examen. Charlie et 731

Gilbert n'étaient pas en reste, mais Moody Spurgeon restait résolument à l'écart. « Je n'ai pas le courage d'aller froidement làbas pour consulter les journaux, expliqua-t-il à Anne. Je vais me contenter d'attendre que quelqu'un vienne me dire de but en blanc si j'ai réussi ou échoué. » Trois semaines s'écoulèrent sans que la liste n'eût fait son apparition et Anne commença à trouver cette attente insoutenable. Elle n'avait plus d'appétit et son intérêt pour ce qui se passait à Avonlea avait faibli. Mme Lynde pérorait qu'il ne fallait pas s'en étonner, avec un conservateur à la tête du ministère de l’Éducation. Même Matthew, remarquant la pâleur et l'apathie d'Anne, qui rentrait chaque après-midi du bureau de poste en traînant les pieds, commença à sérieusement se demander 732

s'il n'allait pas voter pour les libéraux aux prochaines élections. Mais un soir, la nouvelle arriva enfin. Anne était assise près de la fenêtre ouverte. Elle avait réussi à oublier les tourments de son examen et les soucis du quotidien, et elle profitait de la beauté du crépuscule d'été chargé de l'odorant parfum des fleurs qui montait du jardin en contrebas, se laissant bercer par le souffle du vent dans les branches des peupliers. À l'est, au-dessus des sapins, les teintes roses de l'ouest se reflétaient dans le ciel, et Anne se demandait en rêvassant si l'esprit des couleurs ressemblait à cela, lorsqu'elle aperçut Diana qui dévalait à toutes jambes la pente boisée et franchissait le pont de rondins avant de remonter la côte en brandissant à la main un journal qui claquait au vent.

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Anne bondit, car elle avait compris quelle nouvelle renfermait ce journal. La liste des admis avait été publiée ! Sa tête se mit à tourner et son cœur à battre la chamade. Elle ne parvenait pas à faire un pas. Il lui sembla s'écouler une heure avant que Diana surgît dans le couloir et fît irruption dans sa chambre sans frapper, au comble de l'enthousiasme. « Anne, tu as réussi, s'écria-t-elle, tu es sortie première − Gilbert et toi êtes ex æquo, mais c'est ton nom qui est inscrit en premier. Oh, comme je suis fière de toi ! » Diana abattit le journal sur la table et se jeta sur le lit d'Anne, à bout de souffle et incapable d'en dire plus. Anne alluma la lampe, après avoir renversé la boîte d'allumettes et tâtonné avec une douzaine d'entre elles avant que ses mains tremblantes ne parviennent à remplir leur 734

fonction. Elle ouvrit alors le journal. Oui, elle avait réussi − son nom apparaissait tout en haut d'une liste de deux cents personnes ! À lui seul, ce moment rendait la vie digne d'être vécue. « Tu t'en es sortie admirablement, Anne, haleta Diana, lorsqu'elle fut à nouveau capable de s'asseoir et de parler, alors qu'Anne, les yeux écarquillés et plongée dans un état de torpeur, n'avait toujours pas prononcé un mot. Papa a ramené le journal à la maison en rentrant de Claire-Rivière il y a à peine dix minutes − il est arrivé par le train de l'après-midi, tu sais, et ne sera ici qu'au courrier de demain − et quand j'ai vu la liste des admis, je me suis précipitée ici comme une furie. Vous avez tous réussi, sans exception, même Moody Spurgeon, bien qu'il soit recalé en histoire. Jane et Ruby sont assez bien classées − elles sont en milieu de liste − tout comme Charlie. Josie s'en est tirée de 735

justesse, à trois points près, mais tu verras qu'elle va fanfaronner comme si elle était en tête. Mlle Stacy va être aux anges ! Oh, Anne, quel effet cela fait-il de voir son nom en tête d'une liste d'admis telle que celle-ci ? Si c'était moi, je sais que j'en serais folle de joie. Je suis déjà dans un tel état ! Mais tu sembles aussi calme et impassible qu'un soir de printemps. » « Je suis juste bouleversée intérieurement, dit Anne. J'ai envie de dire une centaine de choses, mais je ne parviens pas à trouver les mots. Je n'aurais jamais pu rêver que ce soit possible − si, en réalité, j'en ai rêvé une fois ! Je me suis autorisée à y penser une seule fois, "et si tu sortais première ?", avec hésitation, tu sais, car cela me semblait si présomptueux et inutile de penser que je pourrais surpasser tous les candidats de l'île. Excuse-moi une minute, Diana. Je dois courir aux champs pour 736

l'annoncer à Matthew. Puis nous irons par la route apprendre la bonne nouvelle à tout le monde. » Elles se ruèrent vers le champ de blé en bas de la grange, où Matthew regroupait les foins. La chance jouant en leur faveur, Mme Lynde était là elle aussi, en train de discuter avec Marilla près de la clôture de l'allée. « Oh, Matthew, s'exclama Anne, j'ai réussi et je suis première − enfin, dans les deux premiers ! Je ne me vante pas, mais j'en suis très reconnaissante. » « Eh bien, je l'ai toujours su, dit Matthew en posant sur la liste des admis un regard réjoui. Je savais que tu pouvais tous les battre facilement. » « Tu t'es surpassée, Anne, je dois le 737

reconnaître », fit Marilla en essayant de cacher l'extrême fierté qu'elle ressentait pour Anne devant le regard critique de Mme Rachel. Mais la brave dame s'écria d'un ton enjoué : « Il faut dire qu'elle a excellé, et je ne mâche pas mes mots. Tu es un exemple pour tes amis, Anne, voilà ce que j'en dis, et nous sommes tous très fiers de toi. » Ce soir-là, Anne, qui avait achevé cette exquise soirée par une discussion sérieuse avec Mme Allan au presbytère, s'agenouilla délicatement devant sa fenêtre ouverte, dans un rayon de lune, et murmura une prière de gratitude spontanée où elle laissa parler son cœur. Elle y exprimait sa reconnaissance pour le passé et y présentait ses vœux pieux pour l'avenir. Lorsqu'elle s'endormit sur son oreiller blanc, ses rêves furent aussi beaux et purs 738

qu'une jeune fille peut en faire.

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CHAPITRE XXXIII Le gala de l'hôtel « Mets ta robe blanche en organdi, Anne, je suis formelle », déclara Diana, sûre d'elle. Elles étaient ensemble dans la chambre du pignon est ; à l'extérieur, le crépuscule était tombé − un magnifique crépuscule d'un vert chaleureux, dans un ciel d'un bleu pur sans nuage. Une grosse lune ronde, dont la lueur pâle se parait de teintes argentées plus sombres, était suspendue au-dessus de la Forêt Hantée, et l'air était rempli des doux murmures de l'été − les oiseaux qui gazouillaient en s'endormant, la brise qui sifflait mystérieusement, les voix et les rires étouffés dans le lointain. Mais dans la chambre d'Anne, 740

le store était tiré et la lumière allumée, car les préparatifs allaient bon train. Le pignon est avait beaucoup changé depuis cette nuit-là, il y avait déjà quatre ans, où Anne avait senti la désolation pénétrer son âme tant la chambre était inhospitalière et sans chaleur. Les modifications étaient survenues par petites touches, que Marilla avait acceptées avec résignation, jusqu'à ce que la pièce devînt le nid charmant et chaleureux auquel aspiraient toutes les jeunes filles. Certes, le tapis de velours aux motifs de roses et les rideaux de soie rose qui avaient habité les visions d'Anne ne s'étaient jamais matérialisés ; mais ses rêves avaient suivi l'évolution de sa croissance, et elle ne regrettait rien. Le sol était couvert d'une jolie natte et les rideaux qui ornaient la haute fenêtre et voletaient sous la 741

brise odorante étaient en fine mousseline vert pâle. Sur les murs, nulle tapisserie de brocart argent et or, mais un papier peint sur lequel étaient imprimées d'adorables fleurs de pommier, où étaient suspendues quelques images pieuses que Mme Allan avait offertes à Anne. La photographie de Mlle Stacy occupait une place d'honneur et Anne, sentimentale, mettait un point d'honneur à toujours la décorer de fleurs fraîches. Ce soir-là, un bouquet de lis blancs parfumait légèrement la pièce, laissant flotter comme une senteur évanescente. Il n'y avait pas de « meubles en acajou », mais une étagère peinte en blanc et remplie de livres, un rocking-chair en rotin garni de coussins, une table de toilette ornée de mousseline blanche, un étrange miroir au cadre doré surmonté de petits Cupidon potelés aux joues roses et de grappes de raisin colorées, autrefois suspendu dans la chambre d'amis, et un lit bas de couleur 742

blanche. Anne était en train de s'habiller pour un gala que l'on donnait à l'Hôtel de la Grève Blanche. Les clients l'avaient organisé au profit de l'hôpital de Charlotteville et avaient sollicité tous les talents des environs pour y participer. Bertha Sampson et Pearl Clay de la chorale baptiste de la Grève Blanche allaient chanter un duo ; Milton Clark du Pont-Neuf jouerait un solo de violon ; Winnie Adella Blair de Carmody allait chanter une ballade écossaise ; enfin, Laura Spencer de Spencervale et Anne Shirley d'Avonlea allaient réciter des poèmes. Comme Anne aurait pu le dire, c'était là un « événement mémorable de sa vie », et elle était saisie d'une délicieuse excitation. Matthew était au septième ciel tant il éprouvait de fierté devant l'honneur que l'on faisait à Anne, et 743

Marilla n'était pas en reste, bien qu'elle eût préféré mourir que de l'admettre et prétendît que ce n'était guère convenable pour des jeunes gens de passer une soirée à l'hôtel sans aucun adulte pour les chaperonner. Anne et Diana devaient s'y rendre avec Jane Andrews et son frère Billy, dans leur chariot à double banquette ; plusieurs garçons et filles d'Avonlea les accompagnaient. On attendait de nombreux visiteurs de la ville et, après le gala, un dîner serait donné pour les interprètes. « Crois-tu vraiment que l'organdi soit le mieux ? demanda Anne avec anxiété. Je ne trouve pas que la robe soit aussi jolie que celle en mousseline bleue fleurie − et elle est nettement moins à la mode. » « Mais elle te va tellement mieux, dit Diana. 744

Elle est si douce, légère et près du corps. La robe en mousseline est raide et te donne une allure guindée. Mais celle en organdi semble avoir été faite pour toi. » Anne soupira et capitula. Diana commençait à avoir une solide réputation en matière de goûts vestimentaires, et ses conseils dans ce domaine étaient très recherchés. Ce soir-là, elle était très jolie dans sa robe d'un adorable rose clair, couleur qu'il était catégoriquement exclu qu'Anne pût un jour porter, mais comme elle ne se produisait pas sur scène lors du gala, il importait moins qu'elle fût élégante. Tous ses efforts étaient consacrés à Anne, qui, elle s'en faisait la promesse, devait être vêtue, coiffée et apprêtée comme la reine du bon goût, pour faire honneur à Avonlea. « Tire un peu plus sur ce volant − voilà ; viens, 745

laisse-moi nouer ton écharpe ; et tes chaussons. Je vais tresser tes cheveux en deux épaisses nattes, puis les relever avec de grands rubans blancs − non, ne laisse pendre aucune boucle sur ton front − juste une raie souple. Aucune autre coiffure ne te va aussi bien, Anne, et Mme Allan dit que tu ressembles à une madone quand tu as ainsi la raie au milieu. Je vais accrocher cette petite rose blanche juste derrière ton oreille. Il n'y en avait qu'une seule sur mon buisson, et je l'ai gardée pour toi. » « Dois-je porter mon collier de perles ? demanda Anne. Matthew me l’a ramené de la ville la semaine dernière, et je sais qu'il aimerait me voir le porter. » Diana pinça les lèvres, inclina sur le côté sa tête brune, d'un air critique, avant d'accepter 746

qu'Anne portât son collier de perles, qui fut aussitôt attaché autour de son cou fin et d'un blanc laiteux. « Il y a quelque chose de si raffiné chez toi, Anne, dit Diana avec envie et admiration. Tu as un tel port de tête. Je pense que cela vient de ta silhouette. Moi, je suis trop grassouillette. Je l'ai toujours craint, et maintenant je le sais. Enfin, je suppose que je ferais mieux de m'y résigner. » « Mais tu as de si belles fossettes, dit Anne en adressant un sourire affectueux au visage charmant et plein de vie qui se trouvait à côté d'elle. De jolies fossettes, comme de petites traces dans la crème. J'ai abandonné tout espoir d'en avoir un jour. Mon rêve d'arborer de belles fossettes ne se réalisera jamais ; mais tant de rêves sont devenus réalité que je ne vais 747

pas me plaindre. Suis-je prête à présent ? » « Tout à fait, déclara Diana comme Marilla faisait son apparition dans l'encadrement de la porte, silhouette maigre aux cheveux plus gris qu'auparavant et aux traits tout aussi anguleux, mais à l'expression du visage bien plus douce. Entrez voir notre artiste, Marilla. N'est-elle pas ravissante ? » Marilla émit un son à mi-chemin entre le reniflement et le grognement. « Elle a l'air propre et bien mise. J'aime cette façon de se coiffer. Mais je suppose qu'elle abîmera sa robe dans le trajet, entre la poussière et l'humidité. Elle me semble un peu trop légère pour les nuits fraîches que nous avons en cette saison. L'organdi est le tissu le moins pratique qui soit, et c'est ce que j'ai dit à 748

Matthew quand il l'a rapporté à la maison. Mais on ne peut plus rien dire à Matthew ces derniers temps. Autrefois, il tenait compte de mon avis, mais à présent, il achète des choses pour Anne sans même me consulter, et les vendeuses de Carmody savent qu'elles peuvent tout lui vendre. Il suffit de lui dire que quelque chose est joli et à la mode pour que Matthew avance l'argent pour l'acheter. Prends soin de bien garder ta robe à l'écart des roues, Anne, et enfile ta veste chaude. » Enfin, Marilla redescendit, fière de la beauté d'Anne, qui avait « le front couronné par le clair de lune », et regrettant de ne pas se rendre au gala pour assister à la récitation de la jeune fille. « Je me demande si l'air est vraiment trop humide pour ma robe », s'inquiéta Anne.

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« Pas du tout, dit Diana en relevant le store. C'est une nuit magnifique et il n'y aura pas la moindre rosée. Regarde cette lune. » « Je suis si heureuse que ma fenêtre se trouve face à l'est et au soleil levant, dit Anne en rejoignant Diana. C'est merveilleux de voir le matin se lever sur ces longues collines et le soleil briller à travers la cime effilée de ces sapins. Le paysage se renouvelle tous les matins et j'ai l'impression que mon âme baigne dans la lumière matinale. Oh, Diana, j'aime tellement cette petite chambre. Je me demande bien comment je vais pouvoir me passer d'elle lorsque je partirai pour la ville le mois prochain. » « Ne parle pas de ton départ ce soir, supplia Diana. Je ne veux pas y penser, cela me rend si malheureuse, et je veux m’amuser ce soir. Que 750

vas-tu réciter, Anne ? N'es-tu pas nerveuse ? » « Pas le moins du monde. J'ai souvent pris la parole en public et maintenant, cela ne me dérange plus du tout. J'ai décidé de réciter Le Vœu de la jeune fille. C'est si mélancolique. Laura Spencer a choisi une récitation comique, mais je préfère faire pleurer les gens que les faire rire. » « Que réciteras-tu si l'on te rappelle ? » « Ils ne me rappelleront pas, j'en suis certaine, plaisanta Anne, qui espérait secrètement que le public l'acclame et s'imaginait déjà en train de tout raconter à Matthew le lendemain matin, à la table du petit déjeuner. Voilà Billy et Jane qui arrivent − j'entends le bruit des roues. Viens. » Billy Andrews insista pour qu'Anne s'assît devant avec lui, et elle grimpa à contrecœur sur 751

sa banquette. Elle aurait nettement préféré voyager à l'arrière avec les filles, où elle aurait pu rire et discuter sans retenue. Avec Billy, il n'était guère envisageable de rire ou de parler. C'était un jeune homme peu causant d'une vingtaine d'années, corpulent, au visage rond et inexpressif, et cruellement dépourvu de toute conversation. Mais il vouait une grande admiration à Anne et se sentait gonflé d'orgueil à la perspective de conduire jusqu'à la Grève Blanche en compagnie de cette belle jeune fille, fière et élancée. Anne, à force de parler avec les filles pardessus son épaule tout en échangeant quelques banalités avec Billy − qui souriait et gloussait sans jamais trouver de réponse appropriée à lui donner − parvint malgré tout à profiter du trajet. La soirée s'annonçait particulièrement gaie. La route était encombrée de chariots qui 752

