Derrida, Jacques - Donner la mort

Donner la mort Prière d ’insérer Malgré bien des apparences, malgré le signe du don, malgré un passage attendu entre

Views 616 Downloads 13 File size 17MB

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Recommend stories

Citation preview

Donner la mort

Prière d ’insérer

Malgré bien des apparences, malgré le signe du don, malgré un passage attendu entre le temps et la mort, malgré l’appa­ rition, furtive il est vrai, du narrateur de La fausse monnaie (Baudelaire), Donner la mort n’est pas encore le second tome annoncé de Donner le temps. I. La fausse monnaie (Galilée, 1991). La figure à jamais dominante, c’est ici Abraham : celui qui, certes, avant tout, aux Chênes de Mambré, reçoit trois hommes, les envoyés de Dieu, et leur donne l’hospitalité pour en inaugurer la tradition. Mais Abraham, c’est aussi celui qui, après tout, sait devoir se taire sur le Mont Moriah avant que l’ange, un autre envoyé, n ’interrompe la mort qu’il s’apprêtait, pour la donner à Dieu, à donner à son fils préféré, Isaac —à moins que ce ne soit, en terre d’Islam, l’Ishmaël d’ibrahim... Comment interpréter le secret d’Abraham et la loi de son silence ? Pourquoi paraît-il incommensurable à l’interdit qui semble réduire au mutisme tous les siens, tous ceux et toutes celles à qui d’ailleurs il ne confie jamais rien : et Sarah et Isaac, et Agar et Ishmaël — si tôt renvoyés ? Ces quatre proches, qu’on voudrait faire passer pour des figurants, nous les rap­ pellerons discrètement au centre de la scène. On ne sait plus comment entendre l’indéchiffrable de ce moment inouï. On ne sait plus le réinterpréter. On ne sait plus, car ce n’est plus une question de savoir, qui peut s’au­ toriser à réinterpréter le nombre infini des interprétations qui depuis toujours s’échouent ici en vue des côtes ou sombrent au fond des abîmes qui s’ouvrent à notre mémoire, s’y décou­ vrant et recouvrant à la fois. Or nous sommes cette mémoire, par elle prévenus et sommés. Arraisonnés en pleine mer avant le naufrage. Elle nous assigne un héritage irrévocable. Nous pouvons certes le dénier, il reste justement indéniable —et continue de dicter une certaine lecture du monde. De ce qu’un « monde » veut dire. Voire de la mondialisation aujourd’hui de l’aveu, de la repentance et du pardon. Abraham, suggère la littérature de Kierkegaard, aurait demandé pardon à Dieu : non pas de l’avoir trahi, mais de lui avoir obéi ! Histoire de l’Europe, de la responsabilité, de la subjectivité

Bibüoth?"

Mouffetsrr! 74-76 , 750'....,

ir

Tél. : 01 43 37 9

INCISES Collection dirigée par Agnès Rauby

ou du secret, possibilité de la littérature, tels seraient peutêtre quelques noms, entre autres — ou surnoms — de ces enjeux. Et le plus qu’Un. Et la question de savoir pourquoi, dans sa filiation abrahamique, la littérature aurait à demander par­ don - de ne pas vouloir dire. Et pourquoi Dieu devrait encore jurer. Rassemblés autour du corpus biblique, quelques grands veilleurs sont écoutés. Tous des hommes. Ils se disputent la nuit : Kierkegaard, en premier lieu, Kierkegaard indéfiniment, et Kafka surtout, et Melville, mais aussi Patocka, depuis Pla­ ton, Nietzsche, Heidegger, Lévinas.

Rembrandt, 1656. Haarlem. Aux Chênes de Mambré, Abraham offre l’hospitalité aux trois anges, les envoyés de Dieu. Genèse, XVIII, 1 -1 7 .

DU MÊME AUTEUR

Jacques Derrida

A u x Éditions Galilée

L’ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE (Introduction à L'essai sur l ’origine des connaissances humaines, de Condillac), 1973.

G las, 1974. O celle COMME pas UN, préface à L ’e nfant au chien-assis, de Jos

Joliet, 1980. D ’u n t o n apocalyptique a d o pté naguère en ph ilo so ph ie , 1983. OTOBIOGRAPHIES. L ’e nseignement de Nietzsche et la politique du nom

Donner la mort

propre, 1984.

SCHIBBOLETH. Pour P aul Celan, 1986. Parages , 1986. U lysse GRAMOPHONE. D eux mots p o u r Joyce, 1987. D e L’ESPRIT. Heidegger et la question, 1987. PSYCHÉ. Inventions de l ’a utre, 1987. m é m o ir e s . Pour P aul de M a n , 1988. Lim ited in c ., 1990. L’a r ch éolo gie d u frivole , 1990. D u DROIT À LA PHILOSOPHIE, 1990. D o n n e r LE TEMPS. 1. La fausse monnaie, 1991. P o in t s d e su spen sio n . Entretiens, 1992. Passions , 1993. Sauf le n o m , 1993. Kh ô ra , 1993. Spectres de M arx , 1993. P olitiq ues d e l’a m itié , 1994. F o r c e d e lo i , 1994. M al d ’Arc h iv e , 1995. A pories , 1996. Résistances - de la psychanalyse, 1996. Le MONOLINGUISME DE L’AUTRE, 1996. ÉCHOGRAPHIES — de la télévision (Entretiens filmés avec Bernard

Stiegler), 1996. C osm o po lites d e to u s les pays, en c o r e u n effort !, 1997. Ad ie u à Emmanuel Lévinas, 1997. D em eure , Maurice Blanchot, 1998. PSYCHÉ. Inventions de l'autre, t. 1 (nouvelle édition augmentée),

1998. VOILES, en coll. avec H. Cixous, 1998. D o n n e r la m o r t , 1999. Le TOUCHER. Jean-Luc Nancy, à paraître.

Galilée

© 1999,

ÉDITIONS GALILÉE,

9, rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (C F C ), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN 2-7186-0514-6

ISSN 1242-8434

R em brandt, 1656. Haarlem. Aux Chênes de Mambré, Abraham offre l’hospitalité aux trois anges, les envoyés de Dieu. Genèse, XVIII, 1- 17.

R em brandt, 1637. Haarlem. Abraham renvoie Agar et Ishmaël. Genèse, XXI, 14.

Donner la mort

1 . L es s e c r e t s d e la r e s p o n s a b il it é e u r o p é e n n e

Dans l’un de ses Essais hérétiques sur la philosophie de l ’histoire ', Jan Patocka met en rapport le secret et la respon­ sabilité, plus précisément le mystère du sacré et la respon­ sabilité. Il les oppose. Il en souligne plutôt l’hétérogénéité. Un peu à la manière dont le fera Lévinas, il met en garde contre une expérience du sacré ou de l’enthousiasme fusionnel, en particulier contre un rapt démonique qui aurait pour effet, et parfois pour première destination, d’irresponsabiliser, de faire perdre le sens ou la conscience de la responsa­ bilité. D u même coup, Patocka en vient à distinguer la reli­ gion de la sacralisation démonique. Q u ’est-ce qu’une religion ? La religion suppose l’accès à la responsabilité d’un moi libre. Elle implique donc la rupture avec ce type du secret (car ce n’est pas le seul, bien sûr) qu’on associe au1 1. « La civilisation technique est-elle une civilisation de déclin, et pourquoi ? » (p. 105 à 127), dans Essais hérétiques sur la philosophie de l ’histoire (Prague, 1975), traduit du tchèque par Erika Abrams, Paris, Verdier, 1981.

15

mystère sacral et à ce que Patocka appelle régulièrement le démonique. Entre le démonique d’une part (cela même qui brouille la limite entre l’animal, l’humain, le divin et ne va pas sans affinité avec le mystère, l’initiatique, l’ésotérique, le secret ou le sacré) et la responsabilité d’autre part, il faut distinguer. Il s’agit donc d’une thèse sur l’origine et l’essence du religieux. À quelle condition peut-on parler d’une religion, au sens propre du terme s’il en est un ? À quelle condition peut-on parler d’une histoire de la religion, et d’abord de la religion chrétienne ? En rappelant que Patocka ne mentionne que son exemple, je ne veux surtout pas dénoncer une omission ou la négligence coupable de ce qui devrait être une analyse comparative. Au contraire, il paraît nécessaire de souligner la cohérence d’une pensée qui prend en compte l’événement du mystère chrétien comme singularité absolue, religion par excellence et condition irréductible dans l’histoire conjointe du sujet, de la responsabilité et de l’Europe ; et cela même si, ici ou là, l’expression « histoire des religions » apparaît au pluriel, et même si on peut aussi sous-entendre, en ce pluriel, le seul judéo-christiano-islamisme et les religions dites du Livre h O n ne peut parler de religion, selon Patocka, qu’à partir du moment où le secret démonique, autant que le sacré orgiaque, serait dépassé. Laissons à ce mot son équivoque essentielle. Il y a religion, au sens propre du mot, à partir de l’instant où le secret du sacré, le mystère orgiaque ou 1

démonique seraient sinon détruits, du moins dominés, intégrés et enfin assujettis à la sphère de la responsabilité. Le sujet de la responsabilité serait le sujet qui a pu s’assujettir le mystère orgiaque ou démonique. Mais c’est, du même coup, pour s’assujettir librement au tout autre infini qui le voit sans être vu. La religion est responsabilité ou elle n’est pas. Son histoire n’a de sens que dans un passage à la res­ ponsabilité. Un tel passage traverse ou endure l’épreuve qui aura délivré la conscience éthique du démonique, de la mystagogie et de l’enthousiasme, de l’initiatique et de l’ésoté­ rique. Il y aurait religion, au sens authentique de ce mot, au moment où l’expérience de la responsabilité se soustrait à cette forme du secret qu’on appelle le mystère démonique. Le concept du daimon passant les limites qui séparent l’animal, l’humain et le divin, on ne sera pas surpris de voir Patocka y reconnaître une dimension essentielle du désir sexuel. En quoi ce mystère démonique du désir nous engaget-il dans une histoire de la responsabilité, plus précisément dans l’histoire comme responsabilité ?

1. C’est là un ensemble de questions que j’aborde, d’un autre point de vue, dans Foi et Savoir, les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison, dans La Religion, Le Seuil, 1996.

« Le démonique doit être mis en rapport avec la respon­ sabilité ; à l’origine ce rapport n’existe pas. » Autrement dit, le démonique se définit originairement par l’irresponsabilité ou, si l’on veut, par la non-responsabilité. Il appartient à un espace où n’a pas encore résonné l’injonction de répondre : on n ’y entend pas encore l’appel à répondre de soi, de ses actes ou de ses pensées, à répondre de l’autre et devant l’autre. La genèse de la responsabilité proposée par Patocka ne décrira pas seulement une histoire de la religion ou de la religiosité. Elle se confondra avec une généalogie du sujet disant « moi », de son rapport à lui-même comme instance

16

17

de la liberté, de la singularité et de la responsabilité, du rapport à soi comme être devant l’autre : l’autre dans son altérité infinie, celle qui regarde sans être vue mais aussi celle dont la bonté infinie donne dans une expérience qui revien­ drait à donner la mort. Donner la mort : laissons à cette expression, pour l’instant, toute son ambiguïté. Bien entendu, si elle est aussi une histoire de la sexualité, cette généalogie suit les traces d’un génie du christianisme comme histoire de l’Europe. Car, au centre de cet essai, l’enjeu se définit bien ainsi : comment interpréter « la nais­ sance de l’Europe au sens moderne du terme » ? Comment penser « l’expansion de l’Europe » avant et après les Croi­ sades ? Plus radicalement, de quoi la « civilisation moderne », en tant qu’européenne, souffre-t-elle ? Non qu’elle souffre de telle ou telle faute, de tel ou tel aveuglement. Pourquoi souffre-t-elle simplement de ne pas connaître son histoire, de ne pas assumer la responsabilité, c’est-à-dire la mémoire de son histoire comme histoire de la responsabilité ? Cette méconnaissance ne trahit pas une défaillance acci­ dentelle du savant ou du philosophe. Ce n’est pas un péché d ’ignorance ou une faute du savoir. Ce n’est pas faute de savoir que l’Européen ne connaît pas son histoire comme histoire de la responsabilité. Si l’historien de l’Europe méconnaît l’historicité, et d’abord ce qui lie l’historicité à la responsabilité, c’est au contraire dans la mesure où son savoir historique occulte, obture ou sature les questions, les fon­ dements ou les abîmes, parce qu’il croit naïvement totaliser et actualiser, ou, ce qui revient au même, parce qu’il se perd dans les détails. Car au cœur de cette histoire il y a de l’abîme, un gouffre y résiste à la résumption totalisante.

Cette dernière phrase suggère que l’historicité reste un secret. L’homme historique ne veut pas avouer l’historicité, et d’abord s’avouer l’abîme qui creuse sa propre historicité. Pourquoi l’histoire devrait-elle être avouée ? Et pourquoi une telle confession serait-elle difficile ? Deux motifs pourraient expliquer cette résistance à l’aveu. D ’une part, cette histoire de la responsabilité se confond avec une histoire de la religion. O r il est toujours risqué d’avouer une histoire de la responsabilité : être responsable, être libre ou capable de décider, pense-t-on souvent à partir d’une analyse du concept même de responsabilité, de liberté ou de décision, cela ne doit pas être une possibilité acquise, conditionnée ou conditionnelle. Même s’il y a incontesta­ blement une histoire de la liberté ou de la responsabilité, une telle historicité, pense-t-on, doit rester extrinsèque. Elle ne doit pas toucher à l’essence d’une expérience qui consiste

18

19

Séparant le mystère orgiaque du mystère chrétien, cet abîme annonce aussi l’origine de la responsabilité; Telle est la conclusion vers laquelle s’oriente tout l’essai : La civilisation m oderne ne souffre pas seulement en raison de ses propres fautes, de sa propre myopie, mais aussi parce que tout le problème de l’histoire est demeuré irrésolu. O r le problème de l’histoire ne peut être résolu ; il doit dem eu­ rer un problème. Le danger de l’actualité serait q u ’un excès de savoir dans le détail ne nous désapprenne de voir la ques­ tion et son fondement. Il se peut aussi q u ’on ait mal posé la question sur le déclin de la civilisation. La civilisation en soi n ’existe pas. La question serait plutôt de savoir si l’hom m e historique veut encore avouer l’histoire (pfiznâvat se k dèjinâm).

justement à s’arracher à ses propres conditions historiques. Que serait une responsabilité motivée, conditionnée, rendue possible par une histoire ? Bien que certains puissent penser qu’il n ’y a d’exercice de la responsabilité que de façon essen­ tiellement historique, le concept classique de la décision et de la responsabilité semble exclure de l’essence même, du cœur ou du moment propre de la décision responsable tout enchaînement historique (qu’il soit généalogique ou non, que sa causalité soit mécanique ou dialectique, ou encore qu’il relève d’autres types de programmations motivantes, par exemple de celles qui renverraient à une histoire psycha­ nalytique). Il est donc difficile d ’avouer une telle historicité et encore plus de la lier essentiellement à une histoire de la religion, là où toute une éthique de la responsabilité tient souvent à se soustraire, en tant qu’éthique, à la révélation religieuse. D'autre part-, si Patocka dit de cette historicité qu’elle doit être avouée, sous-entendant par là qu’elle est difficile à assu­ mer, c’est que l’historicité doit rester ouverte comme un pro­ blème à jamais irrésolu : « le problème de l’histoire [...] doit demeurer un problème ». À l’instant où ce problème serait résolu, cette clôture totalisante déterminerait la fin de l’his­ toire : verdict de la non-historicité même. L’histoire ne peut devenir ni objet décidable ni totalité maîtrisable, précisément parce qu’elle est liée à la responsabilité, à la foi et au don. À la responsabilité, dans l’expérience de décisions absolues, prises sans continuité avec un savoir ou des normes données, donc prises dans l’épreuve même de l’indécidable ; à la foi religieuse, à travers une forme d’engagement ou de rapport à l’autre qui se porte, dans le risque absolu, au-delà du savoir et de la certitude ; au don et au don de la mort qui me met

en rapport avec la transcendance de l’autre, avec Dieu comme bonté oublieuse de soi —et qui me donne ce qu’elle me donne dans une nouvelle expérience de la mort. Res­ ponsabilité et foi vont ensemble, si paradoxal que cela puisse paraître à certains, et toutes deux devraient, d’un même pas, excéder la maîtrise et le savoir. La mort donnée serait cette alliance de la responsabilité et de la foi. C ’est à la condition de cette ouverture excessive qu’il y aurait histoire. Le paradoxe joue ici entre deux secrets hétérogènes : d’une part le secret de l’historicité, ce que l’homme historique a du mal à avouer mais qu’il doit avouer parce qu’il y va ici de sa responsabilité même ; et d’autre part le secret du mys­ tère orgiaque avec lequel l’histoire de la responsabilité doit rompre. Une complication supplémentaire surdétermine encore l’épaisseur ou l’abîme de cette expérience. Pourquoi parler de secret là où Patocka déclare que l’historicité doit être avouée ? Ce devenir-responsable, c’est-à-dire ce devenir-his­ torique de l’homme, paraît se lier de façon essentielle à l’événement proprement chrétien d’un autre secret, ou plus précisément d’un mystère, le mysterium tremendum : le mys­ tère terrifiant, l’effroi, la crainte et le tremblement de l’homme chrétien dans l’expérience du don sacrificiel. Ce tremblement saisit l’homme quand celui-ci devient une personne, et la personne ne peut devenir ce qu’elle est qu’au moment où elle se voit transie, dans sa singularité même, par le regard de Dieu. Alors elle se voit vue par le regard d ’un autre, d’un « étant suprême, absolu et inacces­ sible, qui nous tient en main non pas extérieurement mais intérieurement ». Ce passage de l’extériorité à l’intériorité, mais aussi de

20

21

l’accessible à l’inaccessible, assure la transition du platonisme au christianisme. Depuis une responsabilité et un moi éthico-politique de type platonicien, une mutation libérerait la responsabilité de la personne chrétienne, telle du moins qu’elle reste à penser ; car cet essai est bien l’un des Essais hérétiques de Patocka : il ne manque pas de souligner en passant que le christianisme n’a peut-être pas encore pensé l’essence même de la personne dont il marque pourtant l’avènement ; il ne lui a pas encore accordé une valeur thé­ matique à sa mesure : « Quant à savoir ce qu’est la personne, c’est une question qui n ’a pas reçu une thématisation adé­ quate dans l’optique chrétienne. » Le secret du mysterium tremendum prend la relève d’un secret hétérogène avec lequel il rompt. Cette rupture prend ou bien la forme de la subordination incorporante (un secret se soumet ou fait taire l’autre) ou bien la forme du refoule­ ment. Le mysterium tremendum s’emporte, au double sens de cette expression : il s’élève contre un autre mystère mais il s’élève aussi en s’enlevant sur le fond d ’un mystère passé ; il réprime au fond et refoule ce qui reste son fond. Ce secret contre lequel s’emporte l’événement chrétien, c’est à la fois un certain platonisme - ou néo-platonisme - qui garde quelque chose de la tradition thaumaturgique, et le secret du mystère orgiaque, celui dont Platon aurait déjà essayé de délivrer la philosophie. D ’où une histoire de la responsabilité extrêmement stratifiée. L’histoire du moi responsable s’édifie dans l’héritage, le patrimoine des secrets, à travers une série de ruptures et de refoulements en chaîne qui assurent la tradition même qu’ils scandent de leurs interruptions : Pla­ ton rompt avec le mystère orgiaque et instaure une première expérience typique de la responsabilité, mais il reste encore

du mystère démonique et de la thaumaturgie dans le pla­ tonisme ou dans le néo-platonisme, avec la dimension poli­ tique de la responsabilité qui y correspond. Puis advient le mysterium tremendum du chrétien responsable, second séisme dans la genèse de la responsabilité comme histoire du secret mais aussi, nous y viendrons un peu plus tard, dans les figures de la mort comme figures du don, en vérité de la mort donnée.

22

23

Cette histoire ne sera jamais close. Une histoire digne de ce nom ne saurait jamais se saturer ou se suturer. Cette his­ toire du secret que l’homme, en particulier l’homme chré­ tien, a du mal à thématiser, voire à avouer, est scandée par de multiples renversements, plus précisément par des conver­ sions. Patocka se sert du mot de « conversion », comme on le fait souvent pour désigner le mouvement ascensionnel d’ànabasis par lequel Platon appelle à tourner son regard vers le Bien et le soleil intelligible, hors de la caverne (un Bien qui n’est pas encore bonté et reste donc étranger au don). Le mot de conversion est régulièrement relayé par le lexique du « retournement » (obrâceni) ou du « revirement » (obrat). L’histoire du secret, histoire conjointe de la responsabilité et du don, prend la forme spiralée de ces tours, tournures, ver­ sions, retournements, virages et conversions. O n pourrait la comparer à une histoire des révolutions, voire à une histoire comme révolution. En s’autorisant de Fink, Patocka décrit le lieu même de la spéléologie platonicienne comme le fond souterrain des mystères orgiaques. La caverne serait la terre-mère à laquelle il faut enfin s’arracher pour « subordonner », dit Patocka, l’« orgiasme à la responsabilité » (podrldit orgiasmus zodpo-

vëdnosti). Mais Xanabase platonicienne ne livre pas le passage du mystère orgiaque à un non-mystère. C ’est la subordina­ tion d’un mystère à un autre, la conversion d’un secret en un autre. Car la conversion platonicienne qui tourne un regard éternel vers le Bien, Patocka l’appelle un « nouveau mystère de l’âme ». Cette fois le mystère devient plus inté­ rieur, il a la forme d’un « dialogue intérieur de l’âme » et s’il correspond à un premier éveil de la responsabilité, dans le rapport de l’âme au Bien, cette conscience ne se dégage pas encore de l’élément mystique : elle prend encore la forme, mais cette fois non avouée, non déclarée, déniée, d’un mystère. O n peut déjà reconnaître la loi dont ceci est un premier exemple. Comme celles qui vont suivre l’anabase platoni­ cienne, dans une histoire de la responsabilité qui capitalise le secret, cette première conversion garde toujours en elle quelque chose de ce qu’elle semble interrompre. La logique de cette rupture conservatrice ressemble à l ’économie d ’un sacrifice qui garderait ce qu’il abandonne. Parfois elle fait penser à l’économie d’une relève par Aufhebung, et parfois, ce qui n’est pas contradictoire, à une logique du refoulement qui garde encore ce qui est nié, dépassé, enfoui. Le refou­ lement ne détruit pas, il déplace d’un lieu à l’autre du sys­ tème. C ’est aussi une opération topologique. O r Patocka recourt souvent à un lexique de type psychanalytique. Dans la double conversion qu’il analyse (celle qui détourne du mystère orgiaque vers le mystère platonicien ou néo-plato­ nicien aussi bien que celle qui convertit ce dernier au mysterium tremendum chrétien), le mystère antérieur est « subordonné » (podrazeno), certes, au suivant, mais il n’est jamais supprimé. Pour mieux décrire encore cette subordi-

nation hiérarchique, Patocka parle d’« incorporation » ou de « refoulement » : incorporation (privtëlem) dans le cas du pla­ tonisme qui garde en lui le mystère orgiaque qu’il subor­ donne, assujettit et discipline, mais refoulement (potlaceni) dans le cas du christianisme qui réprime et garde en lui le mystère platonicien. Dès lors, tout se passe comme si la conversion consistait à faire son deuil, c’est-à-dire à garder en soi ce dont on endure la mort. Et ce qu’on garde en soi, au moment d ’inaugurer une nouvelle expérience du secret, une nouvelle structure de la responsabilité comme partage du mystère, c’est la mémoire enfouie, la crypte d ’un secret plus ancien. Jusqu’à quel point est-il légitime de prendre à la lettre les mots incorporation et refoulement —que je rencontre d’abord dans la traduction française de Patocka ? Ce dernier souhaitait-il donner à ces mots les contours conceptuels qu’ils ont dans un discours psychanalytique, notamment dans une théorie du deuil ? Même si ce n ’était pas le cas, rien ne nous interdit, à titre au moins expérimental, de mettre à l’épreuve une lecture psychanalytique ou en tout cas une herméneu­ tique qui prendrait en compte les concepts psychanalytiques correspondant à ces mots d’incorporation et de refoulement, surtoùt si notre problématique est aiguisée par le m otif du secret. Ce motif ne peut être indifférent à ceux de Xincor­ poration (notamment dans le travail du deuil et en rapport avec ces figures de la mort qu’on associe nécessairement au secret absolu) et du refoulement, comme processus privilégié de tous les effets de secret. [Les conversions historiques à la responsabilité, telles que Patocka les analyse dans les deux cas, décrivent bien ce mouvement par lequel l’événement d’un second mystère n ’anéantit pas le premier. Il le garde au

24

25

\ contraire en lui de façon inconsciente après avoir opéré un déplacement topique et une subordination hiérarchique : un secret est à la fois enfermé et assujetti par l’autre. Le mystère platonicien incorpore ainsi le mystère orgiaque, le mystère chrétien refoule le mystère platonicien. Voilà en somme l’histoire qu’il faudrait « avouer », presque confesser ! Pour éviter de parler de secret là où Patocka parle de mystère, on serait tenté de dire que le secret, ici, ce qu’il faut avouer et analyser comme l’historicité même, c’est le rapport secret entre ces deux conversions et ces trois mystères (l’orgiaque, le platonicien et le chrétien). L’histoire qu’il faut avouer, c’est le secret de l’incorporation et du refoulement, ce qui se passe d ’une conversion à l’autre : c’est le temps de la conversion - et ce dont il y retourne, à savoir la mort donnée. Car ce thème n ’est pas n’importe lequel : une histoire du secret comme histoire de la responsabilité se lie à une culture de la mort, autrement dit aux différentes figures de la mort donnée h Que veut dire en français donner la mort ? Comment se donne-t-on la mort ? Comment se la donne-ton au sens où se donner la mort, c’est mourir en assumant la responsabilité de sa mort, se suicider mais aussi bien se sacrifier pour autrui, mourir pour l ’autre, donc peut-être don­ ner sa vie en se donnant la mort, en acceptant la mort don­ née, comme ont pu le faire de façon si différente Socrate, le1 1. La littérature du secret met presque toujours en scène et en intrigue des figures de la mort, nous tenterons de le montrer ailleurs sur des exemples le plus souvent « américains » (cf. The Purloined Letter, Bartleby The Scrivener. The Figure in the Carpet, Aspern Papers, etc.) qui sont au centre d’un séminaire sur les questions conjointes du secret et de la responsabilité.

26

Christ et quelques autres ? Et peut-être Patocka à sa manière ? Comment se donne-t-on la mort en cet autre sens où se donner la mort, c’est aussi interpréter la mort, s’en donner une représentation, une figure, une signification, une destination ? Comment se la donne-t-on au sens où simple­ ment et plus généralement on se rapporte, et selon quel souci, quelle appréhension, à cette possibilité de la mort, fûtce, selon la formule de Heidegger, comme à la possibilité d’une impossibilité ? Quel est le rapport entre le « se donner la mort » et le sacrifice ? Entre se donner la mort et mourir pour l’autre ? Entre le sacrifice, le suicide et l’économie de ce don ? L’incorporation par laquelle la responsabilité platoni­ cienne triomphe du mystère orgiaque, c’est le mouvement par lequel s’affirme l’immortalité de l’âme individuelle - c’est aussi la mort donnée à Socrate, la mort qu’on lui donne et qu’il accepte, autrement dit qu’il se donne d’une certaine manière en déployant dans le Phédon tout un discours par lequel il donne sens à sa mort et en prend en quelque sorte la responsabilité. À propos de l’allégorie de la caverne et sur la trace de Fink, Patocka écrit : L’exposé de Platon, surtout dans sa partie dramatique, est un retournement (obrâcem) des mystères traditionnels et de leurs cultes orgiaques. Ces cultes eux-mêmes tendaient sinon vers l’alliance, du m oins vers une confrontation de la res­ ponsabilité avec la dimension orgiaque. La caverne est un vestige du lieu souterrain du rassemblement des mystères, elle est le giron de la terre-mère. La pensée nouvelle qu’ap­ porte Platon est la volonté de quitter le giron de la terre-

27

mère pour s’engager dans le pur « chemin de la lumière », de subordonner (podridit) donc entièrement l’orgiasme à la responsabilité. C’est pourquoi le chemin de l’âme chez Pla­ ton mène directement à l’éternité et à la source de toute éternité, au soleil du « bien ». (Je souligne.) Cette subordination prend donc la forme d’une « incor­ poration », qu’on l’entende au sens psychanalytique ou en un sens plus large, celui d’une intégration qui s’assimile et garde en soi ce qu’elle déborde, dépasse ou relève. L’incor­ poration d’un mystère par l’autre revient aussi à Xincorpo­ ration d ’une immortalité dans une autre, d’une éternité dans une autre. Cet enveloppement de l’immortalité correspon­ drait aussi à une transaction entre deux négations ou deux dénégations de la mort. Et elle serait marquée, trait signifi­ catif dans cette généalogie de la responsabilité, par une inté­ riorisation : individualisation ou subjectivation, rapport à soi de l’âme qui se replie sur elle-même dans le mouvement même de l’incorporation : Un autre aspect se rattache au précédent. La « conver­ sion » platonicienne rend possible le regard sur le Bien même. Ce regard est immuable, éternel comme le Bien. Le nouveau mystère de l ’â me qu’est la quête du Bien se déroule sous la forme d’un dialogue intérieur de l ’âme. L’immortalité qui est indissolublement unie à ce dialogue diffère donc de l’immortalité des mystères. C’est, pour la première fois dans l ’histoire, une immortalité individuelle, car intérieure, car liée inséparablement à son propre accomplissement. La doctrine platonicienne de l’immortalité de l’âme est le résultat d’une confrontation de l’orgiasme avec la responsabilité. La res­ ponsabilité triomphe de l’orgiasme et se l ’incorpore comme moment subordonné, comme Éros qui ne se comprend pas

28

lui-même tant qu’il n’a pas compris qu’il ne tire pas son origine du monde corporel, de la caverne, des ténèbres mais qu’il est uniquement un moyen d’ascension vers le Bien avec son exigence absolue et sa discipline rigoureuse. (Je souligne.) Un tel concept de la discipline enveloppe plusieurs signi­ fications. Elles paraissent ici également essentielles ; celle d’entraînement, d’abord, d’exercice, de travail pour main­ tenir le mystère orgiaque sous contrôle, pour le faire travailler dans sa subordination même, comme un esclave ou un ser­ viteur, autrement dit pour faire travailler un secret asservi au service d’un autre —mais c’est aussi faire travailler le secret démonique d’Eros au sein de cette nouvelle hiérarchie. Cette discipline devient aussi la philosophie, ou la dialectique, en tant qu’elle peut s’enseigner, justement comme discipline, à la fois exotérique et ésotérique ; c’est aussi celle de l’exercice qui apprend à mourir pour accéder à la nouvelle immorta­ lité : melete thanatou, le soin pris de la mort, l’exercice de la mort, le « s’exercer à la mort » dont parle Socrate dans le Phédon. Le Phédon nomme ici la philosophie : c’est l’anticipation soucieuse de la mort, le soin à apporter au mourir, la médi­ tation sur la meilleure façon de recevoir, de donner ou de se donner la mort, l’expérience d’une veille de la mort pos­ sible, et de la mort possible comme impossibilité ; cela même, à savoir cette melete ou cette epimeleia qu’on peut légitimement traduire par souci ou sollicitude, ouvre la veine - et la veille - dans laquelle s’inscrit la Sorge au sens que Heidegger lui confère dans Sein und Zeit. Pensons plus pré­ cisément au moment où Heidegger n’évoque pourtant, dans la tradition de la cura et sans nommer Platon, que la solli-

29

citudo de la Vulgate, Sénèque et la merimna stoïcienne 1 qui, pourtant, comme la melete platonicienne, signifie aussi soin, sollicitude, souci. Le célèbre passage du Phédon (80e), que Patocka évoque de loin mais n ’analyse ni ne cite jamais, décrit une sorte d’intériorisation subjectivante, ce mouvement de rassemble­ ment sur soi de l’âme, cette fuite du corps vers le dedans d’elle-même où elle se replie pour se rappeler à elle-même, pour être auprès d’elle-même, pour se garder dans ce geste de remembrement. Cette conversion retourne l’âme et la ramasse sur elle-même. Ce mouvement de recueillement en syn annonce la conscience, c’est-à-dire aussi cette conscience représentative de soi où le secret, au sens cette fois du secretum (se cernere) séparé, discerné, pourrait être gardé comme une représentation objective. Car un des fils que nous sui­ vons ici, c’est cette histoire du secret et de sa sémantique différenciée, du mystique et du cryptique grec au secretum latin et au Geheimnis allemand. Socrate rappelle une certaine invisibilité de la psyché, après avoir joué une fois de plus, comme il l’avait fait dans le Cratyle, sur aides-aides, sur le fait que l’âme invisible (aides veut dire aussi : qui ne voit pas, aveugle) s’en va à sa mort vers un lieu invisible qui est aussi l’Hadès (aides) - et cette invisibilité de Yaides est à elle seule une figure du secret : Supposons qu’elle soit pure, l’âme qui se sépare de son corps : de lui elle n ’entraîne rien avec elle [autrem ent dit, Socrate décrit cette séparation de l’âme invisible — et sépa­ ration plus invisibilité, ce sont bien les conditions du secret ;

1. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 199, § 42.

30

il décrit cette mise au secret de soi par lequel l’âme se retire du corps visible pour se rassembler en elle-même, pour être auprès d ’elle-même dans son intériorité invisible], pour cette raison que, loin d ’avoir avec lui dans la vie aucun commerce volontaire (ouden koinônousa auto en tô biô ekousa einai), elle est parvenue en le fuyant (pheugousa), à se ramasser en ellem êm e sur elle-m êm e (sunethroismene autes eis eauten) [chaque fois que Lévinas, dans différents textes sur la m ort, évoque le Phédon, et il le fait souvent, il souligne ce rassem­ blem ent de l’âme sur elle-même, m om ent où le moi s’iden­ tifie dans son rapport à la mort], pour cette raison encore que c’est à cela q u ’elle s’exerce toujours (ate meletôsa aei touto). Ce qui équivaut exactement à dire q u ’elle se mêle, au sens droit, de philosophie (e orthôs philosophousa) et q u ’en réalité elle s’exerce à m ourir sans y faire de difficulté (kai tô onti tethnanai meletôsa radios). Peut-on dire d ’une telle conduite que ce n ’est pas un exercice de la m ort (e ou tout’

an eie melete thanatou) ? Il s’agit là de l’un de ces passages canoniques parmi les plus cités ou du moins le plus souvent évoqués dans l’histoire de la philosophie. On le relit rarement de très près. O n peut être surpris que Heidegger ne le cite pas, en tout cas jamais dans Sein und Zeit, pas même dans les pages consacrées au souci ou à l’être-pour-la-mort. Car il s’agit bien là d’un souci, d’un veiller-à, d’une sollicitude pour la mort qui constituent le rapport à soi de ce qui ici, dans l’existence, se rapporte à soi-même. Car ce qu’on ne souligne jamais assez, c’est qu’il n’y a pas d’abord la psyché, celle-ci en venant ensuite à se soucier de sa mort, à veiller sur elle, à être la veille même de sa mort. Non, l’âme ne se distingue, sépare, rassemble en elle-même que dans l’expérience de cette melete tou thanatou. Elle n ’est pas autre chose, comme rapport à

31

soi et rassemblement de soi, que ce souci du mourir. Elle ne revient à elle-même, à la fois au sens du se rassembler et du se réveiller, du s’éveiller, au sens de la conscience de soi en général, que dans le souci de la mort. Et Patocka a bien raison de parler ici de mystère ou de secret dans la consti­ tution d’une psyché ou d’un moi individuel et responsable. Car alors l’âme se sépare en se rappelant à elle-même, elle s’individualise, s’intériorise et devient son invisibilité même. Et elle philosophe d’entrée de jeu, la philosophie ne lui arri­ vant pas par accident puisqu’elle n ’est autre que cette veille de la mort qui veille à la mort et sur elle, comme sur la vie même de l’âme. La psyché comme vie, souffle de la vie, pneuma, ne s’apparaît que depuis cette anticipation soucieuse du mourir. L’anticipation de cette veille ressemble déjà à un deuil par provision, à une veillée, à un wake. Mais si elle marque l’événement d’un nouveau secret, cette veille incorpore dans sa discipline le secret orgiaque qu’elle met en sommeil en le subordonnant. À cause de cette incorporation qui enveloppe le mystère démonique ou orgiaque, la philosophie reste, alors même qu’elle accède à la responsabilité, une sorte de thaumaturgie : Dans le néo-platonisme, cette conception a pour résultat de faire du dém oniaque - Éros est un grand dém on — un royaume serviteur [asservissement, donc, et non annihilation d ’Éros] dans l’optique du vrai philosophe qui en a vaincu toutes les tentations. D ’où une conséquence qui peut nous surprendre : le philosophe est en même temps un grand thaum aturge. Le philosophe platonicien est un magicien [pensons à Socrate et à son démon] - Faust. Gilles Quispel, historien hollandais des idées [Patocka se réfère ici et régu­ lièrement à son livre Gnosis als Weltreligion, Zurich, 1951],

32

y voit un des germes principaux de la légende de Faust et du faustisme en général, ces « aspirations infinies » qui rendent Faust si dangereux mais représentent aussi, finale­ m ent, une possibilité de salut.

Ce souci de la mort, cet éveil qui veille sur la mort, cette conscience qui regarde la mort en face, est un autre nom de la liberté. Là encore, sans vouloir effacer les différences essen­ tielles, on peut voir dans ce lien entre le souci de l’être-pourla-mort, tel qu’il est assumé proprement, eigentlich, et la liberté, c’est-à-dire la responsabilité, une structure analogue à celle du Dasein, tel que le décrit Heidegger. Patocka n’est jamais loin de Heidegger, en particulier lorsqu’il poursuit ainsi : Autre m om ent im portant : le philosophe platonicien triom phe de la m ort en ce sens q u ’il ne fuit pas devant elle, qu’il la regarde bien en face. Sa philosophie est melete thanatou, soin de la m ort ; le soin de l’âme est inséparable du soin de la m ort qui devient soin authentique (pravâ) de la vie ; la vie (éternelle) naît de ce regard porté directem ent sur la m ort, du triom phe (premozeni) sur la m ort (peut-être n ’estelle pas autre chose que ce « triomphe »). O r cela, jo in t au rapport au Bien, à l’identification avec le Bien et à la déli­ vrance de la dém onie et de l’orgiasme, signifie le règne de la responsabilité et, partant, de la liberté. L’âme est absolum ent libre, elle choisit son destin. (Je souligne.)

Que signifie cette allusion au fait que « le règne de la responsabilité et, partant, de la liberté » consiste peut-être en un triomphe sur la mort, autrement dit en un triomphe de la vie ( The Triumph ofLife, comme eût dit Shelley en inver­ sant la figure traditionnelle de tous les triomphes de la

33

mort) ? Patocka suggère même dans une parenthèse que tout cela - la vie dite éternelle, la responsabilité, la liberté - n ’est peut-être pas autre chose que ce triomphe. O r un triomphe garde en lui la trace d’une bataille. Une victoire aura été arrachée au cours d’une guerre entre deux adversaires au fond inséparables ; elle éclate le lendemain au moment de la fête qui commémore (wake, encore) et garde la mémoire de la guerre - de ce polemos dont Patocka parle si souvent et de façon significative pour ces Essais hérétiques. L’essai sur « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre » est l’un de ceux que Ricœur, dans sa préface à l’édition fran­ çaise, juge « étranges et à bien des égards effrayants ». C ’est une phénoménologie paradoxale de la nuit mais aussi de la secrète alliance du jour et de la nuit. Cet accouplement des opposés joue un rôle essentiel dans la pensée politique de Patocka ; et bien qu’il y cite seulement Junger {Le travailleur, 1932, et Der K am pf als inneres Erlebnis, 1922) et Teilhard de Chardin {Ecrits du temps de la guerre, 1965), son discours est proche par moments de celui, très compliqué, très équi­ voque, de Heidegger autour du polemos héraclitéen, plus proche de lui que jamais, plus proche, me semble-t-il, que ne le dit Ricœur dans sa préface, malgré une différence essentielle que nous ne pouvons expliciter ici h La guerre est une autre expérience de la mort donnée (je donne la mort à l’ennemi et je donne la mienne dans le sacrifice du « mourir pour la patrie »). Patocka interprète le polemos d’Héraclite : plutôt qu’une « expansion de la “vie” », c’est la prévalence de la Nuit, la « volonté du libre risque

dans Paristeia, cette excellence à l’extrême limite des possi­ bilités humaines que choisissent les meilleurs dès lors qu’ils se décident à échanger la prolongation éphémère d’une vie confortable contre une célébrité durable dans la mémoire des mortels » L Ce polemos unit les adversaires, il rassemble les opposés (Heidegger y insiste aussi souvent). Lieu de la pre­ mière guerre mondiale, le front donne sa figure historique à ce polemos qui rapproche les ennemis comme des conjoints dans l’extrême proximité du face-à-face. Cette exaltation sin­ gulière et troublante du front laisse peut-être pressentir un autre deuil, la perte du front pendant et surtout après la seconde guerre mondiale, une disparition de cet affronte­ ment qui permettait El identifier l’ennemi et même, et sur­ tout, de s’identifier avec l’ennemi. Après la seconde guerre mondiale, dirait peut-être Patocka à la manière de Schmitt, on perd la figure de l’ennemi, on perd la guerre et peut-être, dès lors, la possibilité même du politique. Cette identifica­ tion de l’ennemi qui, dans l’expérience du front, frôle tou­ jours l’identification avec, voilà ce qui trouble et fascine le plus Patocka.

1. Je m’y attache dans un essai sur « L’oreille de Heidegger», dans Politiques de l ’amitié, Galilée, 1994.

1. Jan Patocka, « Les guerres au XXe siècle et le guerre », dans Essais hérétiques, op. cit., p. 146.

34

C ’est le même sentim ent et la même vision qui sont pré­ sents à Teilhard lorsqu’il fait au front l’expérience du surhu­ main, du divin. Junger d it à un m om ent que dans l’attaque les com battants deviennent les deux parties d ’une même force, se fondant en un seul corps, et il ajoute : « En un seul corps - drôle de comparaison. Celui qui com prend cela s’approuve lui-même ainsi que l’ennemi, il vit à la fois dans le tout et dans les parties. Celui-là peut alors se figurer une

35

XXe siècle

en tant que

divinité qui laisse ces fils bigarrés glisser entre ses doigts... le sourire sur les lèvres. »... Est-ce un hasard si les deux pen­ seurs —aussi foncièrement différents - qui ont le plus appro­ fondi l’expérience du front, arrivent chacun de son côté à des comparaisons qui renouvellent la vision héraclitéenne de l’être en tant que polemos ? Ou bien ne s’y révèle-t-il pas quelque chose du sens irréductible de l’histoire de l’huma­ nité occidentale, un aspect de ce sens qui devient aujour­ d’hui le sens de l’histoire humaine en général ?

mythologie de la liberté responsable qui sera aussi une poli­ tique, le fondement encore en partie intact, aujourd’hui, du politique en Occident, après le deuxième revirement ou la deuxième conversion, le christianisme : Ainsi prend naissance une nouvelle mythologie lumineuse de l’âme, fondée sur la dualité de Yauthentique (pravé), du responsable d’une part, et de l’extraordinaire-orgiaque de l’autre : l’orgiaque n ’est pas éliminé mais discipliné, asservi (nenî odstranëno, ale zkâznëno a ucinëno sluzebnym). (Je souligne.)

Mais s’il commémore la mort et la victoire sur la mort, le triomphe marque aussi ce moment jubilatoire du survivant endeuillé qui jouit de cette sur-vie, remarque Freud, de façon quasi maniaque. Dans cette généalogie de la responsabilité ou de la liberté, de leur « règne », comme dit Patocka, l’af­ firmation triomphante du moi libre et responsable pourrait bien être, de la part d ’un mortel ou d’un être fini, une mani­ festation maniaque. Elle dissimulerait ou se dissimulerait, dans la même dénégation, plus d’un secret : celui du mystère orgiaque qu’elle a asservi, subordonné, incorporé, et celui de sa propre mortalité qu’elle refuse ou dénie dans l’expérience même du triomphe. Cette généalogie paraît donc bien ambiguë. L’interpréta­ tion d ’une telle émergence philosophique et philosophicopolitique de la liberté absolue (« l’âme est absolument libre, elle choisit son destin ») ne semble rien moins que simple et entière. Elle trahit toujours une évaluation inquiète. Car malgré l’éloge implicite de la liberté responsable qui se réveille ainsi du sommeil orgiaque ou démonique, Patocka reconnaît dans cette vigilance une « nouvelle mythologie ». Une fois incorporé, discipliné, subjugué, asservi, l’orgiaque n ’est pas annihilé. Il continue d’animer souterrainement une

O n reconnaît le voisinage de Heidegger dans tout le dis­ cours de Patocka, ici et ailleurs, mais les écarts n ’en sont pas moins sensibles, parfois marqués, parfois virtuels. Le thème de l’authenticité, le lien entre le souci, l’être-pour-la-mort, la liberté et la responsabilité, l’idée même d’une genèse ou d’une histoire de la subjectivité égologique ont certes des accents heideggeriens. Mais cette généalogie reste peu heideggerienne dans son style quand elle prend en compte une incorporation du mystère antérieur qui vient brouiller les limites de toute époque. Sans vouloir à tout prix assigner une filiation à Patocka, on dirait que certains de ses gestes généalogistes paraissent parfois plus nietzschéens que husserliens ou heideggeriens. D ’ailleurs, Patocka cite le mot de Nietzsche selon lequel le christianisme serait le platonisme du peuple. Ce mot est « juste », note-t-il, jusqu’à un certain point, à la différence près, qui n ’est pas rien ou plutôt qui est le rien, d’une certaine abyssalité effroyable. Si le mystère orgiaque reste enveloppé, si le démonique persiste, incorporé et asservi, dans une nouvelle expérience de la liberté responsable, alors celle-ci ne devient jamais ce

36

37

qu’elle est. Elle ne sera jamais pure et authentique, ni abso­ lument neuve. Pas plus que l’animal, le philosophe plato­ nicien ne peut « regarder » la mort bien en face, et donc accéder à cette authenticité de l’existence qui se lierait à Yepimeleia tes psykhes comme melete thanatou, au soin sou­ cieux de l’âme comme souci veillant sur la mort. Et dans sa possibilité même, ce redoublement du secret ou du mystère brouille ici toutes les limites qui forment les nervures de l’analytique existentiale de Heidegger. Il y a d ’abord le mys­ tère démonique en lui-même, si l’on peut dire. Et puis il y a la structure de secret qui tient ce mystère caché, incorporé, dissimulé mais vivant, dans la structure de la libre respon­ sabilité qui prétend se porter au-delà de lui, et n ’y réussit, en fait, qu’en le subordonnant et en le gardant asservi. Le secret de la responsabilité consisterait à garder secret (incor­ poré) le secret du démonique et donc à abriter en soi un noyau d’irresponsabilité ou d ’inconscience absolue, ce que Patocka appelle plus loin l’« irresponsabilité orgiaque ». Dans l’hypothèse de ce moment, que Patocka situe comme celui du philosophe platonicien, nous pourrions peut-être ressaisir une différence sémantique entre le mystère et, d’autre part, plus strictement, le secret, ce secretum qui fait signe vers la séparation (se cernere) et plus couramment vers la représentation objective qu’un sujet conscient garde par-devers lui : ce qu’il sait, ce qu’il sait se représenter, alors même qu’il ne peut ou ne veut dire, déclarer, avouer cette représentation. Le secretum suppose la constitution de cette liberté de l’âme comme conscience d’un sujet responsable. En somme, réveiller du mystère démonique, dépasser le démonique, c’est accéder à la possibilité du secretum, du garder-secret. Car c’est aussi accéder à l’individualisation du1

rapport à soi, du moi qui s’arrache au mystère de la commu­ nauté fusionnelle. Mais ce n ’est que l’échange d’un secret pour un autre. Une économie se contente de sacrifier un mystère pour un secret dans une histoire de la vérité comme histoire de la dissimulation, dans une généalogie comme cryptologie ou mystologie générale. Tout cela relèverait donc d’une incorporation mythomorphique ou mythopoétique. En formalisant et en durcissant un peu les traits du discours de Patocka, mais, je l’espère, sans le trahir, je dirais qu’il décrit d’abord l’incorporation platonicienne du mystère démonique et de l’irresponsabilité orgiaque. Ne peut-on aller plus loin et dire que cette incor­ poration est à son tour refoulée par un certain christianisme, au moment de ce que Patocka appelle justement le revire­ ment chrétien ? O n serait alors tenté de distinguer ici deux économies, ou une économie à deux régimes : l’incorporation et le refoulement. La dimension politique essentielle de cette crypto- ou mysto-généalogie apparaît mieux. Elle paraît former l’enjeu même de ce passage du secret platonicien (gros du mystère démonique incorporé) au secret chrétien comme mysterium tremendum. Pour nous en approcher, il faudra discerner d’abord trois motifs essentiels dans cette généalogie conjointe du secret et de la responsabilité. 1. Il ne faut jamais l’oublier, et précisément pour des rai­ sons politiques, le mystère incorporé, puis refoulé, n’est jamais détruit. Cette généalogie a un axiome, à savoir que l’histoire n’efface jamais ce qu’elle enfouit ; toujours elle garde en elle le secret de ce qu’elle encrypte, le secret de son secret. C ’est une histoire secrète du secret gardé. C ’est pour-

1 38

39

quoi cette généalogie est une économie. Le mystère orgiaque est indéfiniment récurrent, il reste toujours à l’œuvre : non seulement dans le platonisme, nous l’avons vu, mais aussi dans le christianisme et même dans l’espace de ÏAufklarung et de la sécularisation. Patocka nous invite à en tirer une leçon politique, pour aujourd’hui et pour demain, quand il rappelle que toute révolution, fût-elle athée ou laïque, témoigne d’un retour du sacré sous la forme de l’enthou­ siasme, autrement dit de la présence en nous des dieux. Par­ lant de cette « nouvelle vague de la crue orgiaque » qui est toujours imminente, et qui correspond toujours à une défail­ lance de la responsabilité, Patocka donne l’exemple de l’enthousiasme religieux cjui s’est emparé des hommes sous la Révolution française. [Etant donné l’affinité qui lie tou­ jours le sacré au secret, et la cérémonie sacrificielle à l’initia­ tion, on pourrait dire que tout enthousiasme révolutionnaire produit ses mots d ’ordre comme des rites sacrificiels et des effets de secret. Patocka ne le dit pas expressément mais la citation qu’il fait alors de Durkheim paraît aller dans ce sens : C ette aptitude de la société à s’ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les pre­ mières années de la Révolution. À ce m om ent, en effet, sous l’influence de l’enthousiasme général, des choses, purem ent laïques par nature, furent transform ées par l’opinion publique en choses sacrées : c’est la Patrie, la Liberté, la Raison.

Et après cette citation des Formes élémentaires de la vie religieuse, Patocka enchaîne :

40

(C’est, bien sûr, un enthousiasme qui malgré le culte de la raison, a un caractère orgiaque, non discipliné ou insuf­ fisamment discipliné par le rapport personnel à la respon­ sabilité. Le danger d ’une nouvelle chute dans l’orgiasme est im m inent.

Une telle mise en garde ne peut évidemment, et ce sont les paradoxes ou les apories de toute économie, qu’opposer un deuil à un autre, une mélancolie à un triomphe et un triomphe à une mélancolie, une forme de la dépression à une autre forme de la dépression ou, ce qui revient au même, de résistance à la dépression : on échappera à l’orgiasme démonique par le triomphe platonicien, à celui-ci par le sacrifice ou le repentir selon le « revirement », c’est-à-dire le « refoulement » chrétien. 2. Si je n’abuse pas en tirant cette interprétation de Yepimeleia tes psykhes vers une économie psychanalytique du secret comme deuil ou du deuil du secret, je dirais que ce qui soustrait cette économie à son ascendant heideggerien, c’est son christianisme essentiel. La pensée heideggerienne n’a pas seulement été un mouvement constant pour s’arra­ cher, avec quelle difficulté, au christianisme (geste qu’il faut sans cesse mettre en rapport, si complexe que doive être ce rapport, avec le déchaînement inouï de violence anti-chré­ tienne, on l’oublie souvent aujourd’hui, qu’a été l’idéologie la plus officielle et déclarée du nazisme). La même pensée heideggerienne consiste souvent, notamment dans certains motifs déterminants de Sein und Zeit, à répéter à un niveau ontologique des thèmes et des textes chrétiens dé-christianisés. Ces thèmes et textes sont alors présentés comme des essais ontiques, anthropologiques ou factices tournant court

41

sur la voie d’une ressaisie ontologique de leur propre possi­ bilité originaire (qu’il s’agisse par exemple du status corruptionnis, de la différence entre authentique et inauthentique ou de la chute (Verfallen) dans le On, qu’il s’agisse de la sollicitudo et du souci, du plaisir de voir et de la curiosité, du concept authentique ou du concept vulgaire du temps, des textes de la Vulgate, de saint Augustin ou de Kierke­ gaard). Patocka ferait le geste inverse et symétrique, qui dès lors revient peut-être au même. Il réontologiserait les thèmes historiques du christianisme et mettrait au compte de la révé­ lation ou du mysterium tremendum le contenu ontologique que Heidegger tente d ’y soustraire. 3. Mais Patocka ne le ferait pas pour reconduire dans le droit chemin d’un christianisme orthodoxe. Son hérésie croise peut-être ce qu’on appellerait un peu par provocation cette autre hérésie que serait la torsion ou le détournement dont la répétition heideggerienne affecte à sa manière le christianisme. À deux ou trois reprises, Patocka dénonce la persistance d’un certain platonisme - et d’une certaine politique plato­ nicienne — au cœur d’un christianisme européen qui, en somme, au cours de son revirement, n’a pas assez refoulé le platonisme qui le ventriloque encore. En ce sens, cela confir­ merait encore, du point de vue politique, le mot de Nietzsche (« juste » jusqu’à un certain point, rappelions-nous à l’instant) selon lequel le christianisme serait le platonisme du peuple.

42

A. D ’une part, c’est l’assujettissement de la décision responsable au savoir : T o u t en condam nant la solution platonicienne [à savoir la condam nation de l’orgiasme, certes, mais à partir d ’une m étaphysique de la connaissance com m e sophia tou kosmou : connaissance de l’ordre du m onde et subordination de l’éthique et de la politique à la connaissance objective], la théologie chrétienne en adopte des éléments im portants. Le rationalisme platonicien, l’aspiration platonicienne à subor­ donner la responsabilité elle-même à l’objectivité de la connaissance, continue à influer en sous-main (v podzemî) sur la conception chrétienne. La théologie elle-même repose sur un fondem ent « naturel », le « surnaturel » étant compris com m e le remplissem ent du naturel.

« Subordonner la responsabilité à l’objectivité de la connaissance », c’est évidemment aux yeux de Patocka —et comment ne pas souscrire à ce qu’il sous-entend ici ? - annu­ ler la responsabilité. Dire qu’une décision responsable doit se régler sur un savoir, cela paraît définir à la fois la condition de possibilité de la responsabilité (on ne peut prendre une décision responsable sans science et conscience, sans savoir ce qu’on fait, pour quelle raison, en vue de quoi et dans quelles conditions on le fait) et la condition d’impossibilité de ladite responsabilité (si une décision s’ordonne à ce savoir qu’elle se contente de suivre ou de développer, ce n’est plus une décision responsable, c’est la mise en œuvre technique d ’un dispositif cognitif, le simple déploiement machinique d ’un théorème). Cette aporie de la responsabilité définirait donc le rapport du paradigme platonicien au paradigme chrétien dans l’histoire de la morale et de la politique.!

43

B. C ’est pourquoi, d ’autre part, tout en inscrivant son discours éthique ou juridique, et en particulier son discours politique, dans la perspective d’une eschatologie chrétienne, Patocka cerne une sorte d’impensé du christianisme. Éthique ou politique, la conscience chrétienne de la responsabilité est incapable de penser son refoulé platonicien et, du même coup, de penser ce que le mystère platonicien incorpore du mystère orgiaque. Cela apparaît dans la détermination de ce qui est justement le lieu et le sujet de toutes ces responsa­ bilités, à savoir la personne. À peine vient-il de désigner le « revirement » et le « refoulement » chrétiens dans le mysterium tremendum que Patocka écrit :

L’insuffisance de cette thématisation reste donc sur le seuil de la responsabilité. Elle ne thématise pas ce qu’ert, c’est-àdire ce que doit être une personne responsable, à savoir cette exposition de l’âme au regard de l’autre personne, de la per­ sonne comme autre transcendant, comme autre qui me regarde, mais qui me regarde sans que moi, le moi-je, puisse l’atteindre, le voir, ou le tenir à portée de regard. N ’oublions jamais qu’une thématisation insuffisante de ce qu’est, c’est-

à-dire doit être la responsabilité, c’est aussi une thématisation irresponsable : ne pas savoir, n’avoir ni une science ni une conscience suffisante de ce qu’être responsable veut dire, c’est en soi un manquement à la responsabilité. Pour être respon­ sable, il faut pouvoir répondre de ce que veut dire être res­ ponsable. Car si, dans la plus sûre continuité de son histoire, le concept de responsabilité a impliqué l’engagement dans un agir, un faire, une praxis, une décision débordant la simple conscience ou le simple constat théorique, le même concept requiert qu’une décision ou une action responsable réponde d’elle-même en conscience, c’est-à-dire dans le savoir théma­ tique de ce qui est fait, de ce que signifie l’action, de ses causes et de ses fins, etc. Il faut toujours tenir compte, dans les débats autour de la responsabilité, de cette intrication originale et irréductible de la conscience théorique (qui doit être aussi une conscience thétique ou thématique) et de la conscience « pratique » (éthique, juridique ou politique), ne serait-ce que pour éviter l’arrogance de toutes les « bonnes consciences ». Il faut sans cesse rappeler que quelque irres­ ponsabilité s’insinue partout où l’on exige la responsabilité sans avoir suffisamment conceptualisé et thématiquement pensé ce que « responsabilité » veut dire : c’est-à-dire partout. Partout, on peut le dire a priori et de façon non empirique, car si l’intrication entre le théorique et le pratique dont nous parlions à l’instant est, certes, irréductible, l’hétérogénéité entre les deux ordres ainsi intriqués l’est tout autant. Dès lors, la mise en œuvre d ’une responsabilité (la décision, l’acte, la praxis) devra toujours se porter en avant et au-delà de toute détermination théorique ou thématique. Elle devra décider sans elle, dans l’indépendance au regard du savoir et telle sera la condition d’une liberté pratique. O n devrait

44

45

En dernière analyse [dans le mystère chrétien] l’âme n’est pas un rapport à un objet, fût-il le plus élevé (comme le Bien platonicien) [sous-entendu, donc : comme dans le pla­ tonisme où elle est rapport à un Bien transcendant qui réglera aussi l’ordre idéal de la polis grecque ou de la civitas romaine], mais à une personne qui la pénètre du regard tout en demeurant elle-même hors la portée du regard de l’âme. Quant à savoir ce qu’est la personne, c’est une question qui n’a pas reçu une thématisation adéquate dans l’optique >> chrétienne.

en conclure que non seulement la thématisation du concept de responsabilité est toujours insuffisante mais qu’elle le sera toujours parce qu’elle doit l’être. Ce qui vaut ici de la res­ ponsabilité vaut aussi, pour les mêmes raisons, de la liberté ou de la décision. L’hétérogénéité que nous entrevoyons ici entre Kexercice de la responsabilité et sa thématisation théorique, voire doc­ trinale, n ’est-ce pas aussi ce qui voue la responsabilité à l’hérésie ? à Yairesis comme choix, élection, préférence, incli­ nation, parti pris, c’est-à-dire décision ? mais aussi, comme école (philosophique, littéraire ou religieuse) correspondant à ce parti pris décidé ? et enfin comme hérésie au sens que le vocabulaire de l’église catholique a fixé, et qu’on a géné­ ralisé depuis, à savoir un écart dans la doctrine, écart en elle et par rapport à elle, par référence à une doctrine officielle­ ment et publiquement donnée et à la communauté institu­ tionnelle qui se règle sur elle ? O r dans la mesure où cette hérésie marque toujours l’écart, se tenant toujours à l ’écart de ce qui est publiquement et notoirement déclaré, elle n’est pas seulement, dans sa possibilité, la condition essentielle de la responsabilité ; elle destine paradoxalement la responsa­ bilité à la résistance ou à la dissidence d’un certain secret. Elle tient la responsabilité à l’écart et au secret. Et la res­ ponsabilité tient à l’écart et au secret. Dissidence, écart, hérésie, résistance, secret, autant d’ex­ périences paradoxales, au sens fort que Kierkegaard donnait à ce mot. Il s’agit en effet de lier au secret une responsabilité qui consiste, selon la doxa la plus convaincue et la plus convaincante, à répondre, donc à répondre à l’autre, devant l’autre et devant la loi, et si possible publiquement, d’ellemême, de ses intentions, de ses fins et du nom de l’agent

46

supposé responsable. Ce rapport de la responsabilité à la réponse n ’est pas marqué dans toutes les langues mais il l’est aussi en tchèque (odpovèdnost). Cela peut paraître à la fois fidèle à l’esprit de l’hérésie patockienne et, bien entendu, hérétique au regard de cette hérésie même. Ce paradoxe peut en effet s’interpréter dans le droit fil de ce que soutient Patocka au sujet de la personne et du mysterium tremendum chrétien ; mais aussi bien contre lui, quand, parlant d ’une thématisation inadéquate, il semble en appeler à quelque adéquation finale dans une thématisa­ tion enfin accomplie. Il semble au contraire que le thème de la thématisation, le m otif parfois phénoménologique de la conscience thématique est cela même qui se trouve, sinon récusé, du moins strictement limité dans sa pertinence par cette autre forme radicale de la responsabilité qui m’expose dissymétriquement au regard de l’autre, ne faisant plus de mon regard, justement pour ce qui me regarde, la mesure de toute chose. Le concept de responsabilité est un de ces concepts étranges qui donnent à penser sans se donner à thématiser ; il ne se pose ni comme un thème ni comme une thèse, il donne sans se donner à voir, sans se présenter en personne dans quelque « se donner à voir » de l’intuition phénoménologique. Ce concept paradoxal a aussi la structure d’un certain secret - et de ce qu’on nomme, dans le code de certaines cultures religieuses, le mystère. L’exercice de la responsabilité semble ne laisser d’autre choix que celui, le plus inconfortable qui soit, du paradoxe, de l’hérésie et du secret. Plus gravement encore, il doit toujours courir le risque de la conversion et de l’apostasie : pas de responsa­ bilité sans rupture dissidente et inventive avec la tradition, l’autorité, l’orthodoxie, la règle ou la doctrine.