se dirigeaient vers l'hôtel et résonnait de toutes parts d'éclats de rire cristallins. Lorsque l'hôtel apparut enfin, ce fut un éblouissement de lumière. Les dames du comité vinrent à leur rencontre. L'une d'elles conduisit Anne jusqu'à la loge des artistes, où s'affairaient les membres du club symphonique de Charlotteville, au milieu desquels Anne se sentit soudain timide, apeurée et terriblement campagnarde. Sa robe, qui lui avait paru si belle et élégante aux Pignons Verts, lui semblait maintenant simple et ordinaire − trop simple et bien trop ordinaire, songeait-elle alors qu'autour d'elle tout n’était que frous-frous, dentelles et soie brillante. Comment son collier de perles pouvait-il se comparer aux diamants de cette belle et grande dame à côté d'elle ? Et comme sa petite rose blanche devait paraître ridicule à côté de ces bouquets généreux que portaient les autres artistes ! Anne posa son chapeau et sa veste et 753

se recroquevilla piteusement dans un coin. Elle regretta de ne pas être restée dans sa chambre blanche des Pignons Verts. Ce fut encore pire sur la scène de la grande salle de concert de l'hôtel, où elle finit par faire son entrée. Les lumières électriques l'éblouissaient, tandis que les parfums et les murmures la perturbaient au plus haut point. Elle aurait voulu rester dans le public avec Diana et Jane, qui semblaient passer un merveilleux moment au fond de la salle. Elle était coincée entre une grosse dame vêtue de soie rose et une fille imposante à la mine dédaigneuse dans une robe en dentelle blanche. La grosse dame tournait régulièrement la tête et toisait Anne à travers ses lunettes jusqu'à ce que la jeune fille, sensible au regard scrutateur posé sur elle, éprouvât l'envie de hurler à tuetête. La fille en robe de dentelle blanche ne 754

cessait de parler tout haut à sa voisine des « péquenauds » et des « villageoises » qui se trouvaient dans le public et pour qui le spectacle des talents de la région représentait le nec plus ultra du divertissement. Anne se dit qu'elle haïrait cette fille en dentelle blanche jusqu'à la fin de ses jours. Malheureusement pour Anne, une conteuse professionnelle résidait à l'hôtel et avait gracieusement accepté de se produire. C'était une femme souple, aux yeux sombres, qui portait une magnifique robe dont le tissu gris chatoyant évoquait des rayons de lune, ainsi que des pierres précieuses autour du cou et dans sa chevelure noire. Elle avait une voix mélodieuse et une expressivité exquise ; le public fut conquis par son interprétation. Anne, oubliant un instant sa présence et ses tracas, écoutait, subjuguée et les yeux brillants ; mais 755

lorsque la récitation fut terminée, elle se couvrit brusquement le visage de ses mains. Elle ne parviendrait jamais à se lever et à se donner en spectacle après cela − jamais. Comment avaitelle cru pouvoir réciter ? Oh, si seulement elle pouvait rentrer sur-le-champ aux Pignons Verts ! Ce fut à ce moment inopportun que son nom fut appelé. Anne, qui ne remarqua pas le petit sursaut de surprise coupable de sa voisine en robe blanche − et quand bien même, elle n'aurait de toute manière pas perçu le compliment implicite qui lui était fait − se leva tant bien que mal et s'avança sur la scène d'un pas mal assuré. Elle était si blême que Diana et Jane, assises dans le public, se serrèrent mutuellement les mains, comme pour partager sa nervosité.

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Anne était victime d'une atroce crise de trac. Elle avait souvent récité en public, mais jamais auparavant n'avait-elle eu devant elle un public tel que celui-ci, et ce spectacle la paralysait complètement, la vidait de toute son énergie. Tout était si étrange, si brillant, si déconcertant − les rangées de dames en robe de soirée, les visages critiques, l'atmosphère luxueuse et cultivée qui régnait en ces lieux. C'était sans commune mesure avec les bancs rustiques du Club de Débats où se pressaient les visages familiers et chaleureux des amis et des voisins. Ces gens, elle en était persuadée, se montreraient sans pitié. Sans doute, à l'instar de la fille en dentelle blanche, s'amusaient-ils d'avance de sa représentation « campagnarde ». Elle avait désespérément honte et se sentait seule et pitoyable. Ses genoux tremblaient, son cœur palpitait et un vertige indescriptible la submergea ; incapable de prononcer le 757

moindre mot, elle était sur le point de s'enfuir à toutes jambes sans demander son reste, malgré l'humiliation qui menaçait de la poursuivre éternellement. Mais soudain, alors que son regard hagard et apeuré balayait la foule, elle aperçut Gilbert Blythe au fond de la salle, penché en avant, le sourire aux lèvres − un sourire qu'Anne interpréta comme une marque de triomphe et de moquerie. En réalité, il n'en était rien. Gilbert souriait simplement car il appréciait la soirée dans son ensemble, et tout particulièrement l'apparition dans ce décor exotique de la frêle silhouette d'Anne, blanche et éthérée. En revanche, on ne pouvait douter de la supériorité que trahissait le sourire de Josie Pye, avec qui il était venu et qui était assise à côté de lui. Mais Anne n'aperçut pas Josie − dont elle se moquait bien, au demeurant. Elle 758

prit une profonde inspiration et redressa fièrement la tête, soudain transportée par un courage et une détermination qui produisirent sur elle comme une décharge électrique. Il était hors de question qu'elle échouât devant Gilbert Blythe − jamais au grand jamais ne lui donnerait-elle l'occasion de se moquer d'elle ! Sa peur et sa nervosité s'évanouirent et elle commença sa récitation. Sa voix claire et douce retentit jusqu'au fond de la salle, sans trembler ni vaciller. Elle avait recouvré tous ses moyens et, en réaction à cet affreux moment d'impuissance, elle récita mieux que jamais. Lorsqu'elle eut terminé, elle fut applaudie avec enthousiasme. En rejoignant son siège, rougissante et soulagée, Anne sentit qu'on lui attrapait fermement la main. C'était la grosse dame à la robe de soie rose, qui la lui serra vigoureusement.

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« Ma chère, vous avez été fabuleuse, s'exclama-t-elle. J'ai pleuré comme un bébé, ni plus ni moins. Tenez, voilà que l'on vous rappelle − le public veut vous revoir ! » « Oh, je ne peux pas y aller, fit Anne, troublée. Mais enfin − je dois le faire, sinon Matthew sera déçu. Il avait dit que l'on me rappellerait. » « Alors, ne décevez pas Matthew », dit la dame en rose en éclatant de rire. Souriante et rougissante, les yeux humides, Anne revint sur le devant de la scène et interpréta une sélection de textes courts et amusants qui séduisirent le public encore davantage. Le reste de la soirée fut pour elle un véritable triomphe. Lorsque le gala fut terminé, la grosse dame en rose − qui se trouvait être l'épouse d'un 760

millionnaire américain − la prit sous son aile et la présenta à tout le monde ; tout le monde se révéla très gentil. La conteuse professionnelle, Mme Evans, vint discuter avec elle et lui dit qu'elle avait une voix charmante et qu'elle avait magnifiquement « interprété » sa sélection. Même la fille en dentelle blanche la gratifia avec indolence d'un petit compliment. Ils prirent le dîner dans la grande salle à manger richement décorée ; Diana et Jane étaient également invitées à y participer, car elles accompagnaient Anne, mais Billy fut introuvable − il avait fui de peur d'être à son tour invité. Il les attendait près de l'attelage, cependant, et lorsque tout fut terminé, les trois filles sortirent joyeusement sous le clair de lune pâle et serein. Anne prit une profonde inspiration et leva les yeux vers le ciel dégagé sur lequel se détachaient les branches sombres des sapins.

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Oh, comme il était agréable d'être à nouveau dehors, dans la pureté et le silence de la nuit ! Tout était si somptueux, calme et merveilleux, avec le murmure des flots et les falaises noires un peu plus loin, qui se dressaient comme de sinistres géantes, gardiennes de ces côtes enchantées. « Cette soirée n'était-elle pas magnifique ? fit Jane en soupirant tandis qu'ils s'éloignaient. J'aimerais tant être une riche Américaine pour passer tout l'été dans un hôtel, porter des bijoux et des robes décolletées et manger de la crème glacée et de la salade de poulet tous les jours que Dieu fait. Je suis sûre que ce serait tellement plus amusant que d'être maîtresse d'école. Anne, ta récitation était absolument merveilleuse, bien que j'aie d'abord cru que tu ne commences jamais. Je trouve même que tu étais meilleure que Mme Evans. » 762

« Oh non, ne dis pas des choses pareilles, s'empressa de dire Anne, parce que c'est ridicule. Je ne peux pas avoir été meilleure que Mme Evans, tu sais, car c'est une conteuse professionnelle, et que je ne suis qu'une écolière qui a un petit talent pour la récitation. Je suis déjà très satisfaite si les gens m'ont appréciée, ne serait-ce qu'un peu. » « J'ai un compliment pour toi, Anne, dit Diana. Du moins, je pense que c'est un compliment à cause du ton sur lequel il a été dit. Une partie l'était, en tout cas. Il y avait un Américain assis derrière Jane et moi − un homme à l'allure très romantique, aux cheveux et aux yeux noir charbon. Josie Pye dit que c'est un artiste reconnu, et que la cousine de sa mère à Boston est mariée à un homme qui allait à l'école avec lui. Eh bien, nous l'avons entendu dire − n'estce pas, Jane ? − "Qui est cette fille sur la scène 763

avec ces splendides cheveux blond vénitien ? Elle a un visage qu'il me plairait de peindre." Et voilà, Anne. Mais qu'est-ce que blond vénitien veut dire ? » « D'après moi, cela veut dire très roux, je suppose, dit Anne en éclatant de rire. Les peintres vénitiens aimaient peindre des femmes rousses29. » « Avez-vous remarqué tous les diamants que portaient ces femmes ? soupira Jane. Ils étaient tout simplement éblouissants. N'aimeriez-vous pas être riches, les filles ? » « Nous sommes riches, répliqua Anne sans ciller. Regardez, nous avons seize ans, nous sommes heureuses comme des reines, et nous avons toutes de l'imagination, plus ou moins. Admirez cette mer, les filles − toute en ombres 764

et en reflets argentés, royaume de tant de choses cachées. Nous ne serions plus capables d'apprécier sa beauté si nous avions des millions de dollars et des kilomètres de diamants. Vous ne voudriez pas échanger vos vies avec n'importe laquelle de ces femmes, même si vous le pouviez. Aimeriez-vous être cette fille à la robe en dentelle blanche et porter sur votre vie un regard aigri, comme si vous étiez née pour regarder de haut le reste du monde ? Ou cette dame en rose qui, si gentille et avenante qu'elle soit, est aussi ronde et trapue qu'il est possible de l'être ? Ou même Mme Evans, avec ce regard si douloureusement triste ? Elle a dû être atrocement malheureuse pendant longtemps pour avoir un tel regard. Tu sais très bien que tu ne voudrais pas de sa vie, Jane Andrews ! » « Non, je n'en suis pas si sûre − pas vraiment, 765

répondit Jane, guère convaincue. Je pense que les diamants peuvent tout de même apporter un grand réconfort. » « Eh bien, moi, je ne veux être personne d'autre que moi, même si je dois me passer toute ma vie du réconfort qu'apportent les diamants, déclara Anne. Cela me suffit d'être Anne des Pignons Verts, avec mon collier de perles. Je sais que Matthew, en me les donnant, m'a prouvé plus d'amour que les bijoux de la Dame en Rose n'en contiendront jamais. »

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CHAPITRE XXXIV À l'Académie Royale Les trois semaines suivantes furent très actives aux Pignons Verts, car Anne se préparait à partir à la Royale et il y avait beaucoup de couture à terminer et de choses à discuter et à organiser. La garde-robe d'Anne était généreuse et constituée de beaux vêtements, Matthew y veillait attentivement, et pour une fois Marilla n'avait fait aucune objection quant à ses achats ou à ses suggestions. Mieux encore − un soir, elle était montée au pignon est avec les bras chargés d'un élégant tissu vert clair. « Anne, voici de quoi te confectionner une jolie robe légère. Je ne pense pas que tu en aies réellement besoin ; tu as beaucoup de jolis 767

corsages ; mais je me suis dit que tu aurais peut-être envie d'avoir quelque chose de très raffiné à porter si jamais tu étais invitée à sortir un soir en ville, à te rendre à une réception ou à quelque événement de ce genre. J'ai appris que Jane, Ruby et Josie avaient toutes une "tenue de soirée", comme elles les appellent, et je n'ai pas l'intention que tu sois lésée. J'ai demandé à Mme Allan de m'aider à choisir ce tissu en ville la semaine dernière, et nous ferons confectionner ta robe par Emily Gillis. Emily a bon goût et elle n'a pas son pareil pour ajuster les vêtements. » « Oh, Marilla, c'est tout simplement charmant, dit Anne. Merci mille fois. Il ne fallait pas vous montrer si généreuse − cela ne fait que rendre plus difficile ma séparation d'avec vous. » La robe verte fut agrémentée d'autant de plis, 768

de volants et de fronces qu'Emily jugea élégant d'en ajouter. Anne la porta un soir pour la montrer à Matthew et Marilla, et elle en profita pour leur réciter Le Vœu de la jeune fille dans la cuisine. Tandis que Marilla admirait son beau visage expressif et ses gestes gracieux, ses pensées la ramenèrent au soir où Anne était arrivée aux Pignons Verts et sa mémoire raviva l'image de l'étrange enfant qu'elle était alors, craintive dans sa robe de lin d'un brun jaunâtre, ses yeux exprimant toute la tristesse de son petit cœur. Quelque chose dans ce souvenir bouleversa Marilla et lui fit monter les larmes aux yeux. « Ça alors, ma récitation vous fait pleurer, Marilla, s'exclama Anne gaîment, en se penchant sur la chaise de Marilla pour déposer un baiser furtif sur la joue de la vieille femme. Vraiment, c'est une réussite totale. » 769

« Non, je ne pleurais pas pour ton texte, dit Marilla, qui aurait trouvé méprisable de se laisser aller aux émotions à cause d'une quelconque poésie. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la petite fille que tu étais, Anne. Et je regrettais que tu ne sois pas restée cette fillette, en dépit de tes manières fantaisistes. À présent tu as grandi et voilà que tu t'en vas ; et puis, tu es si élancée, si élégante et si − si − différente dans cette robe − comme si tu ne faisais déjà plus partie d'Avonlea − et penser à tout cela m'a fait me sentir bien seule. » « Marilla ! » Anne s'assit sur les genoux de Marilla, qui portait sa robe vichy, prit son visage ridé entre ses mains et plongea dans ses yeux son regard sérieux empreint de tendresse. « Je n'ai changé en rien − pas vraiment. On m'a juste un peu taillée et élaguée. La personne que 770

je suis réellement − au fond de moi − est toujours la même. Cela ne fera aucune différence que je sois ailleurs ou que mon apparence change ; dans mon cœur, je serai toujours votre petite Anne, qui vous aimera toute sa vie, vous, Matthew et cette chère maison aux Pignons Verts, chaque jour davantage. » Anne appuya sa joue fraîche et souple contre la peau flétrie de Marilla et tendit une main, qu'elle posa sur l'épaule de Matthew. Marilla aurait tout donné en cet instant pour posséder le don qu'avait Anne de mettre en mots ce qu'elle ressentait ; mais la nature et des années d'habitude en avaient décidé autrement, et elle ne fut capable que de prendre la fille dans ses bras et de la serrer contre son cœur en souhaitant ne jamais devoir la lâcher.