' 47

Dissymétrie dans le regard : cette disproportion qui me rapporte, dans ce qui me regarde, à un regard que je ne vois pas et qui se tient secret pour moi alors qu’il me commande, voilà le mystère terrifiant, effrayant, tremendum, qui s’an­ noncerait donc, pour Patocka, dans le mystère chrétien. Un tel effroi n ’aurait pas lieu dans l’expérience de la transcen­ dance qui rapporte la responsabilité platonicienne £ ïagathon. Ni dans la politique qu’elle institue. Et l’effroi de ce secret déborde, précède ou excède la tranquille relation d’un sujet à un objet. La référence à cette dissymétrie abyssale dans l’exposition au regard de l’autre, est-ce un m otif qui relève d ’abord et seulement du christianisme, fût-ce d’une thématique chré­ tienne inadéquate ? Laissons de côté la question de savoir si on n ’en trouve pas au moins l’équivalent « avant » ou « après » les Évangiles, dans le judaïsme ou dans l’Islam. Pour s’en tenir à une lecture de Patocka, il ne fait aucun doute, en tout cas, qu’aux yeux de ce dernier, le christia­ nisme - et l’Europe chrétienne qu’il n ’en dissocie jamais reste l’élan le plus puissant pour l’approfondissement de cet abîme de la responsabilité, même si cet élan reste encore limité par le poids d’un certain impensé, en particulier par son platonisme incorrigible :

Si cet élan n ’a pas été pensé jusqu’au bout, cela laisse entendre qu’aux yeux de Patocka on devrait aller jusqu’à son

terme : non seulement par une thématisation approfondie mais aussi par une mise en œuvre ou par une action politi­ co-historique. Et cela selon les voies d’un eschatologisme messianique et néanmoins, indissociablement, phénomé­ nologique. Quelque chose n’est pas encore arrivé : au christianisme mais aussi par le christianisme. Ce qui n’est même pas arrivé au christianisme, c’est le christianisme. Le christianisme n’est pas arrivé au christianisme. Ce qui n’est pas arrivé encore, c’est l’accomplissement, dans l’histoire, dans l’histoire politique, et d’abord dans la politique euro­ péenne, de la nouvelle responsabilité annoncée par le mysterium tremendum. Il n ’y a pas encore eu de politique authentiquement chrétienne, et cela pour cause de polis pla­ tonicienne. La politique chrétienne doit rompre plus radi­ calement avec le politique gréco-platonico-romain pour accomplir enfin le mysterium tremendum. À cette condition, il y aura un avenir pour l’Europe, et un avenir en général, car Patocka parle moins d’un événement passé ou d’un fait que d’une promesse. Cette promesse aurait déjà eu lieu. Le temps de cette promesse définit à la fois l’expérience du mysterium tremendum et ce double refoulement qui l’institue, double refoulement par lequel il réprime mais garde ainsi en lui et l’orgiasme incorporé par le platonisme et le platonisme lui-même. O n pourrait déployer radicalement ce qui reste à la fois implicite et explosif dans le texte de Patocka, hérétique à la fois au regard d’un certain christianisme, d’un certain heideggerianisme, mais aussi à l’égard de tous les grands dis­ cours sur l’Europe. Porté à sa conséquence extrême, le texte semble d’une part suggérer que l’Europe ne sera ce qu’elle doit être que quand elle sera pleinement chrétienne, au

48

49

En raison de ce fondem ent (zâklad) dans l’approfondis­ sement abyssal de l’âme, le christianisme représente l’élan jusqu’à présent le plus puissant, jamais encore dépassé mais jamais non plus pensé jusqu’au bout, qui rend l’hom m e capable de lutter contre la déchéance.

moment où la thématisation du mysterium tremendum sera enfin adéquate. Mais il semble suggérer aussi, du même coup, que cette Europe à venir devra ne plus être grecque, gréco-platonicienne, ni même romaine. L’exigence la plus radicale promise par le mysterium tremendum serait celle d ’une Europe si nouvelle (ou si ancienne) qu’elle s’émanci­ perait, jusqu’à rompre toute attache avec elle, jusqu’à lui devenir hétérogène, de cette mémoire grecque ou romaine qu’on invoque si communément pour penser l’Europe. Que serait le secret d’une Europe affranchie et d’Athènes et de Rome ? D ’abord l’énigme d ’une transition impossible et inévi­ table : entre le platonisme et le christianisme. Dans le moment du revirement-refoulement, il n ’y a rien d’étonnant à ce qu’on entrevoie par privilège cette figure historique ins­ table, multiple, un peu spectrale, d’autant plus fascinante et passionnante, qu’on appelle le néo-platonisme et notamment ce qui a pu lier ce néo-platonisme au pouvoir politique de la romanité. Mais en même temps qu’une figure politique du néo-platonisme, Patocka nomme de façon elliptique quelque chose qui n ’est pas une chose mais sans doute le lieu même du paradoxe le plus décisif, à savoir un don qui n ’est pas un présent, le don de quelque chose qui reste inac­ cessible, donc non présentable et par conséquent secret. L’événement de ce don lierait l’essence sans essence du don au secret. Car un don, pourrait-on dire, s’il se faisait recon­ naître comme tel au grand jour, un don destiné à la recon­ naissance s’annulerait aussitôt. Le don est le secret lui-même, si on peut dire le secret lui-même. Le secret est le dernier mot du don qui est le dernier mot du secret. Un passage concernant ce passage de Platon au chris-

tianisme suit immédiatement l’allusion à la « nouvelle my­ thologie lumineuse de l’âme, fondée sur la dualité de l’authentique, du responsable d’une part, et de l’extraordinaire-orgiaque de l’autre ». « L’orgiaque, disait alors Patocka, n’est pas éliminé mais discipliné, asservi. »

50

51

Cette thématique prend une importance capitale au moment où, avec la fin de la polis-civitas, la principauté romaine pose le problème d’une responsabilité nouvelle, fon­ dée dans le transcendant aussi dans le cadre social, respon­ sabilité envers un État qui ne peut plus être une commu­ nauté de personnes égales dans la liberté. Dès lors la liberté est déterminée par un rapport non plus à des égaux (aux concitoyens) mais au Bien transcendant. Cela pose des ques­ tions nouvelles et rend possibles de nouvelles solutions. Au bout du compte, le problème social de l’empire romain se concrétise également sur une base rendue possible par la conception platonicienne de l’âme. Le philosophe néo-platonicien Julien l’Apostat sur le trône impérial représente —comme Quispel l’a fort bien vu —une péripétie importante du rapport entre l’orgiasme et la dis­ cipline de la responsabilité. Le christianisme n’a pu dépasser cette solution platonicienne que par encore un revirement. La vie responsable elle-même y était conçue comme le don de quelque chose qui, en dernière analyse, tout en ayant le caractère du Bien, présente également les traits d’un inac­ cessible (nepnstupnêbo) auquel l’homme est à jamais soumis - des traits du mystère qui garde le dernier mot. Le chris­ tianisme comprend le bien autrement que Platon - comme bonté oublieuse de soi et amour (nullement orgiaque) qui se renie. (Je souligne.)

Retenons le mot « don ». Entre ce reniement qui est un renoncement à soi, une abnégation du don, de la bonté ou

de la générosité du don qui doit se retirer, se cacher, se sacrifier aussi pour donner en effet, et d’autre part le refou­ lement qui transformerait le don en économie du sacrifice, n ’y a-t-il pas une affinité secrète, un risque ineffaçable de contamination entre deux possibilités aussi proches l’une de l’autre qu’hétérogènes l’une à l’autre ? Caf ce qui est ainsi donné dans le tremblement, comme le tremblement même de l’effroi, ce n ’est rien d ’autre que la mort, une nouvelle signification de la mort, une nouvelle appréhension de la mort, une nouvelle manière de se donner la mort : la diffé­ rence entre le platonisme et le christianisme, ce serait avant tout « un revirement devant la face de la mort et de la mort éternelle, qui vit d’angoisse et d ’espérance dans l’alliance la plus étroite, tremble auprès de la conscience du péché et s’offre de tout son être en sacrifice au repentir ». Telle serait la rupture, mais opérée sur le mode et dans les limites d ’un refoulement : entre la métaphysique, l’éthique et la politique du Bien platonicien (à savoir le mystère orgiaque « incor­ poré ») et le mysterium tremendum de la responsabilité chrétienne : Aucun orgiasme —celui-ci demeure non seulement subor­ donné mais, dans certaines approches de la limite, entière­ ment refoulé —mais pourtant un mysterium tremendum. Tre­ mendum, car la responsabilité est placée désormais non pas dans l’essence, accessible au regard humain, du Bien et de l’Un, mais dans le rapport à un étant suprême, absolu, inac­ cessible, qui nous tient en main et non pas extérieurement mais intérieurement. Connaissant si bien la pensée et le langage de Heidegger, Patocka n ’a certainement pas laissé passer sans une intention

52

très marquée cette allusion à l’étant suprême, à Dieu comme à celui qui, me tenant intérieurement en main et sous son regard, définit ce qui me regarde et m ’éveille donc à ma responsabilité. La définition de Dieu comme étant suprême est cette proposition onto-théologique que Heidegger récuse quand il parle de la responsabilité essentielle et originaire du Dasein. À l’écoute de cet appel (Ruf) depuis lequel il s’éprouve comme originellement responsable, coupable (schuldig) ou endetté avant toute faute particulière et toute dette déterminée, le Dasein n ’est pas responsable d’abord devant un étant déterminé qui le regarde ou qui lui parle. Quand Heidegger décrit ce qu’il nomme l’appel ou le sens de l’appel (Rufiinn) comme expérience du souci et phéno­ mène original du Dasein dans son être-responsable ou dans son être-coupable (Schuldigsein) originaire, l’analyse existentiale qu’il en propose prétend se porter au-delà de toute pers­ pective théologique '. Cette originarité n’implique pas, elle exclut même le rapport du Dasein à quelque étant suprême comme origine de la voix qui parle au Gewissen ou du regard devant lequel se tiendrait la conscience morale. À plusieurs reprises, Heidegger qualifie d’image (Bild) et donc disqualifie, du moins du point de vue ontologique, la représentation kan­ tienne du tribunal devant lequel ou aux yeux duquel compa­ raîtrait la conscience 12. D ’autre part, la voix silencieuse qui appelle le Dasein se soustrait à toute identification possible. Elle est absolument indéterminée, même si l’indétermina­ tion et l’indéterminabilité singulières de qui appelle - de l’appelant —n’est pas rien (Die eigentumliche Unbestimmtheit 1. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 269, § 54. 2. Id„ ibid., p. 271, § 55, p. 293, § 59.

53

und Unbestimmtbarkeit des Rufers ist nicht nichts) \ L’origine de la responsabilité ne revient surtout pas, originairement, à un étant suprême. Mais il n’y a pas de mystère à cela. Ni de secret. Cette indétermination et cette indéterminabilité ne font pas de mystère. Le fait que cette voix reste silencieuse et ne soit la voix de personne en particulier, d’aucune iden­ tité déterminable, c’est la condition du Gewissen (de ce qu’on traduit abusivement par conscience morale, disons respon­ sable) mais cela ne fait en rien de cette voix une « voix secrète ou mystérieuse » (geheimnisvolle Stimme) 12. Patocka prend donc délibérément le contre-pied de ce mouvement heideggerien. Il est probablement convaincu qu’il n ’y a pas de vraie responsabilité ni d ’obligation qui tienne si elle ne me vient de personne, si elle ne me vient d’une personne comme d ’un étant absolu qui me transit, s’empare de moi, me tient dans sa main et sous son regard (alors même que, dans cette dissymétrie, je ne le vois pas, il faut que je ne le voie pas). Cet étant suprême, cet autre infini d’abord vient sur moi, il me tombe dessus (il est vrai que Heidegger dit aussi que l’appel dont la source reste indéter­ minable vient de moi tout en me tombant dessus, il sort de moi en venant sur moi : Der R u f kommt aus mir und doch über mich 3). Tout en paraissant contredire Heidegger par cette assignation de l’origine de ma responsabilité à un étant suprême, Patocka semble aussi se contredire lui-même puis­ qu’il dit ailleurs que Nietzsche a certes raison de qualifier le christianisme de platonisme du peuple parce que « le Dieu 1. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 275, § 57. 2. Id., ibid., p. 274, § 56. 3. Id , ibid., p. 275, § 57.

54

chrétien a repris la transcendance de la conception onto(héologique comme chose évidente » mais qu’il y a d’autre part une « profonde différence principielle » entre le chris­ tianisme et l’onto-théologie. Pour échapper à cette contra­ diction, il lui faudrait (ce qui reste sans doute un projet implicite dans son discours) soustraire cette pensée d’un étant suprême à toute onto-théologie, au sens où Heidegger, et Heidegger seul, en a forgé et tenté de légitimer le concept. Cette crypto- ou mysto-généalogie de la responsabilité se tisse selon le double fil irréductiblement entrelacé du don et de la mort : en deux mots de la mort donnée. Le don qui m’est fait par Dieu en tant qu’il me prend sous son regard et dans sa main tout en me restant inaccessible, le don ter­ riblement dissymétrique de ce mysterium tremendum ne me donne à répondre, il ne m ’éveille à la responsabilité qu’il me donne, qu’en me donnant la mort, le secret de la mort, une expérience nouvelle de la mort. Que ce discours sur le don, et le don de la mort, soit ou non un discours sur le sacrifice et sur la mort pour l ’autre, c’est ce que nous devrions maintenant nous demander. D ’autant plus que cette interrogation sur le secret de la res­ ponsabilité, sur l’alliance paradoxale du secret et de la res­ ponsabilité est éminemment historique et politique. Elle concerne l’essence même ou l’avenir d’une politique européenne. Comme la polis et la politique grecque qui y correspond, le moment platonicien a beau incorporer le mystère démo­ nique, il se présente comme moment sans mystère. Ce qui distingue le moment de la polis platonicienne et du mystère orgiaque qu’il incorpore et du mysterium tremendum chrétien qui le refoule, c’est qu’on y fait profession déclarée de

55

n’admettre aucun secret. Il y a une place pour le secret, pour le mysterium ou pour le mystique dans ce qui précède ou dans ce qui suit le platonisme (le mystère démonico-orgiaque ou le mysterium tremendum). Mais il n’y en a pas, selon Patocka, dans la philosophie et dans la politique de tradition platonicienne. Le politique y exclut le mystique. Dès lors, dans l’Europe, et même dans l’Europe moderne, hériter de cette politique de provenance gréco-platonicienne, c’est ignorer, réprimer, exclure dans son espace toute possibilité essentielle de secret et tout lien de la responsabilité au secret gardé, tout ce par quoi une responsabilité peut tenir au secret. De là à y voir le passage inévitable du démocratique (au sens grec) au totalitaire., il n ’y a justement qu’un pas, le simple processus qui avance dans l’ouverture d’un passage. Les conséquences en seraient assez graves. Elles méritent qu’on y regarde à deux fois.

Cette narration est généalogique mais elle ne vaut pas seu­ lement acte de mémoire. Elle témoigne, comme le ferait un acte éthico-politique : pour aujourd’hui et pour demain. Il s’agit d ’abord de penser ce qui a lieu aujourd’hui. La mise en perspective du récit suit un détour généalogique pour décrire mais avant tout pour dénoncer, déplorer, combattre un retour présent, dans l’Europe d’aujourd’hui, du mystère ou de la mystification orgiaque. Comme l’indique le titre de l’essai, Patocka se demande pourquoi la civilisation technique est en déclin (upadkovâ). La réponse paraît claire : cette chute dans l’inauthentique

figure un retour de l’orgiaque ou du démonique. Contrai­ rement à ce qu’on en pense généralement, la modernité tech­ nique ne neutralise rien, elle fait resurgir une certaine forme du démonique. Elle neutralise aussi, certes, dans l’indiffé­ rence et dans l’ennui, mais à cause de cela et dans cette mesure précisément, elle appelle le retour du démonique. Il y a une affinité, en tout cas une synchronie, entre une culture de l’ennui et une culture de l’orgiaque. La domina­ tion de la technique favorise l’irresponsabilité démonique dont la charge sexuelle n’a pas à être rappelée. Et cela sur le fond de cet ennui qui va de pair avec le nivellement tech­ nologique. La civilisation technique ne produit une crue ou une recrue de l’orgiaque, avec ses effets bien connus d’es­ thétisme et d’individualisme, que dans la mesure où elle ennuie, parce qu’elle « nivelle » et neutralise la singularité irremplaçable ou mystérieuse du moi responsable. L’indivi­ dualisme de cette civilisation technique repose sur la mécon­ naissance même du moi singulier. C ’est un individualisme du rôle et non de la personne. Dans un autre langage, on dirait : individualisme du masque ou de la persona, du per­ sonnage et non de la personne. Patocka rappelle des inter­ prétations - notamment celle de Burckardt - selon lesquelles l’individualisme moderne, qui se développerait depuis la Renaissance, s’intéresserait au rôle joué plutôt qu’à cette per­ sonne singulière dont le secret reste caché derrière le masque social. Les alternatives sont brouillées : l’individualisme devient socialisme ou collectivisme, il simule une éthique ou une politique de la singularité ; le libéralisme rejoint le socia­ lisme, la démocratie le totalitarisme, et toutes ces figures par­ tagent la même indifférence à ce qui n’est pas l’objectivité

56

57

2. A u- delà :

donner Àprendre, apprendre à donner - la mort

du rôle. L’égalité entre tous, mot d’ordre de la révolution bourgeoise, devient l’égalité objective ou quantifiable des rôles, non des personnes. Surtout quand elle est associée, au nom de la vérité et de l’authenticité originaire, à une dénonciation de la technique, cette critique du masque ou du simulacre rejoint évidem­ ment une tradition. Patocka ne semble sans doute pas assez sensible à cette permanence, dont la logique paraît imper­ turbable de Platon à Heidegger. Et de même que le rôle joué dissimule sous le masque social l’authenticité du moi irrem­ plaçable, de même la civilisation de l’ennui produite par l’objectivité techno-scientifique dissimule le mystère : « Les découvertes les plus raffinées sont ennuyeuses pour autant qu’elles ne mènent pas à l’exacerbation du Mystère (Tajemstvt) qui s’abrite derrière ce qui est découvert, derrière ce qui nous est dévoilé. » Formalisons la logique de ce discours. Il critique une dis­ simulation inauthentique (et c’est la signification commune à la technique, au rôle, à l’individualisme, à l’ennui) non pas au nom d ’une révélation ou d’une vérité de dévoilement, mais au nom d’une autre dissimulation qui, dans sa réserve même, garde le mystère voilé. La dissimulation inauthen­ tique, celle du rôle masqué, ennuie parce qu’elle prétend dévoiler, montrer, exposer, exhiber, exciter la curiosité. À tout dévoiler, elle dissimule ce dont l’essence est de rester caché, à savoir le mystère authentique de la personne. Le mystère authentique doit rester mystérieux, et nous ne devons l’approcher qu’en le laissant être ce qu’il est en vérité : voilé, en retrait, dissimulé. La violence du dévoile­ ment dissimule inauthentiquement la dissimulation authen­ tique. Le mot de « mystère » ou de « mystère essentiel »

revient à plusieurs reprises dans les dernières pages dont l’intonation et la logique paraissent, au moins, de plus en plus heideggeriennes. Un autre concept pourrait bien figurer ici le recours le plus décisif. Il s’agit de la force (süa). Tout ce que Patocka tend à discréditer - l’inauthenticité, la technique, l’ennui, l’individualisme, le masque, le rôle - relèverait d’une « méta­ physique de la force » (Metafyzika stly). La force est devenue la figure moderne de l’être. L’être s’est laissé déterminer comme une force calculable et l’homme, au lieu de se rap­ porter à l’être caché sous cette figure de la force, se représente lui-même comme puissance quantifiable. Cette détermina­ tion de l’être comme force, Patocka la décrit selon un schéma analogue à celui de Heidegger dans ses textes sur la technique :

58

59

L’homme a cessé d’être rapport à l’Être (Byti) pour deve­ nir une force puissante, l’une des plus puissantes. [Ce super­ latif (jednou z nejmocnéjsîch) signifie bien que l’homme se range lui-même, de façon homogène, parmi les forces du monde, seulement comme la plus forte d’entre les forces.] Il est devenu, dans son étant social surtout, un poste émet­ teur immense qui libère les forces cosmiques, emmagasinées et enchaînées pendant des éternités. Il semblerait qu’il soit devenu, dans le monde des forces pures, un grand accu­ mulateur qui d’un côté exploite ces forces pour exister et se reproduire, mais d’un autre côté se trouve, pour cette raison même, branché dans ce même circuit, emmagasiné, quan­ tifié, exploité et manipulé comme n’importe quel autre état de forces. Cette description paraît au premier abord heideggerienne, comme le sont d’autres formulations telles que « Dans la

Force s’abrite l’Etre » ou « La Force se trouve être ainsi le plus extrême retrait de l’être ». Il en va de même pour l’in­ terprétation de la dissimulation de l’être par la force comme celle de l’être par l’étant. Patocka, si l’on peut dire, ne s’en cache pas, bien que la seule référence explicite à Heidegger prenne une forme étrangement cryptée. Heidegger est seu­ lement désigné comme si, pour une raison ou une autre, il devait ne pas être nommé, alors que d’autres le sont, dans le même contexte et pour aller dans le même sens, par exemple Hannah Arendt : « Cette vision de l’être résorbé par l’étant a été présentée dans l’œuvre d’un grand penseur contemporain sans qu’on y ajoute créance, sans qu’on y fasse même attention. » Heidegger est là, mais on n’y a pas fait attention. Il est visible et on ne le voit pas. Heidegger est là comme une lettre volée, semble-t-il dire, sans pour autant le dire. Nous assisterons dans un instant au retour de la lettre volée. Il y a pourtant des formules auxquelles Heidegger n ’aurait jamais souscrit. Par exemple celle qui présente cette méta­ physique de la force comme « mythologie » ou encore comme une fiction inauthentique. « La métaphysique de la force est donc fictive et inauthentique » (fiktivni a nepravâ : non-véritable). Heidegger n ’aurait jamais dit que les déter­ minations métaphysiques de l’être ou l’histoire de la dissi­ mulation de l’être dans les figures ou les modes de l’étant se développent comme des mythes ou comme des fictions. Ce serait là un langage plus nietzschéen que heideggerien. Et de la métaphysique en tant que telle jamais Heidegger n’au­ rait dit qu’elle est en elle-même « non-véritable » ou « inauthentique ». Si l’on s’en tient toutefois à cette logique de la dissimu-

lation (inauthentique) qui dissimule la dissimulation (authentique) par le simple geste qui consiste à l’exposer ou à l’exhiber, à voir pour voir ou à faire voir pour voir (défi­ nition heideggerienne de la « curiosité »), on a ici l’exemple d’une logique du secret. Celui-ci n ’est jamais mieux gardé que dans son exhibition. La dissimulation n’est jamais mieux dissimulée que par cette espèce particulière de dissimulation qui consiste à affecter de l’exposer, de la dévoiler, de la mettre à nu. Le mystère de l’être est dissimulé par cette dissimulation inauthentique qui consiste à exhiber l’être comme force, à le montrer dans son masque, dans sa fiction ou dans son simulacre. Est-il surprenant de voir Patocka évoquer ici La lettre volée de Poe ?

60

61

La Force se trouve être ainsi le plus extrême retrait de l’Être qui, comme la lettre cherchée dans la nouvelle d’E. A. Poe, n’est nulle part plus en sûreté que là où il saute aux yeux sous les espèces de la totalité de l’étant, c’est-à-dire des forces qui s’organisent et se libèrent mutuellement, sans excepter l’homme, privé de toutes choses, de tout mystère. Cette vision de l’être résorbé par l’étant a été présentée dans l’œuvre d’un grand penseur contemporain sans qu’on y ajoute créance, sans qu’on y fasse même attention. Heidegger lui-même, l’œuvre de Heidegger devient comme une lettre volée : non seulement un interprète du jeu de la dissimulation comme exhibition de lettres, mais à la place de ce qu’on nomme ici l’être ou lettre. Ce n ’est pas la première fois que Heidegger et Poe se trouvent enveloppés, voire pliés ensemble, bon gré mal gré, car tout posthumé­ ment, dans la même histoire de lettres. Patocka en rajoute puisqu’il nous avertit de cet escamotage en faisant le silence

à son tour, escamotage sur escamotage, sur le nom de Heidegger. La place du mort étant essentielle dans le jeu de La lettre volée, voilà qui nous reconduit vers Xappréhension de la mort, à savoir cette manière de se donner la mort, qui paraît impri­ mer à cet essai hérétique son mouvement dominant. Ce que nous appelons ici l’appréhension de la mort vise aussi bien le souci, la sollicitude inquiète, le soin pris de l’âme (epimeleia tes psukhes) dans la melete thanatou que la signification apportée à la mort par une attitude interpréta­ tive qui dans des cultures différentes, à des moments dis­ tincts, par exemple dans le mystère orgiaque, puis dans l’anabase platonicienne, puis dans le mysterium tremendum, appréhende autrement la mort, s’en donnant chaque fois une approche différente. L’approche ou l’appréhension de la mort désigne aussi bien l’expérience de l’anticipation que, indissociablement, la signification de la mort qui s’esquisse en cette approche appréhensive. C ’est toujours une manière de voir venir ce qu’on ne voit pas venir, et de se donner ce qu’on ne peut sans doute jamais se donner purement et sim­ plement. Chaque fois ?e moi anticipe sa mort en lui donnant ou en lui conférant une autre valeur, se donnant, se ré-appro­ priant en vérité ce qu’il ne peut simplement s’approprier. Le premier éveil à la responsabilité, sous sa forme plato­ nicienne, correspond pour Patocka à une conversion dans l’expérience de la mort. La philosophie naît dans cette res­ ponsabilité, et le philosophe naît du même coup à sa propre responsabilité. Il advient comme tel au moment où non seu­ lement l’âme se rassemble dans la préparation qui exerce à la mort mais où elle est prête à recevoir la mort, se la don­ nant même en une acceptation qui la délivrera du corps, en

même temps que de la démonie et de l’orgiasme. L’âme accède, par le passage de la mort, à sa propre liberté. Mais le mysterium tremendum inaugure une autre mort, nue autre manière de donner ou de se donner la mort. Cette lois, le mot « don », est prononcé. Cette autre manière d’appréhender la mort, c’est-à-dire là encore la responsabi­ lité, provient d’un don reçu de l’autre, de celui qui, dans sa transcendance absolue, me voit sans que je le voie, me tient dans sa main en me restant inaccessible. Le « revirement » chrétien qui convertit à son tour la conversion platonicienne, c’est l’irruption d’un don. Un événement donne le don qui transforme le Bien en Bonté oublieuse de soi et en amour qui renonce à lui-même :

62

63

« La vie responsable » est alors conçue, dit Patocka, comme le don de quelque chose qui, en dernière analyse, tout en ayant le caractère du Bien [donc en gardant, au cœur de ce don, 1’agathon platonicien], présente également des traits d’un inaccessible auquel l’homme est à jamais soumis - des traits du mystère qui garde le dernier mot. (Je souligne.) Ce qui est donné - et ce sera aussi une certaine mort ce n’est pas quelque chose, mais la bonté même, la bonté donatrice, le donner ou la donation du don. Bonté qui non seulement doit s’oublier elle-même mais dont la source reste inaccessible au donataire. Celui-ci reçoit dans la dissymétrie un don qui sera aussi une mort, une mort donnée, le don île mourir d’une certaine façon et non d’une autre. C ’est surtout une bonté dont l’inaccessibilité commande au donalaire ; elle se l’assujettit, elle se donne à lui comme la bonté même mais aussi comme la loi. Pour comprendre en quoi ce don de la loi est non seulement l’émergence d’une nou-

velle figure de la responsabilité, mais aussi celle d’une autre mort, il faut prendre en compte l’unicité, la singularité irremplaçable du moi : ce par quoi, et c’est l’approche de la mort, l’existence se soustrait à toute substitution possible. O r faire l’expérience de la responsabilité, depuis la loi don­ née, faire l’expérience de sa singularité absolue et appréhen­ der sa propre mort, c’est la même expérience : la mort est bien ce que personne ne peut ni endurer ni affronter à ma place. Mon irremplaçabilité est bien conférée, livrée, on pourrait dire donnée par la mort. C ’est le même don, la même source, on devrait dire la même bonté et la même loi. Depuis la mort comme lieu de mon irremplaçabilité, c’està-dire de ma singularité, je me sens appelé à ma responsa­ bilité. En ce sens, seul un mortel est responsable. Jusqu’à un certain point, une fois encore, le geste de Patocka ressemble à celui de Heidegger. Dans Sein und Zeit, celui-ci passait d’un chapitre où il traitait de l’être-pour-lamort au chapitre sur le Gewissen, l’appel (Ruj), la responsa­ bilité devant l’appel, et même la responsabilité comme culpa­ bilité (Schuldigsein) originaire. Et il avait bien marqué que la mort est le lieu de mon irremplaçabilité. Personne ne peut mourir pour moi, si « pour moi » veut dire au lieu de moi, à ma place. « Der Tod ist, sofern er “ist”, wesensmàssig je der meine » : « La mort est, pour autant qu’elle “est”, essentiel­ lement chaque fois la mienne » 1. Cette formule était précédée d’une considération sur le sacrifice qui au fond prépare, s’y exposant ou s’y soustrayant à l’avance, l’objection que Lévinas ne cessera d ’adresser à Heidegger : celui-ci privilégierait, dans l’existence du Dasein, 1. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 240, § 47.

« sa propre mort » h Heidegger ne donne en ce lieu aucun exemple du sacrifice mais on peut en imaginer de toute sorte, dans l’espace public des communautés religieuses ou poli­ tiques, dans l’espace semi-privé des familles, dans le secret de la relation duelle (mourir pour Dieu, mourir pour la patrie, mourir pour sauver ses enfants ou l’être aimé). D on­ ner sa vie pour l’autre, mourir pour l’autre, Heidegger y insiste, ce n’est pas mourir à sa place. Au contraire, c’est dans la mesure où le mourir, s’il « est », reste le mien, que je peux mourir pour l’autre ou donner ma vie à l’autre. Il n’y a, on ne peut penser un don de soi qu’à la mesure de cette irremplaçabilité. Heidegger ne le formule pas en ces termes, mais on ne le trahit pas, me semble-t-il, en traduisant ainsi sa pensée qui s’est toujours montrée, autant que celle de Lévinas, constamment attentive à la possibilité fonda­ mentale et fondatrice du sacrifice. Ici même, après avoir sou­ ligné cette irremplaçabilité, Heidegger la détermine comme la condition de possibilité et non d ’impossibilité du sacrifice : Personne ne peut épargner à l’autre son propre mourir (Keiner kann dem Anderen sein Sterben abnehmen). Quelqu’un peut bien « aller à la mort pour un autre » [phrase entre guillemets en raison de son caractère quasi proverbial : mou­ rir pour l’autre : « Für einen Anderen in den Tod gehen »]. Mais cela signifie toujours : se sacrifier pour un autre « dans un cas déterminé » (für den Anderen sich opfern « in einer bestimmten Sache ») 2. 1. Emmanuel Lévinas, « La mort et le temps », Cours de 1975-1976, dans Cahiers de L ’Herne, n° 60, 1991, p. 42. 2. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 240, § 47.

64 65

Heidegger souligne in einer bestimmten Sache : pour une chose déterminée, d’un point de vue particulier, non total. Je peux donner toute ma vie pour l’autre, je peux offrir ma mort à l’autre, mais je ne remplacerai ou ne sauverai ainsi que quelque chose de partiel dans quelque situation parti­ culière (il y aura échange ou sacrifice non total, économie du sacrifice). Je ne mourrai pas à la place de l ’autre. Je sais d’un savoir absolu et absolument certain que je ne délivrerai jamais l’autre de sa mort en ce qu’elle affecte le tout de son être. Car ce discours sur la mort est guidé, comme on sait, par l’analyse de ce que Heidegger appelle la Daseinsganzheit (la totalité du Dasein). Il y va bien de ce que « pour » veut dire à la mort. Le datif de la mort (mourir pour l’autre, donner sa vie à l’autre) ne signifie pas la substitution (pour ou pro au sens de : à la place de l’autre). S’il y a quelque chose de radicalement impossible — et tout prend sens à partir de cette impossibilité —, c’est bien mourir pour l ’autre au sens de « mourir à la place de l ’autre ». Je peux tout don­ ner à l’autre, sauf l’immortalité, sauf mourir pour lui au point de mourir à sa place et de le délivrer ainsi de sa propre mort. Je peux mourir pour lui dans une situation où ma mort lui donne un peu plus de temps à vivre, je peux sauver quel­ qu’un en me jetant à l’eau ou au feu pour l’arracher provi­ soirement à la mort, je peux lui donner mon cœur au sens littéral ou au sens figuré pour lui assurer quelque longévité. Mais je ne peux pas mourir à sa place, lui donner ma vie en échange de sa mort. Seul un mortel peut donner, disionsnous plus haut. Nous devons ajouter maintenant : et ce mor­ tel ne peut donner qu’à du mortel, puisqu’il peut tout don­ ner sauf l’immortalité, sauf le salut comme immortalité - et là nous nous tenons évidemment dans la logique heidegge-

tienne du sacrifice qui n’est peut-être ni celle de Patocka qui jusqu’à ce point semblait le suivre, ni celle de Lévinas. Mais ces logiques se croisent malgré leurs différences : elles enracinent la responsabilité, comme expérience de la singu­ larité, dans cette approche appréhensive de la mort. Le sens de la responsabilité s’annonce toujours comme une modalité du « se donner la mort ». Dès lors que je ne peux pas mourir pour autrui (à sa place) alors même que je meurs pour lui (en me sacrifiant pour lui ou sous ses yeux), ma propre mort est cette irremplaçabilité que je dois assumer si je veux accé­ der à ce qui m ’est absolument propre. Ma première et der­ nière responsabilité, ma première et dernière volonté, la res­ ponsabilité de la responsabilité me rapporte à ce que personne ne peut faire à ma place. C ’est donc aussi le lieu propre de cette Eigentlichkeit qui, dans le souci, me rapporte authentiquement à ma propre possibilité, comme possibilité et liberté du Dasein. Ce thème essentiel de Sein und Zeit, on peut en ressaisir la littéralité au plus près de ce qui dit l’irremplaçabilité de la mort :

66

67

Mais un tel mourir pour... (Solches Sterben fur...) ne peut jamais signifier que sa mort soit le moins du monde épargnée à l’autre (dem Anderen... abgenommen sei). À cet Abnehmen (enlever, prendre à) répond dans la phrase suivante un Aufnehmen, une autre façon de prendre, de prendre sur soi, d’assumer, de recevoir. Parce que je ne peux pas prendre sa mort à l’autre qui ne peut pas me la prendre en retour, il revient à chacun de prendre sa propre mort sur soi. Chacun doit assumer, et c’est la liberté, et c’est la responsabilité, sa propre mort, à savoir la seule chose au

monde que personne ne peut ni donner ni prendre. Car on pourrait dire en français que, dans cette logique du moins, personne ne peut ni me donner la mort ni me prendre la mort. Même si on me donne la mort, au sens où cela revien­ drait à me tuer, cette mort aura toujours été la mienne et je ne l’aurais reçue de personne dès lors qu’elle est irréducti­ blement la mienne — et que le mourir jamais ne se porte, ne s’emprunte, ne se transfère, livre, promet ou transmet. Et de même qu’on ne peut pas me la donner, on ne peut pas me la prendre. La m ort serait cette possibilité du donnerprendre qui elle-même se soustrait à ce qu’elle rend possible, à savoir justement le donner-prendre. M ort serait le nom de ce qui suspend toute expérience du donner-prendre. Cela n ’exclut pas, au contraire, que ce soit seulement depuis elle, et en son nom, que donner ou prendre soit possible. Ce qui nous conduit à ces dernières propositions, qui ne se trouvent littéralement ni chez Patocka, ni chez Lévinas, ni chez Heidegger, c’est le passage, chez ce dernier, du Abnehmen au Aufnehmen comme a u f sich nehmen. La mort qu’on ne peut « abnehmen » {prendre à autrui pour la lui épargner, pas plus qu’il ne peut me prendre ou m ’ôter la mienne), la mort sans substitution possible, la mort qu’on ne peut prendre ni de l’autre ni à l’autre, c’est ce qu’il faut prendre sur soi (auf sich nehmen). Heidegger vient de dire que le « mourir pour » ne signifie en aucun cas que la mort puisse être « abgenommen », épargnée, à l’autre. Il précise : Le mourir, chaque Dasein doit chaque fois, lui-même, le prendre sur lui-même (Dos Sterben muss jedes Dasein jeweilig selbst auf sich nehmen).