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Matthew, que ses yeux mouillés trahissaient, se leva et sortit. Sous les étoiles de cette nuit d'été bleutée, il traversa d'un pas fébrile son terrain jusqu'au portail, sous les peupliers. « Eh bien, il faut croire qu'on ne l'a pas trop gâtée, en fin de compte, marmonnait-il avec fierté. Je suppose qu'être intervenu de temps en temps n'a pas fait de mal, au contraire. Elle est jolie et intelligente, et pleine d'amour pardessus le marché, ce qui est encore mieux que tout le reste. Elle a été pour nous une bénédiction et il n'a jamais existé erreur plus heureuse que celle de Mme Spencer − si c'était un hasard. Je ne crois pas au hasard. C'était la providence, car le Tout-Puissant a vu que nous avions besoin d'elle, j'en suis certain. » Le jour où Anne devait partir pour la ville arriva enfin. Matthew et elle prirent la route par 772

un beau matin de septembre, après des adieux larmoyants avec Diana et des adieux plus sobres avec Marilla − du moins, du côté de la vieille dame. Mais lorsqu'Anne fut partie, Diana sécha ses larmes et se rendit à la plage, à la Grève Blanche, pour un pique-nique avec ses cousins de Carmody, où elle parvint sans effort à passer un bon moment ; Marilla, en revanche, s'abîma dans des corvées superflues et ne prit aucun repos de la journée, le cœur lourd de chagrin − le genre de douleur qui vous consume et vous ronge et que les larmes ne suffisent pas à balayer. Ce soir-là, lorsque Marilla alla se coucher, consciente, à son grand désespoir, que la petite chambre du pignon au bout du couloir n'était plus occupée par la jeune femme pleine de vie qui la faisait vibrer de son souffle léger, elle enfouit son visage dans son oreiller et versa pour sa petite fille des sanglots débridés, qui la laissèrent hébétée 773

lorsqu'elle se calma enfin et songea à quel point il était inapproprié de faire preuve d'autant de passion pour une petite créature mortelle. Anne et ses camarades d'Avonlea arrivèrent en ville juste à temps pour se rendre avec empressement à l'Académie. Cette première journée fut agréable et passa dans un tourbillon d'excitation. Elle rencontra tous les nouveaux étudiants, apprit à reconnaître ses professeurs, intégra sa classe et reçut l'organisation de ses cours. Anne avait l'intention de suivre les cours de deuxième année, comme le lui avait conseillé Mlle Stacy ; Gilbert Blythe décida de faire de même. Cela leur permettrait d'obtenir une licence d'enseignement de première classe en un an au lieu de deux, s'ils réussissaient ; mais cela signifiait aussi bien plus de travail et un plus grand engagement. Jane, Ruby, Josie, Charlie et Moody Spurgeon, qu'aucune ambition 774

n'aiguillonnait, se contentaient de suivre les cours de deuxième classe. Anne ressentit la solitude lui étreindre le cœur lorsqu'elle se retrouva dans une pièce avec cinquante autres étudiants, qu'elle ne connaissait pas à l'exception du grand jeune homme aux cheveux bruns de l'autre côté de la salle ; or le connaître comme elle le connaissait ne lui serait d'aucune aide, se dit-elle avec pessimisme. Pourtant, il ne faisait aucun doute qu'elle était heureuse qu'ils fussent dans la même classe ; leur ancienne rivalité pouvait ainsi se poursuivre et Anne aurait été désemparée de ne pas pouvoir s'y raccrocher. « Je ne me sentirais pas à l'aise sans cette compétition, songeait-elle. Gilbert paraît terriblement déterminé. Je suppose qu'il a d'ores et déjà décidé de remporter la médaille. Quel adorable menton que le sien ! Je ne l'avais 775

jamais remarqué avant. Je regrette que Jane et Ruby ne soient pas elles aussi venues aux cours de première classe. Enfin, je suppose que je me sentirai moins comme un cheveu sur la soupe lorsque je me serai habituée. Je me demande lesquelles de ces filles ici présentes vont devenir mes amies. C'est vraiment intéressant de chercher à le deviner. Bien sûr, j'ai promis à Diana qu'aucune fille de la Royale, quand bien même je l'apprécierais beaucoup, ne deviendrait jamais aussi chère à mon cœur qu'elle ne l'est ; mais j'ai beaucoup de deuxièmes places à attribuer. J'aime l'allure qu'a cette fille, avec ses yeux marron et son corsage écarlate. Elle semble vive et a une belle peau rosée ; il y a aussi cette blonde au teint pâle qui regarde par la fenêtre. Elle a de beaux cheveux et semble s'y connaître en rêverie. J'aimerais les connaître toutes les deux − bien les connaître − suffisamment pour marcher bras dessus bras 776

dessous avec elles et les appeler par leurs surnoms. Mais pour l'instant, je ne les connais pas et elles ne me connaissent pas, et sans doute n'ont-elles pas particulièrement envie de me connaître. Oh, quelle situation désolante ! » Ce fut encore plus désolant pour Anne lorsqu'elle se retrouva seule dans sa chambre ce soir-là, à la tombée de la nuit. Elle ne logeait pas avec les autres filles, car elles avaient toutes des proches parents en ville qui acceptaient de s'occuper d'elles. Mlle Joséphine Barry l'aurait hébergée avec plaisir, mais Le Bosquet était si loin de l'Académie que c'était inenvisageable ; ainsi Mlle Barry avaitelle déniché cette pension de famille et assuré à Matthew et Marilla que c'était le meilleur endroit pour Anne. « La dame qui s'en occupe est une ancienne 777

dame du monde, expliqua Mlle Barry. Son mari était un officier britannique et elle sélectionne avec soin ses pensionnaires. Anne ne rencontrera aucune personne douteuse sous son toit. La cuisine est bonne, la maison est proche de l'Académie, et le quartier est tranquille. » Certes, tout ceci était sans doute vrai, et Anne ne tarda pas à s'en rendre compte, mais ce confort matériel ne lui fut d'aucun secours lorsque, le premier soir, elle fut submergée par le mal du pays. Profondément malheureuse, elle regardait sa petite chambre étroite, avec son papier peint terne et ses murs sans images, son petit lit de fer et sa bibliothèque vide ; et une boule se forma dans sa gorge lorsqu'elle songea à sa chambre blanche des Pignons Verts, au-delà de laquelle s'étendait une joyeuse nature verdoyante. Lorsqu'elle s'y 778

trouvait, elle savait que non loin d'elle poussaient les pois de senteur, dans le jardin, que le clair de lune inondait le verger, que le ruisseau coulait au bas de la côte et que les branches de sapin frémissaient dans le vent nocturne, que le vaste ciel scintillait d'étoiles et qu'entre les troncs d'arbres, elle pouvait apercevoir la lumière briller à la fenêtre de Diana. Ici, il n'y avait rien de tout cela ; Anne savait que derrière sa fenêtre, il n'y avait qu'une rue froide parcourue par des pas étrangers, audessus de laquelle un réseau de câbles téléphoniques masquait le ciel. Des visages qu'elle ne connaissait pas défilaient sous la lueur blafarde des lampadaires. Elle avait envie de pleurer, mais elle luttait pour réprimer ses larmes. « Je ne pleurerai pas. C'est ridicule − et faible − voilà qu'une troisième larme coule le long de 779

mon nez. Et les suivantes ! Je dois penser à quelque chose de plaisant pour les arrêter. Mais rien n'est plaisant, hormis les pensées d'Avonlea, ce qui ne fait qu'aggraver les choses − quatre, cinq − je rentre chez moi vendredi prochain, mais cela va me sembler durer un siècle. Oh, Matthew est presque rentré, maintenant − et Marilla est au portail, elle guette son retour dans l'allée − six, sept, huit − oh, cela ne sert à rien de les compter ! Elles ruissellent maintenant. Mon moral ne remonte pas − je n'en ai même pas envie. C'est bien plus doux de se laisser aller au malheur. » Ses larmes auraient sans doute coulé en cascade si Josie Pye n'était pas apparue en cet instant précis. Heureuse de voir enfin un visage familier, Anne en oublia que Josie et elle ne s'étaient jamais beaucoup aimées. Comme elle faisait partie de la vie d'Avonlea, même une fille 780

Pye était la bienvenue. « Je suis si contente que tu sois là », dit Anne avec la plus grande sincérité. « Tu pleurais, remarqua Josie en accentuant la pitié dans sa voix. Je suppose que tu as le mal du pays − certaines personnes manquent tellement de contrôle à ce niveau-là. Je n'ai aucune intention d'avoir le mal du pays, je te le garantis. La ville est trop excitante comparée au vieux hameau d'Avonlea. Je me demande comment j'y ai survécu si longtemps. Tu ne devrais pas pleurer, Anne ; ce n'est pas gracieux, car ton nez et tes yeux deviennent tout rouges, et avec tes cheveux, tu parais rouge de partout. J'ai passé un moment délicieux à l'Académie aujourd'hui. Notre professeur de français est tout simplement à tomber. Sa moustache suffit à vous faire battre 781

le cœur. As-tu quelque chose à manger, Anne ? Je meurs de faim. Ah, je pensais que Marilla t'aurait chargé la valise de gâteaux. C'est pour cela que je suis passée te voir, sinon je serais allée au parc pour écouter l'orchestre avec Frank Stockley. Il loge au même endroit que moi, c'est un chic type. Il t'a remarquée en classe aujourd'hui et m'a demandé qui était cette fille rousse. Je lui ai dit que tu étais une orpheline que les Cuthbert avaient adoptée, mais que personne ne savait au juste d'où tu venais. » Anne était en train de se demander si, en fin de compte, la solitude et les larmes n'étaient pas une meilleure compagnie que Josie Pye lorsque Jane et Ruby apparurent, portant chacune un ruban aux couleurs de la Royale − pourpre et écarlate − épinglé fièrement sur le revers de leur manteau. Comme à cette époque-là Josie 782

n'adressait plus la parole à Jane, elle fut contrainte de se taire, ce qui eut l'avantage de la rendre complètement inoffensive. « Eh bien, dit Jane en soupirant, j'ai l'impression d'avoir vécu plusieurs journées depuis ce matin. Je devrais être chez moi en train d'étudier Virgile − cet affreux vieux professeur nous a déjà donné vingt lignes pour demain. Mais ce soir, je n'ai pas le cœur à travailler. Anne, ne serait-ce pas des traces de larmes sur tes joues ? Si tu as pleuré, dis-lemoi. Cela me rassurera, parce que je versais moi-même un torrent de larmes avant que Ruby n'arrive. J'aurais moins l'impression d'être une bécasse si quelqu'un d'autre l'était avec moi. Du gâteau ? J'en veux bien une petite part. Merci. Il a le bon goût d'Avonlea. » Ruby, en apercevant le programme de la 783

Royale sur la table, voulut savoir si Anne allait essayer de remporter la médaille d'honneur. Anne rougit et reconnut qu'elle y pensait. « Oh, cela me fait penser, dit Josie, que la Royale va délivrer une bourse Avery, en fin de compte. Je l'ai appris aujourd'hui. C'est Frank Stockley qui me l'a dit − son oncle est l'un des gouverneurs du comité, vous savez. Ils en feront l'annonce à l'Académie dès demain. » Une bourse Avery ! Anne sentit son cœur s'accélérer et les horizons de son ambition s'élargir comme par magie. Avant que Josie ne leur annonçât la nouvelle, l'aspiration ultime d'Anne était d'obtenir une licence d'enseignante de province en première classe, à la fin de l'année et, pourquoi pas, la médaille d'honneur ! Mais brusquement, avant même que les mots 784

de Josie ne se fussent dissipés, voilà qu'Anne se voyait remporter la bourse Avery, entamer un cursus artistique à la Faculté de Redmond et obtenir son diplôme en toge et chapeau mortier. Car la bourse Avery était délivrée en fonction des résultats en anglais, la matière de prédilection d'Anne. Un riche industriel du Nouveau-Brunswick était mort et avait fait don d'une partie de sa fortune pour financer un grand nombre de bourses au mérite à distribuer parmi les lycées et académies des Provinces maritimes, en fonction de leurs classements respectifs. On avait longuement douté qu'une bourse fût accordée à la Royale, mais la question semblait enfin réglée, et à la fin de l'année, l'étudiant qui aurait obtenu les meilleurs résultats en anglais et littérature anglaise remporterait la bourse − deux cent cinquante dollars chaque année 785

pendant les quatre ans que duraient les études à la Faculté Redmond. Il ne fut donc pas étonnant qu'Anne se coucha ce soir-là les joues empourprées ! « Je gagnerai cette bourse si elle s'obtient par un travail acharné, décréta-t-elle. Comme Matthew serait fier si j'avais un Baccalauréat universitaire ès arts ! Oh, c'est si excitant d'avoir des projets ambitieux ! Je suis si heureuse d'en avoir autant. Et on n'en voit jamais le bout − c'est exactement ce qui me plaît. À peine a-t-on réussi quelque chose qu'un autre objectif vous nargue un peu plus loin. Cela rend la vie encore plus intéressante. »

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CHAPITRE XXXV L'hiver à la Royale Le vague à l'âme d'Anne ne tarda pas à s'estomper, les fins de semaine à la maison aidant à lui remonter le moral. Tant que le beau temps le permettait, les étudiants d'Avonlea rentraient chaque vendredi soir à Carmody par le train en empruntant la nouvelle voie ferrée. Généralement, Diana et d'autres jeunes gens d'Avonlea venaient les y chercher et la joyeuse bande prenait ensemble le chemin du village. Pour Anne, ces promenades du vendredi soir dans la brise fraîche à travers les collines dorées étaient le meilleur moment de toute la semaine, surtout lorsque l'on apercevait droit devant les lumières dansantes d'Avonlea.

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Gilbert Blythe marchait presque toujours avec Ruby Gillis et lui portait son sac. Ruby était une belle jeune femme, et elle se comportait comme telle ; elle portait des jupes aussi longues que sa mère le lui permettait et, en ville, elle remontait ses cheveux, bien qu'elle fût contrainte de défaire sa coiffure lorsqu'elle rentrait chez elle. Elle avait de grands yeux bleus brillants, un teint de pêche et une agréable silhouette harmonieuse. Elle riait beaucoup, c'était une jeune fille gaie et toujours de bonne humeur, qui profitait pleinement de tous les bonheurs de la vie. « Mais je n'aurais jamais cru que ce soit le genre de fille que Gilbert apprécie », chuchota Jane à Anne. Anne était du même avis, mais elle se gardait d'en parler, car elle pensait à la bourse Avery. Elle ne pouvait s'empêcher de songer qu'il serait très agréable d'avoir un ami 788

tel que Gilbert pour plaisanter, bavarder et échanger ses idées à propos des livres, des études et de ses ambitions. Gilbert avait aussi de grandes ambitions, elle en était convaincue, et ce n'était probablement pas avec une fille telle que Ruby Gillis qu'il pouvait en discuter à loisir. Les pensées d'Anne à propos de Gilbert n'étaient jamais teintées de sentimentalisme. Lorsqu'elle songeait aux garçons, c'était en tant que bons camarades. Si Gilbert et elle avaient été amis, elle ne se serait pas préoccupée de savoir s'il avait beaucoup d'autres amis ni à côté de qui il marchait. Elle était douée pour l'amitié ; elle avait de nombreuses amies, mais elle avait vaguement conscience qu'une amitié avec un garçon pouvait se révéler très profitable, car elle élargirait sa conception de la camaraderie et lui donnerait d'autres critères de 789

jugement et de comparaison. Anne n'en était pas arrivée à une conclusion aussi claire, mais elle pensait que si un jour Gilbert rentrait du train en sa compagnie, à travers les champs frais et les chemins bordés de fougères, ils pourraient avoir de grandes conversations agréables sur le nouveau monde qui s'ouvrait à eux et sur les espoirs et les ambitions qu'il permettait de nourrir. Gilbert était un jeune homme intelligent, qui avait un avis éclairé sur chaque chose. Il était bien déterminé à obtenir le meilleur de la vie et était prêt, pour cela, à s'y consacrer entièrement. Ruby Gillis avait dit à Jane Andrews qu'elle ne comprenait pas la moitié de ce que lui racontait Gilbert Blythe ; il parlait exactement comme Anne Shirley lorsqu'elle était d'humeur rêveuse et, en ce qui la concernait, elle ne trouvait pas intéressant de discuter de livres et autres sujets de ce genre quand on n'y était pas obligé. Frank Stockley 790

était bien plus amusant et dynamique, mais il était loin d'être aussi beau que Gilbert et elle était bien incapable de décider auquel des deux allait sa préférence ! À l'Académie, Anne commençait à se faire un petit cercle d'amies, des étudiantes sérieuses, ambitieuses et pleines d'imagination comme elle. Elle devint très proche de la fille « à la belle peau rosée », Stella Maynard, et de la fille qui « semblait s'y connaître en rêverie », Priscilla Grant. Cette jeune fille pâle et songeuse se révéla pleine de malice, d'humour et de plaisanteries, tandis que Stella, dont les yeux noirs pétillaient de vie, était en réalité très rêveuse et imaginative, et aimait autant qu'Anne à se perdre dans des mondes éthérés aux couleurs de l'arc-en-ciel. Après les vacances de Noël, les étudiants 791

d'Avonlea cessèrent de rentrer chez eux en fin de semaine et se mirent à travailler d'arrachepied. Désormais, tous les étudiants de la Royale avaient pris leurs marques et connaissaient leurs rangs dans chaque matière. Chaque classe avait désormais sa propre tonalité. Certaines évidences étaient connues de tous. Il était admis que la médaille d'honneur se jouerait entre trois concurrents − Gilbert Blythe, Anne Shirley et Lewis Wilson. En ce qui concernait la bourse Avery, la compétition était plus ouverte et six étudiants semblaient au coude à coude pour l'obtenir. La médaille de bronze pour les mathématiques, quant à elle, était déjà pratiquement gagnée par un garçon replet, de petite taille et au front bosselé, un campagnard vêtu d'une veste à carreaux qu'il était plaisant d'avoir pour camarade. Ruby Gillis était la plus jolie fille de sa 792

promotion à l'Académie ; en deuxième année, c'était Stella Maynard qui remportait la palme de la beauté, bien que pour une petite minorité ce fût sans nul doute Anne Shirley qui la méritait. Tous les juges compétents avaient décrété que le prix des coiffures les plus stylisées revenait à Ethel Marr, et Jane Andrews − la raisonnable, studieuse et consciencieuse Jane − était première en cours d'enseignement ménager. Même Josie Pye obtint une distinction, celle de la pire langue de vipère de la Royale. Les anciens élèves de Mlle Stacy pouvaient donc à juste titre s'enorgueillir de tirer habilement leur épingle du jeu dans l'arène sans merci des études secondaires. Anne travaillait avec ardeur et assiduité. Sa rivalité avec Gilbert était plus intense qu'elle ne l'avait jamais été du temps de l'école d'Avonlea, bien qu'elle ne fût pas connue de 793

tous et qu'elle se trouvât, le temps aidant, dépourvue de toute animosité. Anne ne cherchait plus à gagner pour le seul plaisir de voir perdre Gilbert ; c'était au contraire pour la fierté d'avoir vaincu un adversaire digne de ce nom. Certes, elle préférait l'emporter, mais elle ne se disait plus qu'en cas d'échec sa vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue. Malgré les cours intensifs, les étudiants trouvaient tout de même le temps de s'amuser. Anne passait la majeure partie de ses heures libres au Bosquet, où elle avait l'habitude de déjeuner le dimanche après avoir accompagné Mlle Barry à l'église. Cette dernière se faisait de plus en plus vieille, comme elle le reconnaissait de bonne grâce, mais ses yeux noirs n'en étaient pas moins vifs ni sa langue moins vigoureuse. Mais jamais ne s'en servaitelle pour parler en mal d'Anne, qui demeurait la 794

favorite dans le cœur de la vieille dame pourtant moqueuse. « Cette petite Anne ne cesse de se bonifier, disait-elle. Je me lasse des autres filles − elles se ressemblent toutes, c'est fatigant et agaçant. Mais Anne a autant de nuances qu'un arc-enciel, et chacune d'entre elles est aussi belle qu'elle est fugace. Je ne saurais dire si elle est aussi amusante que lorsqu'elle était enfant, mais elle sait se faire aimer, et j'apprécie beaucoup les gens qui savent se faire aimer. Cela m'évite de me forcer à les aimer. » Enfin, sans que personne eût pu s'en apercevoir, le printemps fut de retour. À Avonlea, les fleurs de mai pointaient leur nez, couvrant d'un tapis rose vif les terres desséchées par l'hiver où s'attardaient encore des congères blanches. Une chape de verdure 795

recouvrait les bois et les vallons. Mais à Charlotteville, les étudiants épuisés de la Royale étaient obnubilés par leurs examens et n'avaient que ce sujet à la bouche. « Je ne peux pas croire que l'année soit bientôt terminée, disait Anne. L'automne dernier, il me semblait devoir attendre une éternité − tout un hiver d'études et de cours. Et voilà que nous ne sommes plus qu'à une semaine des examens. Les filles, j'ai parfois l'impression que ces examens sont la chose la plus importante au monde, mais quand je regarde les gros bourgeons qui poussent sur ces marronniers et la brume bleutée qui flotte sur les rues, ils me semblent aussitôt beaucoup moins importants. » Jane, Ruby et Josie, qui étaient passées lui rendre visite, ne partageaient pas son lyrisme. 796

Pour elles, le principal centre d'intérêt demeurait les examens qui approchaient − et peu importaient les bourgeons de marronnier ou les brumes du mois de mai. Mais Anne était certaine de réussir et elle aimait s'autoriser le luxe de rêvasser. En revanche, elle comprenait que lorsque votre avenir était en jeu − ce dont les filles étaient persuadées − il était difficile de considérer la situation avec philosophie. « J'ai perdu plus de trois kilos en deux semaines, fit Jane en soupirant. Cela ne sert à rien de me dire de ne pas m'inquiéter. Dans tous les cas, je vais m'inquiéter. S'inquiéter, cela peut avoir du bon − on a au moins l'impression de faire quelque chose lorsque l'on s'inquiète. Ce serait une tragédie si je ne parvenais pas à obtenir ma licence après être allée à la Royale tout l’hiver et avoir dépensé autant d'argent. » 797

« Moi, cela m'est égal, déclara Josie Pye. Si je ne réussis pas cette année, je reviendrai l'année prochaine. Mon père a largement les moyens de m'inscrire à nouveau ici. Anne, Frank Stockley dit que d'après le professeur Tremaine, c'est Gilbert Blythe qui est assuré de remporter la médaille d'honneur et sans doute Emily Clay de gagner la bourse Avery. » « Cela m'inquiétera peut-être demain, Josie, fit Anne en riant, mais pour l'instant, je sens que tant que les violettes recouvrent d'un tapis mauve le vallon en contrebas des Pignons Verts et que les petites fougères poussent tranquillement le long de l'Allée des Amoureux, je peux aussi bien ne pas remporter la bourse Avery. J'ai fait de mon mieux et je commence à comprendre ce que le "goût de l'effort" signifie. Le mieux, c'est d'essayer et de réussir, mais il est tout aussi honorable d'échouer en ayant 798

essayé. Les filles, ne parlez donc pas des examens ! Regardez comme le ciel vert pâle semble former une voûte au-dessus des maisons et imaginez comme il doit être beau au-dessus des bois de bouleaux pourpres à Avonlea. » « Que vas-tu porter pour la remise des diplômes, Jane ? » demanda Ruby, pragmatique. Jane et Josie répondirent en chœur et la discussion dériva sur des questions de mode. Mais Anne, accoudée à la fenêtre, les joues posées délicatement sur ses mains jointes et des visions enchanteresses devant les yeux, portait un regard nonchalant sur les toits de la ville que surplombait le dôme majestueux du couchant, et se laissait aller à bâtir de doux rêves d'avenir, grâce à cet optimisme qui est le 799

propre de la jeunesse. Tous les possibles lui appartenaient et les années à venir s'annonçaient pleines de promesses, formant autant de roses précieuses enfilées sur le chapelet éternel de la vie.

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CHAPITRE XXXVI La gloire et les doux rêves d’Anne Le matin de la publication des résultats, Anne et Jane se rendirent ensemble à l'Académie où la liste devait être affichée sur le tableau des annonces. Jane était souriante et joyeuse ; les examens étaient terminés et elle avait l'impression rassurante d'avoir réussi. Quant aux questions de classement, elle ne s'en souciait pas le moins du monde, car elle n'avait aucune ambition particulière qui eût pu tourmenter son attente. Tout a un prix dans ce bas monde, et bien qu'il fût louable d'avoir des ambitions, celles-ci s'accompagnaient de leur lot de travail et de renoncement, d'anxiété et de découragement. Anne, en revanche, était blême et troublée. Dans une dizaine de minutes, elle 801

saurait qui remportait la médaille d'honneur et la bourse Avery. Le temps était suspendu et rien ne semblait exister au-delà de ce délai fatidique. « Tu auras forcément gagné l'une ou l'autre », disait Jane, pour qui il était impossible que le corps enseignant eût pu faire preuve d'injustice en en décidant autrement. « Je ne me fais pas d'illusions concernant la bourse Avery, dit Anne. Tout le monde s'accorde pour dire que c'est Emily Clay qui va l'emporter. Et il est hors de question que j'aille en premier lire les résultats affichés. Je n'en ai pas le courage. Je vais me rendre directement au vestiaire des filles. Tu iras lire les annonces, puis tu viendras me dire ce qui est affiché, Jane. Et je te supplie, au nom de notre vieille amitié, de faire aussi vite que possible. Si j'ai échoué, 802

contente-toi de me le dire sans essayer d'arrondir les angles ; et quoi qu'il arrive, n'essaie surtout pas de compatir. Promets-lemoi, Jane. » Jane en fit la promesse solennelle, promesse qui s’avéra en fin de compte bien inutile. À peine eurent-elles franchi le seuil de l'Académie qu'elles trouvèrent le couloir rempli de garçons qui portaient Gilbert Blythe sur leurs épaules en hurlant à pleins poumons : « Hourra pour Blythe, notre médaillé ! » Pendant un instant, Anne ressentit la douleur de la défaite et de la déception lui transpercer le cœur. Ainsi, elle avait échoué et Gilbert avait réussi ! Eh bien, voilà qui allait attrister Matthew, lui qui était tellement persuadé qu'elle gagnerait.

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Et soudain ! Quelqu'un s'écria : « Trois fois hourras pour Mlle Shirley, qui a gagné la bourse Avery ! » « Oh, Anne, fit Jane en sursautant, comme elles se précipitaient vers le vestiaire des filles sous les acclamations. Oh, Anne, je suis si fière de toi ! N'est-ce pas merveilleux ? » Puis les autres filles les entourèrent et Anne devint le centre d'un groupe joyeux, qui déversait sur elle une avalanche de félicitations. On lui tapait sur l'épaule et on lui serrait la main avec enthousiasme. Tandis qu'on la poussait, qu'on la tirait et qu'on l'embrassait de toutes parts, elle parvint à s'adresser à Jane en murmurant : « Oh, comme Matthew et Marilla vont être heureux ! Je dois tout de suite leur écrire la 804

bonne nouvelle. » La remise des diplômes fut l'autre événement majeur de cette fin d'année. La cérémonie eut lieu dans la vaste salle de réunion de l'Académie. On y donna des discours, on y lut des devoirs, on y chanta des chansons et les lauréats se virent remettre leurs diplômes, leurs prix et leurs médailles. Matthew et Marilla étaient présents. Ils n'avaient d'yeux que pour une seule étudiante sur l'estrade − une grande jeune fille en robe vert pâle, aux joues légèrement rougissantes et aux yeux écarquillés. Elle lut le plus beau texte et tout le monde la montra du doigt en chuchotant qu'il s'agissait de la gagnante de la bourse Avery. « Avoue que tu es ravie qu'on l'ait gardée avec 805

nous, Marilla ! » murmura Matthew une fois qu'Anne eut terminé sa lecture, et qui ouvrait la bouche pour la première fois depuis qu'il était entré dans la grande salle. « Je n'ai pas attendu ce moment pour m'en rendre compte, répliqua Marilla. Tu aimes décidément remuer le couteau dans la plaie, Matthew Cuthbert. » Mlle Barry, qui était assise derrière eux, se pencha en avant et tapota le dos de Marilla du bout de son ombrelle. « N'êtes-vous pas fière de votre petite Anne ? Moi, je le suis », dit-elle. Anne rentra à Avonlea ce soir-là, en compagnie de Matthew et Marilla. Elle n'était pas revenue chez elle depuis le mois d'avril et elle n'aurait pas pu attendre un jour de plus. 806

Les pommiers étaient en fleurs et le monde était à nouveau jeune et pimpant. Diana était aux Pignons Verts pour l’accueillir. Dans sa belle chambre blanche, Marilla avait déposé une rose sur le rebord de la fenêtre. Anne regarda autour d'elle et poussa un profond soupir de bonheur. « Oh, Diana, c'est si bon d'être à nouveau de retour. C'est si bon de voir ces sapins se dresser sur le ciel rose − et ce verger immaculé, et cette bonne vieille Reine des Neiges. L'odeur de menthe n'est-elle pas délicieuse ? Et cette rose thé − c'est une chanson, un espoir et une prière réunis. Et c'est bon de te revoir, Diana ! » « J'avais peur que tu me préfères cette Stella Maynard, fit Diana sur un ton de reproche. C'est Josie Pye qui me l'a dit. Josie a dit que tu 807

ne jurais que par elle. » Anne éclata de rire et fit pleuvoir sur Diana les lis de juin fanés de son bouquet. « Stella Maynard est la deuxième fille la plus gentille au monde après toi, Diana, dit-elle. Je t'aime plus que jamais − et j'ai tellement de choses à te raconter. Mais pour l'instant, je suis très heureuse d'être assise ici et de te regarder. Je suis fatiguée, vraiment fatiguée d'être studieuse et ambitieuse. J'ai envie de passer au moins deux heures demain allongée dans l'herbe du verger sans penser à rien. » « Tu as réussi avec brio, Anne. J'imagine que tu ne deviendras pas institutrice, maintenant que tu as remporté la bourse Avery ! » « Non. J'irai à Redmond en septembre. N'estce pas merveilleux ? Je serai à nouveau pleine 808

d'ambition après ces trois longs mois de vacances, flamboyants et pleins de bonheur. Jane et Ruby vont enseigner. N'est-ce pas formidable de penser que nous avons tous réussi, même Moody Spurgeon et Josie Pye ? » « Le comité du Pont-Neuf a déjà proposé son école à Jane, dit Diana. Gilbert Blythe va enseigner, lui aussi. Il n'a pas le choix. Son père ne peut pas se permettre de l'envoyer en faculté l'année prochaine, en fin de compte, alors il lui faut gagner sa vie. Je suppose qu'il va enseigner ici, si Mlle Ames décide de partir. » Anne resta un instant stupéfaite. Elle n'était pas au courant ; elle s'était attendue à ce que Gilbert intégrât lui aussi Redmond. Que feraitelle sans leur rivalité si motivante ? Le travail, même dans une faculté universitaire et avec la 809

perspective d'un véritable diplôme, ne lui paraîtra-t-il pas bien fade sans son meilleur ennemi ? Le matin suivant, au petit déjeuner, Anne fut brusquement frappée par la mauvaise mine de Matthew. Il avait le teint sensiblement plus cireux que l'année précédente. « Marilla, dit-elle d'une voix hésitante une fois qu'il fut sorti, est-ce que Matthew va bien ? » « Non, en effet, dit Marilla avec émotion. Il a eu plusieurs malaises cardiaques sévères au printemps et il ne prend toujours aucun repos. Je suis très inquiète à son sujet, mais ces derniers temps il semble aller mieux, et nous avons un bon garçon de ferme, alors j'espère qu'il va se reposer et récupérer un peu. Peutêtre que t'avoir à la maison l'y aidera. Tu lui 810

remontes toujours le moral. » Anne se pencha par-dessus la table et prit le visage de Marilla dans ses mains. « Vous non plus, vous ne semblez pas aussi en forme que je l'aurais cru, Marilla. Vous avez l'air fatiguée. Je crains que vous ne travailliez trop. Vous devez vous reposer, maintenant que je suis à la maison. Je vais prendre juste cette journée pour aller rendre visite à mes vieux endroits favoris et retrouver mes anciennes rêveries, puis ce sera votre tour de paresser pendant que je me chargerai du travail. » Marilla adressa à la jeune fille un sourire plein de tendresse. « Ce n'est pas le travail − c'est ma tête. Je souffre de plus en plus souvent − derrière les yeux. Le docteur Spencer insiste pour que je 811

porte mes lunettes, mais cela ne fait aucune différence. Un oculiste réputé sera sur l'île en juin et le médecin dit que je devrais le rencontrer. Je suppose que je n'ai pas le choix. Je n'arrive plus à lire ou à coudre sans souffrir maintenant. Eh bien, Anne, je dois dire que tu as excellé à la Royale. Obtenir une licence de première classe en une seule année, et remporter la bourse Avery − tiens, à ce propos, Mme Lynde dit qu'après tout triomphe vient la chute et qu'elle ne croit pas que les femmes devraient faire des études supérieures ; elle dit qu'elles perdent ainsi ce qui fait d'elles des femmes. Personnellement, je n'en crois pas un mot. Mais évoquer Rachel me fait penser à quelque chose − as-tu entendu parler de la banque Abbey dernièrement, Anne ? » « J'ai entendu dire qu'elle avait des difficultés, répondit Anne. Pourquoi ? » 812