68

Pour se donner la mort, au sens où tout rapport à la mort est une appréhension interprétative et une approche repré­ sentative de la mort, il faut prendre la mort sur soi-même. Il faut se la donner en la prenant sur soi, puisqu’elle ne peut être que la mienne en propre, irremplaçablement - et cela alors même que, nous le disions à l’instant, la mort ne se prend ni ne se donne. Mais si elle ne se prend ni ne se donne, c’est de l’autre ou à l’autre —et c’est bien pourquoi on ne peut que se la donner en la prenant sur soi-même. ] La question se concentre alors dans ce « soi-même », dans le même ou le soi-même du mortel ou du mourant. « Qui », « qu’est-ce qui » se donne ou prend la mort sur lui ou sur elle-même ? Remarquons au passage que, dans aucun des discours que nous interrogeons ici, le moment de la mort ne laisse place à quelque prise en compte ou marquage de la différence sexuelle, comme si, et il serait tentant de le penser, devant la mort la différence sexuelle ne comptait plus : ce serait l’ultime horizon, à savoir la fin de la différence sexuelle ; celle-ci serait un êtrt-jusqu â-la-mort. Le même du soi-même, ce qui reste irremplaçable dans le mourir, n’est pas ce qu’il est, le même comme rapport à soi dans le soi-même, avant ce qui le rapporte à sa mortalité en tant qu’irremplaçabilité. Dans la logique développée par Heidegger, il n’y a pas un soi-même, un Dasein qui, dans le souci, appréhende sa Jemeinigkeit et en vient ensuite à êtrepour-la-mort. C ’est dans l’être-pour-la-mort que le soi-même de la Jemeinigkeit se constitue, advient à lui-même, donc à son insubstituabilité. Le même du soi-même est donné par la mort, par l’être-pour-la-mort qui m ’y promet. C ’est seu­ lement dans la mesure où ce même du soi-même est possible, comme singularité irréductiblement différente, que la mort

69

pour l’autre ou la mort de l’autre peuvent prendre un sens. Un tel sens, en tout cas, ne déplace jamais, il confirme au contraire le soi-même de l’être-pour-la-mort dans l’irremplaçabilité de la Jemeinigkeit. Dans la mesure où ce soi-même mortel de la Jemeinigkeit est originaire et indérivable, il est bien le lieu où s’entend l’appel (RuJ) et où s’engage donc la responsabilité. Le Dasein doit d’abord répondre de luimême, en effet, de la mêmeté de lui-même, et ne reçoit l’appel de nulle part que de lui-même. Cela n’empêche pas qu’il lui tombe pourtant dessus : il lui tombe dessus du dedans, il s’impose à lui de façon autonome, et ce serait là la racine de l’autonomie au sens kantien, par exemple (« L’appel vient de moi et pourtant sur moi » : « Der R u f kommt aus mir und doch liber mich » '). O n pourrait situer en ce lieu le principe de l’objection de Lévinas (nous devrions y revenir ailleurs en relisant les ana­ lyses heideggeriennes sur la mort comme possibilité de l’impossibilité du Dasein). Lévinas veut rappeler que la res­ ponsabilité n ’est pas d ’abord responsabilité de moi-même pour moi-même, que la mêmeté du moi-même s’instaure à partir de l’autre, comme si elle lui était seconde, venant à elle-même comme responsable et mortelle depuis ma res­ ponsabilité devant autrui, pour la mort d’autrui et devant elle. C ’est d’abord parce que l ’autre est mortel que ma res­ ponsabilité est singulière et « incessible » : C’est de la mort de l’autre que je suis responsable au point de m’inclure dans la mort. Ce qui se montre peut-être dans une proposition plus acceptable : « Je suis responsable de 1. Martin Heidegger, Sein und Zeit, p. 275, § 57.

70

l’autre en tant qu’il est mortel. » La mort de l’autre, c’est là la mort première h De quelle inclusion peut-il s’agir ici ? Comment s’inclure dans la mort de l’autre ? Comment ne pas le faire ? Que peut vouloir dire « m ’inclure dans la mort » ? Tant que nous n’aurons pas déplacé la logique ou la topologie qui empê­ chent le bon sens de penser ou de « vivre » cela, nous n’aurons aucune chance d’approcher cette pensée de Lévinas, ni ce que la mort nous ap-prend ou nous donne à penser au-delà du donner-prendre : Xadieu. Q u’est-ce que Xadieu ? Que veut dire adieu ? Q u’est-ce que dire « adieu » ? Comment dire, comment entendre « adieu » ? N on pas Xadieu mais adieu ? Et pourquoi penser la mort depuis adieu plutôt que l’inverse ? Nous ne pouvons nous engager ici dans un tel déplace­ ment. Rappelons toutefois que Lévinas définit le premier phénomène de la mort comme le « sans-réponse » dans un passage où il déclare que « l’intentionnalité n’est pas le secret de l’humain » (autant de traits paradoxaux et provocants sur le chemin qui rappelle à l’origine de la responsabilité) : « L esse humain n’est pas conatus mais désintéressement et adieu 2 ». ’

Je suppose qu’adieu peut signifier au moins trois choses : 1. Le salut ou la bénédiction donnée (avant tout langage constatif, « adieu » peut aussi bien signifier « bonjour », « je 1. Emmanuel Lévinas, « La mort et le temps », op. cit., p. 38. 2. Id., ibid., p. 25.

71

te vois », « je vois que tu es là », je te parle avant de te dire quoi que ce soit d ’autre - et en français il arrive dans certains lieux qu’on se dise adieu au moment de la rencontre et non de la séparation). 2. Le salut ou la bénédiction donnée au moment de se séparer, et de se quitter, parfois pour toujours (et on ne peut jamais l’exclure) : sans retour ici-bas, au moment de la mort. 3. L’à-dieu, le pour Dieu ou le devant Dieu avant tout et en tout rapport à l’autre, en tout autre adieu. Tout rapport à l’autre serait, avant et après tout, un adieu. Nous ne faisons ici que l’entrevoir, cette pensée de l’adieu (cette pensée d’« adieu ») conteste aussi bien le caractère pri­ mordial et ultime de la question de l’être ou de la nonindifférence du Dasein à son propre être. Lévinas ne reproche pas seulement à Heidegger de partir du privilège, pour le Dasein, de sa propre mort ’, mais aussi de se donner la mort comme un simple anéantissement, le passage au non-être ; et donc d ’inscrire la mort donnée, comme être-pour-la-mort, dans l’horizon de la question de l’être. O r fia mort d’autrui - ou pour autrui - , celle qui institue notre moi et notre responsabilité, correspondrait à une expérience plus origi­ naire que la compréhension ou la pré-compréhension du sens de l’être : La relation avec la mort, plus ancienne que toute expé­ rience, n’est pas vision de l’être ou du néant12.

1. Emmanuel Lévinas, « La mort et le temps », op. rit., p. 42. 2. Id., ibid., p. 25.

72

Le plus ancien, ce serait ici l’autre, la possibilité du mourir de l’autre ou du mourir pour l’autre. Cette mort ne se donne pas d’abord comme anéantissement. Elle institue la respon­ sabilité comme un se-donner-la-mort ou offrir sa mort, c’està-dire sa vie, dans la dimension éthique du sacrifice.] À la fois proche de Heidegger - qu’il connaissait bien, et de Lévinas, dont je ne sais pas s’il l’avait lu, Patocka dit néanmoins autre chose que l’un et l’autre. La différence, même si elle paraît parfois mince ou secondaire, n ’est pas seulement dans l’intonation ou dans le pathos. Elle peut paraître aussi tranchante. Ce n’est pas seulement la différence du christianisme qui le sépare et de Heidegger et de Lévinas (feignons au moins de nous installer dans l’hypothèse selon laquelle et Heidegger et Lévinas sont simplement, pour l’essentiel de ce qu’ils disent, étrangers au christianisme, ce qui est loin d’être clair). Avec le christianisme, c’est une idée de l’Europe, de son histoire et de son avenir, qui distingue aussi Patocka des deux autres penseurs. Et comme la poli­ tique chrétienne de Patocka garde quelque chose d’hérétique, voire une inclination convaincue à un certain principe d’hérésie, la situation est bien enchevêtrée, pour ne pas dire équivoque, donc d’autant plus intéressante. Repartons de ce qui a pu croiser jusqu’ici, dans l’accord ou le désaccord, les analyses heideggerienne et lévinassienne du « se donner la mort » dans la responsabilité. Nous pour­ rions en retrouver chez Patocka tous les éléments mais sur­ déterminés et donc radicalement transformés par la référence à un réseau de thèmes chrétiens. Que des thèmes chrétiens soient identifiables, cela ne

73

signifie pas que ce texte, en son dernier mot ou en son ultime signature, soit d’essence chrétienne, même si Patocka lui-même, si on peut dire, l’était. Peu importe au fond. Étant donné qu’il s’agit là d’une généalogie de la responsabilité en Europe ou de la responsabilité comme Europe, de la res­ ponsabilité-Europe à travers le décryptage d’une certaine histoire des mystères, de leur incorporation ou de leur refou­ lement, on pourra toujours dire que ce texte de Patocka analyse, déchiffre, reconstitue ou même déconstruit l’histoire de cette responsabilité en tant qu’elle passe - et qui peut le contester ? - par une certaine histoire du christianisme. D ’ailleurs l’alternative entre ces deux hypothèses (texte chré­ tien ou non, Patocka penseur chrétien ou non) est d’une pertinence limitée : si christianisme il y a, celui-ci est à la fois hérétique et hyperbolique. Il parle et il pense là où le christianisme n’aurait pas encore dit et pensé ce qu’il aurait dû être et qu’il n ’est pas encore. Les thèmes chrétiens peuvent se rassembler autour du don comme don de la mort, le don sans fond d’une certaine mort : l’amour infini (le Bien comme bonté qui s’oublie infi­ niment), le péché et le salut, le repentir et le sacrifice] Ce qui engendre et lie entre elles, de façon interne et nécessaire, toutes ces significations, c’est une logique qui, au fond (et c’est pourquoi on peut encore, jusqu’à un certain point, l’appeler une « logique ») n’a pas besoin de l ’événement d ’une révélation ou de la révélation d ’un événement. Elle a besoin de penser la possibilité d’un tel événement mais non l’évé­ nement lui-même. Différence majeure qui permet de tenir un tel discours sans référence à la religion comme dogma­ tique instituée, et de proposer une généalogie pensante de la possibilité et de l’essence du religieux qui ne soit pas article

de foi. Mutatis mutandis, cela vaut pour bien des discours qui aujourd’hui veulent être des discours de la religion, des discours de type philosophique sinon des philosophies, sans poser de thèses ou de théologèmes qui dans leur structure même enseignent ce qui correspondrait au dogme d’une reli­ gion déterminée. La différence est ici subtile, instable, elle exigerait des analyses fines et vigilantes. À des titres et en des sens divers, les discours de Lévinas ou de Marion, peut-être de Ricœur, partagent cette situation avec celui de Patocka. Mais cette liste au fond n ’a pas de limite et on peut dire, en tenant compte de bien des différences, qu’un certain Kant et un certain Hegel, Kierkegaard à n’en pas douter, et j’oserai même dire par provocation Heidegger aussi, appartiennent à cette tradition qui consiste à proposer un doublet non dogmatique du dogme, un doublet philosophique, métaphy­ sique, en tout cas pensant qui « répète » sans religion la pos­ sibilité de la religion. (Nous devrons revenir ailleurs sur cette immense et redoutable question.) Comment opère la déduction logico-philosophique, en quelque sorte, des thèmes religieux que nous venons de nommer (don du Bien comme Bonté oublieuse de soi, donc comme amour infini, don de la mort, péché, repentir, sacri­ fice, salut, etc.) ? En élaborant, dans le style de la généalogie, une réponse à la question : à quelle condition une respon­ sabilité est-elle possible ? La réponse passe la nécessité logique d’une possibilité de l’événement. Tout se passe comme si la seule analyse du concept de responsabilité était capable de produire en somme le christianisme : plus précisément la possibilité du christianisme. Autant conclure, inversement, que ce concept de responsabilité est chrétien de part en part et produit par l’événement du christianisme. Car si la seule

74

75

inspection de ce concept exige l’événement chrétien (péché, don d’amour infini lié à l’expérience de la mort), et lui seul, est-ce que cela ne signifie pas que seul le christianisme a rendu possible l’accès à une authentique responsabilité dans l’histoire, comme histoire et comme histoire de l ’Europe ? O n n ’a plus à choisir ici entre la déduction logique ou an-évé­ nementielle et la référence à l’événement révélateur. L’un implique l’autre. Et ce n’est pas seulement en tant que croyant, en tant que chrétien affirmant le dogme, la révéla­ tion, l’événement, que Patocka pouvait déclarer, comme le ferait un historien généalogiste constatant ce qu’il en est de l’histoire : En raison de ce fondement dans l’approfondissement abyssal de l’âme, le christianisme représente l’élan jusqu’à présent le plus puissant, jamais encore dépassé mais jamais non plus pensé jusqu’au bout, qui rend l’homme capable de lutter contre la déchéance '. À quelle condition peut-il y avoir responsabilité ? À la condition que le Bien ne soit plus une transcendance objec­ tive, un rapport entre des choses objectives, mais le rapport à l’autre, une réponse à l’autre : expérience de la bonté per­ sonnelle et mouvement intentionnel. Cela suppose, nous l’avons vu, une double rupture : et avec le mystère orgiaque et avec le platonisme. À quelle condition y a-t-il bonté, audelà du calcul ? À la condition que la bonté s’oublie ellemême, que le mouvement soit un mouvement de don qui renonce à soi, donc un mouvement d’amour infini. Il faut1 1. « La civilisation technique est-elle une civilisation de déclin, et pourquoi ? », dans Essais hérétiques sur la philosophie de l ’histoire, op. cit.

76

un amour infini pour renoncer à soi et pour devenir fini, s’incarner pour aimer ainsi l’autre, et l’autre comme autre fini. Ce don d’amour infini vient de quelqu’un et s’adresse à quelqu’un. La responsabilité exige la singularité irrempla­ çable. O r l’irremplaçabilité à partir de laquelle seule on peut parler de sujet responsable, d’âme comme conscience de soi, de moi, etc., seule la mort, ou plutôt l’appréhension de la mort peut la donner. Nous avons donc déduit la possibilité d’un mortel accédant à sa responsabilité par l’expérience de son irremplaçabilité, celle que lui donne la mort prochaine, l’approche de la mort. Mais le mortel ainsi déduit est quel­ qu’un dont la même responsabilité exige qu’il ait affaire non pas seulement à un Bien objectif mais à un don d’amour infini, à une bonté oublieuse de soi. Disproportion struc­ turelle, dissymétrie entre le mortel fini et responsable d’une part, la bonté du don infini d’autre part. O n peut penser cette disproportion sans lui assigner une cause révélée ou sans la faire remonter à l’événement d’un péché originel, mais elle transforme inévitablement l’expérience de la responsa­ bilité en culpabilité : je n ’ai jamais été, je ne serai jamais à la mesure de cette bonté infinie et de l’immensité du don, de l’immensité sans bordure qui doit définir (in-définir) un don comme tel en général. Cette culpabilité est originaire, comme le péché du même nom. Avant toute faute déter­ minée : en tant que responsable je suis coupable. Ce qui me donne la singularité, à savoir la mort et la finitude, c’est cela même qui me rend inégal à la bonté infinie du don qui est aussi le premier appel à la responsabilité. La culpabilité est inhérente à la responsabilité parce que la responsabilité est toujours inégale à elle-même : on n’est jamais assez respon­ sable. O n n’est jamais assez responsable parce qu’on est fini

77

mais aussi parce que la responsabilité exige deux mouve­ ments contradictoires : qu’on réponde, en tant que soi-même et en tant que singularité irremplaçable, de ce qu’on fait, dit, donne ; mais aussi, en tant que bon et par bonté, qu’on oublie ou efface l’origine de ce qu’on donne. Patocka ne le dit pas ainsi, et je le tire un peu loin de lui ou de sa lettre. Mais c’est lui qui déduit la culpabilité et le péché - et donc le repentir, le sacrifice et la recherche du salut —de la situa­ tion de l’individu responsable : L’homme responsable comme tel est un moi, un individu qui ne coïncide avec aucun rôle qu’il peut lui arriver d’as­ sumer [moi intérieur et invisible, moi secret au fond] —ce que Platon exprime par le mythe du choix du destin [mythe pré-chrétien donc, préparant au christianisme] ; il est un moi responsable parce que, en se confrontant avec la mort et en s’expliquant avec le néant [thème plus « heideggerien » que « lévinassien »], il a pris sur lui ce que chacun est seul à pouvoir réaliser en soi, ce en quoi il est irremplaçable. Maintenant cependant l’individualité est mise en relation avec l’amour infini et l’homme est un individu parce que, envers cet amour, il est coupable, toujours coupable [Patocka souligne toujours : comme Heidegger il définit là une culpa­ bilité originaire qui n’attend même pas qu’on ait commis une faute, un crime ou un péché déterminés, culpabilité a priori comprise dans la responsabilité, dans le Schuldigsein originaire qu’on peut traduire aussi bien par responsabilité que par culpabilité ; mais Heidegger n’a pas besoin de réfé­ rence, au moins explicite, à cette disproportion au regard d’un amour infini pour analyser le Schuldigsein originaire]. Chacun est déterminé comme individu par l’unicité de ce qui le situe dans la généralité du péché.

78

3. A

QUI DONNER (SAVOIR NE PAS SAVOIR)

Mysterium tremendum. Mystère effroyable, secret qui fait trembler. Trembler. Que fait-on, quand on tremble ? Q u’est-ce qui fait trembler ? Un secret fa it toujours trembler. N on seulement frémir ou frissonner, ce qui arrive aussi parfois, mais trembler. Le frémissement peut certes manifester la peur, l’angoisse, l’appréhension de la mort, quand on frémit d’avance, à l’annonce de ce qui va venir. Mais il peut être léger, à fleur de peau, quand le frémissement annonce le plaisir ou la jouissance. Moment de passage, temps suspendu de la séduc­ tion. U n frémissement n’est pas toujours très grave, c’est parfois discret, à peine sensible, un peu épiphénoménal. Cela prépare plutôt que cela ne suit l’événement. L’eau, dit-on, frémit avant de bouillir, c’est ce que nous appelions la séduc­ tion : une pré-ébullition superficielle, une agitation préli­ minaire et visible. Comme dans le tremblement de terre ou quand on tremble de tous ses membres, le tremblement, lui, au moins en tant que signal ou symptôme, a déjà eu lieu. Il n ’est plus préliminaire même si, ébranlant tout à imprimer au corps une trémulation incoercible, l’événement qui fait trembler annonce et menace encore. La violence va de nouveau se déchaîner, un traumatisme pourrait insister en se répétant. Si différentes qu’elles restent, la crainte, la peur, l’anxiété, la terreur, la panique ou l’angoisse ont déjà commencé, dans le tremblement, et ce qui les a provoquées continue ou

79

menace de continuer à nous faire trembler. Le plus souvent nous ne savons pas et ne voyons pas l’origine — secrète, donc—, de ce qui vient sur nous. Nous avons peur de la peur, nous sommes angoissés par l’angoisse —et nous trem­ blons. Nous tremblons dans cette étrange répétition qui lie un passé irrécusable (un coup a eu lieu, un traumatisme nous a déjà affectés) à un avenir inanticipable, anticipé mais inanticipable, appréhendé mais justement, et c’est pourquoi il y a avenir, appréhendé comme imprévisible, imprédictible, approché comme inapprochable. Même si on croit savoir ce qui va arriver, le nouvel instant, l’arrivant de cette arrivée reste vierge, encore inaccessible, invivable au fond. Dans la répétition de ce qui demeure imprédictible, nous tremblons d’abord de ne pas savoir d’où le coup est déjà venu, d ’où il a été donné (le bon ou le mauvais coup, parfois le bon comme mauvais) et de ne pas savoir, secret redoublé, s’il va continuer, recommencer, insister, se répéter : si, comment, où, quand. Et pour quelle raison ce coup. Je tremble alors d’avoir encore peur de ce qui me fait déjà peur et que je ne vois ni ne prévois. Je tremble devant ce qui excède mon voir et mon savoir alors que cela me concerne jusqu’au tréfonds, jusqu’à l’âme et jusqu’à l’os, comme on dit. Tendu vers ce qui déjoue et le voir et le savoir, le tremblement est bien une expérience du secret ou du mystère, mais un autre secret, une autre énigme ou un autre mystère viennent sceller l’expérience invivable, ajoutant un sceau ou un cèlement de plus au tremor (le mot latin pour tremblement, de tremo, qui en grec comme en latin veut dire je tremble, je suis agité de tremblements ; en grec il y a aussi tromeô : je tremble, je frissonne, je crains ; et tromos, c’est le tremblement, la crainte, l’effroi. Tremendus, tremendum, comme dans myste-

rium tremendum, c’est en latin [adjectif verbal dè tremo\ ce qui fait trembler, l’effrayant, l’angoissant, le terrifiant). D ’où vient le sceau supplémentaire ? On ne sait pas pour­ quoi on tremble. La limite du savoir ne concerne plus seu­ lement la cause ou l’événement, l’inconnu, l’invisible ou l’insu qui nous fait trembler. Nous ne savons pas davantage pourquoi cela produit ce symptôme-ci, une certaine agitation irrépressible du corps, l’instabilité incontrôlable des membres, cette trémulation de la peau ou des muscles. Pour­ quoi l’incoercible prend-il cette forme ? Pourquoi la terreur fait-elle trembler, alors qu’on peut aussi trembler de froid et que ces manifestations physiologiques analogues traduisent des expériences et des affects qui n ’ont, apparemment du moins, rien en commun ? Cette symptomatologie est aussi énigmatique que celle des larmes. Même si on savait pour­ quoi on pleure, dans quelle situation et pour quoi signifier (je pleure parce que j’ai perdu un des miens, l’enfant pleure parce qu’on l’a battu ou qu’on ne l’aime pas : il se fait de la peine, se plaint, se fait ou se laisse plaindre - de l’autre), cela n’expliquerait pas encore que les glandes dites lacrymales en viennent à sécréter ces gouttes d’eau qui viennent aux yeux plutôt qu’ailleurs, dans la bouche ou dans les oreilles. Il faudrait donc frayer de nouvelles voies dans la pensée du corps, sans dissocier les registres du discours (la pensée, la philosophie, les sciences bio-génético-psychanalytiques, la phylo- et l’ontogenèse) pour approcher un jour de ce qui fait trembler ou de ce qui fait pleurer, de cette cause qui n’est pas la cause ultime qu’on peut appeler Dieu ou la mort (Dieu est la cause du mysterium tremendum, et la mort don­ née est toujours ce qui fait trembler, ou aussi de ce qui fait pleurer) mais la cause la plus proche : non pas la cause pro-

81 80

chaine, c’est-à-dire l’accident ou la circonstance, mais la cause au plus proche de notre corps, cela même qui fait qu’alors on tremble ou on pleure plutôt qu’autre chose. Q u’est-ce qui se métaphorise ou se figure alors ? Que veut dire le corps, à supposer qu’on puisse encore parler ici de corps, de dire et de rhétorique ? Q u’est-ce qui fait trembler dans le mysterium tremendum ? C ’est le don de l’amour infini, la dissymétrie entre le regard divin qui me voit et moi-même qui ne vois pas cela même qui me regarde, c’est la mort donnée et endurée de l’irrem­ plaçable, c’est la disproportion entre le don infini et ma finitude, la responsabilité comme culpabilité, le péché, le salut, le repentir et le sacrifice. Comme le titre de Kierkegaard, Crainte et tremblementx, le mysterium tremendum comporte une référence au moins indirecte et implicite à saint Paul. Dans l’Épître aux Philippiens (2, 12), il est demandé aux disciples de travailler à leur salut dans la crainte et le trem­ blement. Ils devront œuvrer pour leur salut tout en sachant que Dieu décide : l’Autre n ’a aucune raison à nous donner et aucun compte à nous rendre, rien à partager de ses raisons avec nous. Nous craignons et tremblons parce que déjà nous sommes entre les mains de Dieu, libres pourtant de travail­ ler, mais entre les mains et sous le regard de Dieu que nous ne voyons pas et dont nous ne connaissons ni les volontés, ni les décisions à venir, ni les raisons de vouloir ceci ou cela, notre vie ou notre mort, notre perte ou notre salut. Nous craignons et tremblons devant le secret inaccessible d’un1

Dieu qui décide pour nous alors que nous sommes pourtant responsables, c’est-à-dire libres de décider, de travailler, d’assumer notre vie et notre mort. Paul dit, et c’est l’un de ces « adieux » dont nous parlions : Ainsi, mes chers, com m e vous m ’avez toujours obéi, tra­ vaillez avec crainte et trem blem ent (cum metu et tremore, meta phobou kai tromou) à votre salut no n seulement en m a présence mais beaucoup plus m aintenant que je ne suis pas là... (non ut in praesentia mei tantum, sed multo magis nunc

in absentia mea ; me ôs en tè parousia mou monon alla nun pollô mallon en tè apousia mou...)

1. S0 ren Kierkegaard, Crainte et tremblement dans Œuvres Complètes, t. V, tr. P. H. Tisseau et E. M. Jacquet-Tisseau, Éditions de l’Orante, 1972, p. 199.

Première explication de la crainte et du tremblement, de « crainte et tremblement » : il est demandé aux disciples de travailler à leur salut non pas en présence (parousia) mais en l’absence (apousia) du maître : sans voir ni savoir, sans entendre la loi ou les raisons de la loi. Sans savoir d’où vient la chose et ce qui nous attend, nous sommes livrés à la soli­ tude absolue. Personne ne peut parler avec nous, personne ne peut parler pour nous, nous devons prendre sur nous, chacun doit prendre sur soi {auf sich nehmen, disait Heideg­ ger au sujet de la mort, de notre mort, de ce qui est toujours « ma mort » et dont personne ne peut se charger à ma place). Mais il y a encore plus grave à l’origine de ce tremblement. Si Paul dit « adieu » et s’absente en demandant d’obéir, en ordonnant en vérité d’obéir (car on ne demande pas d’obéir, on ordonne), c’est que Dieu lui-même est absent, caché et silencieux, séparé, secret —au moment où il faut lui obéir. Dieu ne donne pas ses raisons, il agit comme il l’entend, il n’a pas à donner ses raisons et à partager quoi que ce soit avec nous : ni ses motivations s’il en a, ni ses délibérations,

82

83

ni même ses décisions. Il ne serait pas Dieu autrement, nous n ’aurions pas affaire à l’Autre comme Dieu ou à Dieu comme tout autre. Si l’autre partageait avec nous ses raisons en nous les expliquant, s’il nous parlait tout le temps sans aucun secret, il ne serait pas l’autre, nous serions dans un élément d’homogénéité : dans l’homologie, voire le mono­ logique. Le discours est aussi cet élément du Même. Nous ne parlons pas avec Dieu ni à Dieu, nous ne parlons pas avec Dieu ou à Dieu comme avec les hommes ou à nos semblables. Paul enchaîne en effet : Car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et l’œuvre, pour son bon plaisir h On comprend que Kierkegaard ait élu, pour son titre, le discours d’un grand juif converti, Paul, au moment de médi­ ter une expérience encore juive du Dieu caché, secret, séparé, absent ou mystérieux, celui-là même qui décide, sans révéler ses raisons, d ’exiger d’Abraham le geste le plus cruel et le plus impossible, le plus insoutenable : d’offrir son fils Isaac 1. En y ajoutant parfois les mots grecs ou latins, nous citons la tra­ duction Grosjean et Léturmy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971. Ce qu’ils traduisent par « son bon plaisir» signifie non pas qu’il y a plaisir de Dieu mais volonté souveraine qui ne consulte personne, comme le roi agit à son gré sans dévoiler ses raisons secrètes, sans avoir de compte à rendre ou d’explication à donner. Le texte ne nomme pas le plaisir mais la volonté de Dieu : pro bona voluntate ou hyper tes eudokias : Eudokia, c’est la bonne volonté, non pas seulement au sens de la volonté bonne (« vouloir le bien »), mais du simple vouloir qui juge bon, pour son plaisir, comme on a traduit, parce que telle est sa volonté et cela suffit. Eudokeô, je juge bon, j’approuve, parfois je me plais ou complais à, je consens.

en sacrifice. Tout cela se passe en secret. Dieu garde le silence sur ses raisons, Abraham aussi, et le livre n’est pas signé Kierkegaard, mais Johannes de Silentio (« personnage poétique comme il n ’en surgit que chez les poètes », écrit Kierkegaard en marge de son texte ')• Ce pseudonyme garde le silence, il dit le silence gardé. Comme tous les pseudonymes, il paraît destiné à tenir secret le vrai nom comme patronyme, à savoir le nom du père de l’œuvre, en vérité le nom du père du père de l’œuvre. Ce pseudonyme, l’un parmi tous ceux que Kierkegaard a mul­ tipliés, nous rappelle une évidence : une réflexion qui lie la question du secret à celle de la responsabilité s’adresse d’entrée de jeu au nom et à la signature. De la responsabilité on pense souvent qu’elle consiste à agir et à signer en son nom. Une réflexion responsable sur la responsabilité est d’avance intéressée à tout ce qui peut arriver au nom dans la pseudonymie, la métonymie, l’homonymie, à ce que peut être un vrai nom. O n le dira ou voudra parfois plus effectif, plus authentique dans le nom secret dont on s’appelle et qu ’on se donne ou affecte de se donner, nom plus nommant et nommé dans le pseudonyme que dans l’officialité légale du patronyme public. Le tremblement de Crainte et tremblement, c’est, semblet-il, l’expérience même du sacrifice. N on pas d’abord au sens hébraïque du terme, korban, qui veut dire plutôt l’approche et qu’on traduit abusivement par sacrifice, mais au sens où le sacrifice suppose la mise à mort de l’unique en ce qu’il a d’unique, d’irremplaçable et de plus précieux. Il y va donc aussi de la substitution impossible, de l’insubstituable, mais1 1. Soren Kierkegaards Papirer, IV B 79, Copenhague, 1908-1948.