« C'est aussi ce que m'a dit Rachel. Elle est passée ici la semaine dernière et a dit que les gens en parlaient beaucoup. Matthew était très inquiet. Toutes nos économies se trouvent dans cette banque − jusqu'au dernier cent. J'ai toujours demandé à Matthew de les placer à la Banque d'Épargne, mais le vieux M. Abbey était un grand ami de notre père et il n'a jamais voulu changer de banque. Matthew a dit qu'avec cet homme à sa tête, une banque ne pouvait qu'être très convenable. » « Je pense qu'il n'en est plus à la tête que de nom depuis quelques années, dit Anne. C'est un homme très âgé ; ce sont ses neveux qui sont réellement en charge de son établissement. » « Eh bien, quand Rachel nous l'a expliqué, j'ai demandé à Matthew de retirer immédiatement 813

tout notre argent et il m'a dit qu'il allait y réfléchir. Mais M. Russell lui a affirmé hier que la banque allait bien. » Anne passa une belle journée à musarder en plein air. Jamais elle n'oublierait ces instants. L'air était si lumineux, doré et doux, il n'y avait aucune ombre au tableau et les fleurs s'épanouissaient en abondance. Anne passa quelques heures magiques dans le verger, puis elle se rendit au Bain des Dryades, à l'Étang du Saule et au Vallon des Violettes. Ensuite, elle se présenta au presbytère et eut une longue et agréable conversation avec Mme Allan. Enfin, le soir venu, elle alla chercher les vaches avec Matthew, dans le pâturage de derrière, en passant par l'Allée des Amoureux. Les bois étaient illuminés par le soleil couchant qui, depuis l'ouest, diffusait sa douce chaleur à travers les collines. Matthew marchait 814

lentement, la tête basse. Droite et énergique, Anne le suivait en adaptant au sien son pas sautillant. « Vous avez trop travaillé aujourd'hui, Matthew, le gronda-t-elle. Pourquoi ne ralentissez-vous pas ? » « Eh bien, il semblerait que je n'y arrive pas, dit Matthew en ouvrant la clôture pour laisser passer les vaches. Je vieillis, tout simplement, Anne, et j'oublie sans cesse qu'il me faut du repos. Et puis, j'ai toujours travaillé dur et je préfère encore mourir à la tâche. » « Si seulement j'avais été un garçon comme vous l’aviez demandé, dit Anne avec regret, je serais capable de vous aider bien plus que je ne le fais, et je vous soulagerais de tant de corvées. Au fond de moi, je regrette de ne pas 815

en être un, rien que pour cela. » « Eh bien, ma petite Anne, j'aime mieux t'avoir toi qu'une douzaine de garçons, dit Matthew en lui tapotant la main. N'oublie jamais cela − tu vaux mieux qu'une douzaine de garçons. Car après tout, ce n'est pas un garçon qui a remporté la bourse Avery, à ce que je sache ! C'était une fille − la mienne − ma petite fille dont je suis si fier. » Il lui adressa son sourire timide habituel et s'éloigna dans la cour. Anne se remémora ce moment lorsque, ce soir-là, elle monta dans sa chambre et resta un long moment assise devant sa fenêtre ouverte, à songer au passé et à rêver de l'avenir. Dehors, au clair de lune, la Reine des Neiges semblait enveloppée d'une brume blanche et l'on entendait le chant des grenouilles qui montait au loin, depuis la mare 816

derrière la Colline au Verger. Anne se souviendrait toujours de la beauté paisible de ce paysage argenté, en cette nuit odorante et sereine. Ce fut la dernière nuit qu'elle passa ainsi, avant que le malheur ne s'abattît sur sa vie. Vous n'êtes plus jamais la même personne après que la main froide du destin s'est posée sur vous.

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CHAPITRE XXXVII La faux implacable de la mort « Matthew − Matthew − que se passe-t-il ? Matthew, tu te sens mal ? » C'était Marilla qui avait parlé, chaque mot trahissant sa fébrilité. Anne passait à ce moment-là dans le couloir, les bras chargés de narcisses blancs − il faudrait attendre longtemps avant qu'Anne ne pût à nouveau aimer la vue ou le parfum de ces narcisses blancs – elle entendit et vit Matthew, debout sous le porche, un papier plié à la main et le visage singulièrement gris et tendu. Anne laissa tomber ses fleurs et imita Marilla en traversant la cuisine à toute vitesse pour le rejoindre. Mais elles arrivèrent trop tard ; avant qu'elles eussent 818

pu l'atteindre, Matthew s'était effondré sur le seuil. « Il s'est évanoui, souffla Marilla. Anne, cours chercher Martin − vite, vite ! Il est à la grange ! » Martin, l'employé de ferme, venait juste de rentrer du bureau de poste. Ni une ni deux, il repartit chercher le médecin. En passant à la Colline au Verger, il demanda à M. et Mme Barry de monter prêter main-forte aux deux femmes. Mme Lynde, qui se trouvait par hasard avec eux, les accompagna. Ils trouvèrent Anne et Marilla qui essayaient par tous les moyens de ramener Matthew à lui. Mme Lynde les écarta doucement et prit le pouls de Matthew avant de coller son oreille contre son cœur. Puis elle leva vers leurs 819

visages anxieux un regard attristé et rempli de larmes. « Oh, Marilla, dit-elle gravement. Je pense que nous ne pouvons plus rien faire pour lui. » « Mme Lynde, vous ne dites pas que − vous ne dites pas que Matthew est − est… » Anne était incapable de prononcer ce sinistre mot ; elle blêmit et se sentit vaciller. « Si, mon enfant, je le crains fort. Regarde son visage. Quand on a vu ce visage aussi souvent que moi, on sait ce que cela signifie. » Anne regarda le visage immobile et y vit l'empreinte de l'éternité. Lorsque le médecin arriva, il confirma que la mort avait été instantanée et probablement indolore, sans doute causée par un choc brutal. 820

On découvrit la raison de ce choc en lisant le papier que Matthew avait la main et que Martin avait ramené du bureau de poste ce matin-là. Il annonçait la faillite de la banque Abbey. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le village d'Avonlea et, toute la journée durant, les amis et les voisins se succédèrent aux Pignons Verts pour témoigner leur soutien aux vivantes et présenter leurs hommages au mort. Pour la première fois, le timide et discret Matthew Cuthbert fut au centre de l'attention. La blanche majesté de la mort s'était posée sur lui et le distinguait désormais de ceux qui n'en portaient pas encore la couronne. Lorsque la nuit sereine descendit doucement sur les Pignons Verts, la vieille maison fut plongée dans le silence. Dans le salon, 821

Matthew Cuthbert reposait dans son cercueil. Ses longs cheveux gris encadraient son visage paisible et sur son visage flottait un doux sourire, comme s'il était endormi et rêvait à des choses agréables. Il y avait des fleurs autour de lui − de jolies fleurs d'antan que sa mère avait plantées dans le jardin du domaine à l'époque de son mariage et auxquelles Matthew vouait un amour secret. Anne les avait cueillies et les lui avait apportées, les yeux secs et brûlants sur son visage livide. C'était la dernière chose qu'elle pouvait faire pour lui. Les Barry et Mme Lynde restèrent avec elles cette nuit-là. Diana monta au pignon est, où Anne était assise devant la fenêtre, et dit d'une voix douce : « Ma chère Anne, veux-tu que je dorme avec toi ce soir ? » 822

« Merci, Diana, dit Anne en posant son regard grave sur le visage de son amie. Mais je pense que tu me comprendras si je te dis que j'ai envie d'être seule. Je n'ai pas peur. Je n'ai pas été seule une minute depuis que c'est arrivé − et j'en ai besoin. Je veux rester en silence et au calme pour bien prendre conscience de ce qui s'est passé. Je ne le réalise pas encore. Il me semble par moments que Matthew ne peut pas être mort ; et à d'autres, j'ai l'impression qu'il est déjà mort depuis longtemps et que, depuis, je ressens cette terrible douleur. » Diana ne comprenait pas vraiment. La douleur que Marilla avait exprimée sans retenue, oubliant sa discrétion naturelle et ses habitudes profondes pour laisser libre cours au chagrin qui la submergeait, lui semblait bien plus compréhensible que la souffrance sans larmes d'Anne. Mais elle se retira gentiment et laissa 823

Anne seule avec sa peine pour sa première veille30. Anne espérait que les larmes lui viendraient à la faveur de la solitude. Elle trouvait abominable de ne pas verser une seule larme pour Matthew, qu'elle avait tant aimé et qui avait été si bon avec elle, Matthew qui s'était promené avec elle la veille au soir, dans la lumière du couchant, et qui gisait à présent dans la chambre faiblement éclairée de l'étage inférieur, avec le visage affreusement figé. Mais aucune larme ne coula, même lorsqu'elle s'agenouilla à sa fenêtre dans l'obscurité pour prier en levant les yeux vers les étoiles au-delà des collines − aucune larme, seulement cette même douleur sourde que le malheur lui infligea jusqu'à ce qu'elle s'endormît enfin, épuisée par une longue journée de peine et de tourment.

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Elle se réveilla dans la nuit, entourée par le silence et les ténèbres, et le souvenir de la journée s'abattit sur elle telle une vague de chagrin. Elle revoyait le visage souriant de Matthew tourné vers elle avant qu'ils ne se séparent près de la grille le dernier soir qu'ils avaient passé ensemble − elle entendait sa voix lui dire : « Ma fille − ma petite fille dont je suis si fier ». C'est alors que les larmes montèrent et Anne se laissa aller aux sanglots. Marilla l'entendit et vint la réconforter. « Là − là − ne pleure pas, ma chérie. Cela ne pourra pas le ramener. Il − il ne faut pas pleurer ainsi. Je le savais aujourd'hui, et pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. Il a toujours été un frère si bon et si attentionné envers moi − mais Dieu sait ce qu'il fait. » « Oh, laissez-moi pleurer, Marilla, sanglotait 825

Anne. Les larmes me font moins mal que lorsqu'elles ne voulaient pas sortir. Restez un peu avec moi et prenez-moi dans vos bras − comme ceci. Je n'ai pas voulu que Diana reste, elle est gentille, douce et adorable, mais ce n'est pas son chagrin. Elle est en dehors de tout cela et elle ne pouvait pas être assez proche de mon cœur pour m'aider. C'est notre chagrin − le vôtre et le mien. Oh, Marilla, qu'allons-nous devenir sans lui ? » « Nous sommes ensemble, Anne. Je ne sais pas ce que je ferais si tu n'étais pas là − si tu n'étais jamais arrivée ici. Oh, Anne, je sais que j'ai sans doute été stricte et dure avec toi − mais surtout, tu ne dois pas croire que je ne t'aimais pas autant que Matthew. J'ai envie de te le dire, maintenant que j'en suis capable. J'ai toujours eu beaucoup de mal à exprimer ce que mon cœur ressent, mais dans des moments 826

comme celui-ci, cela m'est plus facile. Je t'aime aussi tendrement que si tu étais la chair de ma chair, et tu m'as apporté joie et réconfort depuis ton arrivée aux Pignons Verts. » Deux jours plus tard, on conduisit Matthew Cuthbert hors de la maison dans laquelle il avait vécu, loin des champs qu'il avait labourés, des vergers qu'il avait chéris et des arbres qu'il avait plantés. Puis Avonlea retrouva son calme habituel et, même aux Pignons Verts, les choses reprirent leur cours et l'on s'acquitta des mêmes tâches qu'avant, avec la même régularité, mais avec le sentiment que plus rien n'était pourtant aussi familier. Anne, qui découvrait ce qu'était le chagrin, trouvait cela presque sinistre qu'il pût en être ainsi − qu'elles fussent capables de continuer à vivre sans Matthew. Elle éprouva un sentiment de honte et de remords lorsqu'elle se rendit compte que le soleil qui se levait 827

derrière les sapins et que les bourgeons rose pâle qui fleurissaient dans le jardin lui procuraient toujours le même élan de joie lorsqu'elle les voyait, que les visites de Diana étaient agréables et que les paroles et les attitudes enjouées de son amie lui arrachaient des sourires et des rires. En un mot, elle déplorait que ce magnifique monde de fleurs, d'amour et d'amitié n'eût rien perdu de sa capacité à nourrir ses rêveries et à émouvoir son cœur et que la vie présentât toujours pour elle autant d'attraits irrésistibles. « Au fond, j'ai l'impression de ne pas être fidèle à la mémoire de Matthew lorsque je prends ainsi plaisir aux choses alors qu'il n'est plus là, confia-t-elle à Mme Allan sur un ton empreint de mélancolie, un soir qu'elles se trouvaient ensemble dans le jardin du presbytère. Il me manque tellement − en permanence − et 828

pourtant, Mme Allan, le monde et la vie me semblent toujours aussi beaux et passionnants. Aujourd'hui, Diana a dit quelque chose de drôle et je me suis surprise à rire. Lorsque c'est arrivé, j'ai cru ne plus jamais pouvoir rire. Et, quelque part, j'ai l'impression que je ne devrais pas. » « Lorsque Matthew était parmi nous, il aimait t'entendre rire et il aimait savoir que tu prenais plaisir aux choses agréables qui t'entouraient, dit Mme Allan d'une voix douce. Maintenant, il est tout simplement parti, mais il se réjouit toujours de le savoir. Je suis convaincue que nous ne devrions pas fermer nos cœurs à l'influence bénéfique que la nature nous offre. Mais je comprends tout à fait ton impression. Je pense que nous traversons tous la même chose. Nous rejetons l'idée que quelque chose puisse nous plaire alors qu'une personne que 829

nous aimons n'est plus là pour partager ce plaisir avec nous, et nous avons presque l'impression de ne pas respecter notre douleur lorsque nous reprenons goût à la vie. » « Je suis allée au cimetière pour planter un rosier sur la tombe de Matthew cet après-midi, dit Anne d'un ton songeur. J'ai pris une bouture de ce petit buisson de roses blanches que sa mère avait ramené d'Écosse il y a longtemps. Elles ont toujours été les fleurs préférées de Matthew. Elles étaient si fragiles et si odorantes malgré leurs tiges couvertes d'épines. J'étais heureuse de pouvoir les planter sur sa tombe, c'était comme si les rapprocher ainsi de lui pouvait lui faire plaisir. J'espère qu'il a des roses comme celles-ci au paradis. Peut-être que les âmes de toutes ces petites roses qu'il a aimées chaque été étaient réunies pour l'accueillir. Mais je dois rentrer, maintenant. 830

Marilla est toute seule et elle a le vague à l'âme à la tombée de la nuit. » « Elle se sentira encore plus seule, je le crains, lorsque tu repartiras pour la faculté », dit Mme Allan. Anne ne répondit pas. Elle salua et revint à pas lents aux Pignons Verts. Marilla était assise sur le perron et Anne s'assit à côté d'elle. Derrière elles, la porte était ouverte, retenue par un gros coquillage rose aux courbes souples et harmonieuses, dont les teintes évoquaient celles d'un coucher de soleil au-dessus de l'océan. Anne cueillit quelques brins de chèvrefeuille jaune pâle et les glissa dans ses cheveux. Elle aimait le petit parfum qu'ils dégageaient, c'était comme si une aura divine l'enveloppait dès qu'elle bougeait la tête. 831

« Le docteur Spencer est venu ici pendant ton absence, dit Marilla. Il dit que le spécialiste sera en ville demain et il insiste pour que j'aille faire examiner mes yeux. Je pense que je ferais mieux d'y aller et de régler cette affaire une bonne fois pour toutes. Je lui en serai extrêmement reconnaissante s'il pouvait me trouver des verres qui conviennent à ma vue. Cela ne te dérange pas de rester ici toute seule ? Martin devra me conduire et il y a du repassage et de la cuisine à faire. » « Je devrais m'en sortir. Diana viendra me tenir compagnie. Je repasserai et je cuisinerai à la perfection − tu n'as pas à craindre que j'amidonne les mouchoirs ni que je parfume le gâteau à la lotion. » Marilla éclata de rire.