84 85

aussi de la substitution de l’animal à l’homme — et aussi, surtout, en cette impossible substitution même, de ce qui lie le sacré au sacrifice et le sacrifice au secret. Kierkegaard-de Silentio rappelle l’étrange réponse d’Abraham à Isaac quand celui-ci lui demande où se trouve l’agneau pour le sacrifice. O n ne peut pas affirmer qu’Abraham ne lui réponde pas. Il lui dit que Dieu y pourvoira. Dieu procurera l’agneau pour l’holocauste '. Abraham garde donc son secret mais il répond à Isaac. Il ne se tait pas et il ne ment pas. Il ne dit pas le non-vrai. Dans Crainte et trem­ blement (Problema III), Kierkegaard médite ce double secret : entre Dieu et Abraham, mais aussi entre ce dernier et les siens. Abraham ne parle pas de ce que Dieu lui a ordonné, à lui tout seul, il n ’en parle pas à Sarah, il n’en parle pas à Eliezer, il n ’en parle pas à Isaac. Il doit garder le secret (c’est son devoir) mais c’est aussi un secret qu’il doit garder, double nécessité, parce qu’il ne peut que le garder, au fond : il ne le connaît pas, il sait qu’il y en a, mais il en ignore le sens et les raisons ultimes. Il est tenu au secret parce qu’il est au secret. A ne pas parler ainsi, il transgresse l’ordre de l’éthique. Car l’éthique, selon Kierkegaard, n’a pas d’expression plus haute que ce qui nous lie à nos proches et aux nôtres (cela peut être la famille mais aussi la communauté concrète des amis ou de la nation). En gardant le secret. Abraham trahit 1 éthique. Son silence, en tout cas le fait qu’il ne dévoile pas le secret du sacrifice demandé, n ’est certainement pas destiné à sauver Isaac. D ’une certaine manière, certes, Abraham parle. Il parle

bien. Mais s’il peut tout dire, il suffit qu’il garde le silence sur une seule chose pour qu’on puisse en conclure qu’il ne parle pas. Tel silence gagne tout son discours. Donc il parle et il ne parle pas. Il répond sans répondre. Il répond et ne répond pas. Il répond à côté. Il parle pour ne rien dire de l’essentiel qu’il doit tenir secret. Parler pour ne rien dire, c’est toujours la meilleure technique pour garder un secret. Abraham, toutefois, ne parle pas simplement pour ne rien dire quand il répond à Isaac. Il dit quelque chose qui n’est pas rien et qui n’est pas faux. Il dit quelque chose qui n’est pas une non-vérité, et d’ailleurs une chose qui, mais il ne le sait pas encore, se vérifiera. Dans la mesure où ne disant pas l’essentiel, à savoir le secret entre Dieu et lui, Abraham ne parle pas, il assume cette responsabilité qui consiste à être toujours seul et retranché dans sa propre singularité au moment de la déci­ sion. De même que personne ne peut mourir à ma place, personne ne peut prendre une décision, ce qui s’appelle une décision, à ma place. O r dès qu’on parle, dès qu’on entre dans le milieu du langage, on perd la singularité. O n perd donc la possibilité ou le droit de décider. Toute décision devrait ainsi, en son fond, rester à la fois solitaire, secrète et silencieuse. La parole nous apaise, note Kierkegaard, parce qu’elle « traduit » dans l’universel '. Premier effet ou première destination du langage : me pri­ ver ou aussi bien me délivrer de ma singularité. À suspendre ma singularité absolue dans la parole, j’abdique du même coup ma liberté et ma responsabilité. Je ne suis plus jamais moi-même, seul et unique, dès que je parle. Contrat étrange, 1. Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 199.

1. Genèse 22, 8.

86

87

paradoxal et terrifiant aussi, celui qui lie la responsabilité infinie au silence et au secret. Il va à l’encontre de ce qu’on pense le plus souvent et sur le mode le plus philosophique. Pour le sens commun, pour la raison philosophique aussi, l’évidence la mieux partagée, c’est ce qui lie la responsabilité à la publicité et au non-secret, à la possibilité, voire à la nécessité de rendre compte, de justifier ou d’assumer le geste et la parole devant les autres. Ici au contraire, il apparaît, tout aussi nécessairement, que la responsabilité absolue de mes actes, en tant qu’elle doit être la mienne, toute singu­ lière, pour ce que personne ne peut faire à ma place, implique non seulement le secret mais que, ne parlant pas aux autres, je ne rende pas compte, je ne réponde de rien, et ne réponde rien aux autres ou devant les autres. Scandale et paradoxe à la fois. L’exigence éthique se règle, selon Kier­ kegaard, sur la généralité ; et elle définit donc une respon­ sabilité qui consiste à parler, c’est-à-dire à s’engager dans l’élément de la généralité pour se justifier, pour rendre compte de sa décision et répondre de ses actes. O r que nous enseignerait Abraham, dans cette approche du sacrifice ? Que loin d’assurer la responsabilité, la généralité de l’éthique pousse à l’irresponsabilité. Elle entraîne à parler, à répondre, à rendre compte, donc à dissoudre ma singularité dans l’élé­ ment du concept. Apories de la responsabilité : on risque toujours de ne pas pouvoir accéder, pour le former, à un concept de la respon­ sabilité. Car la responsabilité (on n ’ose plus dire le concept universel de responsabilité) exige à la fois le compte rendu, le répondre-de-soi en général, du général et devant la géné­ ralité, donc la substitution, et d’autre part, l’unicité, la sin­ gularité absolue, donc la non-substitution, la non-répétition,

le silence et le secret. Ce qui se dit ici de la responsabilité se dit aussi bien de la décision. L’éthique m’entraîne dans la substitution, comme le fait la parole. D ’où l’insolence du paradoxe : pour Abraham, déclare Kierkegaard, l ’éthique est la tentation. Il doit donc y résister. Il se tait pour déjouer la tentation morale qui, sous prétexte de l’appeler à la respon­ sabilité, à l’auto-justification, lui ferait perdre, avec sa sin­ gularité, son ultime responsabilité, son injustifiable et secrète et absolue responsabilité devant Dieu. Éthique comme irres­ ponsabilisation, contradiction insoluble et donc paradoxale entre la responsabilité en général et la responsabilité absolue. La responsabilité absolue n’est pas une responsabilité, elle n’est pas en tout cas la responsabilité générale ou en général. Elle se doit d’être absolument et par excellence exception­ nelle ou extraordinaire : comme si la responsabilité absolue ne devait plus relever d’un concept de responsabilité et devait donc rester inconcevable, voire impensable pour être ce qu’elle doit être : irresponsable, donc, pour être absolument responsable. « Abraham ne peut parler ; car il ne peut donner l’explication définitive [...] suivant laquelle il s’agit d’une épreuve, mais, chose à noter, d’une épreuve où l’éthique constitue la tentation 1 ». L’éthique peut donc être destinée à irresponsabiliser. Il faudrait parfois en refuser la tentation, c’est-à-dire la pente ou la facilité, au nom d’une responsabilité qui n’a pas de compte à calculer - ou à rendre à l’homme, à l’humain, à la famille, à la société, aux semblables, aux nôtres. Une telle responsabilité garde son secret, elle ne peut ni ne doit se présenter. Farouchement, jalousement, elle refuse l’auto-pré-

88

89

1. S0 ren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 201.

sentation devant la violence qui consiste à demander des comptes et des justifications, à exiger la comparution devant la loi des hommes. Elle décline l’autobiographie qui est tou­ jours autojustification, égodicée. Abraham se présente certes, mais devant Dieu, le Dieu unique, jaloux, secret, le Dieu à qui il dit « me voici ». Mais pour cela, il doit renoncer à la fidélité aux siens, et c’est un parjure, ou refuser de se pré­ senter devant les hommes. Il ne leur parle plus. Voilà du moins ce que donne à penser le sacrifice d ’Isaac (il en irait autrement pour le héros tragique, Agamemnon par exemple). Le secret est au fond aussi intolérable à l’éthique qu’à la philosophie ou à la dialectique en général, de Platon à Hegel. L’éthique est com m e tel le général, et à ce dernier titre encore le manifeste. Défini comme être im m édiatem ent sen­ sible et psychique, l’Individu est l’être caché. Sa tâche éthique consiste alors à se dégager de son secret pour devenir manifeste dans le général. Chaque fois q u ’il veut dem eurer dans le caché, il com m et un péché et entre dans une crise d ’où il ne peut sortir qu’en se manifestant. N ous voici encore au même point. S’il n ’y a pas un inté­ rieur caché justifié par le fait que l’Individu com m e tel est supérieur au général, la conduite d ’Abraham est injusti­ fiable ; car il a dédaigné les instances éthiques intermédiaires. Mais s’il y a un tel intérieur caché, nous sommes en présence du paradoxe irréductible à la m édiation. La philosophie hégélienne n ’adm et pas d ’intérieur caché ni d ’incom m en­ surable qui soient fondés en droit. Elle est donc conséquente avec elle-même en réclamant la manifestation, mais elle n ’est pas dans le vrai quand elle prétend considérer Abraham com m e le père de la foi et disserter de celle-ci '.

Sous la forme exemplaire de la cohérence absolue, la phi­ losophie hégélienne représente l’exigence irrécusable de manifestation, de phénoménalisation, de dévoilement ; et donc, pense-t-on, la requête de vérité qui anime la philo­ sophie et l’éthique dans ce qu’elles ont de plus puissant. Pas de secret ultime pour le philosophique, l’éthique ou le poli­ tique. Le manifeste vaut mieux que le secret, la généralité universelle est supérieure à la singularité individuelle. Pas de secret irréductible et justifiable en droit, « fondé en droit » - et il faut ajouter l’instance du droit à celle de la philosophie et de l’éthique. Aucun secret n ’est absolument légitime. Mais le paradoxe de la foi, c’est que l’intériorité reste « incom­ mensurable à l’extériorité 11». Aucune manifestation ne peut consister à extérioriser l’intérieur ou à montrer le caché. Le chevalier de la foi ne peut ni communiquer ni se faire comprendre de personne, il ne peut pas secourir l’autre 2. Le devoir absolu qui l’oblige envers Dieu ne peut pas avoir la forme de la généralité qu’on appelle le devoir. Si j’obéis à mon devoir envers Dieu (et c’est le devoir absolu) seulement par devoir, je ne suis pas en rapport avec Dieu. Pour remplir mon devoir envers Dieu lui-même, il faut que ce ne soit pas par devoir, par cette forme de généralité toujours médiatisable et communicable qu’on appelle le devoir. Le devoir absolu qui me lie à Dieu même, dans la foi, doit se porter au-delà de et contre tout devoir : « Le devoir devient devoir quand il est rapporté à Dieu, mais dans le devoir lui-même.

1. Soren Kierkegaard, Problema III, dans Crainte et tremblement, op. cit., p. 171.

1. S0 ren Kierkegaard, Problema II, dans Crainte et tremblement, op. cit., p. 160. 2. Id., ibid., p. 162.

90

91

je n ’entre pas en rapport avec Dieu 1 ». Kant expliquait qu’agir moralement c’était agir « par devoir » et non seule­ ment « conformément au devoir ». Kierkegaard voit dans l’action « par devoir », au sens universalisable de la loi, un manquement au devoir absolu. C ’est là que le devoir absolu (envers Dieu et dans la singularité de la foi) implique une sorte de don ou de sacrifice qui se porte vers la foi au-delà de la dette et du devoir, du devoir comme dette. Dans cette dimension s’annonce un « donner la mort » qui, par-delà la responsabilité humaine, par-delà le concept universel du devoir, réponde au devoir absolu. Dans l’ordre de la généralité humaine, il s’ensuit un devoir de haine. Kierkegaard cite le mot de Luc (XIV, 26) : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Reconnaissant que cette « parole est rude 12 », Kierkegaard en soutient la nécessité. Il en aiguise la rigueur sans chercher à la rendre moins scan­ daleuse ou paradoxale. Mais la haine d’Abraham pour l’éthique et donc pour les siens (la famille, les amis, les proches, la nation, mais à la limite l’humanité entière, le genre ou l’espèce) doit rester absolument douloureuse. Si je donne la mort à ce que je hais, ce n ’est pas un sacrifice. Je dois sacrifier ce que j’aime. Je dois en venir à haïr ce que j’aime, dans le même moment, à l’instant de donner la mort. Je dois haïr et trahir les miens, c’est-à-dire leur donner la mort dans le sacrifice, non pas en tant que je les hais, ce 1. S0 ren Kierkegaard, Problema II, dans Crainte et tremblement, op. cit., p. 159. 2. Id , ibid., p. 162.

serait trop facile, mais en tant que je les aime. Je dois les haïr en tant que je les aime. La haine ne serait pas la haine, ce serait trop facile, si elle haïssait le haïssable. Il lui faut haïr et trahir le plus aimable. La haine ne peut être la haine, ce ne peut être que le sacrifice de l’amour à l’amour. Ce qu’on n’aime pas, on n ’a pas à le haïr, à le trahir dans le parjure, à lui donner la mort. Hérétique ou paradoxal, ce chevalier de la foi est-il juif, chrétien ou judéo-chrétien-musulman ? Le sacrifice d’Isaac appartient à ce qu’on ose à peine appeler le trésor commun, le terrifiant secret d’un mysterium tremendum propre aux trois religions dites du Livre comme religions des peuples abrahamiques. L’exigence et la rigueur hyperbolique poussent le chevalier de la foi à dire et à faire des choses qui paraîtront atroces (et devront même l’être). Elles doivent révolter ceux qui se réclament de la morale en général, de la morale judéo-chrétienne-islamique ou de la religion d’amour en général. Mais comme le dira Patocka, peut-être le chris­ tianisme n’a-t-il pas encore pensé sa propre essence, ni les événements irrécusables dans lesquels le judaïsme, le chris­ tianisme et l’islamisme sont advenus. O n ne peut pas ignorer ou effacer le sacrifice d’Isaac dans la Genèse, ni ce mot de Luc dans les Évangiles. Il faut en prendre acte et c’est ce que propose de faire Kierkegaard. Abraham en vient à haïr les siens en se taisant, à haïr son fils unique et bien-aimé en acceptant de lui donner la mort. Il les hait non par haine, certes, mais d’amour. Il ne hait pas moins pour autant, au contraire. Il faut qu’Abraham aime son fils absolument pour en venir à lui donner la mort, à faire ce que l’éthique appelle haine et meurtre. Comment haïr ses proches ? Kierkegaard rejette la dis-

c 92

93

tinction commune entre l’amour et la haine, il la trouve égoïste et sans intérêt. Il la réinterprète dans le paradoxe. Dieu ne lui demanderait pas de donner la mort à Isaac, c’està-dire de donner cette mort en offrande sacrificielle à luimême, à Dieu, si Abraham ne portait à son fils un amour absolu, unique, incommensurable : ... car cet amour qu’il porte à Isaac est ce qui, par son opposition paradoxale à l’amour qu’il a pour Dieu, fait de son acte un sacrifice. Mais la détresse et l’angoisse du para­ doxe font qu’Abraham ne peut absolument pas se faire comprendre des hommes. C’est seulement à l’instant où son acte est en contradiction absolue avec son sentiment qu’il sacrifie Isaac ; cependant la réalité de son action est ce par quoi il appartient au général, et, dans ce domaine, il est et reste un meurtrier *. J ’ai souligné le mot instant : « l’instant de la décision est la folie », dit ailleurs Kierkegaard. Le paradoxe est insaisis­ sable dans le temps et selon la médiation, c’est-à-dire dans le langage et selon la raison. Comme le don et comme le « donner la mort », sans jamais faire un présent, irréductible à la présence ou à la présentation, le paradoxe exige une temporalité de l’instant. Il appartient à une temporalité intemporelle, à une durée insaisissable : ce qu’on ne peut stabiliser, établir, appréhender, prendre mais aussi bien ce qu’on ne peut comprendre, ce que l’entendement, le sens commun et la raison ne peuvent begreifen, saisir, concevoir, entendre, médiatiser, donc non plus nier ou dénier, entraîner dans le travail du négatif, faire travailler : dans l’acte de don-1 1. Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 164.

94

ner la mort, le sacrifice suspend ici et le travail du négatif et le travail tout court, peut-être même le travail du deuil. Le héros tragique accède au deuil. Abraham, lui, n’est ni un homme du deuil, ni un héros tragique. Pour assumer une responsabilité absolue devant le devoir absolu, pour mettre en œuvre —ou à l’épreuve - sa foi en Dieu, Abraham doit aussi rester en vérité un odieux meur­ trier, car il accepte de donner la mort. En termes généraux et abstraits, l’absolu du devoir, de la responsabilité, de l’obligation exige certes qu’on transgresse le devoir éthique mais qu’à le trahir on lui appartienne encore et le reconnaisse en même temps. La contradiction et le paradoxe doivent être endurés dans l ’instant même. Les deux devoirs doivent se contredire, l’un doit subordonner (incorporer, refouler) l’autre. Abraham doit prendre la responsabilité absolue de sacrifier son fils en sacrifiant l’éthique mais pour qu’il y ait sacrifice, l’éthique doit garder toute sa valeur : l’amour pour le fils doit rester intact, et l’ordre du devoir humain doit continuer à faire valoir ses droits. Le récit du sacrifice d’Isaac pourrait être lu comme la portée narrative du paradoxe qui habite le concept de devoir ou de responsabilité absolue. Ce concept nous met en rapport (sans rapport, et dans le double secret) avec l’autre absolu, avec la singularité absolue de l’autre, dont Dieu est ici le nom. Q u’on fasse ou non foi au récit biblique, qu’on l’accrédite, qu’en en doute ou qu’on le transpose, il y a une moralité, pourrionsnous dire encore, de ce récit, même si on le tient pour une fable (mais le tenir pour une fable, c’est encore le perdre dans la généralité philosophique ou poétique ; c’est en dissoudre l’événementialité historique). Cette moralité de la fable vou-

95

drait dire la moralité même, là où elle met en jeu le don de la mort donnée. L’absolu du devoir et de la responsabilité sup­ pose à la fois qu’on dénonce, récuse, transcende tout devoir, toute responsabilité et toute loi humaine. Il appelle à trahir tout ce qui se manifeste dans l’ordre de la généralité univer­ selle, et tout ce qui se manifeste en général, l’ordre même et l’essence de la manifestation, à savoir l’essence même, l’es­ sence en général en tant qu’elle est inséparable de la présence et de la manifestation. Le devoir absolu exige qu’on se conduise de façon irresponsable (perfidie ou parjure) tout en reconnaissant, confirmant, réaffirmant cela même qu’on sacri­ fie, à savoir l’ordre de l’éthique et de la responsabilité humaines. En un mot, l’éthique doit être sacrifiée au nom du devoir. C ’est un devoir que de ne pas respecter, par devoir, le devoir éthique. On doit se comporter de façon non éthique, non responsable, non seulement éthique ou responsable et cela au nom du devoir, d ’un devoir infini, au nom du devoir absolu. Et ce nom qui doit toujours être singulier n’est autre ici que le nom de Dieu comme tout autre, le nom sans nom de Dieu, le nom imprononçable de Dieu comme l’autre auquel me lie une obligation absolue, inconditionnelle, un devoir incomparable, non négociable. L’autre comme autre absolu, à savoir Dieu, doit rester transcendant, caché, secret, jaloux de l’amour, de la demande, de l’ordre qu’il donne et qu’il demande de garder secret. Le secret est ici essentiel à l’exercice de cette responsabilité absolue comme responsabi­ lité sacrificielle. Insistons ici, au titre de la moralité de la moralité, sur ce qu’oublient trop souvent les moralistes moralisants et les bonnes consciences qui rappellent avec assurance tous les matins ou toutes les semaines, dans les journaux, les hebdo-

madaires, les radios et les télévisions, au sens des responsabi­ lités éthiques ou politiques. Les philosophes qui n’écrivent pas une éthique manqueraient à leur devoir, entend-on souvent, et le premier devoir du philosophe est de penser l’éthique, d’ajouter un chapitre d’éthique à chacun de ses livres et pour cela, le plus souvent possible, de revenir à Kant. Ce que méconnaissent les chevaliers de la bonne conscience, c’est que le « sacrifice d’Isaac » illustre, si on peut risquer ce mot, dans le cas d’un mystère si nocturne, l’expérience la plus quoti­ dienne et la plus commune de la responsabilité. Sans doute l’histoire est-elle monstrueuse, inouïe, à peine pensable : un père prêt à donner la mort à son fils bien-aimé, à son amour irremplaçable, et cela parce que l’Autre, le grand Autre le lui demande ou le lui ordonne sans lui donner la moindre raison ; un père infanticide qui cache à son fils et aux siens ce qu’il va faire et sans savoir pourquoi, quel crime abominable, quel mystère effroyable (tremendum) au regard de l’amour, de l’humanité, de la famille, de la morale ! Mais n’est-ce pas la chose la plus commune aussi ? Ce que le moindre examen du concept de responsabilité doit consta­ ter immanquablement ? Le devoir ou la responsabilité me lient à l’autre, à l’autre en tant qu’autre, et me lient dans ma singularité absolue à l’autre en tant qu’autre. Dieu est le nom de l’autre absolu en tant qu’autre et en tant qu’unique (le Dieu d’Abraham : un et unique). Dès que j’entre en rap­ port avec l’autre absolu, ma singularité entre en rapport avec la sienne sur le mode de l’obligation et du devoir. Je suis responsable devant l’autre en tant qu’autre, je lui réponds et je réponds devant lui. Mais bien entendu, ce qui me lie ainsi, dans ma singularité, à la singularité absolue de l’autre me jette immédiatement dans l’espace ou le risque du sacrifice

96 97

absolu. Il y a aussi des autres, en nombre infini, la généralité innombrable des autres, auxquels devrait me lier la même responsabilité, une responsabilité générale et universelle (ce que Kierkegaard appelle l’ordre éthique). Je ne peux répondre à l’appel, à la demande, à l’obligation, ni même à l’amour d’un autre sans lui sacrifier l’autre autre, les autres autres. Tout autre est tout autre. Les simples concepts d’al­ térité et de singularité sont constitutifs aussi bien du concept de devoir que de celui de responsabilité. Us vouent a priori les concepts de responsabilité, de décision ou de devoir au paradoxe, au scandale et à l’aporie. Le paradoxe, le scandale ou l’aporie ne sont autres, eux-mêmes, que le sacrifice : l’exposition de la pensée conceptuelle à sa limite, à sa mort et à sa finitude. Dès que je suis en rapport avec l’autre, avec le regard, la demande, l’amour, l’ordre, l’appel de l’autre, je sais que je ne puis y répondre qu’en sacrifiant l’éthique, c’està-dire ce qui me fait obligation de répondre aussi et de la même façon, dans le même instant, à tous les autres. Je donne la mort, je parjure, je n ’ai pas besoin de lever le cou­ teau sur mon fils au sommet du mont Moriah pour cela. Jour et nuit, à chaque instant, sur tous les monts Moriah du monde, je suis en train de faire cela, lever le couteau sur ce que j’aime et dois aimer, sur l’autre, tel ou telle autre à qui je dois fidélité absolue, incommensurablement. Abraham n ’est fidèle à Dieu que dans le parjure, dans la trahison de tous les siens, et de l’unicité de chacun des siens, ici exem­ plairement de son fils unique et bien-aimé ; et il ne saurait préférer la fidélité aux siens, ou à son fils, qu’en trahissant l’autre absolu : Dieu si l’on veut. Ne cherchons pas d’exemples, il y en aurait trop, un à chaque pas. En préférant ce que je fais ici à l’instant, ne fût98

ce qu’en lui accordant du temps et de l’attention, en choi­ sissant mon travail, mon activité de citoyen ou de philosophe professoral et professionnel, écrivant ou parlant ici dans une langue publique qui se trouve être le français, je fais peutêtre mon devoir. Mais je sacrifie, les trahissant à chaque instant, toutes mes autres obligations : à l’égard des autres autres que je ne connais pas ou que je connais, des milliards de mes « semblables » (sans parler des animaux qui sont encore plus des autres que mes semblables) qui meurent de faim ou de maladie. Je trahis ma fidélité ou mes obligations à l’égard d’autres concitoyens, à l’égard de ceux qui ne parlent pas ma langue et auxquels je ne parle ni ne réponds, à l’égard de chacun de ceux qui écoutent ou qui lisent, et à qui je ne réponds ni ne m ’adresse de façon propre, c’est-àdire singulière (ceci pour l’espace dit public auquel je sacrifie l’espace dit privé), donc aussi à l’égard de ceux que j’aime en privé, les miens, ma famille, mes fils dont chacun est le fils unique que je sacrifie à l’autre, chacun étant sacrifié à chacun sur cette terre de Moriah qui est notre habitat de tous les jours et de chaque seconde. Ce n ’est pas seulement une figure de style ou un effet de rhétorique. Selon les Chroniques (Livre II, ch. III et VIIl), le lieu-dit du sacrifice d’Abraham ou d’Isaac (et c’est le sacrifice des deux, le donner-la-mort-à-l’autre en se donnant la mort, en se mortifiant à donner cette mort en offrande sacrificielle à Dieu), ce lieu de la mort donnée, c’est le lieu où Salomon décida de bâtir la maison de Iahvé à Jérusalem, là où Dieu était aussi apparu à David, son père. O r ce lieu est aussi celui de la grande mosquée de Jérusalem, le lieu dit du Dôme du Rocher près de la grande mosquée d’al-Aqsa où le sacrifice d’ibrahim aurait pris place et d’où Mahomet se

99

in

Bibliothèque r H-Ont! escarpe

fn

74- A rue Moufletard 75005 PARIS

serait envolé à cheval vers le paradis, après sa mort : juste au-dessus du Temple détruit de Jérusalem et du mur des Lamentations, non loin du chemin de Croix. Il s’agit donc d’un lieu saint mais aussi disputé (radicalement, rageu­ sement) par tous les monothéismes, par toutes les religions du Dieu unique et transcendant, de l’autre absolu. Ces trois monothéismes se combattent, inutile de le nier dans l’œcuménisme béat ; ils se font la guerre à feu et à sang, depuis toujours et plus que jamais aujourd’hui, chacun revendiquant la disposition de ce lieu et une interprétation historico-politique originale du messianisme et du sacrifice d’Isaac. La lecture, l’interprétation, la tradition du sacrifice d’Isaac sont elles-mêmes des lieux de sacrifice sanglants et holocaustiques. Le sacrifique d’Isaac continue tous les jours. Des engins à donner la mort sans compter livrent une guerre sans front. Il n ’y a pas un front entre responsabilité et irres­ ponsabilité mais entre différentes appropriations du même sacrifice, différents ordres de responsabilité aussi, différents autres ordres : le religieux et l’éthique, le religieux et l’éthicopolitique, le théologique et le politique, le théologico-politique, le théocratique et l’éthico-politique, etc., le secret et le public, le profane et le sacré, le singulier et le générique, l’humain et le non-humain. La guerre sacrificielle fait rage non seulement entre les religions dites du Livre et les nations abrahamiques qui se réfèrent expressément au sacrifice d’Isaac, d ’Ishmaël, d’Abraham ou d’ibrahim, mais entre elles et le reste du monde affamé, l’immense majorité des hommes et même des vivants, sans parler des autres, morts ou nonvivants, morts ou à naître, qui n’appartiennent pas au peuple d’Abraham ou d’ibrahim, tous ces autres à qui les noms

100

d’Abraham et d’ibrahim n ’ont jamais rien dit parce qu’ils ne répondent ou ne correspondent à rien. Je ne peux répondre à l’un (ou à l’Un), c’est-à-dire à l’autre, qu’en lui sacrifiant l’autre. Je ne suis responsable devant l’un (c’est-à-dire l’autre) qu’en manquant à mes responsabilités devant tous les autres, devant la généralité de l’éthique ou de la politique. Et je ne pourrai jamais justifier ce sacrifice, je devrai toujours me taire à son sujet. Que je le veuille ou non, je ne pourrai jamais justifier que je préfère ou que je sacrifie l’un (un autre) à l’autre. Je serai toujours au secret, tenu au secret à ce sujet, parce qu’il n’y a rien à en dire. Ce qui me lie à des singularités, à tel ou à telle plutôt qu’à telle ou tel, cela reste finalement injustifiable (c’est le sacrifice hyperéthique d’Abraham), pas plus que n’est justifiable le sacrifice infini que je fais ainsi à chaque instant. Ces singularités sont des autres, une tout autre forme d’altérité : une ou des autres personnes, mais aussi bien des lieux, des animaux, des langues. Comment justifierez-vous jamais le sacrifice de tous les chats du monde au chat que vous nourrissez chez vous tous les jours pendant des années, alors que d’autres chats meurent de faim à chaque instant ? Et d ’autres hommes ? Comment justifierezvous de vous trouver ici et parlant français plutôt que là en train de parler à d’autres une autre langue ? Et pourtant nous faisons aussi notre devoir en agissant ainsi. Il n ’y a pas de lan­ gage, de raison, de généralité ou de médiation pour justifier cette ultime responsabilité qui nous porte au sacrifice absolu. Sacrifice absolu qui n’est pas le sacrifice de l’irresponsabilité sur l’autel de la responsabilité, mais le sacrifice du devoir le plus impératif (ce qui lie à l’autre comme singularité en géné­ ral) au bénéfice d’un autre devoir absolument impératif qui nous lie au tout autre.

101

Dieu décide de suspendre le processus sacrificiel, il s’adresse à Abraham qui vient de lui dire « me voici ». « Me voici » : la seule et première réponse possible à l’appel de l’autre, le moment originaire de la responsabilité en tant qu’il m’expose à l’autre singulier, celui qui m ’appelle. « Me voici » est la seule auto-présentation que suppose toute responsa­ bilité : je suis prêt à répondre, je réponds que je suis prêt à répondre. Alors qu’Abraham a dit « me voici » et pris le cou­ teau pour égorger son fils, Dieu lui dit : « N ’étends pas la main sur ce garçon, et ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Elohim et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». Cette déclaration terrible semble étaler la satis­ faction devant la terreur exercée (je vois que « tu crains Elo­ him », tu trembles devant moi). Elle fait trembler par la crainte et le tremblement qu’elle évoque comme son unique raison (je vois que tu as tremblé devant moi, eh bien, tu es quitte, je te délie de ton obligation). Mais elle peut aussi se traduire et s’argumenter autrement : je vois que tu as compris ce que signifie le devoir absolu, à savoir répondre à l’autre absolu, à son appel, à sa demande ou à son ordre. Ces modalités reviennent ici au même : en lui ordonnant de sacrifier son fils, de donner la mort à son fils en donnant cette mort à Dieu, par ce double don où le donner-la-mort consiste à porter la mort en levant le couteau sur quelqu’un et à porter la mort pour la donner en offrande, Dieu le laisse libre de refuser - et c’est l’épreuve. L’ordre demande, comme une prière de Dieu, une déclaration d’amour qui implore : dis-moi que tu m ’aimes, dis-moi que tu es tourné vers moi, vers l’unique, vers l’autre comme unique - et avant tout, audessus de tout, de façon inconditionnelle ; et pour cela donne la mort, donne la mort à ton fils unique et donne-

moi cette mort que je te demande, que je te donne en te la demandant. Dieu dit en somme à Abraham : je vois à l ’ins­ tant que tu as compris ce qu’est le devoir absolu envers l’unique, qu’il faut répondre là où il n’y a ni raison à deman­ der ni raison à donner ; je vois que non seulement tu l’as compris en pensée mais que, et c’est là la responsabilité, tu as agi, tu as mis en œuvre, tu étais prêt à passer à l’acte à l ’instant même (Dieu l’arrête à l ’instant où il n ’y a plus de temps, où le temps n ’est plus donné, c’est comme si Abraham avait déjà tué Isaac : le concept d’instant est toujours indis­ pensable) : donc tu es déjà passé à l’acte, tu es la responsa­ bilité absolue, tu as eu le courage de passer pour meurtrier aux yeux du monde, des tiens, de la morale et de la politique, de la généralité du général ou du générique. Et tu avais même renoncé à l’espoir. Abraham est donc à la fois le plus moral et le plus immo­ ral, le plus responsable et le plus irresponsable des hommes, absolument irresponsable parce qu’absolument responsable, absolument irresponsable devant les hommes et les siens, devant l’éthique, parce que répondant absolument au devoir absolu, sans intérêt ni espoir de récompense, sans savoir pourquoi et en secret : à Dieu et devant Dieu. Il ne reconnaît aucune dette, aucun devoir devant les hommes parce qu’il est en rapport avec Dieu - et un rapport sans rapport puisque Dieu est absolument transcendant et caché et secret, ne lui donnant aucune raison partageable, en échange de cette mort doublement donnée, ne partageant rien dans cette alliance dissymétrique. Abraham se sent quitte. Il agit comme s’il était délié de tout devoir envers les siens, son fils et les hommes ; mais il continue de les aimer. Il faut qu’il les aime et leur doive tout pour pouvoir les sacrifier. Sans

102

103

l’être, il se sent absous, donc, de tout devoir envers les siens, envers le genre humain et la généralité de l’éthique, absous par l’absolu du devoir unique qui le lie au Dieu un. Le devoir absolu l’affranchit de toute dette et le délie de tout devoir. Ab-solution absolue. Le secret et le non-partage sont ici essentiels, et le silence gardé par Abraham. Il ne parle pas, il ne dit pas son secret aux siens. Bien qu’il soit, comme chevalier de la foi, un témoin et non un maître L ce témoin entre en rapport absolu avec l’absolu, certes, mais il n ’en témoigne pas au sens où témoigner voudrait dire montrer, enseigner, illustrer, manifester pour les autres, et rapporter la vérité qu’on peut justement attester. Abraham est un témoin de la foi absolue qui ne peut ni ne doit témoigner devant les hommes. Il doit garder son secret. Mais son silence n’est pas n ’importe quel silence. Peut-on témoigner en silence ? Par le silence ? jLe héros tragique, lui, peut parler, partager, pleurer, se plaindre. Il ne connaît pas « la terrible responsabilité de la solitude 12 ». Agamemnon peut pleurer et se plaindre avec Clytemnestre et Iphigénie. « Les larmes et les cris apaisent. » Il y a là une consolation. Abraham ne peut ni parler, ni partager, ni pleurer, ni se plaindre. Il est au secret absolu. Son cœur est ému, il voudrait consoler le monde entier, en particulier Sara, Eliézer et Isaac, il voudrait les embrasser avant de faire le dernier pas. Mais il sait qu’alors les siens lui diraient : « Pourquoi veux-tu faire cela ? Tu peux t’en dispenser », trouver une autre solution, discuter, négocier avec Dieu. O u encore ils l’accuseraient de dissimulation et 1. S0 ren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 170. 2. Id., ibid., p. 200.