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« Quelle fillette étourdie tu étais à cette époque pour faire de telles bêtises, Anne. Tu t'attirais toujours des ennuis. J'en venais à croire que tu étais possédée. Te souviens-tu de la fois où tu t'es teint les cheveux ? » « Oui, bien sûr. Jamais je ne l'oublierai, fit Anne en souriant, tout en effleurant l'épaisse natte qui entourait son visage délicat. Parfois, il m'arrive de rire quand je pense à l'infinie tristesse que me causaient mes cheveux − mais je ne ris pas trop fort, car c'était tout de même une véritable souffrance pour moi. J'étais très malheureuse à cause de mes cheveux et de mes taches de rousseur. Mes taches de rousseur ont complètement disparu ; et les gens ont aujourd'hui l'amabilité de me dire que j'ai les cheveux auburn − à l'exception de Josie Pye. Elle a déclaré hier qu'elle me trouvait plus rousse que jamais, à moins que ce ne soit ma 833

robe noire qui fasse ressortir mes reflets roux, et elle m'a demandé si les roux finissaient par s'habituer à leurs cheveux. Marilla, je crois que je vais abandonner l'idée d'aimer un jour Josie Pye. J'ai déjà fait tous les efforts possibles pour l'apprécier, et on peut presque dire que c'était héroïque de ma part, mais Josie Pye ne fait absolument rien pour se rendre aimable. » « Josie fait partie de la famille Pye, dit Marilla sèchement, alors elle ne peut être autrement que désagréable. Les personnes de ce genre doivent pourtant bien être utiles à la société, mais je dois avouer que leur rôle dans ce monde m'échappe tout autant que celui des chardons. Josie va-t-elle devenir institutrice ? » « Non, elle retourne à la Royale l'année prochaine, comme Moody Spurgeon et Charlie Sloane. Quant à Jane et Ruby, elles vont 834

enseigner. Elles ont d'ailleurs trouvé chacune une école − Jane sera au Pont-Neuf et Ruby quelque part plus à l'ouest. » « Gilbert Blythe sera instituteur lui aussi, n'estce pas ? » « Oui », répondit-elle sans s'attarder. « Quel beau jeune homme il est devenu, dit Marilla, songeuse. Je l'ai vu à l'église dimanche dernier. Il était si grand et paraissait si adulte. Il ressemble beaucoup à son père au même âge. John Blythe était un bon garçon. Nous étions très bons amis, lui et moi. Les gens disaient même que c'était mon prétendant. » Anne leva les yeux, soudain très intéressée. « Oh, Marilla − et que s'est-il passé ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas − » 835

« Nous nous sommes disputés. Je n'ai pas voulu lui pardonner quand il me l'a demandé. J'en ai eu l'intention, au bout d'un moment − mais j'étais en colère et j'avais envie de bouder pour le punir un peu. Il n'est jamais revenu − les Blythe étaient tous très indépendants et fiers. Mais j'ai toujours − j'ai toujours regretté. Je crois que j'aurais dû le pardonner quand j'en avais encore l'occasion. » « Alors vous aussi, vous avez connu une romance dans votre vie », dit Anne d'une voix douce. « Oui, j'imagine qu'on peut dire cela. Pourtant, on ne le dirait pas en me voyant, n'est-ce pas ? Mais il ne faut jamais juger les gens sur leur apparence. Tout le monde a oublié pour John et moi. J'avais moi-même oublié. Mais cela m'est revenu quand j'ai vu Gilbert dimanche 836

dernier. »

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CHAPITRE XXXVIII Un tournant dans l'existence Marilla se rendit à la ville et ne revint pas avant le soir. Anne était allée passer la journée chez Diana, à la Colline au Verger, et lorsqu'elle rentra, elle découvrit Marilla assise à la table de la cuisine, la tête entre les mains. Son attitude exprimait le découragement le plus total et Anne en fut bouleversée. Elle n'avait jamais vu Marilla assise ainsi, inerte et faible. « Êtes-vous très fatiguée, Marilla ? » « Oui − non − je ne sais pas, répondit mollement Marilla en relevant la tête. Je dois être fatiguée, mais je n'y avais même pas pensé. Ce n'est pas cela. » 838

« Avez-vous vu cet oculiste ? Qu'a-t-il dit ? » demanda Anne avec anxiété. « Oui, je l'ai vu. Il a examiné mes yeux. Il dit que si j'arrête complètement de lire, de coudre et d'effectuer des travaux susceptibles de me fatiguer les yeux, si j'essaie de ne pas pleurer et si je porte les lunettes qu'il m'a données, alors d'après lui mes yeux ne se détérioreront pas et mes migraines seront guéries. Mais dans le cas contraire, alors il est certain que je deviendrai complètement aveugle d'ici six mois. Aveugle ! Anne, te rends-tu compte ? » Pendant une minute, Anne, après avoir poussé une exclamation stupéfaite, demeura silencieuse. Elle avait l'impression de ne pas être capable de parler. Puis, la voix chevrotante, elle avança courageusement :

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« Marilla, n'y pensez pas. Vous savez qu'il vous a donné un espoir. Si vous faites attention, vous ne perdrez jamais la vue ; et ses lunettes peuvent soigner vos migraines, alors c'est plutôt une bonne chose. » « Je ne trouve pas qu'il y ait là beaucoup d'espoir, dit Marilla d'un ton amer. Quelle sera ma raison de vivre si je ne peux pas lire, ni coudre, ni rien faire de ce genre ? Autant être aveugle − ou morte. Quant à pleurer, je ne peux pas m'en empêcher lorsque je me sens seule. Mais enfin, cela ne sert à rien d'en parler davantage. Si tu veux bien me préparer une tasse de thé, je t'en serai reconnaissante. Je suis effondrée. Ne le dis à personne pour l'instant, en tout cas. Je ne supporterais pas que les gens viennent ici pour me poser des questions, me plaindre et en discuter. »

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Une fois que Marilla eut mangé quelque chose, Anne la persuada d'aller se coucher. Puis, Anne monta à son tour dans le pignon est et s'assit à la fenêtre, dans l'obscurité, seule avec ses larmes et son chagrin. Comme les choses avaient tristement changé depuis cette nuit où, de retour chez elle, elle s'était assise au même endroit ! Elle était alors remplie d'espoir et de joie, et le futur lui avait paru brillant de mille promesses. Anne avait l'impression qu'il s'était écoulé de nombreuses années depuis cet instant, mais juste avant qu'elle se mît au lit, un sourire passa sur ses lèvres et son cœur retrouva la paix. Elle avait regardé son devoir bien en face, avec courage, et avait fini par trouver en lui une présence amicale − comme c'est toujours le cas lorsque nous choisissons d'affronter sans détour nos obligations. Un après-midi, quelques jours plus tard, 841

Marilla rentrait à pas lents de la cour où elle venait de s'entretenir avec un visiteur − un homme qu'Anne connaissait de vue, un certain Sadler de Carmody. En apercevant la mine défaite de Marilla, Anne se demanda ce qu'il avait bien pu lui dire. « Que voulait M. Sadler, Marilla ? » Marilla s'assit près de la fenêtre et regarda Anne. Malgré les avertissements de l'oculiste, il y avait des larmes dans ses yeux et sa voix se brisa lorsqu'elle dit : « Il a appris que j'allais vendre les Pignons Verts et il a envie d'acheter la maison. » « L'acheter ! Acheter les Pignons Verts ? » Anne se demanda si elle avait bien entendu. « Oh, Marilla, vous n'avez pas l'intention de vendre les Pignons Verts ! » 842

« Anne, je n'ai pas d'autre solution. J'y ai bien réfléchi. Si mes yeux étaient solides, je pourrais rester ici et veiller à tout l'entretien, avec l'aide d'un bon employé. Mais vu la situation, je ne peux pas. Je risque de perdre la vue, et de toute manière, je ne serai plus capable de tout gérer. Oh, je n'aurais jamais cru devoir un jour vendre ma maison. Mais elle ne ferait que se dégrader jusqu'à ce que plus personne ne veuille l'acheter. Tout notre argent jusqu'au moindre cent a disparu avec cette banque ; et j'ai encore à payer quelques dettes que Matthew a contractées à l'automne. Mme Lynde me conseille de vendre la ferme et de trouver à me loger quelque part − chez elle, je suppose. Je n'en tirerai pas beaucoup, le domaine est petit et la bâtisse est vieille. Mais je pense que ce sera suffisant pour me permettre de vivre. Je suis heureuse que tu aies reçu cette bourse, Anne. Je regrette 843

simplement que tu n'aies plus de maison lorsque tu reviendras pour les vacances, mais j'imagine que tu t'y habitueras. » Marilla s'effondra et éclata en sanglots amers. « Vous ne pouvez pas vendre les Pignons Verts », dit Anne d'un ton ferme. « Oh, Anne, j'aimerais pouvoir m'en passer. Mais tu le vois bien. Je ne peux pas rester ici toute seule. Les soucis et la solitude me rendraient folle. Et ma vue diminuerait − j'en suis certaine. » « Vous n'aurez pas à rester seule, Marilla. Je resterai avec vous. Je n'irai pas à Redmond. » « Ne pas aller à Redmond ? » Marilla leva de ses mains son visage aux traits tirés et regarda Anne. « Comment cela, que veux-tu dire ? » 844

« Vous avez bien entendu. Je vais refuser cette bourse. Je l'ai décidé le soir où vous êtes rentrée de la ville. Vous ne pensiez sérieusement pas que j'allais vous laisser seule avec vos problèmes, Marilla, après tout ce que vous avez fait pour moi. J'y ai bien réfléchi et j'ai tout prévu. Laissez-moi vous exposer mon plan. M. Barry veut louer la ferme l'année prochaine. Cela fait un souci de moins. Quant à moi, je vais enseigner. J'ai posé ma candidature pour l'école du village − mais je ne m'attends pas à l'obtenir, car apparemment le comité l'a promise à Gilbert Blythe. En revanche, je peux avoir l'école de Carmody − M. Blair me l'a dit hier soir à la boutique. Bien sûr, ce ne sera pas aussi agréable ni aussi pratique que l'école d'Avonlea. Mais je peux loger ici et faire le trajet jusqu'à Carmody en chariot, tant que le temps le permettra, du moins. Et même l'hiver, je pourrai revenir chaque vendredi. Nous 845

garderons un cheval. Oh, j'ai tout prévu, Marilla. Et je vous ferai la lecture et vous tiendrai compagnie. Vous ne vous sentirez jamais triste ni esseulée. Nous serons bien toutes les deux, ce sera confortable et nous serons heureuses, vous et moi ! » Marilla l'avait écoutée comme dans un rêve. « Oh, Anne, je sais que ce serait merveilleux si tu étais ici. Mais je ne peux pas te laisser te sacrifier ainsi pour moi. Ce serait terrible. » « Balivernes ! fit Anne joyeusement, en éclatant de rire. Il n'y a aucun sacrifice. Rien ne serait pire que d'abandonner les Pignons Verts − rien ne me ferait plus de peine. Nous devons garder ce cher vieil endroit, Marilla. Je n'irai pas à Redmond ; je vais rester ici et enseigner. Ne vous inquiétez surtout pas pour moi. » 846

« Mais, et tes ambitions − et − » « Je suis toujours aussi ambitieuse qu'avant. Seulement, j'ai changé d'objectif, c'est tout. Je vais être une bonne institutrice − et je vais vous aider à garder la vue. Et puis, j'ai l'intention d'étudier à la maison et de suivre toute seule un petit cours de faculté. Oh, j'ai des douzaines de projets, Marilla. Cela fait une semaine que j'y pense. Je vais me consacrer entièrement à ma vie ici, et je crois bien qu'elle me le rendra. Quand j'ai quitté la Royale, mon avenir semblait s'étendre devant moi comme une route toute droite. J'avais l'impression de la voir sur des kilomètres. Maintenant, un virage se présente. J'ignore ce qu'il y a après le virage, mais j'ai envie de croire que ce sera pour le mieux. Ce tournant est vraiment fascinant, Marilla. Je me demande comment sera la route au-delà − quels nouveaux paysages de verdure 847

somptueuse, entre lumière et ombre, quelles nouvelles beautés, quelles courbes, collines et vallées m'attendent encore. » « Je crois que je ne devrais pas te laisser abandonner », dit Marilla, qui pensait toujours à la bourse. « Mais vous ne pouvez pas m'en empêcher. J'ai seize ans et demi, et je suis "têtue comme une mule", comme m'a dit Mme Lynde un jour, fit Anne en riant. Oh, Marilla, ne me prenez pas en pitié. Je n'aime pas que l'on me plaigne, et il n'y a vraiment pas de quoi. Je suis aux anges à l'idée de rester dans cette chère maison aux Pignons Verts. Personne ne pourrait l'aimer autant que nous l'aimons, vous et moi − alors il nous faut la garder. » « Ma fille, tu es une bénédiction, dit Marilla en 848

capitulant. J'ai l'impression que tu viens de me rendre la vie. Je sais que je devrais m'y opposer et te forcer à aller en faculté − mais je sais que c'est inutile, alors je ne vais même pas essayer. Mais je te revaudrai cela, Anne. » Lorsque le bruit courut à Avonlea qu'Anne Shirley avait abandonné l'idée d'aller en faculté et avait l'intention de rester chez elle pour enseigner, ce sujet fut au centre de toutes les conversations. La plupart des habitants, ignorant tout de la vue de Marilla, trouvaient que c'était insensé. Mais ce n'était pas le cas de Mme Allan. Elle avait exprimé son approbation à Anne en des mots qui avaient fait monter aux yeux de la jeune fille des larmes de plaisir. Cette brave Mme Lynde non plus ne désapprouvait pas. Elle leur rendit visite un soir et trouva Anne et Marilla assises devant leur porte, dans la douce chaleur parfumée du 849

couchant. Elles aimaient s'asseoir ainsi au crépuscule, pour regarder les papillons de nuit voleter dans le jardin et pour sentir l'odeur de menthe qui emplissait l'air humide. Mme Rachel se laissa tomber de tout son poids sur le banc de pierre près de la porte, derrière lequel poussait un buisson de roses trémières jaunes et roses. Elle poussa un profond soupir où se mêlaient épuisement et soulagement. « Je dois dire que je ne suis pas fâchée de m'asseoir. Je suis restée debout toute la journée, et mes deux pieds peinent à soutenir mes quatre-vingt-dix kilos. Vous êtes chanceuse de ne pas être grosse, Marilla. J'espère que vous l'appréciez. Eh bien, Anne, j'ai appris que tu abandonnais l'idée d'aller en faculté. J'étais ravie de l'apprendre. Maintenant, tu es bien assez éduquée pour une 850

femme, cela suffit. Je ne crois pas que les femmes devraient aller à l'université, côtoyer les hommes et se farcir la tête de latin, de grec et de toutes ces billevesées. » « Mais je continuerai à étudier le latin et le grec de la même manière, Mme Lynde, dit Anne en riant. Je vais suivre mon cursus d'arts et lettres ici, aux Pignons Verts, et j'apprendrai la même chose qu'en faculté. » Horrifiée, Mme Lynde leva les mains au ciel. « Anne Shirley, mais tu vas te tuer à la tâche. » « Pas du tout. J'en profiterai davantage. Oh, je n'en ferai pas trop. Comme dirait la "femme de Josiah Allen", je me maintiendrai "dans la moillenne". Mais j'aurai beaucoup de temps libre lors des longues soirées d'hiver, et je n'aime pas les loisirs futiles. Je vais enseigner à 851

Carmody, vous savez. » « Non, je l'ignorais. Je crois plutôt que tu vas enseigner ici, à Avonlea. Le comité a décidé de te confier l'école. » « Mme Lynde ! s'exclama Anne en bondissant sur ses pieds. Mais, je croyais qu'on l'avait promise à Gilbert Blythe ! » « C'était le cas, en effet. Mais dès que Gilbert a appris que tu avais présenté ta candidature, il est allé rencontrer le comité, qui se réunissait à l'école hier soir, tu sais, pour leur dire qu'il retirait sa demande. Il a suggéré que tu sois choisie à sa place. Il a dit qu'il irait enseigner à la Grève Blanche. Bien sûr, il savait à quel point tu voulais rester avec Marilla, et je dois dire que c'est vraiment gentil et prévenant de sa part, pour sûr. C'est un véritable sacrifice, car il 852

devra payer son hébergement à la Grève Blanche, et tout le monde sait qu'il doit économiser pour son entrée en faculté. Alors le comité a décidé de te prendre. J'étais toute bouleversée quand Thomas est rentré et me l'a annoncé. » « Je ne crois pas que je devrais accepter, murmura Anne. Je veux dire − je ne pense pas que je devrais laisser Gilbert se sacrifier ainsi pour − pour moi. » « Je suppose qu'il est trop tard pour l'en empêcher à présent. Il a signé son contrat avec le comité de Grève Blanche. Alors cela ne lui serait d'aucune utilité si tu refusais maintenant. Il n'y a rien à dire, tu vas accepter l'école. Tu t'en sortiras très bien, maintenant qu'il n'y a plus de gamine Pye scolarisée. Josie était la dernière, et c'est vraiment une bonne chose, si tu veux mon 853

avis. Il y a toujours eu un petit Pye dans cette école depuis une vingtaine d'années, et je parie que leur mission dans la vie était de rappeler aux instituteurs qu'ils n'étaient sur terre que de passage. Mais, doux Jésus, qu'est-ce donc que toutes ces lumières qui clignotent dans le pignon des Barry ? » « Diana m'appelle pour que je la rejoigne, fit Anne en riant. Vous savez que nous avons gardé nos anciennes habitudes. Si vous voulez bien m'excuser, je vais aller voir ce qu'elle a à me dire. » Anne s'élança comme une biche dans la pente couverte de trèfles et disparut à l'ombre des sapins de la Forêt Hantée. Mme Lynde la suivit d'un regard attendri. « Parfois, on retrouve tout à fait en elle l'enfant 854

qu'elle a été. » « Mais elle ressemble pourtant bien davantage à une femme », répliqua Marilla, qui avait retrouvé momentanément son ancien ton mordant. Mais la rigidité n'était plus la principale caractéristique de Marilla, désormais. C'est d'ailleurs ce que Mme Lynde dit à son mari, Thomas, ce soir-là : « Marilla Cuthbert s'est adoucie, pour sûr. » Le lendemain soir, Anne se rendit dans le petit cimetière d'Avonlea pour déposer des fleurs fraîches sur la tombe de Matthew et arroser le rosier écossais. Elle s'y attarda jusqu'à la tombée de la nuit, car elle aimait le calme et la sérénité du lieu, où les peupliers sous la légère brise donnaient l'impression de tenir à mi-voix 855

des discours amicaux, et où les herbes folles s'en donnaient à cœur joie entre les tombes. Lorsqu'elle partit enfin et entreprit de descendre la colline qui conduisait jusqu'au Lac Chatoyant, le soleil était déjà couché et tout le village d'Avonlea lui apparut en contrebas, dans la pâle lueur nocturne − « une réminiscence de la paix d'autrefois ». L'air était frais, car le vent avait soufflé sur les champs de trèfle aux parfums de miel. Les lumières des maisons scintillaient çà et là entre les arbres des domaines. Au-delà s'étendait la mer, pourpre et embrumée, avec son murmure incessant et hypnotique. L'ouest se parait de teintes douces et majestueuses, que l'étang reflétait en des tons plus pâles encore. La beauté de ce spectacle lui gonfla le cœur de bonheur, et dans son âme, elle éprouva une reconnaissance sans limites pour ce cadeau qui lui était fait.