104

d’hypocrisie. Il ne peut donc rien leur dire. Même s’il leur parle, il ne peut rien leur dire. « Il ne parle aucune langue humaine. Même s’il savait toutes les langues de la terre [...] il ne pourrait parler - il parle une langue divine, il parle en langues L » S’il parlait une langue commune ou traduisible, s’il devenait intelligible en donnant ses raisons de façon convaincante, il céderait à la tentation de la généralité éthique, celle dont nous avons dit qu’elle était aussi irresponsabilisante. Il ne serait plus Abraham, l’unique Abraham en rapport singulier avec le Dieu unique. Incapable de don­ ner la mort, incapable de sacrifier ce qu’il aime, donc inca­ pable et d ’aimer et de haïr, il ne donnerait plus rien, Abraham ne dit rien mais on a gardé un dernier mot de lui, celui qui répond à la question d’Isaac : « Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau pour l’holocauste ! » S’il avait dit « il y a un agneau, j’en ai un » ou « je n’en sais rien, je ne sais pas où se trouve l’agneau », il aurait menti, il aurait parlé pour dire le faux. Parlant sans mentir, il répond sans répondre. Étrange responsabilité qui ne consiste ni à répondre ni à ne pas répondre. Est-on responsable de ce qu’on dit dans une langue inintelligible, dans la langue de l’autre ? Mais, aussi bien, la responsabilité ne doit-elle pas s’annoncer toujours dans une langue étrangère à ce que la communauté peut déjà entendre, trop bien entendre ? « Il ne profère donc pas un mensonge, mais il ne dit pas non plus quelque chose, car il parle en une langue étrangère 2. » Homme de loi, le narrateur de Bartleby the Scrivener cite 1. Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 200. 2. Id., ibid., p. 204.

105

Job (« with kings and counselors »). Par-delà un rapprochement tentant, la figure de Bartleby pouvait alors ressembler à celle de Job, non pas celui qui pouvait espérer rejoindre un jour, après la mort, les rois et les conseillers, mais celui qui rêve de n’être pas né. Ici, au lieu de l’épreuve à laquelle Dieu soumet Job, on peut penser à Abraham. De même qu’Abraham ne parle plus une langue humaine, de même qu’il parle en langues, une langue étrangère à toute autre langue humaine, et pour ce faire répond sans répondre, parle sans rien dire de vrai ni de faux, ne dit rien de déterminé qui équivaille à un constat, une promesse ou un mensonge, de même le I would prefer not to de Bartleby prend la responsabilité d’une réponse sans réponse. Elle évoque l’avenir sans prédiction ni pro­ messe ; elle n ’énonce rien qui soit arrêté, déterminable, positif ou négatif. La modalité de cette phrase répétée qui ne dit rien, ne promet rien, ne refuse ni n’accepte rien, le temps aussi de cet énoncé singulièrement insignifiant fait penser à une nonlangue ou à une langue secrète. N ’est-ce pas comme si Bart­ leby parlait « en langues » ? Mais en ne disant rien de général ou de déterminable, Bartleby ne dit pas absolument rien. I would prefer not to ressemble à une phrase incomplète. Son indétermination crée une tension ; elle ouvre sur une sorte d’incomplétude réservée ; elle annonce une réserve provisoire ou de provi­ sion. N ’y a-t-il pas là le secret d’une référence hypothétique à quelque providence ou prudence indéchiffrable ? O n ne sait pas ce qu’il veut ou ce qu’il veut dire, on ignore ce qu’il ne veut pas faire ou ne veut pas dire mais il nous donne clairement à entendre qu’il préférerait ne pas. La silhouette d’un contenu hante cette réponse. Si Abraham a déjà accepté de donner la mort, et de donner à Dieu la mort qu’il va

donner à son fils, s’il sait qu’il le fera à moins que Dieu ne l’arrête, ne peut-on dire qu’il est dans une disposition où précisément « he would prefer not to », sans pouvoir dire à la face du monde de quoi il s’agit ? Car il aime son fils, il préférerait que Dieu ne lui ait rien demandé. Il préférerait que Dieu ne le laisse pas faire, qu’il arrête son bras, qu’il pourvoie à l’agneau de l’holocauste, que l’instant de la folle décision penche du côté du non-sacrifice, une fois le sacrifice accepté. Il ne décidera pas de ne pas, il a décidé de —mais il préférerait ne pas. Il ne peut rien dire de plus et il ne fera rien de plus si Dieu, si l’Autre continue de le conduire à la mort, à la mort donnée. Et le « I would prefer not to » de Bartleby est aussi une passion sacrificielle qui le conduira à la mort, une mort donnée par la loi, par la société qui ne sait même pas pourquoi elle agit ainsi. Comment ne pas être saisi, dans ces deux histoires mons­ trueuses et banales, par l’absence de femme ? C ’est une his­ toire de père et de fils, de figures masculines, de hiérarchies entre des hommes : Dieu le père. Abraham, Isaac ; la femme, Sara, est celle à laquelle on ne dit rien - sans parler d’Agar ; et Bartleby the Scrivener ne fait pas une seule allusion à quoi que ce soit de féminin, a fortiori à rien qui soit une figure de femme. Dans l’implacable universalité de la loi, de sa loi, la logique de la responsabilité sacrificielle serait-elle altérée, infléchie, atténuée, déplacée si une femme y intervenait de façon déterminante ? Le système de cette responsabilité sacri­ ficielle et du double « donner la mort » est-il au plus profond de lui une exclusion ou un sacrifice de la femme ? De la femme, selon tel ou tel génitif? Laissons ici la question sus­ pendue. Ici même, entre les deux génitifs. Dans le cas du héros ou du sacrifice tragique, au contraire, la femme est déci-

106

107

dément présente, sa place est centrale, comme elle est présente dans d’autres œuvres tragiques évoquées par Kierkegaard. Les réponses sans réponse de Bartleby sont à la fois décon­ certantes, sinistres et comiques. Superbement, subtilement. Elles distillent une sorte d’ironie sublime. Parler ainsi pour ne rien dire ou pour dire autre chose que ce qu’on croit, parler ainsi de façon à intriguer, à déconcerter, à interroger, à faire parler (la loi, le « lawyer »), c’est parler ironiquement. L’ironie, en particulier l’ironie socratique, consiste à ne rien dire, à ne déclarer aucun savoir, mais par là même à interroger, à faire parler et à faire penser. L’eirôneia dissimule, c’est l’action d’interroger en feignant l’ignorance. Le I wouldprefer not to n ’est pas sans ironie ; il ne peut pas ne pas laisser supposer quelque ironie de situation. Celle-ci n’est pas étrangère au comique insolite et familier (unheimlich, uncanny) du récit. O r l’auteur du Concept d ’ironie décèle de l’ironie dans la réponse sans réponse qui traduit la responsabilité d’Abraham. Distinguant justement la feinte ironique du mensonge, il écrit : Cependant, on a gardé un dernier mot d’Abraham, et pour autant que je peux comprendre le paradoxe, je peux comprendre aussi l’entière présence d’Abraham dans ce mot. Tout d’abord, il ne dit rien du tout, c’est de cette manière qu’il dit ce qu’il a à dire. Sa réponse à Isaac revêt la forme de f ironie, car c’est toujours l’ironie que de dire quelque chose sans pourtant dire quoi que ce soit h L’ironie permettrait peut-être de traverser, comme ferait un même fil, les questions que nous venons de poser - si 1. Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 204.

108

on se rappelle ce que Hegel disait de la femme : qu’elle est « l’éternelle ironie de la communauté » Abraham ne parle pas par figure, fable, parabole, méta­ phore, ellipse, énigme. Son ironie est méta-rhétorique. S’il savait ce qui allait se passer, si par exemple Iahvé l’avait chargé de mission et lui avait commandé de conduire Isaac sur la montagne où Dieu l’aurait alors frappé de sa foudre, il aurait eu raison de recourir au langage énigmatique. Mais justement il ne sait pas. Non qu’il hésite pourtant. Le non-savoir ne sus­ pend pas le moins du monde sa propre décision qui reste tran­ chante. Le chevalier de la foi doit ne pas hésiter. Il prend sa responsabilité en se portant vers la demande absolue de l’autre, au-delà du savoir. Il décide, mais sa décision absolue n’est pas guidée ou contrôlée par un savoir. Telle est en effet la condition paradoxale de toute décision : elle ne doit pas se déduire d’un savoir dont elle serait seulement l’effet, la conclusion ou l’explicitation. Structurellement en rupture avec le savoir, et donc vouée à la non-manifestation, une déci­ sion, en somme, est toujours secrète. Elle l’est dans son instant propre, mais comment dissocier le concept de décision de cette figure de l’instant ? de sa ponctualité stigmatique ? La décision d’Abraham est absolument responsable puis­ qu’elle répond de soi devant l’autre absolu. Paradoxalement, elle est aussi irresponsable puisqu’elle n’est guidée ni par la raison ni par une éthique justifiable devant les hommes ou devant la loi de quelque tribunal universel. Tout se passe comme si on ne pouvait pas être responsable à la fois devant l’autre et devant les autres, devant les autres de l’autre. Si 1. Sur ce mot, je me permets de renvoyer à Glas, Galilée, 1974, p. 209 sq.

109

Dieu est le tout autre, la figure ou le nom du tout autre, tout autre est tout autre. Cette formule dérange une certaine portée du discours kierkegaardien et le confirme à la fois dans la plus extrême de ses visées. Elle sous-entend que, en tant que tout autre, Dieu est partout où il y a du tout autre. Et comme chacun de nous, chaque autre, tout autre est infi­ niment autre dans sa singularité absolue, inaccessible, soli­ taire, transcendante, non manifeste, non présente originai­ rement à mon ego (comme dirait Husserl de Yalter ego qui ne se présente jamais originairement à ma conscience et que je ne peux appréhender que de façon apprésentative et ana­ logique), ce qui se dit du rapport d’Abraham à Dieu se dit de mon rapport sans rapport à tout autre comme tout autre, en particulier à mon prochain ou aux miens qui me sont aussi inaccessibles, secrets et transcendants que Iahvé. Tout autre (au sens de chaque autre) est tout autre (absolument autre). De ce point de vue, ce que dit Crainte et tremblement du sacrifice d’Isaac est la vérité. Traduite dans un récit extra­ ordinaire, elle montre la structure même du quotidien. Elle énonce en son paradoxe la responsabilité de chaque instant pour tout homme et toute femme. Du coup, il n ’y a plus de généralité éthique qui ne soit déjà en proie au paradoxe d’Abraham 1. Au moment de chaque décision et dans le rap-

port à tout autre comme tout autre, tout autre nous demande à chaque instant de nous conduire en chevalier de la foi. Cela déplace peut-être une certaine portée du discours kier­ kegaardien : l’unicité absolue de Iahvé ne supporte pas l’analogie ; nous ne sommes pas tous des Abraham, des Isaac, des Sara non plus. Nous ne sommes pas Iahvé. Mais ce qui semble ainsi universaliser et disséminer l’exception ou l’ex­ traordinaire en imposant une complication supplémentaire à la généralité éthique, cela même assure au texte de Kierke­ gaard une puissance accrue. Il nous dirait la vérité paradoxale de notre responsabilité et de notre rapport au donner la mort de chaque instant. De surcroît, il nous expliquerait aussi quel est son propre statut, à savoir de pouvoir encore être lisible de tous, au moment même où il nous parle en secret de secret, d’illisibilité, d’indéchiffrabilité absolue. Il vaudrait pour les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans, mais aussi pour tout autre, pour tout autre dans son rapport au tout autre. Nous ne savons plus qui s’appelle Abraham, et il ne peut même plus nous le dire. Alors que le héros tragique est grand, admiré, légendaire de génération en génération, Abraham, parce qu’il a été

1. C’est la logique d’une objection de Lévinas à Kierkegaard: « L’éthique signifie pour Kierkegaard le général. La singularité du moi se perdrait, pour lui, sous la règle valable pour tous ; la généralité ne peut ni contenir ni exprimer le secret du moi. Or il n’est pas du tout sûr que l’éthique soit là où il le voit. L’éthique comme conscience d’une respon­ sabilité envers autrui [...] Loin de vous perdre dans la généralité vous singularise, vous pose comme individu unique, comme Moi [...] Dans l’évocation d’Abraham, il décrit la rencontre de Dieu là où la subjectivité

s’élève au niveau du religieux, c’est-à-dire au-dessus de l’éthique. Mais on peut penser le contraire : l’attention prêtée par Abraham à la voix qui le ramenait à l’ordre éthique en lui interdisant le sacrifice humain, est le plus haut moment du drame [...] C’est là, dans l’éthique, qu’il y a un appel à l’unicité du sujet et une donation de sens à la vie malgré la mort. » (Noms Propres, Fata Morgana, 1976, p. 113). Cette critique n’empêche pas Lévinas d’admirer, chez Kierkegaard, « quelque chose d’absolument nouveau » dans « la philosophie européenne », « une nou­ velle modalité du Vrai », « l’idée de vérité persécutée » (p. 114-115).

110

111

fidèle au seul amour du tout autre, n ’est jamais considéré comme un héros. Il ne fait pas verser de larmes et n’inspire aucune admiration : plutôt une horreur stupéfaite, une ter­ reur elle aussi secrète. C’est qu’elle nous approche d’un secret absolu, un secret que nous partageons sans le partager, un secret entre un autre, Abraham comme l’autre, et un autre, Dieu comme l’autre : comme tout autre. Abraham lui-même est au secret, coupé à la fois des hommes et de Dieu. Voilà peut-être ce que nous partageons avec lui. Mais qu’est-ce que partager un secret ? Ce n ’est pas savoir ce que l’autre sait, ici, puisque Abraham ne sait rien. Ce n’est pas partager sa foi, car celle-ci doit rester un mouvement de la singularité absolue. Et d ’ailleurs, pas plus que Kierkegaard, nous ne parlons d’Abraham et ne pensons à lui dans le mou­ vement d ’une foi assurée. Kierkegaard multiplie les remarques dans ce sens, il rappelle qu’il ne comprend pas Abraham : il ne serait pas capable de faire comme lui. Cette attitude paraît en vérité la seule possible, elle est même requise devant le prodige d’une telle monstruosité, même si elle est aussi la chose du monde la mieux partagée. Notre foi n ’est pas assurée parce qu’une foi ne l’est jamais, elle ne doit jamais être une certitude. Nous partageons avec Abra­ ham ce qui ne se partage pas, un secret dont nous ne savons rien, ni lui ni nous. Partager un secret, ce n ’est pas savoir ou rompre le secret, c’est partager on ne sait quoi : rien qu’on sache, rien qu’on puisse déterminer. Q u’est-ce qu’un secret qui n’est secret de rien et un partage qui ne partage rien ? C ’est la vérité secrète de la foi comme responsabilité abso­ lue et comme passion absolue, la « plus haute passion », dit Kierkegaard ; c’est une passion qui, vouée au secret, ne se

transmet pas de génération en génération. En ce sens elle n’a pas d’histoire. Cette intransmissibilité de la plus haute passion, condition normale d’une foi qui se lie ainsi au secret, nous dicte pourtant : il faut toujours recommencer. O n peut transmettre un secret, mais transmettre un secret comme secret demeuré secret, est-ce transmettre ? Est-ce faire une histoire ? Oui et non. L’épilogue de Crainte et trem­ blement répète phrase après phrase que cette passion la plus haute, la foi, chaque génération doit commencer, recom­ mencer à s’y engager sans compter sur la génération précé­ dente. Il décrit ainsi la non-histoire des commencements absolus qui se répètent et l’historicité même qui suppose la tradition réinventée à chaque pas, dans cette incessante répé­ tition du commencement absolu.

112

113

Avec Crainte et tremblement, nous hésitons entre des géné­ rations dans la lignée des religions dites du Livre : au cœur de l’Ancien Testament et de la religion juive mais aussi d’un événement fondateur ou d’un sacrifice de référence pour l’Islam. Quant au sacrifice du fils par son père, quant au fils sacrifié par les hommes et finalement sauvé par un Dieu qui semblait l’avoir abandonné ou soumis à l’épreuve, comment ne pas y reconnaître l’annonce ou l’analogie d’une autre pas­ sion ? Penseur chrétien, Kierkegaard finit par réinscrire le secret d’Abraham dans un espace qui paraît, dans sa littéralité du moins, évangélique. Cela n’exclut pas nécessairement une lecture judaïque ou musulmane mais c’est un certain texte évangélique qui paraît orienter l’interprétation kierkegaardienne. Ce texte n’est pas cité, il est seulement, comme le « kings and counselors » de Bartleby, mais cette fois sans guil-

lemets, clairement rappelé à ceux qui connaissent les textes et sont nourris de la lecture des Évangiles.

1. Soren Kierkegaard, Problema III, dans Crainte et tremblement, op. cit., p. 205.

inique, sans doute, trop elliptique, et par là, comme chaque formule isolée, transmissible hors de son contexte, tout près de ressembler au langage chiffré d’un mot de passe. O n y joue avec des règles, on coupe court, on découpe violemment un champ de discours : c’est le secret de tous les secrets. Ne suffit-il pas de transformer ce qu’on appelle tranquillement un contexte pour démystifier le schibboleth ou percer tous les secrets du monde ? Cette formule, « tout autre est tout autre », voilà d’abord, n’est-ce pas, une tautologie. Elle ne veut rien dire qu’on ne sache déjà, si du moins on y entend la seule reproduction du sujet dans l’attribut et si donc on ne l’entoure pas d’une interprétation destinée à distinguer entre les deux homo­ nymes, « tout » et « tout », un adjectif pronominal indéfini (quelque, quelconque, un quelconque autre) et un adverbe de quantité (totalement, absolument, radicalement, infini­ ment autre). Mais une fois qu’on a appelé, par le supplément de quelque signe contextuel, à discerner entre les deux fonc­ tions grammaticales et les deux sens de ce qui paraît être le même mot, « tout », on doit en venir à distinguer entre les deux « autres » : si le premier « tout » est adjectif pronominal indéfini, le premier « autre » devient un nom et le second, plus probablement, un adjectif ou un attribut : on sort de la tautologie, on énonce l’hétérologie radicale, la proposition même de l’hétérologie la plus irréductible. A moins qu’on ne considère encore que, dans les deux cas (tautologie et hétérologie, homonymie ou non), les deux « autre » se répè­ tent finalement dans la monotonie d’une tautologie qui l’emporterait encore et d’un principe d’identité qui, grâce à la copule et au sens de l’être, s’emparerait ici, rien de moins, de l’altérité elle-même pour dire : l’autre est l’autre, toujours.

114

115

Mais il n’y eut personne pour comprendre Abraham. À quoi parvint-il cependant ? À demeurer fidèle à son amour. Mais celui qui aime Dieu n’a pas besoin de larmes ni d’admiration ; il oublie la souffrance dans l’amour, et si complètement qu’il ne resterait pas après lui la moindre trace de sa douleur, si Dieu lui-même ne se la rappelait ; car il voit dans le secret, [je souligne] il connaît la détresse, il compte les larmes et n’oublie rien. Ou bien donc il y a un paradoxe en vertu duquel l’indi­ vidu est, comme tel, en un rapport absolu avec l’absolu, ou bien Abraham est perdu h

4 . T o u t AUTRE EST TOUT AUTRE

Le danger est si grand que j’excuse la suppression de l’objet. B a u d e l a ir e , L ’Ecole païenne ...le coup de génie du christianisme... N

ie t z s c h e ,

La Généalogie de la morale

« Tout autre est tout autre » : les enjeux paraissent affectés par le tremblement de cette formule. Elle reste trop écono-1

l’altérité de l’autre est l’altérité de l’autre. Et le secret de la formule se refermerait sur une spéculation hétéro-tautolo­ gique qui risque toujours de ne rien vouloir-dire. Mais nous savons d ’expérience que le spéculatif requiert toujours la position hétéro-tautologique. C ’était sa définition selon l’idéalisme spéculatif de Hegel, et le moteur de la dialectique dans l’horizon du savoir absolu. C ’est-à-dire, ne l’oublions jamais, de la philosophie absolue comme vérité de la religion révélée, c’est-à-dire chrétienne. La proposition hétéro-tau­ tologique énonce la loi de la spéculation - et de la spécu­ lation sur tout secret. Ne jouons pas à retourner et à faire briller cette petite phrase (« tout autre est tout autre ») sous tous ses angles. Nous ne prêterions qu’une attention légère et amusée à cette singulière formule, à la forme de cette clé si dans le discret déplacement qui affecte les fonctions de deux mots n ’appa­ raissaient, comme sur la même portée musicale, deux parti­ tions vertigineusement différentes, voire, dans leur ressem­ blance inquiétante, incompatibles. L’une garde en réserve la possibilité de réserver la qualité du tout autre, autrement dit d 'infiniment autre à Dieu, à un seul autre en tout cas. L’autre partition attribue ou reconnaît cette infinie altérité du tout autre à tout autre : autrement dit à chacun, à chaque un, par exemple à chaque homme ou femme, voire à chaque vivant, humain ou non. Jusque dans la critique adressée à Kierkegaard au sujet de l’éthique et de la généralité ', la pensée de Lévinas se tient dans le jeu - jeu de la différence et de l’analogie - entre le visage de1 1. Cf. plus haut, p. 110, n. 1, et « Violence et Métaphysique », dans L ’écriture et la différence, Le Seuil, 1967, p. 143, 162 sq.

1lieu et le visage de mon prochain, entre l’infiniment autre tomme Dieu et l’infiniment autre comme l’autre homme. Si chaque homme est tout autre, si chaque autre, ou tout autre, est tout autre, alors on ne peut plus distinguer entre une prétendue généralité de l’éthique, qu’il faudrait sacrifier dans le sacrifice, et la foi qui se tourne vers Dieu seul, comme tout autre, en se détournant des devoirs humains. Mais comme Lévinas ne renonce pas non plus à distinguer entre l’altérité infinie de Dieu et la « même » altérité infinie île chaque homme, ou d’autrui en général, il ne peut pas non plus dire simplement autre chose que Kierkegaard. Ni l’un ni l’autre ne peut s’assurer d’un concept conséquent de l’éthique et du religieux, ni surtout et par conséquent de la limite entre les deux ordres. Kierkegaard devrait admettre, comme le rappelle Lévinas, que l’éthique est aussi l’ordre et le respect de la singularité absolue, et non seulement celui de la généralité ou de la répétition du même. Il ne peut donc plus distinguer si aisément entre l’éthique et le reli­ gieux. Mais de son côté, prenant en compte la singularité absolue, c’est-à-dire l’altérité absolue dans le rapport à l’autre homme, Lévinas ne peut plus distinguer entre l’altérité infi­ nie de Dieu et celle de chaque homme : son éthique est déjà religion. Dans les deux cas la frontière entre l’éthique et le religieux devient plus que problématique, comme tous les discours qui s’y réfèrent. Cela vaut a fortiori de la chose politique ou juridique. Avec celui de décision, le concept général de responsabilité se trou­ verait ainsi privé de cohérence, de conséquence et même d’identité à soi, paralysé par ce qu’on peut aussi bien appeler une aporie qu’une antinomie. Cela ne l’a jamais empêché de « fonctionner », comme on dit, au contraire - et il opère

116

117

d’autant mieux qu’il est là pour dissimuler l’abîme ou saturer l’absence de fondement, pour stabiliser un devenir chaotique dans ce qu’on appelle des conventions. Le chaos dit juste­ ment l’abîme, ou la bouche ouverte : aussi bien pour parler que pour signifier la faim. Ce qui se trouve ainsi à l’œuvre dans les discours de tous les jours, dans l’exercice de la jus­ tice, et d ’abord dans l’axiomatique du droit privé, public ou international, dans la conduite de la politique intérieure, de la diplomatie et de la guerre, c’est un lexique de la respon­ sabilité dont on ne dira pas qu’il ne correspond à aucun concept mais qu’il flotte sans rigueur autour d’un concept introuvable. Il correspond à une dénégation dont on sait que les ressources sont inépuisables. Il suffit de dénier, infatiga­ blement, l’aporie ou l’antinomie, et de traiter d’irrespon­ sables, de nihilistes, de relativistes, voire de poststructuralistes ou, pire, de déconstructionnistes, tous ceux qui continuent de s’inquiéter devant tant de bonne conscience. Abominable aux yeux de tous, le sacrifice d ’Isaac doit continuer à paraître tel qu’il est : atroce, criminel, impar­ donnable - Kierkegaard y insiste. Le point de vue éthique doit garder sa valeur : Abraham est un meurtrier. O r le spec­ tacle de cet assassinat, insoutenable dans la brièveté dense et rythmée d’un théâtre, n ’est-ce pas en même temps la chose du monde la plus quotidienne ? Ne s’inscrit-elle pas dans la structure de notre existence au point de ne même plus constituer un événement ? La répétition du sacrifice d’Isaac, dira-t-on, est bien improbable aujourd’hui. Certes, telle est du moins l’apparence. Q u’on imagine un père emmenant son fils pour un sacrifice sur la colline de Montmartre. Si Dieu ne lui envoie pas un agneau de substitution, ni un ange pour arrêter son bras, un juge-d’instruction-intègre, de

préférence expert dans les violences moyen-orientales, accu­ sera l’infanticide ou l’homicide volontaire ; et si, un peu psy­ chanalyste et un peu journaliste, le psychiatre confirme que le père est « responsable », s’il continue à faire comme si la psychanalyse n’avait en rien perturbé l’ordre du discours sur l’intention, la conscience, la bonne volonté, etc., le père cri­ minel n’a aucune chance de s’en tirer ; il peut raconter que le tout autre le lui a ordonné, et peut-être en secret (comment l’aurait-il su ?) pour mettre sa foi à l’épreuve, rien n’y fait : tout est organisé pour que l’homme soit condamné sans appel par le tribunal de toute société civilisée. Mais en revanche le bon fonctionnement de ladite société n ’est en rien perturbé, ni le ronronnement de son discours sur la morale, la politique et le droit, ni l’exercice même de son droit (public, privé, national ou international) par le fait que, en raison de la structure et des lois du marché tel qu’elle l’a institué et le régit, en raison des mécanismes de la dette extérieure et autres dissymétries analogues, la même « société » fa it mourir ou, différence secondaire dans le cas de non-assistance à personne en danger, laisse mourir de faim et de maladie des centaines de millions d’enfants (de ces prochains ou de ces semblables dont parle l’éthique ou le discours des droits de l’homme), sans qu’aucun tribunal moral ou juridique soit jamais compétent pour juger ici du sacrifice - du sacrifice de l’autre en vue de ne pas se sacrifier soi-même. N on seulement une telle société participe à ce sacrifice incalculable, mais elle l’organise. Le bon fonction­ nement de son ordre économique, politique, juridique, le bon fonctionnement de son discours moral et de sa bonne conscience supposent l’opération permanente de ce sacrifice. D ’un sacrifice qui n ’est pas même invisible, puisque de

118

119

temps à autre la télévision en montre et en tient à distance quelques images insoutenables et que quelques voix s’élèvent pour y rappeler. Mais ces images et ces voix sont radicale­ ment impuissantes pour induire le moindre changement effectif, pour assigner la moindre responsabilité, et pour fournir autre chose que des alibis. Que cet ordre soit fondé sur le non-fondement d’un chaos (abîme et bouche ouverte), cela se rappellera nécessairement un jour à ceux qui l’ou­ blient tout aussi nécessairement. Nous ne parlons même pas des guerres, des moins récentes et des plus récentes, où l’on peut attendre pour l’éternité que la morale ou le droit inter­ national (qu’on les viole ouvertement ou qu’on s’en réclame hypocritement) déterminent avec la moindre rigueur une responsabilité ou une culpabilité pour des centaines de mil­ liers de victimes sacrifiées et on ne sait même pas à qui ni à quoi, victimes innombrables dont chaque singularité est chaque fois infiniment singulière, tout autre étant tout autre, qu’il s’agisse des victimes de l’État irakien ou des victimes de la coalition mondiale qui l’accusait de ne pas respecter le droit. O r dans le discours dominant de ces guerres, de part et d’autre, il était rigoureusement impossible de discerner le religieux du moral, du juridique et du politique. Les belli­ gérants étaient tous des coreligionnaires irréconciliables dans la religion dite du Livre. Cela ne converge-t-il pas encore vers ce que nous évoquions du combat à mort qui continue de faire rage sur le mont Moriah pour s’approprier le secret du sacrifice d’un Abraham qui n’a jamais rien dit ? Pour se l’approprier comme le signe de l’alliance avec Dieu et l’im­ poser à l’autre qui n ’est de son côté qu’un meurtrier ? Le tremblement de la formule « tout autre est tout autre » peut aussi bien se propager. Il peut le faire jusqu’à remplacer

un des «tout autre» par D ieu: «T out autre est Dieu», « Dieu est tout autre ». La substitution ne change rien à la « portée » de la première formule, quelque fonction gram­ maticale qu’on accorde à tous les mots. Dans un cas, on définit Dieu comme infiniment autre, le tout autre. Dans l’autre cas, on déclare que tout autre, à savoir chacun des autres est Dieu puisqu’il est, comme Dieu, tout autre. Est-ce un jeu ? Si c’était un jeu, il faudrait le garder sauf, et indemne, comme un jeu qu’il faut sauver, entre l’homme et Dieu. Car le jeu entre les deux, mais uniques, « tout autres », comme le même « tout autre », ouvre l’espace ou l’espoir du salut, l’économie du « se sauver » dont nous allons parler. Nouant l’altérité à la singularité ou à ce qu’on pourrait appeler l’exception universelle, la règle de l’excep­ tion (« tout autre est tout autre » signifie que « tout autre est singulier », que tout est singularité, donc aussi que tout est chacun, proposition qui scelle le contrat entre l’universalité et l’exception de la singularité, celle du « n’importe qui »), ce jeu de la phrase paraît abriter la possibilité même d’un secret qui se dévoile et se cache en même temps dans une seule phrase et surtout dans une seule langue. À tout le moins dans un groupe fini de langues, dans la finitude de la langue en tant qu’elle s’ouvre à l’infini. L’équivoque essen­ tielle, abyssale, à savoir le jeu des quelques phrases « tout autre est tout autre » ou « Dieu est tout autre » n’est pas, dans sa littéralité (française ou italienne, par exemple), uni­ versellement traduisible, si on se fie au concept courant de la traduction. Le sens du jeu peut se traduire sans doute, dans la paraphrase d’autres langues ; mais non l’économie formalisante du glissement entre les deux homonymes dans cette langue dont on pourra dire ici qu’elle est, singulière-

120

121

ment, la mienne (« tout » comme adjectif pronominal indé­ fini et « tout » comme adverbe, autre comme adjectif pro­ nominal indéfini et autre comme nom). Voilà une espèce de schibboleth, la formule secrète qui ne peut se dire que d’une certaine façon dans telle ou telle langue. En tant que chance ou aléa, l’intraductibilité de cette économie formelle opère comme un secret de la langue dite naturelle ou maternelle. On peut regretter cette limite ou au contraire s’en féliciter. O n peut en escompter quelque crédit national, de toute façon il n’y a rien à faire ni à dire de ce secret de la langue maternelle. Il est là, dans sa possibilité, avant nousSGeheimnis de la langue qui lie à la maison, à la mère-patrie, au lieu de naissance, à l’économie, à la loi de l ’oikos, en somme, à la famille et à la famille des mots en heim, home, heimlich, unheimlich, Geheimnis, etc. Ce secret de la langue maternelle, qu’aurait-il à voir avec le secret dans lequel voit le père, comme dit l’Evangile de Matthieu évoqué à la fin de Crainte et tremblement ? Il y a le secret de la langue maternelle, et le secret dans lequel voit la lucidité du père, et le secret du sacrifice d’Isaac. Il s’agit bien d ’une économie, à savoir de la loi (nomos) de Yoikos, de la famille et du foyer. Et de l’espace qui sépare ou associe le feu du foyer familial et le feu de l’holocauste sacrificiel. Double foyer, double feu et double lumière : deux façons d’aimer, de brûler et de voir. Voir dans le secret. Q u’est-ce que cela peut vouloir dire ? Avant même d ’y reconnaître une citation de l’Évangile de Matthieu (videre in abscondito, en tô kryptô blepein), notons que la pénétration du secret y est confiée au regard, à la vue, à l’observation - plutôt qu’à l’écoute, au flair ou au tact. O n pourrait imaginer un secret qui ne se

laisse transir ou traverser, donc ne se défasse ou ne s’ouvre, comme secret, qu’à l’audition, ou en se laissant toucher, sentir, et justement parce qu’il échappe au regard ou parce qu’il est invisible - ou encore parce que ce qui en lui est visible garde secret le secret qui n’est pas visible. O n peut toujours exposer à la vue une chose qui reste secrète parce que son secret n ’est accessible que par d’autres sens que la vue. Une écriture, par exemple, si je ne sais pas la décrypter (une lettre écrite en chinois ou en hébreu, ou tout simplement d’une écriture manuelle indéchiffrable) est parfaitement visible mais scellée pour la plupart. Elle n’est pas cachée mais elle est cryptée. Le caché, à savoir ce qui reste inaccessible à l’œil ou à la main, n’est pas nécessai­ rement le crypté, au sens dérivé de ce mot qui veut dire chiffré, codé, à interpréter, plutôt que dissimulé dans l’ombre (ce qu’il pouvait dire aussi en grec). Que faire de la légère différence, dans l’Évangile, entre le grec d’une part, le latin de la Vulgate d’autre part ? Dans in abscondito, absconditus veut dire plutôt le caché, le secret, le mystérieux en tant qu’il se retire dans l’invi­ sible : perdu de vue. La majorité des exemples ou des figures à partir desquels Xabsconditus en est venu à désigner le secret en général, et à devenir synonyme de secretum (séparé, retiré, comme dérobé à la vue) privilégient la dimension optique. L’absolu de ce qui se dérobe à la vue, certes, ce n’est pas nécessairement le visible qui se cache, par exemple ma main sous la table : ma main est visible en soi mais je peux la rendre invisible. L’absolu de l’in­ visibilité, ce serait plutôt ce qui n’est pas de structure visible, la voix, par exemple, ce qui se dit ou veut dire, et le son. La musique n’est pas invisible comme peut l’être

122

123

une sculpture voilée. La voix n’est pas invisible comme la peau sous un vêtement. La nudité d’un timbre ou d’un murmure n’a pas la même qualité que la nudité d ’un sein d’homme ou de femme, ni la pudeur ni l’invisibilité dans les deux cas. À la différence de 1’absconditus, et sans même parler du mystique, le lexique de la cryptique grec (kryptô, kryptos, kruptikôs, kryphios, kryphaiôs, etc.), signifie aussi le caché, bien sûr, le dissimulé, le secret, le clandestin, etc., mais semble marquer une référence moins stricte, moins manifeste, à la vue. Elle s’étend au-delà du visible. Et dans l’histoire de cette sémantique, le cryptique en est venu à élargir le champ du secret au-delà du non-visible vers tout ce qui résiste au décryptage : le secret comme illisible ou indéchiffrable plutôt que comme invisible. Si les deux sens communiquent si facilement, néan­ moins, s’ils se laissent traduire l’un dans l’autre ou l’un par l’autre, cela tient peut-être, entre autres raisons, au fait que fin-visible peut s’entendre, pour ainsi dire, de deux façons.1

structure, ce q u ’on appelle l’intérieur du corps (mon cœur, mes reins, mon sang, mon cerveau) sont naturellement, comme on dit, invisibles, mais sont de l’ordre du visible : une opération ou un accident peuvent les exposer à la surface, leur intériorité est provisoire, leur invisibilité peut être promise ou proposée à la vue). Tout cela est de l’ordre de fin-visible visible.