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« Cher vieux monde, chuchota-t-elle. Tu es si beau, et je suis si heureuse de vivre ici. » À mi-chemin sur la pente, elle aperçut un grand jeune homme qui franchissait en sifflotant la grille de la propriété des Blythe. C'était Gilbert. Son sifflement mourut sur ses lèvres lorsqu'il reconnut Anne. Il ôta poliment sa casquette pour la saluer, et aurait poursuivi sa route sans ouvrir la bouche, si Anne ne s'était pas arrêtée pour lui tendre la main. « Gilbert, dit-elle, les joues empourprées. Je veux te remercier de m'avoir laissé l'école. C'était très gentil de ta part − et je voulais que tu saches que j'apprécie beaucoup ton geste. » Gilbert serra avec joie la main qu'elle lui tendait. « Ce n'était pas particulièrement gentil de ma 857

part, Anne. J'étais ravie de pouvoir te rendre ce menu service. Allons-nous être amis à présent ? M'as-tu vraiment pardonné ma méchanceté d'autrefois ? » Anne se mit à rire et essaya sans succès de retirer sa main. « Je t'ai pardonné dès ce jour près du ponton, bien qu'alors je ne m'en sois pas rendu compte. Quelle petite bécasse bornée je faisais. Je − autant que je te confesse tout maintenant − je m'en suis toujours voulu depuis ce moment. » « Nous allons devenir les meilleurs amis du monde, fit Gilbert avec jubilation. Nous sommes nés pour être amis, Anne. Tu as suffisamment entravé le destin, Anne. Je sais que nous pouvons tellement nous aider l'un l'autre. Tu vas poursuivre tes études, n'est-ce 858

pas ? Moi aussi. Viens, je te raccompagne chez toi. » Marilla observa Anne avec curiosité lorsque cette dernière entra dans la cuisine. « Avec qui étais-tu dans l'allée, Anne ? » « Gilbert Blythe, répondit Anne, vexée de se sentir rougir. Je l'ai rencontré sur la colline des Barry. » « J'ignorais que Gilbert Blythe et toi étiez de si bons amis pour que tu passes une demi-heure près de la barrière à lui parler », dit Marilla en souriant malgré elle. « Nous ne sommes pas − nous étions de bons ennemis. Mais nous avons décidé qu'il serait bien plus logique d'être bons amis à l'avenir. Sommes-nous vraiment restés là une demi859

heure ? Cela ne m'a paru que quelques minutes. Mais, voyez-vous, nous avons cinq années de conversations à rattraper, Marilla. » Anne resta longuement assise à sa fenêtre ce soir-là. Elle était heureuse et comblée. Le vent murmurait doucement dans les branches du cerisier et un parfum de menthe flottait jusqu'à elle. Les étoiles scintillaient sur la cime des sapins du vallon et la lampe de Diana brillait au loin, entre les vieux troncs. Les horizons d'Anne s'étaient refermés depuis la nuit où elle s'était assise après son retour de la Royale ; mais si le chemin qui s'étendait devant ses pieds était plus étroit, elle savait qu'il serait bordé de fleurs et de bonheur. Elle ressentait la satisfaction du devoir accompli, la joie des aspirations saines et des amitiés chaleureuses. Rien ne pourrait lui enlever 860

l'imagination et l'aptitude à rêver qu'elle avait reçues en cadeau à sa naissance. Et puis, il y aurait toujours un virage prometteur sur sa route ! « Dieu est au ciel et veille sur ce monde », chuchota Anne d'une voix douce.

FIN

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Notes de l'éditeur 1

Missionnaires : personnes membres d'une communauté religieuse (le plus souvent des chrétiens) chargés de diffuser la religion. 2

Alezan : se dit d'un cheval dont la robe est rouge-jaunâtre, et les crins de la même couleur que le poil. Cette jument est d'une grande valeur par rapport aux autres bêtes de la ferme des Cuthbert. 3

Jusqu'en 1914, les Français pouvaient immigrer au Canada et demander une "petite naturalisation". De nombreux Français s'installèrent ainsi dans la province francophone de Québec, et parfois sur l'île du Prince Edouard, très proche. 862

4

En langue anglaise, le prénom Anne s’écrit sans e. Mais le français étant considéré comme plus classique et élégant par les anglophones, Anne souhaite l’écrire ainsi. 5

La dame du lac est un poème classique de Sir Walter Scott, auteur écossais du XIX° siècle, qui a aussi traduit plusieurs œuvres de Johann Wolfang von Goethe, homme d'état et auteur allemand. 6

Flèche du Parthe : attaque verbale ironique ou cruelle, lancée au moment où l'on se retire. Expression héritée de l'Antiquité : les Parthes fuyaient devant leur adversaire, mais leurs archers lançaient leurs flèches pendant la retraite. 7

Patchwork : technique de couture qui consiste à assembler à la main différents carrés 863

de tissus afin de réaliser des couvertures notamment. 8

L'étude de l'Ancien Testament faisait partie du programme scolaire de l'époque. 9

Frimas : mot désuet qui désigne un fort brouillard froid et épais, qui produit de la glace en tombant. 10

Anne, dans le Canada anglophone, étudie tout d’abord l’anglais ; puis dès la cinquième année, le français, deuxième langue officielle du pays. 11

Le sol de l'île du Prince Edouard est brunrouge du fait de sa concentration en oxyde de fer qui donne le grès rouge. 12

Reinette : une variété de pommes jaune 864

tachetée de pois noirs, dont le nom se rattache soit à la grenouille, soit à la reine des pommes. 13

Croup : ancien nom de la laryngo-trachéobronchite, maladie respiratoire aujourd’hui presque disparue grâce à la vaccination. Au début du XX° siècle, elle pouvait être très grave pour les enfants, plus fragiles. 14

Ipeca : petit arbre dont les racines, préparées en sirop, ont des vertus vomitives. 15

Avant l'apparition du fer à repasser à vapeur, il fallait amidonner les vêtements avant de les repasser afin de conserver leur souplesse et leur tenue. Une garde-robe de l'époque était composée de peu d'habits et devait durer toute une vie. Mais on avait peu l'habitude d'amidonner les mouchoirs !

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16

Victoria fut reine du Royaume-Uni de 1837 à 1901, mais aussi reine du Canada à partir du 1867, impératrice des Indes à partir de 1876 et reine d'Australie le 1er janvier 1901 peu avant sa mort. La "découverte" de l'île d'Anne a eu lieu le 24 mai, jour anniversaire de la reine. 17

Le superintendant exerce une autorité présidentielle (donc au-dessus du pasteur) dans une circonscription ecclésiastique. 18

Une personne dyspepsique souffre de troubles gastriques. Les pasteurs seraient plus touchés selon Marilla et Anne, car ils sont reçus partout avec profusion de nourriture ! 19

Un péché véniel, contrairement au péché mortel, est un péché pour lequel on peut demander et obtenir un pardon, par la pénitence. 866

20

Les convenances au début du XX° siècle voulaient que les femmes s’attachent les cheveux, par exemple à l’aide d’un chignon et les couvrent d’un chapeau, et portent des jupes longues. Les petites et jeunes filles pouvaient elles laisser leurs cheveux détachés, mais utilisaient aussi un chapeau, et portaient des jupes courtes, au-dessus ou juste en-dessous des genoux. 21

Colporteur : vendeur ambulant transportant avec lui toutes sortes de marchandises, notamment à travers les villages et hameaux reculés des villes et donc des boutiques. 22

Doris : petite barque à fond plat, utilisé pour la pêche à la morue aux XVI° et XVII° siècles. 23

Prima donna : chanteuse principale dans une compagnie d'opéra. 867

24

Les fermières pouvaient gagner autrefois un revenu, indépendamment de leur époux, en vendant les œufs et le beurre de leur ferme. 25

Au début du XX° siècle, l’électricité commence à faire son apparition dans les grandes villes, et n’est pas encore présente dans les maisons, qui sont alors éclairées à la bougie ou à lampe à l’huile. 26

Phtisie : Forme de tuberculose

27

La première femme ordonnée pasteur au Canada fut Fidelia Gillette en 1888 à Bloomsfield, mais il fallut attendre quelques années encore pour que cela se produise sur l'île du Prince Edouard. 28

Pierre d’achoppement : expression désuète qui désigne un obstacle sur lequel on trébuche. 868

29

A la Renaissance, les Vénitiennes se teignaient les cheveux à l’aide de safran et de citron pour obtenir un blond doré, que l'on nomme depuis lors « blond vénitien ». 30

Au début du XX° siècle, on veillait encore les morts à domicile, et les proches, comme les voisins, venaient rendre visite à la famille et montrer leur respect au mort.

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4 Elle allait cesser d’aimer !

Lise avait fait ce choix la veille au soir, juste avant de s’endormir. En se réveillant ce matin elle ne pouvait qu’être en accord avec cette sage décision. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu’elle s’accouda à la rambarde du balcon. Comme chaque jour depuis son arrivée, elle était subjuguée par la lumière qui 870

ondulait sur le lac et se réfléchissait sur la montagne alentour. Elle prenait toujours un long temps de pose pour savourer ce moment, photographiant mentalement le moindre détail qui s’offrait à sa vue. C’était les mots de Michel qui l’avaient conduite ici – à l’endroit même où, un jour, le mot « amour » avait pris toute sa résonance ; un électrochoc suffisamment humiliant pour lui faire prendre conscience qu’elle s’était éloignée de la femme indépendante qu’elle avait toujours été, aimante, certes, mais surtout pas cette espèce de groupie dans l’attente d’être remarquée ! Elle ne pouvait pas continuer à souffrir en multipliant des pseudos histoires d’amour dans le seul but de combler le vide laissé par Yvan.

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À une autre époque, les grands lacs italiens avaient rimé pour Lise avec amour, pour toujours, croyait-elle alors. Elle avait d’emblée aimé ces lacs aux reflets envoûtants, si paisibles, et goûté avec ravissement à la dolce vita. C’était un autre temps, celui où elle avait prononcé avec émotion un « oui » spontané pour répondre à la demande en mariage de l’homme dont elle était follement éprise. Vingtsix ans plus tard, elle y revenait, seule, pour tourner définitivement la page. Même si remettre ses pas dans ceux de la jeune femme heureuse qu’elle avait été se révélait douloureux par moments, elle savait qu’ici elle réussirait enfin à prendre le recul nécessaire dont elle avait besoin pour donner une nouvelle orientation à sa vie. Il lui suffisait d’abandonner son regard sur le lac Majeur où quelques bateaux de plaisance glissaient lentement pour aussitôt se sentir apaisée. 872

Durant la première semaine, elle avait eu du mal à maîtriser ses angoisses, et puis, peu à peu, elle s’était laissé porter, savourant le simple plaisir de flâner. Après un été parisien plus que maussade et sans véritable chaleur, cette escapade italienne, baignée par la douceur d’octobre, lui procurait un indéfinissable bien-être. Enfin de vraies vacances ! songea-t-elle en se détachant à regret du ciel bleu où quelques nuages s’étaient donné rendez-vous au sommet d’une colline. Tandis qu’elle s’apprêtait à se rendre dans la salle de bains, son téléphone portable vibra et afficha « Aude » sur l’écran. Lise hésita un instant et décida de ne pas répondre. Son besoin de faire le point impliquait une rupture totale avec ses habitudes. Elle ne gardait son téléphone allumé que pour le cas où elle recevrait un appel de la maison de retraite ou 873

de Thibault. Elle se doutait qu’Aude l’appelait pour savoir comment elle gérait ses vacances solitaires, s’inquiétant sûrement de son silence. Elle lui envoya un SMS pour la rassurer et alla se doucher.

Vêtue d’un jean et d’un chemisier bleu pâle, un pull jeté sur les épaules, Lise attrapa son sac à dos qui contenait, entre autres choses, son appareil photo. Même si elle était en vacances, elle ne pouvait s’empêcher de prendre son outil de travail, au cas où au détour d’une route, d’un chemin, d’une rencontre, son œil saisirait une scène insolite. Elle s’installa à la terrasse de l’hôtel où elle séjournait, salua deux dames âgées attablées à la table juste à côté de la sienne, et commanda un thé accompagné d’un cornetto2 . Aux tables avoisinantes, des 874

couples avec de jeunes enfants, des retraités, des touristes en groupe paressaient devant les miettes de leur petit-déjeuner. Lise observait discrètement ces vacanciers, leurs expressions, leurs attitudes, imaginant les portraits qu’elle pourrait réaliser. C’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait s’empêcher d’épier ce qui se passait autour d’elle et de rechercher le meilleur angle pour la prise de vue, la lumière, le cadrage. Ses proches voisines, des Italiennes élégantes jusqu’au bout des ongles – l’argent ne semblait pas être un souci pour elles – ne cessaient de jacasser. Sans comprendre la langue, Lise aimait la musicalité qui s’en dégageait. Cela la ramenait immanquablement à Yvan et à leur voyage italien, celui qui avait scellé leur amour. Elle se remémora l’hôtel où ils étaient descendus, la petite chambre de laquelle on apercevait, en se penchant légèrement par la 875

porte-fenêtre, le lac Majeur au-delà des toits des maisons d’où s’élevaient, chantantes et criardes, les voix des habitants. Lise soupira. Tout était si intact dans sa mémoire : la chaleur du mois d’août, les promenades sans but précis, la main d’Yvan dans la sienne, la main d’Yvan sur sa taille, les diners accompagnés d’un délicieux vin qui leur tournait légèrement la tête, et les nuits passionnées où leurs corps finissaient par s’épuiser sous les caresses. Cette semaine-là avait été une incroyable semaine ; jamais plus après Lise et Yvan n’avaient connu une proximité aussi fusionnelle. Lise y avait souvent repensé, se demandant pourquoi, dès leur retour, même s’ils prenaient toujours beaucoup de plaisir à faire l’amour, ils n’avaient plus revécu de tels échanges. Elle n’avait pas osé aborder le sujet par peur de l’embarrasser. Alors qu’en Italie Yvan avait été très inventif, la forçant à se surpasser et les 876

entrainant l’un et l’autre dans une profonde jouissance, il était redevenu dès leur retour, un tendre amant, presqu’un peu trop sage. Il faut dire que Lise était rapidement tombée enceinte et leur vie était alors entrée dans une douce routine. Peut-être n’avaient-ils pas su être assez amants, peut-être avaient-ils été trop mari et femme, trop parents, délaissant trop vite une passion naissante pour une trop grande sagesse… C’était probablement ces « trop » qu’ils n’avaient pas su gérer ! Lorsque la jeune serveuse lui demanda si elle désirait autre chose, Lise eut l’impression de sortir d’un songe. Ici sa vie défilait au ralenti, accordant une grande place aux souvenirs. Elle avait besoin de ce « retour aux sources » pour permettre à la nouvelle Lise de prendre ses 877

marques. De sa démarche souple, elle quitta l’hôtel et partit au hasard des rues.

De taille moyenne, mince, brune aux yeux marron, cheveux coupés court, Lise, la cinquantaine, conservait une jolie silhouette. Son travail, la plupart du temps au grand air, lui permettait de garder la forme. Si quelques rides au coin des yeux pouvaient trahir son âge, on lui donnait facilement dix ans de moins. Elle s’estimait chanceuse de ce côté-là et était bien décidée à entretenir cet avantage le plus longtemps possible. Tandis qu’elle marchait tout en savourant la douceur de l’air et la beauté du paysage, elle ressentit soudain un certain découragement en pensant à sa décision prise la veille au soir.