1. Il y a fin-visible visible, l’invisible qui est de l’ordre du visible et que je peux tenir secret en le dérobant à la vue. Cet invisible peut être artificiellement dérobé à la vue mais rester dans ce qu’on appelle l’extériorité (si je cache un arsenal nucléaire dans un souterrain ou un explosif dans une cache, il s’agit encore d’une surface ; et si je cache une partie de mon corps sous un vêtement ou un voile, il s’agit encore de cacher une surface sous une sur­ face : tout ce qu’on cache ainsi devient invisible mais reste de l’ordre de la visibilité, constitutivement visible. De même, dans un autre ordre d’exemples, et selon une autre

2. Mais il y a aussi l’invisibilité absolue et absolument non visible, tout ce qui ne relève pas du registre de la vue, le sonore, le musical, le vocal ou le phonique (et donc le phonologique ou le discursif au sens strict), mais aussi le tactile ou l’odoriférant. Et le désir, comme la curiosité, comme l’expérience de la pudeur et de la mise à nu du secret, le dévoilement des pudenda ou le « voir dans le secret » (videre in abscondito), tout ce mouvement qui porte dans le secret au-delà du secret joue sans cesse, il ne peut que jouer entre ces portées de l’invisible : l’in­ visible comme visible caché, l’invisible crypté ou le nonvisible comme autre que le visible. Immense problème, à la fois classique et énigmatique, toujours vierge, que nous ne faisons ici que rappeler. Quand Kierkegaard-de Silentio fait une référence à peine cryptée à l’Évangile de Matthieu, l’allusion à « ton père qui voit dans le secret, qui videt in abscondito, o blepôn en to kryptô » résonne sur plus d’une portée. Elle décrit d ’abord un rapport au tout autre, donc une dissymétrie absolue. Elle suffit à provoquer le tremblement du mysterium tremendum et s’inscrit dans l’ordre du regard. Dieu me voit, il voit dans le secret en moi, mais je ne le vois pas, je ne le vois pas me voir, bien qu’il me voie de

124

125

face et non comme un analyste à qui je tournerais le dos. Comme je ne le vois pas me voir, je peux ou je dois seulement l’entendre. Mais le plus souvent, on doit me le donner à entendre, je m ’entends dire ce qu’il me dit par la voix d ’un autre, d ’un autre autre, un messager, un ange, un prophète, un messie ou un facteur, un porteur de nou­ velles, un évangéliste, un intermédiaire qui parle entre Dieu et moi. Il n’y a pas de face-à-face et de regard échangé entre Dieu et moi, entre l’autre et moi. Dieu me regarde et je ne le vois pas, et c’est depuis ce regard qui me regarde que ma responsabilité s’initie. Alors s’instaure en effet ou se découvre le « ça me regarde », ce qui me fait dire « c’est ma chose, mon affaire, ma responsabilité » : non pas dans l’autonomie (kantienne) de ce que je me vois faire en toute liberté et d’une loi que je me donne, mais dans l’hétéronomie du « ça me regarde » même là où je ne vois rien, ne sais rien, et n’ai pas l’initiative, là où je n ’ai pas l’initiative de ce qui me commande de prendre des décisions - qui seront néanmoins les miennes et que je devrai assumer seul. Dissymétrie : ce regard me voit sans que je le voie me voir. Il connaît mon propre secret là où moi-même je ne le vois pas et où le « connais-toi toi-même » paraît installer le philosophique dans le leurre de la réflexivité, dans la déné­ gation d’un secret qui est toujours pour moi, c’est-à-dire pour l ’autre : pour moi qui n’y verrai jamais rien, et donc pour l ’autre seul à qui un secret est livré dans la dissymétrie. Pour l’autre mon secret ne serait plus un secret. Les deux « pour » n ’ont plus le même sens : dans ce cas du moins, le secret pour moi, c’est ce que je ne peux pas voir ; le secret pour l’autre, c’est ce qui n’est livré qu’à l’autre, et que seul il peut

voir. Dénégation du secret, la philosophie s’installerait dans la méconnaissance de ce qu’il y a à savoir, à savoir qu’il y a du secret et qu’il est incommensurable au savoir, à la connaissance et à l’objectivité, comme l’incommensurable « intériorité subjective » que Kierkegaard soustrait à toute relation de savoir de type sujet/objet. Comment un autre peut-il voir en moi, au plus secret de moi, sans que j’y voie moi-même et sans que je puisse le voir en moi ? Et si le secret de moi en tant qu’il n’est livré qu’à l’autre, au tout autre, à Dieu si l’on veut, c’est un secret que je ne réfléchirai jamais, que je ne vivrai et ne connaîtrai ni ne me réapproprierai jamais comme le mien, quel sens y a-t-il à dire que c’est « mon » secret, un « mon secret », ou qu’en général un secret appartient, qu’il est propre ou appa­ raît à quelque « un », ou à quelque « autre » qui serait encore quelqu’« un » ? Là se tiendrait peut-être le secret du secret, à savoir qu’il n’y a pas de savoir à son sujet et qu’il n’est là pour personne. Un secret n ’appartient pas, il n’est jamais accordé à un « chez soi ». Telle serait XUnheimlichkeit du Geheimnis et il nous faudrait interroger systématiquement la portée de ce concept de Unheimlichkeit, tel qu’il est à l’œuvre — et de façon réglée - dans deux pensées qui se portent également mais différemment au-delà d’une axiomatique du soi ou du chez-soi comme ego cogito, de la conscience ou de l’intentionnalité représentative, par exemple ou exemplaire­ ment celle de Freud et celle de Heidegger. Question du moi : « qui suis-je ? » non plus au sens de « qui suis-je » mais de « qui est “je” » ? qui peut dire « qui » ? qu’est-ce que le « je » et que devient la responsabilité quand en secret tremble l’identité du « je » ? Cette dissymétrie du regard nous reconduit à ce que

126

127

Patocka suggère du sacrifice et à la tradition du mysterium tremendum. Malgré tout ce qui semble opposer Crainte et tremblement à la logique kantienne de l’autonomie, à cette pure éthique ou à cette raison pratique au-delà de laquelle doit se porter le devoir absolu dans le sacrifice, Kierkegaard déploie encore une tradition kantienne. L’accès au devoir pur est aussi le « sacrifice », c’est le mot de Kant, le sacrifice des passions, des affections, des intérêts dits « patholo­ giques », tout ce qui lie ma sensibilité au monde empirique, aux calculs et à la conditionnalité des impératifs hypothé­ tiques. L’inconditionnalité du respect de la loi dicte aussi le sacrifice (Aufopferung) qui est toujours sacrifice de soi (même pour Abraham quand il s’apprête à tuer son fils : il s’inflige ainsi la pire souffrance, il se donne à lui-même la mort qu’il donne à son fils et qu’il donne aussi, autrement, à Dieu ; il donne la mort à son fils et il offre la mort donnée à Dieu). L’inconditionnalité de la loi morale, selon Kant, dicte la vio­ lence exercée dans la contrainte contre soi-même (Selbstzwang) et contre ses propres désirs, intérêts, affections ou pulsions. O r on est poussé au sacrifice par une sorte de pul­ sion pratique, par un mobile qui est aussi pulsionnel, mais d’une pulsion pure pratique, dont le respect de la loi morale est le lieu sensible. La Critique de la Raison pratique (ch. III, « Des mobiles (Triebfedern) de la raison pure pratique ») lie étroitement YAufopferung, le sacrifice de soi et l’obligation, la dette ou le devoir, qui n ’est jamais séparable de la culpa­ bilité (Schuldigkeit) : de ce dont on n’est jamais quitte ou dont il reste toujours à s’acquitter. Patocka décrit l’avènement de la subjectivité chrétienne et le refoulement du platonisme en recourant à une figure, si on peut dire, qui inscrit le sacrifice dans la dissymétrie des

regards non échangés. Il le fait littéralement et au moins, on s’en souvient, à deux reprises : « Tremendum, car la respon­ sabilité est placée désormais non pas dans l’essence, accessible au regard humain, du Bien et de l’Un, mais dans le rapport à un étant suprême, absolu, inaccessible, qui nous tient en main, non pas extérieurement mais intérieurement ». C ’est le moment où le soleil du Bien, source invisible de la visi­ bilité intelligible mais qui n’est pas lui-même un œil, devient, au-delà de la philosophie, dans la foi chrétienne, un regard. Un regard personnel, donc, un visage, une figure et non un soleil. Le Bien devient Bonté personnelle - et regard qui me voit sans que je le voie. Un peu plus bas, « suppres­ sion de l’objet », eût dit Baudelaire : « En dernière analyse, l’âme n’est pas un rapport à un objet, fût-il le plus élevé (comme le Bien platonicien), mais à une personne qui la pénètre du regard tout en demeurant elle-même hors la por­ tée du regard de l’âme. Quant à savoir ce qu’est la personne, c’est une question qui n’a pas reçu une thématisation adé­ quate dans l’optique chrétienne 1 ». Ce regard qu’on n’échange pas, il situe la culpabilité ori­ ginaire et le péché originel ; c’est l’essence de la responsa­ bilité ; mais du même coup celle-ci engage à la recherche du salut dans le sacrifice. Le sacrifice est nommé un peu plus loin, à propos du judéo-christianisme (la seule allusion de cet essai à l’Ancien Testament) et de l’être-pour-la-mort, de ce que nous appelons ici l’appréhension de la mort donnée ou de la mort comme offrande :

128

129

1. « La civilisation technique est-elle une civilisation de déclin, et pourquoi ? », dans Essais hérétiques sur la philosophie de l ’histoire, op. cit., p. 116.

... ouverture à l’abyssalité de la divinité et de l’humanité, d’une théanthropie tout à fait unique et, pour cette raison, définitivement décisive d’elle-même. Le contenu essentiel de l’âme porte entièrement sur ce drame sans précédent. Le Dieu transcendant classique, en combinaison avec le Sei­ gneur de l’histoire de l’Ancien Testament, devient le per­ sonnage principal de ce drame intérieur dont il fait le drame de la rédemption et de la grâce. Le dépassement du quoti­ dien prend la forme du souci du salut de l’âme qui s’est conquise dans une transformation morale, dans un revire­ ment devant la face de la mort et de la mort éternelle, qui vit d’angoisse et d’espérance dans l’alliance la plus étroite, tremble auprès de la conscience du péché et s’offre de tout son être en sacrifice au repentir.

1. Quant à cette économie du sacrifice, je me permets de renvoyer à Glas, op. cit., notamment p. 40, 51 sq (sur Hegel, Abraham, le « sacri­ fice » d’Isaac et le « simulacre économique »), 80 sq, 111, 124, 136, 141, 158, 160, 175 sq, 233, 262, 268 sq, 271, 281 sq, 288 sq, et à « Économimésis », dans Mimêsis - des articulations, Aubier, 1976.

mais sans le nommer, l’Évangile de Matthieu : « Car il (Dieu le père) voit dans le secret, il connaît la détresse, il compte les larmes et n’oublie rien. » Dieu voit dans le secret, il sait. Mais c’est comme s’il ne savait pas ce qu’allait faire, décider, décider de faire Abraham. Il lui rend son fils après s’être assuré qu’Abraham avait tremblé, renonçant à tout espoir et décidant irréversiblement de sacrifier son fils bien-aimé à Dieu. Abraham avait accepté de souffrir la mort ou pire que la mort, et cela sans calcul, sans investissement, sans pers­ pective de réappropriation : donc, apparemment, au-delà de la récompense ou de la rétribution, au-delà de l’économie, sans espoir de salaire. Le sacrifice de l’économie, sans lequel il n ’y a pas de responsabilité libre et de décision (une déci­ sion est toujours au-delà du calcul), c’est bien dans ce cas le sacrifice de l’oikonomia, à savoir de la loi de la maison (oikos), du foyer, du propre, du domaine privé, de l’amour et de l’affection des siens : moment où Abraham donne le signe du sacrifice absolu, à savoir la mort donnée aux siens, la mort donnée à l’amour absolu pour ce qui est le plus cher, le fils unique ; instant où le sacrifice est quasiment consommé, puisque seul un instant, un non-laps-de-temps, sépare le bras levé du meurtrier du meurtre lui-même ; instant insaisissable de l’imminence absolue où Abraham ne peut donc plus reve­ nir sur sa décision, ni même la suspendre ; à cet instant, donc, dans l’imminence qui ne sépare même plus la décision de l’acte, Dieu lui rend son fils et décide souverainement, par un don absolu, de réinscrire le sacrifice dans une éco­ nomie par ce qui ressemble dès lors à une récompense. A partir de l’Évangile de Matthieu, nous nous deman­ dons : que veut dire « rendre » ? (« Ton Père qui voit dans le secret, te le rendra », reddet tibi, apodôsei soi.) Dieu décide

130

131

Une économie générale du sacrifice se distribuerait, disionsnous plus haut, selon plusieurs « logiques » ou plusieurs « calculs » possibles. Depuis leurs limites, le calcul, la logique, et même l’économie au sens strict désignent juste­ ment ce qui est mis en jeu, suspendu, épochalisé dans une telle économie du sacrifice L À travers leurs différences, ces économies sont peut-être les décryptages d’une seule et même économie. Mais le « revenir au même », comme l’économie, pourrait aussi rester inépuisable. Au moment où il re-christianise ou pré-christianise avec détermination le sacrifice d’Isaac, comme s’il « préparait » au christianisme, Kierkegaard rappelle donc, en conclusion,1

de rendre, de rendre la vie, de rendre le fils bien-aimé, à partir du moment où il paraît assuré qu’un don sans éco­ nomie, le don de la mort —et de la mort de ce qui n ’a pas de prix - a été accompli sans espoir d’échange, de récom­ pense, de circulation, de communication. Parler du secret entre Abraham et Dieu, c’est dire aussi qu’entre eux, et pour qu’il y ait ce don comme sacrifice, il fallait que toute communication fût interrompue, qu’il s’agisse de la commu­ nication comme échange de mots, de signes, de sens, de promesse, ou de la communication comme échange de biens, de choses, de richesse ou de propriété. Abraham renonce à tout sens et à toute propriété - et là commence la respon­ sabilité du devoir absolu. Abraham est dans le non-échange avec Dieu, il est au secret parce qu’il ne parle pas à Dieu et n’attend de lui ni réponse ni récompense. La réponse et donc la responsabilité risquent toujours - et c’est le risque de se perdre - ce qu’elles ne peuvent manquer d’appeler en retour, la récompense et la rétribution. Elles risquent l’échange qu’elles devraient à la fois attendre et ne pas escompter, exclure et espérer. Renonçant en somme à la vie, à la vie de son fils dont on a tout lieu de penser qu’elle lui est plus précieuse que la sienne, c’est là qu’Abraham gagne. Il risque de gagner. Plus précisément : ayant renoncé à gagner, n ’attendant plus ni réponse ni récompense, rien qui lui soit rendu, rien qui lui revienne (en définissant un jour la dissémination comme « ce qui ne revient pas au père », nous aurions pu aussi bien décrire l’instant du renoncement abrahamique), il se voit rendre par Dieu, à cet instant du renoncement absolu, cela même qu’il avait déjà, dans le même instant, décidé de sacri­ fier. Cela lui a été rendu parce qu’il n’a pas calculé. Bien

132

joué, diront les démystificateurs de ce calcul supérieur ou souverain qui consiste à ne plus calculer. L’économie se réap­ proprie, sous la loi du père, l’anéconomie du don, comme don de la vie ou, ce qui revient au même, comme don de la mort. Revenons à Matthieu (ch. Vl). A trois reprises, comme un rappel obsédant, une vérité revient - à apprendre par cœur. C ’est la sentence « et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra» (reddet tibi, apodôsei soi). Vérité à « apprendre par cœur », en premier lieu, parce qu’on a le sentiment de devoir apprendre, sans la comprendre, une formule répétée et répé­ table (comme tout à l’heure « tout autre est tout autre », une sorte de proverbe obscur qu’on peut transmettre et trans­ porter sans le comprendre comme un message scellé qu’on passe de main en main ou qu’on chuchote de bouche à oreille). Il s’agit d’apprendre « par cœur » au-delà du sens. Dieu demande en effet qu’on donne sans savoir, sans cal­ culer, escompter, espérer, parce qu’on doit donner sans compter, et c’est ce qui porte au-delà du sens. Mais « apprendre par cœur » aussi pour une autre raison. Car ce passage est aussi une méditation ou une prédication sur le cœur, sur ce qu’est le cœur et plus précisément ce qu’il devrait être s’il revenait à sa juste place. L’essence du cœur, c’est-à-dire là où le cœur est ce qu’il doit être proprement, là où il a proprement lieu, dans son juste emplacement, voilà qui nous donne à penser quelque chose de l’économie. Car le lieu du cœur, c’est ou plutôt c’est appelé ou destiné à être le lieu des vraies richesses, le lieu du trésor, le placement de la meilleure thésaurisation. L’emplacement juste du cœur, c’est le lieu du meilleur placement. Ce passage de l’Évangile, on le sait, se rassemble autour

133

de la question de la justice, et surtout de la justice écono­ mique, en quelque sorte : l’aumône, le salaire, la dette, la thésaurisation. O r le partage entre l’économie céleste et l’économie terrestre permet de situer la juste place du cœur. Il ne faut pas thésauriser sur la terre mais dans le ciel. Après avoir dit pour la troisième fois, sur la montagne « Et ton père, qui voit dans le secret, te le rendra » (autrement dit : tu peux compter sur l’économie du ciel si tu sais sacrifier l’économie terrestre), Jésus enseigne : Ne vous amassez pas de trésors sur la terre (Nolite thesaurizare vobis thesauros in terra) où la teigne et la rouille rongent, où les voleurs percent et volent ; amassez-vous des trésors au ciel (Thesaurizate autem vobis thesauros in caelo) où la teigne ni la rouille ne rongent, où les voleurs ne percent ni ne volent ; car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur (Ubi enim est thésaurus tuus, ibi est et cor tuum, opou gar estin o thesauros sou, ekei estai kai e kardia sou) '. O ù est le cœur ? Q u’est-ce que le cœur ? Le cœur sera donc, au futur, là où vous sauverez le vrai trésor, celui qui n ’est pas visible sur la terre, celui dont le capital s’accumule au-delà de l’économie du visible ou du sensible terrestre, c’est-à-dire de l’économie corrompue ou corrup­ tible, vulnérable à la teigne, à la rouille et aux voleurs. Cela fait plus que sous-entendre le prix sans prix du capi­ tal céleste. Il est invisible. Il ne se dévalue pas, on ne vous le volera jamais ; le coffre céleste est plus sûr, indescellable, à l’abri de toute effraction ou de tout mauvais calcul bour­ sier. Ce capital non dévaluable ne peut que fructifier à1 1. Évangile de Matthieu, 6, 19-21.

134

l’infini, c’est un placement infiniment sûr, meilleur que le meilleur, un bien sans prix. Discours économique sur l’emplacement ou le placement du cœur, cette cardiotopologie est aussi une ophtalmologie. Le trésor céleste est invisible aux yeux de chair corrompus et corruptibles. Il y a l’œil bon, simple (oculus simplex, oph­ talmos aplous) et il y a l’œil mauvais, corrompu, dépravé (nequam, poneros) : La lampe du corps c’est l’œil (Lucerna corporis tui est ocu­ lus tuus. O lukhnos tou somatos estin o ophtalmos). Si donc ton œil est simple (simplex, aplous : « sain » dit la traduction de Grosjean et Léturmy), tout ton corps sera lumineux ; si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Donc, si la lumière qui est en toi est ténèbre, quelle ténèbre ! L’organe de la vue commence par être source de la lumière. L’œil est une lampe. Il ne reçoit pas la lumière, il la donne plutôt. Il n’est pas ce qui reçoit ou regarde le bien du dehors ou au-dehors comme source solaire de visibilité, il donne la lumière du dedans. Il est donc le bien devenu bonté, le devenir-bon du bien, puisqu’il éclaire de l’intérieur, depuis le dedans du corps, à savoir l’âme. Mais, intérieure dans sa source, cette lumière n’appartient pas à ce monde ou à la terre. Elle peut paraître obscure, sombre, nocturne, secrète, invisible aux yeux de chair, aux yeux corrompus, et c’est là que « voir dans le secret » devient nécessaire. C ’est là que Dieu le Père rétablit une économie interrompue par la division entre le ciel et la terre. Ce passage de l’Evangile de Matthieu traite de la justice, de ce que c’est qu’être juste ou faire la justice (justitiam facere, dikaiosynen poiein). Jésus avait loué les pauvres en

135

A. D ’une part, c’est une photologie selon laquelle la source de lumière vient du cœur, du dedans : de l’esprit et non du

monde. Après « Vous êtes le sel de la terre », il est dit, dans le même mouvement (5, 14), «Vous êtes la lumière du monde (lux mondi, phôs tou kosmou) », « Une ville située sur une montagne ne peut se cacher (abscondi, krybenai) ». Mutation dans l’histoire du secret. Si la lumière était dans le monde, si elle avait sa source au-dehors et non en vous, dans l’esprit, on pourrait cacher des objets, dissimuler des villes ou des armements nucléaires. L’objet ne serait pas sup­ primé, seulement dissimulé sous écran. Il suffirait d’un dis­ positif mondain pour constituer des lieux secrets. O n protège une chose par une autre, on l’abrite derrière ou sous quelque chose, on construit des dispositifs, des caches, des cryptes et on garde le secret invisible. Mais dès lors que la lumière est en vous, dans l’intériorité de l’esprit, il n’y a plus de secret possible ; cette omniprésence est plus radicale, efficace, indé­ niable que celle d’un satellite d’observation qui tournerait, comme on dit, « dans l’espace ». Rien de sensible ou de ter­ restre n’y fait plus obstacle. Plus d’obstruction pour le regard. L’intériorisation de la source photologique marque la fin du secret, mais, origine du paradoxe, c’est aussi l’origine du secret irréductible comme intériorité. Plus de secret, plus de secret, voilà un autre secret du secret, une autre formule ou un autre schibboleth : tout dépend de la façon dont vous prononcez ou non le s de plus, qui ne se distingue pas à la lettre. Là où, partout où, et plus précisément, car le lieu n’a plus lieu, dès qu’il n’y a plus de secret pour Dieu ou pour la lumière spirituelle qui traverse tous les espaces, un retrait de subjectivité spirituelle et d’intériorité absolue se constitue où le secret peut enfin se former. Soustrait à l’espace, ce dedans incommensurable de l’âme ou de la conscience, ce

136

137

esprit (pauperes spiritu, ptokhoi tô pneumati : les mendiants en esprit). Le sermon se rassemble autour de la pauvreté, de la men­ dicité, de l’aumône et de la charité, de ce que doit vouloir dire donner pour le Christ, de ce que cela veut dire pour le Christ que donner et ce que veut dire donner pour le Christ, à lui, en son nom, pour lui, dans la fraternité nouvelle avec lui et depuis lui, et être juste en donnant ainsi, pour et dans et selon le Christ. Le royaume des cieux est promis aux pauvres en esprit, qui sont bienheureux, dans l’allégresse (beati, makarioi), comme sont les endeuillés, les assoiffés ou affamés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les pacifiques, ceux qui sont persécutés au nom de la justice, ceux qui sont injuriés à cause du Christ. À tous ceux-là un salaire est promis, une récompense, un gage (merces, misthos), un bon salaire, un salaire abondant (merces copiosa, misthos polus) : dans les cieux. Ainsi se constituera le vrai trésor du ciel, à partir du salaire ou du prix payé pour le sacrifice ou le renoncement sur cette terre, et plus précisément du prix payé à ceux qui auront su s’élever au-dessus de la justice terrestre ou littérale des Scribes et des Pharisiens, des hommes de la lettre, du corps et de la terre. Si votre justice n’excède pas celles des Scribes et des Pharisiens, des hommes de la lettre, par opposition à ceux de l’esprit, vous n ’entrerez pas aux cieux. On peut traduire : vous ne recevrez pas le salaire (mercedem). Une logique est en place dont on peut remarquer quelques traits.

dedans sans dehors porte à la fois la fin et l’origine du secret. Plus de secret. Car s’il n’y avait pas d ’intériorité absolument hétérogène au-dehors de l’objectivité, s’il n ’y avait pas de dedans inobjectivable, il n ’y aurait pas non plus de secret. D ’où l’étrange économie du secret comme économie du sacrifice qui s’instaure ici. Et l’expression, la formule « éco­ nomie du sacrifice » sera aussi instable dans la grammaire de ses génitifs : on économise grâce au sacrifice, on économise le sacrifice, c’est le sacrifice qui économise ou l’économie qui sacrifie. B. D ’autre part, cette spiritualisation de la lumière « inté­ rieure », si elle institue une nouvelle économie (et une éco­ nomie du sacrifice : tu recevras un bon salaire si tu t’élèves au-dessus du bénéfice terrestre, tu auras un meilleur salaire si tu renonces au salaire terrestre, un salaire contre un autre), c’est à trancher, à dissocier, à dissymétriser tout ce qui s’apparie dans le corps sensible, de la même manière qu’il faut rompre l’échange comme simple réciprocité. De même qu’il sera dit, pour ne pas réinscrire l’aumône dans une cer­ taine économie d’échange, « quand tu fais l’aumône, que ta gauche ignore ce que fait ta droite » (6, 3), de même « si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi ». Et de même pour la main : Vous avez entendu qu’on a dit : Tu ne seras pas adultère. Et moi je vous dis que celui qui regarde une femme pour la convoiter est déjà adultère avec elle dans son cœur. Si ton œil droit te scandalise {skandalizat, skandalizei : le skandalon fait tomber, achopper, pécher), arrache-le et jette-le loin de toi, car il vaut mieux pour toi perdre un de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta

138

main droite te scandalise, coupe-la et jette-la loin de toi, car il vaut mieux pour toi perdre un de tes membres et que tout ton corps ne s’en aille pas à la géhenne h Tel calcul économique intègre la perte absolue. Il rompt l’échange, la symétrie ou la réciprocité. La subjectivité abso­ lue est venue, certes, relancer le calcul ou la surenchère à l’infini, comme économie du sacrifice, mais c’est en sacrifiant le sacrifice entendu comme commerce fini. Il y a merces, salaire, marchandise, sinon mercantilisme ; il y a paiement, mais non commerce si un commerce suppose l’échange réci­ proque et fin i du salaire, de la marchandise ou de la récom­ pense. La dissymétrie signifie cette autre économie du sacri­ fice qui permettra au Christ de dire un peu plus loin, et c’est encore l’œil, et c’est encore la droite et la gauche, et c’est encore la rupture de la paire ou de l’appariement : Vous avez entendu qu’on a dit : Œil pour œil, dent pour dent (ophtalmon anti ophtalmou, oculum pro oculo). Et moi je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais (me antistenai tô ponerô, non résistere malo). Mais quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. Est-ce que ce commandement reconstitue la parité de la paire au lieu de la dissocier, comme nous le suggérions à l’instant ? Non, il interrompt la parité et la symétrie puisque au lieu de rendre la gifle (joue droite contre joue droite, œil pour œil), on offre l’autre joue. Il s’agit de suspendre l’éco­ nomie stricte, l’échange, le rendre, le donner/rendre, le un « prêté pour un rendu » et cette forme de circulation hai-1 1. 5, 27-30.