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Pouvait-on décider du jour au lendemain de ne plus tomber amoureux ?

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Découvrez Et son ombre sera légère, de Marie LEROUGE aux Editions IL ETAIT UN EBOOK

PREMIÈRE PARTIE

Le supermarché de la mort

Quand on lui demande ce qu’elle fait dans la vie, Faustine Le Bihan répond : « Hôtesse d’accueil » sur un ton qui n’admet aucune réplique. Pieux mensonge ou petit arrangement 880

avec la réalité si on préfère. Comment avouer à un inconnu que son guichet d’accueil ne se tient pas dans le hall d’une tour de bureaux ou d’une quelconque administration, mais derrière la vitrine d’une agence de pompes funèbres ? Son titre officiel est inscrit sur sa fiche de paie : « Conseillère funéraire ». Voilà presque cinq ans que Faustine Le Bihan travaille chez Ducreux & Fils avec pour horizon quotidien le mur d’enceinte du cimetière du Père-Lachaise. Heureuse au départ d’avoir décroché cet emploi, à peine débarquée à Paris de sa Bretagne natale. Inutile de préciser que les candidats ne se bousculaient pas au portillon. Depuis lors, son salaire stagne à peine au-dessus du minimum légal. Elle ne s’en plaint pas. Le métier a ses bons côtés, il ne faut pas croire. Ses patrons l’apprécient et elle s’entend bien avec Muriel 881

Delerme, la comptable dont on peut supposer qu’elle est sa meilleure amie, puisqu’elle n’en a pas d’autres. De son bureau placé bien en vue depuis la rue, il lui arrive de se faire l’effet d’une prostituée en exposition dans une maison close du quartier chaud d’Amsterdam. Tout client potentiel en passe de franchir le seuil doit être encouragé d’un sourire. Pas trop éclatant tout de même le sourire. « Gardez l’air naturel mon enfant, aimable et compatissant à la fois », répète à l’envi le père Ducreux. Un pied à l’intérieur et c’est gagné. Parfois, lorsque les patrons sont absents, Muriel improvise une phrase d’accueil à l’intention d’un couple âgé fictif : « Bienvenue dans le supermarché de la mort m’sieu dame. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Inhumation ? Crémation ? Comme vous le constatez, la maison offre un grand choix d’articles : 882

cercueils tout confort, pierres tombales à customiser, urnes empilables, accessoires de déco… Il y en a pour tous les goûts, toutes les bourses. Non, pas de fleurs fraîches, mais vous savez, les fleuristes, ça ne manque pas dans le quartier…» À la fin, Faustine s’esclaffe pour faire plaisir à sa collègue. Le hall d’exposition– 500 m2 sur deux étages – est ouvert du lundi au vendredi de 9h à 13h et de 14h à 17h.Tant pis pour ceux qui bossent toute la semaine. Mais comme dit Gérard Ducreux, le gérant : « Nos clients sont surtout des retraités, ils ont le temps. » Faustine s’en fiche. Ça lui serait égal de travailler le samedi. Le week-end, elle s’ennuie de toute façon. Dès l’entrée, le visiteur est accueilli par Octave Ducreux (1851-1936), le fondateur de la maison. Ou plutôt par son buste en marbre 883

blanc posé sur une colonne cannelée en marbre noir. Allure martiale, raie au milieu et moustache en guidon de vélo. Si la conseillère est déjà en main, le visiteur peut prendre place sur un siège – modèle Ikea des années 60 récemment réédité – du « salon d’attente ». Sur la table devant lui, il trouvera, pour tuer le temps utilement, outre quelques vieux Gala et une pile de magazines Notre temps, des brochures publicitaires pour les tombeaux de la gammeAppalaches et pour les urnes empilables des collections Chronos et Imperial, ainsi que des plaquettes vantant les mérites des contrats de prévoyance obsèques (« Pour mieux préparer votre départ »), sans oublier un catalogue de plaques tombales à thèmes (« N’hésitez pas à vous renseigner, tout est possible »). S’il a besoin d’un remontant ou d’un rafraichissement, un distributeur de boissons 884

chaudes ainsi qu’une fontaine à eau sont mis gracieusement à sa disposition. Gérard a pensé à tout. Le matin, Faustine arrive systématiquement la première. C’est elle qui lève le rideau de fer, débloque le système d’alarme et illumine la boutique. Puis elle fait le tour du propriétaire pour vérifier que tout est en place et s’installe à sa table. À l’heure de sa pause-déjeuner, quand le temps le permet, elle traverse le boulevard de Ménilmontant pour rejoindre le cimetière. Non pas qu’elle cultive des tendances nécrophiles, elle aime simplement s’y poser pour un pique-nique furtif – elle sait qu’elle ne devrait pas, les nécropoles ne sont pas des jardins publics, mais le Père-Lachaise est le seul espace vert du quartier. S’il lui reste du temps, elle se promène dans les allées comme une touriste ordinaire. Ses pas la 885

mènent alors presque toujours vers ses tombes préférées : Musset sous son saule malingre, Chopin dont l’allégorie de la Musique en pleurs lui serre le cœur, et toutes celles plus ou moins délaissées et rongées de mousse de ces illustres inconnus d’une époque romantique qui prisait les statues d’anges pâmés et de pleureuses inconsolables. Au fil de ses pérégrinations, la conseillère ne peut s’empêcher, déformation professionnelle oblige, de redresser un vase renversé ou une couronne de guingois. Après tout, il ne lui est pas interdit de découvrir ce que deviennent les produits qu’elle vend : tous ces pots d’azalées en plastique, ces assortiments de roses en faïence (à partir de 57 euros la rose jaune), ces plaques de marbre gravées d’anges ou de colombes dorés (en souvenir de mon époux regretté, de notre camarade, de ma bien 886

aimée…), ces bibelots en porcelaine blanche ornés de paysages ou de poèmes tristes à pleurer : « Rappelle-toi, quand sous la froide terre, Mon cœur brisé pour toujours dormira… » La journée de travail de Faustine Le Bihan se termine normalement à l’heure de fermeture, mais ça ne la dérange pas de s’attarder si le patron l’exige ou si elle n’en a pas fini avec un client. Jamais elle ne se permettrait d’expédier un dossier au prétexte de ses horaires. De la même façon, elle est plutôt heureuse de reprendre le collier le lundi matin. Hors du bureau, sa vie est si terne qu’on pourrait avancer qu’elle n’en a pas. Après avoir quitté la boutique, Faustine se hâte de prendre le métro puis le RER qui la ramène dans sa lointaine banlieue où elle partage un 887

studio avec son chat.

à suivre...

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Découvrez Sur la route de ses rêves, de Marie-Laure BIGAND aux Editions IL ETAIT UN EBOOK

Journal d’espérance – 2 janvier 2004 Ma vie me laissera deux regrets : ne pas t’avoir connue et n’avoir pas voyagé. Ces deux manques ont creusé un profond vide en moi. J’ai été si malheureuse de ces heures à ne rien faire d’autre qu’espérer. Mais espérer quoi en fait ? Probablement un miracle qui ne pouvait de toute façon pas avoir lieu, mais la seule idée de cet espoir m’aidait à avancer… Quand les années m’ont rattrapée et que j’ai réalisé que ma vie se résumait à une multitude d’heures ajoutées 889

les unes aux autres, et que maintenant le nombre d’heures qu’il me restait à vivre diminuait vertigineusement, je me suis alors dit que je devais accomplir quelque chose où tu aurais un rôle. C’était à moi de trouver ma « bouteille à la mer » afin qu’elle parvienne jusqu’à toi, ou tout au moins qu’elle me donne l’impression de me rapprocher de toi… Je ne sais pas si ces premiers mots en amèneront d’autres, je ne sais pas si cela vient de cette nouvelle année qui commence, mais ce matin j’ai eu l’envie d’acheter un cahier dans lequel je t’écris maintenant. Où cela me mènera-t-il ?

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Une colonie de nuages en rangs espacés, dans le ciel auréolé d’une nuit finissante, plane audessus de sa tête tandis que la moto, une Bandit 1250, file sur la nationale. Le fond de l’air est d’une extrême douceur pour un mois d’avril. Cyril apprécie de renouer avec un temps plus clément, même si son équipement adapté le protège des aléas climatiques qu’il subit régulièrement. Pour rien au monde il ne troquerait son bolide contre un autre moyen de locomotion. Il aime trop ce sentiment de liberté qu’il éprouve dès que le moteur vrombit et qu’il s’élance sur les routes. Les nuages poursuivent leur course légère dans des formes incertaines, tandis que les accords de blues de Pride and Joy de Stevie Ray Vaughan1 lui trottent encore dans la tête. Tout en se rasant ce matin il avait eu envie d’écouter l’album Texas Flood de ce 891

guitariste, dont il apprécie la dextérité et la manière précise et maîtrisée de parcourir le manche. La circulation s’intensifie. La Suzuki se faufile entre les voitures, obligeant le motard à redoubler de vigilance. Derrière la visière de son casque, Cyril sent les effluves du printemps et des pots d’échappement. Le jour se lève peu à peu, enflammant l’horizon. Il reste toujours émerveillé devant un tel spectacle et pardonne alors à son radio-réveil – qu’il est souvent tenté de projeter contre le mur de sa chambre – de l’avoir tiré de la chaleur de sa couette. Il se rend à Ivry-sur-Seine où l’attend un nouveau chantier. La veille, il a évalué le temps de travail, rencontré son équipe, et fait livrer le container chargé des outils nécessaires aux 892

travaux. Chef de chantier, Cyril est responsable du déblaiement avant démolition ou rénovation. Il gare sa moto tout en jetant un coup d’œil sur les bâtiments en enfilade. Bientôt, ils céderont leur place à une nouvelle résidence. Il a toujours un léger pincement au cœur à la vue d’immeubles désaffectés, en pensant aux gens qui y ont vécu, un temps très court pour certains ou au contraire le temps d’une vie pour d’autres. Un jour, ces constructions sont déclarées vétustes ou inutilisables en raison de la présence d’amiante. Leurs habitants n’ont alors pas d’autre choix que de partir. Le jeune homme traverse la route, puis pénètre sur le terrain interdit au public. Il salue les trois ouvriers qui attendent ses ordres pour démarrer. Le chantier est vaste ; d’ici quelques jours du personnel supplémentaire viendra grossir les effectifs. Avant de s’attaquer au 893

curage, ils ont d’abord à regrouper tout ce que les anciens locataires ou propriétaires ont abandonné, ainsi que les déchets laissés par les squatteurs. Souvent, plusieurs années s’écoulent entre le départ des résidents et le début des travaux, le site devenant alors le refuge de marginaux ou de pauvres hères en quête d’un toit. L’équipe de Cyril doit évacuer tout ce qui ne peut pas être mélangé aux matériaux provenant de la déconstruction qui, elle, s’effectue à l’aide de pelles mécaniques. Pendant qu’il envoie ses gars vers un premier bâtiment, il part inspecter les autres édifices, muni de son casque et de son gilet de sécurité. Les six édifices de six étages chacun, campés dans un alignement classique et austère, font naître en lui une étrange sensation. Il n’aurait pas aimé vivre là… Il parcourt les appartements de son œil professionnel. Il est souvent étonné par les différents objets 894

abandonnés par les anciens occupants. En dehors d’appareils ménagers sur le point de rendre l’âme, il découvre parfois des meubles en bon état. Peut-être se seraient-ils mal intégrés dans un nouvel espace, ou peut-être avait-ce été pour certains habitants un moyen de se débarrasser d’un mobilier jugé trop démodé. Des interrogations qui resteront toujours sans réponse. Une fois, il était tombé sur un secrétaire dont les tiroirs contenaient des relevés de comptes, des factures, et des lettres de relance. Cet oubli – certainement volontaire – avait probablement eu pour but de se donner l’illusion d’enterrer des dettes ou des crédits impossibles à rembourser. Même après plusieurs années dans le métier, Cyril reste sensible à ces pans de vie qui s’entrouvrent un court instant. Quelques notes de la chanson Brown Sugar des Rolling Stones le tirent de ses réflexions tandis que « Jean-Marc 895

» s’affiche sur son portable professionnel. Le conducteur de travaux vient s’informer du bon démarrage du chantier. Habitués à collaborer, les deux hommes s’apprécient et vont à l’essentiel. — Bon je passerai dans la semaine, mais je ne sais pas encore quand ! — Ça marche chef ! — T’es là pour un moment je pense ? — Ouais, quatre, cinq mois… — Et la moto, ça roule ? — Toujours ! Et toi, tout va bien ? — Oui, comme d’habitude, trop de boulot en même temps… Il faut être sur tous les fronts… 896

Je me demande pourquoi je ne suis pas un simple chef de chantier tiens, ce serait plus simple ! — C’est pour ça que je garde ma place, tu penses. — Allez Cyril j’te laisse… J’ai un autre appel, salut. — Salut. Cyril raccroche, le sourire aux lèvres. Entre Jean-Marc et lui les blagues fusent, mais pour bien le connaître, il sait que l’homme n’est pas tendre dans le boulot. Il est probablement l’un des rares avec qui Jean-Marc se laisse un peu aller. Le métier est difficile, lié à des contraintes budgétaires, de temps, de coordination et de supervision. Cyril est une valeur sûre et JeanMarc lui accorde toute sa confiance. Au fil du 897

temps, des liens d’amitié se sont créés. Cyril, qui n’aime pourtant pas mélanger travail et vie privée, a dîné à plusieurs reprises chez son conducteur de travaux. Il a fait la connaissance de Muriel, son épouse, et de leurs trois enfants, une famille sympathique quoiqu’un peu bruyante. Alors qu’il s’apprête à rejoindre la base vie pour prendre un café, son téléphone personnel se met à vibrer. « Maman » s’affiche à l’écran. Étant seul, le jeune homme décroche. — Bonjour maman, tu sais que je déteste que tu m’appelles pendant que je bosse ! — Ce n’est pas faute de le lui avoir dit ! Lorsqu’elle a une idée derrière la tête – alors qu’elle aurait pu lui envoyer un SMS – elle ne peut pas s’empêcher de passer outre. Cyril soupire. Il adore sa mère, mais la trouve, à certains moments, trop envahissante. 898

— Je n’en ai pas pour longtemps… — Tu dis ça à chaque fois ! Ça ne pouvait vraiment pas attendre ce soir ? — Oui et non ! — Ce n’est pas une réponse. — Oh Cyril, tu pourrais être plus gentil avec ta mère ! — Bon, va à l’essentiel maman, dans deux minutes je raccroche. — Tu viens déjeuner dimanche ? — Cyril prend sur lui pour contenir son agacement. — On est mardi maman… Franchement, tu 899

pouvais attendre pour me poser ce genre de questions, non ? — J’ai eu ta sœur au téléphone à l’instant, et figure-toi qu’elle vient pour le week-end avec Yves et les garçons… Je voulais juste savoir si tu seras disponible ? — Ah ! Et ils ont décidé ça soudainement ? — Céline m’a dit qu’Yves a un rendez-vous professionnel lundi sur Paris et que, du coup, ils profitent de l’occasion pour venir passer le week-end avec moi. — Oui, bon… Cela pouvait quand même attendre un peu, non ! Faut que je te laisse maintenant. — Tu viendras ?

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— Je te rappelle après ma journée de travail… Je n’ai vraiment pas le temps, là ! — Tu viendras avec Maud ? — J’en sais rien… À ce soir maman. — Mon garçon, il va falloir que tu apprennes à être un peu plus aimable ! — Tu me l’as déjà dit, allez je te laisse… À plus tard… J’tembrasse. Sans attendre la réponse de sa mère, il raccroche, contrarié. Il ne devrait jamais lui présenter ses petites amies : aussitôt elle bâtit des plans sur la comète, tant elle est désireuse de voir son fils « rangé », comme elle dit. Sa sœur Céline, avec un mari et deux bambins, lui apporte exactement ce dont elle rêvait, aussi ne comprend-il pas son acharnement à voir dans 901

chaque femme qu’il lui présente, celle qui deviendra l’élue ! Tout en se dirigeant vers le préfabriqué qui lui sert de bureau, il se radoucit. Comment sa mère pourrait-elle se douter que depuis quelques semaines il ne croit plus à son histoire avec Maud, malgré leurs deux années de liaison. À bientôt trente ans, Cyril s’interroge sur ses relations qui ne durent qu’un temps… Les ouvriers sont déjà réunis autour d’un café. Il se joint à eux en affichant sa belle humeur habituelle. à suivre...

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