139

neuse qu’est la représaille, la vengeance, le coup-pour-coup, le rendre-coup-pour-coup. Quoi de cette symétrie écono­ mique de l’échange, du donner/prendre et du rendre quand il sera dit, un peu plus loin, que Dieu le père qui voit dans le secret, te le rendra (reddet tibi) ? La logique qui commande de suspendre la réciprocité de la vengeance et de ne pas résister au mal, c’est naturellement la logique, le logos même qui est la vie et la vérité, le Christ qui, bonté oublieuse de soi, comme dira Patocka, enseigne l’amour des ennemis. Car c’est exactement dans ce passage qu’il est dit : aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent, etc. Diligite inimicos vestros, agapate tous ekhtrous umôn. Il est plus néces­ saire que jamais de citer le grec ou le latin, ne serait-ce qu’en pensant à la remarque de Cari Schmitt qui, soulignant dans Le concept du politique (chap. IIl) que inimicus n ’est pas hostis, en latin, et que ekhtros n’est pas polemios, en grec, en conclut que l’enseignement de Jésus concerne l’amour que nous devons porter à nos ennemis privés, à ceux que nous serions tentés de haïr dans la passion subjective ou personnelle, et non l’amour dû à l’ennemi public. (Schmitt doit reconnaître au passage que la distinction inimicus/hostis, ekhtros/polemios n ’a pas de strict équivalent linguistique dans d’autres langues, en tout cas pas en allemand). L’enseignement du Christ serait ici moral ou psycholo­ gique, voire métaphysique, mais non politique, ce qui importe à Schmitt pour qui la guerre déterminée faite à un ennemi (hostis) déterminable, guerre ou hostilité qui ne suppose aucune haine, serait la condition d ’émergence du politique. Et aucune politique chrétienne n ’a jamais conseillé, rappelle-t-il, d ’aimer les musulmans quand ils envahissent l’Europe chrétienne.

140

Cela repose, entre autres, le problème d’une politique chrétienne et conforme aux Evangiles. Pour Schmitt, et en un sens très différent de celui de Patocka, une politique chré­ tienne, européo-chrétienne, semble possible. Le politique même y serait lié comme tel dans sa modernité dès lors que les concepts du politique sont des concepts théologico-politiques sécularisés. Mais il faut pour cela supposer que la lec­ ture schmittienne du « aimez vos ennemis » soit à l’abri de toute discussion, et d’abord de toute contestation ethno-philologique, si l’on peut dire, puisque la guerre faite aux musulmans, pour ne citer que celle-là, était un fait politique, au sens schmittien, et attestait l’existence d ’une politique chrétienne, d’un dessein cohérent et authentiquement en accord avec l’Evangile de Matthieu, capable de rassembler tous les chrétiens et toute l’Église dans un consensus. On peut en douter, comme on peut rester perplexe devant la lecture du « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent ». Car le texte dit : Vous avez entendu qu’on a dit : Tu aimeras ton proche et détesteras ton ennemi. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous poursuivent [persécutent]. Quand Jésus dit : « Vous avez entendu qu’on a dit : Tu aimeras ton proche et détesteras ton ennemi », il se réfère en particulier, du moins pour la première partie de la phrase (« T u aimeras ton proche ») et non pour la seconde (« tu détesteras ton ennemi ») au Lévitique h II y est dit en effet1 1. Lévitique, XIX, 15-20.

141

Si le « prochain » est ici le congénère, celui de ma commu­ nauté, du même peuple, de la même nation (’amith), alors ce qu’on peut lui opposer (ce que ne fait pas le Lévitique mais bien l’Evangile), ce n ’est pas le non-prochain comme ennemi privé mais le non-prochain comme étranger, le membre d ’une autre nation ou d’une autre communauté,

d’un autre peuple ; et cela irait contre l’interprétation de Schmitt : la frontière entre inimicus et hostis serait plus per­ méable qu’il ne voudrait le croire. Il y va ici de la possibilité, conceptuelle et pratique, de fonder le politique ou d’avoir un concept rigoureux de la spécificité politique par quelque dissociation : non seulement entre le public et le privé mais entre l’existence publique et la passion ou l’affect commu­ nautaire qui lie chacun aux autres, comme membres de la même famille, de la même communauté ethnique, nationale, linguistique, etc. L’affect national ou nationaliste, l’affect communautaire est-il ou non en soi politique ? est-il privé ou public, au sens de Schmitt ? La réponse serait difficile et appellerait sans doute une réélaboration. Dans l’Évangile de Matthieu, immédiatement après le « Aimez vos ennemis », le salaire est encore nommé (mercedem, misthon). Une fois encore, une fois déjà, puisque la question du salaire va envahir le discours sur Dieu le Père qui voit dans le secret et qui rendra (sous-entendu un salaire). Il faut distinguer entre deux salaires : l’un est de rétribution, d’échange à égalité, d’économie circulaire, l’autre est de plus-value absolue, hétérogène à la mise ou à l’inves­ tissement : deux économies apparemment hétérogènes, donc, mais en tout cas deux salaires, deux types de merces ou de misthos. Et l’opposition entre le salaire médiocre de rétri­ bution échangiste et le salaire noble qu’on obtient par sacri­ fice désintéressé ou par don, c’est aussi la différence entre deux peuples, le nôtre, celui auquel le Christ s’adresse, et les autres qui sont les ethnici ou les ethnikoi, les ethnies, donc, tout court, les peuples, ceux qui ne sont que des peuples, des grégarités, ou les goim (traduction de Chouraqui), les païens dans la traduction française de Grosjean et Léturmy.

142

143

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Mais d’une part la vengeance est déjà condamnée dans le Lévitique, et il n ’y est pas dit « tu détesteras ton ennemi ». D ’autre part, comme il détermine le proche au sens de congénère, de membre du même peuple ( ’amith), il est déjà dans la sphère du politique, au sens schmittien. Il paraît difficile de main­ tenir dans la sphère du privé l’opposition éventuelle du pro­ chain et de l’ennemi. Le passage du Lévitique déploie un certain concept de la justice. Dieu parle à Moïse à qui il vient de donner quelques prescriptions quant au sacrifice ou quant au salaire, et il lui interdit, il faudra le souligner, la vengeance : Je suis Iahvé ! Vous ne ferez pas d’injustice dans le jugement ; tu ne feras pas de faveur au pauvre et tu ne feras pas d’honneur au grand : avec justice tu jugeras ton prochain. Tu n’iras pas calomnier tes parents, tu n’exigeras pas le sang de ton prochain. Je suis Iahvé ! Tu ne haïras pas ton frère en ton cœur, tu devras corriger ton prochain et tu n’encourras pas de péché à cause de lui. Tu ne te vengeras pas, tu ne garderas pas rancune envers les fils de ton peuple, mais tu aimeras ton prochain comme toimême : Je suis Iahvé !...

N ’oublions pas la traduction par « païens », elle nous guidera dans un instant. Voici la fin du chapitre V de l’Evangile selon Matthieu : 44. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous poursuivent [persécutent] ; 45. Alors vous serez fils de votre père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons et pleuvoir sur les justes et les injustes. 46. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quel salaire aurez-vous (Si enim diligitis eos qui vos diligunt, quam mercedem habebitis ? ean gar agapesete tous agapôntas umas, tina misthon ekhete) les percepteurs même n’en font-ils pas autant ? Passage d’un père à l’autre, mais réappropriation de l’au­ thentique filiation (« alors vous serez fils de votre père »). A la condition du don et de l’amour sans réserve : si vous aimez seulement ceux qui vous aiment et dans la mesure où ils vous aiment, si vous vous en tenez à cette mesure de symé­ trie, de mutualité et de réciprocité, vous ne donnez rien, aucun amour, et la réserve de votre salaire ressemblera à l’impôt prélevé ou à la dette remboursée, à l’acquittement de la dette. Pour mériter ou espérer un salaire infiniment plus élevé, au-delà de la perception de ce qui est dû, alors il faut donner sans compter, et aimer ceux qui ne vous aiment pas. Et voici l’allusion aux « ethniques » ou aux « païens » : Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous de plus ? Les païens même (ethnici, ethnikoi) n’en font-ils pas autant ?

144

Cette économie infinie et dissymétrique du sacrifice s’oppose tantôt à celle des scribes ou des pharisiens, à l’an­ cienne loi en général, tantôt à celle des ethnies païennes (goim) ; elle est tantôt chrétienne versus judaïque, tantôt judéo-chrétienne. Elle suppose toujours un calcul qui prétend se porter au-delà du calcul, au-delà de la totalité du calculable comme totalité finie du même. Il y a une économie, certes, mais c’est une économie qui intègre le renoncement au salaire calculable, le renoncement à la mar­ chandise ou au marchandage, à l’économie au sens de la rétribution mesurable et symétrisable. Dans l’espace ouvert par cette économie du sans-mesure, un nouvel enseignement du don ou de l’aumône en appelle à un rendre, à un ren­ dement, voire à une rentabilité, certes, mais incalculable pour les créatures, et laissé à l’appréciation du père en tant q u ’i l voit dans le secret. Dès le chapitre VI du même Evangile, le thème de la justice se trouve sinon marqué ou remarqué, appelé du moins, nommé comme ce qu’il faut pratiquer jus­ tement sans être marqué ou remarqué. Il faut être juste sans se faire remarquer. Vouloir être remarqué, c’est vouloir de la reconnaissance et être payé d’un salaire calculable, d’un remerciement ou d’une récompense. O r il faut au contraire donner, par exemple l’aumône, sans savoir ou du moins en donnant d’une main sans que l’autre main le sache, c’est-àdire sans le faire savoir, sans le faire savoir devant les hommes, en secret, sans escompter une reconnaissance, une récompense, un salaire. Sans même se le faire savoir. La dis­ sociation entre la droite et la gauche rompt encore la paire, la parité ou l’appariement, la symétrie et l’homogénéité entre les deux économies. Interrompant jusqu’à une certaine conscience de soi, elle inaugure en vérité le sacrifice. Mais

145

Cette promesse est répétée à plusieurs reprises dans une forme semblable, qu’il s’agisse de l’aumône, de la prière, du jeûne (6, 17). Pénétrant partout, la clarté de la lucidité divine garde en elle le plus secret du secret. Pour se déprendre des facilités idolâtriques ou iconiques, donc des images visibles et des représentations toutes faites, il faut peut-être entendre cette phrase, « et ton père, qui voit dans le secret, te le rendra », autrement que comme une propo­ sition sur ce que serait Dieu, ce sujet, cet étant, cet X qui existerait déjà, d’une part, et qui serait aussi, d’autre part, de surcroît, doué d’attributs tels que la paternité et le pouvoir de percer le secret, de voir l’invisible, de voir en moi mieux que moi, d ’être plus puissant et plus intime à moi-même

que moi-même. Il faut cesser de penser à Dieu comme à quelqu’un, là-bas, très haut, transcendant et, de plus - par­ dessus le marché, justement —capable, mieux que tout satel­ lite tournant dans l’espace, de tout voir au plus secret des lieux les plus intérieurs. Peut-être faut-il, en suivant l’in­ jonction judéo-christiano-islamique mais aussi en risquant de la retourner contre cette tradition, penser Dieu et le nom de Dieu sans cette représentation ou cette stéréotypie idolâtrique - et dire alors : Dieu est le nom de la possibilité pour moi de garder un secret qui est visible à l’intérieur mais non à l’extérieur. Dès qu’il y a cette structure de conscience, d’être-avec-soi, de parler, c’est-à-dire de produire du sens invisible, dès que j’ai en moi, grâce à la parole invisible comme telle, un témoin que les autres ne voient pas, et qui est donc à la fois autre que moi et plus intime à moi que moi-même, dès que je peux garder un rapport secret avec moi et ne pas tout dire, dès qu’il y a du secret et du témoin secret en moi, et pour moi, il y a ce que j’appelle Dieu, (il y a) que j’appelle Dieu en moi, (il y a que) je m ’appelle Dieu, phrase difficile à distinguer de « Dieu m’appelle », car c’est à cette condition que je m’appelle ou suis appelé en secret. Dieu est en moi, il est « moi » absolu, il est cette structure de l’intériorité invi­ sible qu’on appelle, au sens kierkegaardien, la subjectivité. Et il se manifeste, il manifeste sa non-manifestation quand dans la structure du vivant ou de l’existant apparaît, au cours de l’histoire phylo- et ontogénétique, la possibilité, d’ailleurs différenciée, complexe, plurielle, surdéterminée, du secret : le désir et le pouvoir de rendre absolument invisible et de constituer en soi un témoin de cette invisibilité. C ’est l’his­ toire de Dieu et du nom de Dieu comme histoire du secret,

146

147

un calcul infini prend la relève du calcul fini auquel il est renoncé : Dieu le père, qui voit dans le secret, te le rendra, ce salaire, et infiniment plus grand. Les choses sont-elles plus claires ? Peut-être, à l’exception de la clarté divine sur le secret de laquelle la lumière n ’aurait pas à être faite : 1. Prenez garde à ne pas faire les justes devant les hommes pour en être remarqués ; sinon vous n’aurez pas de salaire auprès de votre père qui est dans les cieux. 2. Quand donc tu fais l’aumône, ne le trompète pas comme font ces comédiens dans les synagogues et dans les rues pour tirer gloire des hommes ; oui je vous le dis, ils ont reçu leur salaire. 3. Toi quand tu fais l’aumône, que ta gauche ignore ce que fait ta droite. 4. Pour que ton aumône reste dans le secret (in abscondito, en tô kryptô) ; et ton père qui regarde dans le secret te le rendra.

à la fois secrète et sans secret. Cette histoire est aussi une économie. Une autre économie ? Peut-être la même en son simu­ lacre, une économie assez équivoque pour paraître intégrer la non-économie. Dans son instabilité essentielle, la même économie semble tantôt fidèle, tantôt accusatrice et iro­ nique à l’endroit du sacrifice chrétien. Elle commence par dénoncer une offrande encore trop calculatrice. Celle-ci ne renoncerait à un salaire (merces) terrestre, à un marché fini, comptable, extérieur, visible, elle n ’excéderait une économie de rétribution et d’échange (le re-merciement) que pour capi­ taliser un bénéfice ou une plus-value infinie, céleste, incal­ culable, intérieure et secrète. Une sorte de calcul secret miserait encore sur le regard de Dieu qui voit l’invisible et voit dans mon cœur ce que je renonce à faire voir aux hommes. De l’esprit - l’esprit même. « Esprit du christianisme », pour reprendre le titre du jeune Hegel qui reconnut dans la manifestation de cette religion révélée, dans son avène­ ment, l’annonce de sa propre vérité à savoir le savoir absolu. Toute-puissance possible, dynastie d’un christia­ nisme qui ne connaît plus de limite et mange ses fron­ tières, gagnant son invincibilité au prix de savoir se vaincre : pouvoir de s’emporter soi-même dans le marché secret du secret. « Génie du christianisme », comme dit ensuite un Nietzsche qui garde peut-être encore, au moment de parodier la littérature de Chateaubriand, la naïveté de croire savoir ce que veut dire croire, faire croire ou faire crédit, en cette marche ou marchandise de l’infini. Le rapport à soi du christianisme, son affirmation ou sa présentation de soi, son être-soi se constitue dans l’hyper-

bole de ce marché, dans la visibilité du cœur invisible. Il ne saurait donc y avoir de critique « externe » du christia­ nisme qui ne déploie une possibilité interne et ne dévoile les puissances encore intactes d’un avenir imprévisible, d ’un événement ou d’un avènement mondial du christianisme. Aucune critique externe, aucune critique interne ne serait donc ici pertinente qui ne manque sa cible, tout simple­ ment pour l’avoir d’abord incorporée. Toute démystifica­ tion du christianisme se plie et replie à justifier un proto­ christianisme à venir. Histoire des hommes. Cette réserve se tient dans le pli d’un sacrifice sans sacrifice, à l’instant qui sauve ou, si l’on préfère, ressuscite le fils : Isaac, Ishmaël ou Jésus, des frères en somme. Chaque fois un fils, le fils, seul. Ni Sara, ni Agar, ni Ishmaël h Dirait-on de ces trois, et de tout ce qu’ils représenteront à l’avenir, qu’ils furent les premiers sacrifiés ? Chaque fois le fils perdu et sauvé par le père, le père seul. Histoire des hommes. Dans le pli de ce moment abrahamique ou ibrahimique, replié par l’Évangile entre les deux autres « religions du Livre », dans le repli de ce secret sans fond s’annoncerait la possibilité de la fiction surnommée littérature. Sa possi­ bilité et non l’événement de son institution, son logement structurel mais point encore ce qui la met en l ’Etat, lui1

148

149

1. « L’abandonnée Hagar, et son enfant, ne cesse de hanter ce que ce mot islam a voulu cerner », note Fethi Benslama, qui rappelle et analyse aussi « l’éviction de Hagar dans la fondation islamique ». Je ne peux ici que renvoyer à son admirable essai, « La répudiation originaire », dans Idiomes. Nationalités. Déconstructions, Rencontre de Rabat, Intersignes, éditions Toubkal et L’Aube, 1998.

conférant un statut sous ce nom — séquence moderne ou vieille de quelques siècles à peine. Contrairement aux apparences souvent alléguées, l’origine identifiable de cette jeune institution, comme celle d ’une figure moderne de l’Etat démocratique, nous serions tentés de la tenir pour plus « abrahamique » que grecque — et nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Retenons-en seulement un trait, pour l’instant. De l’étrange et impossible filiation que nous lui soupçonnons, en mémoire de tant de pères et de fils, en mémoire de tant et tant d’hommes prêts, sans jamais y par­ venir, et peut-être sans jamais y croire, à se donner la mort à mort, elle garderait au moins ce trait que nous nommerons d ’après Baudelaire : elle peut toujours apparaître comme « littérature homicide et suicide ». Histoire des hommes et non des femmes. Histoire des « semblables ». Histoire de la fraternité, histoire chrétienne. « - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! » À la fois évangélique et hérétique, l’hyperbole littéraire de cette critique du christianisme s’illustre d’un bref pam­ phlet de Baudelaire, L ’École païenne (1852). Pour les rai­ sons que nous venons de rappeler, et parce qu’elle est hyperbolique, cette « critique » ne saurait être seulement interne ou externe. En quelques pages emportées, la verve et la colère projettent une poétique, une morale, une reli­ gion, une philosophie. Premiers accusés, des écrivains qui ne sont pas nommés (sans doute Banville qui, avec d ’autres, Leconte de Lisle, Gautier, célébrait la culture et les modèles grecs). Contre le culte de la forme et le plasticisme de ceux qu’il appelle des néo-païens, à la fois ido­ lâtres, matérialistes et formalistes, Baudelaire met en garde contre la prostitution qui s’agenouille devant l’esthétisme

150

de la représentation, contre le matérialisme de l’image, de l’apparence et de l’idolâtrie, contre l’extériorité littérale de l’apparaître (ailleurs il ne manquera pas de faire le contraire, selon une paradoxie réglée). Parlant de l’aumône un peu à la manière de l’Évangile de Matthieu, il en vient à raconter une histoire de fausse monnaie, plus simple, plus pauvre, moins perverse en sa structure que celle de La fausse monnaie ', mais assez proche pour appeler une analyse de type sériel. Et il « excuse la suppression de l’objet » : Impossible de faire un pas, de prononcer un mot, sans buter contre un fait païen [...] Et vous, malheureux néo­ païens, que faites-vous, si ce n’est la même besogne ? [...] Vous avez sans doute perdu votre âme [...] Congédier la passion et la raison, c’est tuer la littérature. Renier les efforts de la société précédente, chrétienne et philosophique, c’est se suicider [...] S’environner exclusivement des séductions de l’art physique, c’est créer de grandes chances de perdition. Pendant longtemps, bien longtemps, vous ne pourrez voir, aimer, sentir que le beau, rien que le beau. Je prends le mot dans un sens restreint. Le monde ne vous apparaîtra que sous sa forme matérielle [...] Puissent la religion et la phi­ losophie venir un jour, comme forcées par le cri d’un déses­ péré ! Telle sera toujours la destinée des insensés qui ne voient dans la nature que des rythmes et des formes. Encore la philosophie ne leur apparaîtra-t-elle d’abord que comme un jeu intéressant [...] Son âme [celle de l’enfant ainsi cor-1 1. Cf. Baudelaire, Œuvres Complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 44 sq. L’allusion au fauxmonnayeur dans L ’École païenne n’avait pas été prise en compte dans une lecture que j’avais proposée ailleurs de La fausse monnaie (Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Galilée, 1991).

151

rompu], sans cesse irritée et inassouvie, s’en va à travers le monde [...] comme une prostituée, criant : Plastique ! plas­ tique ! La plastique, cet affreux mot me donne la chair de poule, la plastique l’a empoisonné, et cependant il ne peut vivre que par le poison [...] Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. J’admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j’excuse la suppression de l’objet. La folie de l’art est égale à l’abus de l’esprit. La création d’une de ces suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur et une immensité d’orgueil et d’égoïsme. Je me rappelle avoir entendu dire à un artiste farceur qui avait reçu une pièce de monnaie fausse : je la garde pour un pauvre. Le misérable prenait un infernal plaisir à voler le pauvre et à jouir en même temps des bénéfices d’une répu­ tation de charité. J’ai entendu dire à un autre : Pourquoi donc les pauvres ne mettent-ils pas des gants pour mendier ? Ils feraient fortune. Et à un autre : Ne donnez pas à celuilà ; il est mal drapé ; ses guenilles ne lui vont pas bien [...] Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute lit­ térature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. Ce discours paraît d’une pièce, il est moins retors que La fausse monnaie. Mais il peut se prêter encore à deux lectures. La surenchère de spiritualisme évangélique risque à chaque instant de se renverser. Dans le salaire promis aux cieux, par le père qui voit dans le secret et saura le rendre, L ’École païenne peut toujours démasquer une sorte de marché sublime et secret, celui qui cherche à « emporter le paradis économiquement », comme dira le narrateur de La fausse monnaie. Dès l’instant où le don, si généreux soit-il, se laisse effleurer par le calcul, dès lors qu’il compte avec la connais-

152

sance ou la reconnaissance, il se laisse prendre dans la tran­ saction : il échange, il donne en somme de la fausse mon­ naie, puisqu’il donne contre un salaire. Même s’il donne de la « vraie » monnaie, l’altération du don en calcul détruit aussitôt, comme du dedans, la valeur de cela même qui est donné : la monnaie peut garder sa valeur, elle n’est plus don­ née en tant que telle. Liée au « salaire » (merces), elle est fausse, parce que mercenaire et mercantile. Même si elle est vraie. D ’où la double « suppression de l’objet » qu’on peut inférer en déplaçant à peine l’expression de Baudelaire : dès qu’il calcule (à partir de la simple intention de donner comme telle, à partir du sens, de la connaissance et de la reconnaissance escomptée), le don supprime l’objet (du don). Il le nie en tant que tel. Pour éviter à tout prix cette négation ou cette destruction, il faudrait procéder à une autre suppression de l’objet : ne garder du don que le donner, l’acte et l’intention de donner, non le donné, qui au fond ne compte pas. Il faudrait donner sans savoir, sans connais­ sance et sans reconnaissance, sans remerciement : sans rien, en tout cas sans objet. La critique ou la polémique de L ’Ecole païenne aurait une vertu démystificatrice. Le mot n’est plus à la mode mais ne s’impose-t-il pas dans ce cas ? Il s’agit de déplier l’hypocrisie mystagogique d’un secret, de faire le procès d ’un mystère fabriqué, d’un contrat comportant une clause secrète, à savoir que, voyant dans le secret, Dieu saura rendre infini­ ment plus ; et nous acceptons d’autant plus facilement le mystère que Dieu, lui, reste de tout secret le témoin.

153

Il partage et il sait. Nous devons croire qu’il sait. Ce savoir fonde et détruit à la fois, en même temps que leur « objet », les concepts chrétiens de responsabilité ou de justice. La généa­ logie de la responsabilité, ce que Nietzsche appelle dans La Généalogie de la morale « la longue histoire de l’origine de la responsabilité (Verantwortlichkeit) » décrit aussi les filiations de la conscience morale et religieuse : théâtre de la cruauté et du sacrifice, de l’holocauste même (ce sont les mots de Nietzsche), de la faute comme dette ou obligation (Schuld, ce « concept capital », cet Hauptbegnffde la morale), placements de l’économie, des « rapports de contrat » entre créanciers (Glaubiger) et débiteurs (Schuldner). Ces rapports apparais­ sent dès qu’il y a des sujets de droit en général (Rechtssubjekte), et ils se ramènent à leur tour « aux formes primitives de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot » L Sacrifice, vengeance, cruauté, voilà ce qui s’imprime dans la genèse de la responsabilité ou de la conscience morale. « L’impératif catégorique » du « vieux Kant » a un relent de cruauté 12. Mais le diagnostic de cruauté vise du même coup l’économie, la spéculation, le trafic commercial (achat et vente) dans l’institution de la morale et de la justice. Il vise encore l’« objectivité » de l’objet : « “toute chose a son prix, tout peut être payé”. Ce fut le canon moral de la justice, le plus ancien et le plus naïf, le commencement de toute “bonté”, de toute “équité”, de tout “bon vouloir”, de toute “objectivité” sur la terre 3 ».

1. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, deuxième disser­ tation, § 4, tr. H. Albert modifiée. Mercure de France, 1964, p. 74. 2. Id , ibid., § 6. 3. Id., ibid., § 8.

154

Car Nietzsche va même jusqu’à prendre en compte, si l’on peut dire, le moment où cette justice intègre le non-solvable, l’inacquittable, l’absolu. Il prend donc en compte cela même qui déborde l’économie comme échange, et le commerce du re-merciement. O r au lieu de mettre cela au crédit de la bonté pure, de la foi, du don infini, Nietzsche y décèle, en même temps que la suppression de l’objet, une autodestruc­ tion de la justice dans la grâce. C ’est le moment proprement chrétien comme autodestruction de la justice : La justice qui a commencé par dire : « tout peut être payé, tout doit être payé », est une justice qui finit par fermer les yeux (durch die Finger zu sehn) et par laisser courir celui qui est insolvable, - elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire elle-même [ce qui est traduit par « se détruire elle-même », c’est littéralement sich selbst aufbebend —et Nietzsche souligne : en « se relevant », la justice chrétienne se nie et se conserve alors dans ce qui semble l’excéder ; elle reste ce qu’elle cesse d’être, une économie cruelle, un commerce, un contrat de dette et de créance, de sacrifice et de vengeance]. Cette relève-de-soi de la justice (Diese Selbstaufhebung der Gerechtigkeit), on sait de quel beau nom elle se pare — elle s’appelle la grâce (Gnade), elle demeure, comme l’on pense, le privilège (Vorrecht) des plus puissants, mieux encore, son « au-delà » du droit (sein Jenseits des Recbts) h Dans sa Selbstaufhebung, la justice reste un privilège, la Gerechtigkeit un Vorrecht comme Jenseits des Rechts. Cela nous enjoint de penser ce qu’est le Selbst de cette Selbstauf1. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 86.

155

hebung dans la constitution du Selbst en général, dans ce noyau secret de la responsabilité. À interroger un certain concept de refoulement (Zurückscbiebung ') qui moralise le mécanisme de la dette 12 dans le devoir moral et dans la mauvaise conscience, dans la conscience comme culpabilité, on pourrait suivre ensuite l’hyperbolisation de ce refoulement (en le rapprochant peutêtre au passage de ce que Patocka dit du refoulement chré­ tien). Cette hubris sacrificielle, c’est ce que Nietzsche appelle le « coup de génie du christianisme ». Celui-ci porte cette économie jusqu’à son excès dans le sacrifice du Christ par amour du débiteur : la même économie du sacrifice, le même sacrifice du sacrifice : ... effroyable et paradoxal expédient qui fit trouver à l’humanité angoissée un soulagement temporaire, ce soula­ gement qui fut le coup de génie du christianisme (jenem Geniestreich des Christentums) : Dieu lui-même s’offrant en sacrifice pour payer les dettes de l’homme, Dieu se payant à lui-même, Dieu parvenant seul à libérer l’homme de ce qui pour l’homme même est devenu irrémissible (unablosbar), le créancier (der Glaübiger) s’offrant pour son débiteur (seinen Schuldner), par amour (qui le croirait - sollte man’s glauben ?), par amour pour son débiteur !...

gique, comme la technique d’un pouvoir ou la ruse d’un savoir-faire, on pouvait l’attribuer à quelqu’un ou à quelque chose qu’on appelle le « christianisme », on devrait y enve­ lopper un autre secret : le renversement et l’infinitisation qui confère à Dieu, à l’Autre ou au nom de Dieu, la responsa­ bilité de ce qui reste plus secret que jamais, l’expérience irré­ ductible de la croyance, entre le crédit et la foi, le croire suspendu entre la créance du créancier (Glaübiger) et la croyance (Glauben) du croyant. Comment croire à cette his­ toire de croyance ou de créancier ? Voilà ce que demande Nietzsche, in fine, ce qu’il se demande ou se laisse demander par l’autre, par le spectre de son discours. Est-ce une ques­ tion rhétorique (rhetorical question, comme on dit plus faci­ lement en anglais pour désigner une fausse question, une question feinte) ? Mais ce qui rend possible une question rhétorique peut parfois en troubler l’ordre. Comme souvent, l’appel de la question, et la demande qui résonne en elle, porte plus loin que la réponse. La ques­ tion, la demande et l’appel doivent bien avoir commencé, dès la veille de leur éveil, par s’accréditer auprès de l’autre : se laisser croire. Nietzsche doit bien croire savoir ce que croire veut dire, à moins qu’il n’entende le faire accroire.

S’il y en a, le « coup de génie » n ’advient qu’à l’instant de ce partage infini du secret. Si, comme un secret thaumatur1. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 110,

§ 21 . 2. J’avais abordé ces passages de La Généalogie de la morale d’un point de vue un peu différent dans La carte postale, de Socrate à Freud et audelà, Flammarion, 1980, notamment p. 282.

156

[Une première version de ce chapitre fut publiée dans L ’é thique du don. Jacques Derrida et la pensée du don. Colloque de Royaumont, décembre 1990. Essais réunis par Jean-Michel Rabaté et Michael Wetzel, Métailié-Transidon, 1992.]

La littérature au secret Une filiation impossible

« Dieu », passez-moi l’expression...

Pardon de ne pas vouloir dire. Imaginez que nous laissions cet énoncé à son sort. Acceptez au moins que pour un temps je l’abandonne ainsi, seul, aussi démuni, sans fin, errant, voire erratique : « Pardon de ne pas vouloir dire... » Est-ce là, cet énoncé, une phrase ? Une phrase de prière ? Une demande dont il est encore trop tôt ou déjà trop tard pour savoir si elle aura été seulement interrompue, méritant ou excluant les points de suspension ? « Pardon de ne pas vouloir dire [...] » À moins que je ne l’aie un jour trouvée, cette phrase improbable, à moins qu’elle ne se trouve, elle-même, seule, visible et abandonnée, exposée à tout passant, inscrite sur un tableau, lisible sur un mur, à même une pierre, à la surface d’une feuille de papier ou en réserve dans une disquette d’ordinateur. Voici donc le secret d ’une phrase : « Pardon de ne pas vouloir dire... », dit-elle. « Pardon de ne pas vouloir dire... », c’est maintenant une citation. L’interprète alors se penche sur elle.

161

Un archéologue peut aussi se demander si cette phrase est achevée : « Pardon de ne pas vouloir dire... » mais quoi au juste ? et à qui ? Qui à qui ? Il y a là du secret, et nous sentons que la littérature est en train de s’emparer de ces mots sans toutefois se les appro­ prier pour en faire sa chose. Tel herméneute ignore si cette demande a signifié quelque chose dans un contexte réel. Fut-elle un jour adressée par quelqu’un à quelqu’un, par un signataire réel à un destina­ taire déterminé ?

1.

L ’épreuve du

secret

:

pour l ’U n comme pour l’A utre

Parmi tous ceux qui, en nombre infini dans l’histoire, ont gardé un secret absolu, un secret terrible, un secret infini, je pense à Abraham, à l’origine de toutes les religions abraha­ miques. Mais à l’origine aussi de ce fonds sans lequel ce que nous appelons la littérature n ’aurait sans doute jamais pu surgir comme telle et sous ce nom. Le secret de quelque affinité élective allierait-il ainsi le secret de l’Alliance élective entre Dieu et Abraham et le secret de ce que nous appelons la littérature, le secret de la littérature et le secret en littérature ? Abraham aurait pu dire, mais Dieu aussi : « Pardon de ne pas vouloir dire... » Je pense à Abraham qui garda le secret, n ’en parlant ni à Sara ni même à Isaac, au sujet de l’ordre à lui donné, en tête-à-tête, par Dieu. De cet ordre le sens lui reste à lui-même secret. Tout ce qu’on en sait, c’est que c’est une épreuve. Quelle épreuve ? Je vais en proposer une lecture. Je la distinguerai, dans ce cas, d’une interprétation. R em brandt, 1637. Haarlem. Abraham caresse Isaac (titre traditionnel auquel on aura proposé de substituer « Abraham caresse Benjamin »).

163

À la fois active et passive, cette lecture serait présupposée par toute interprétation, par les exégèses, commentaires, gloses, déchiffrements qui s’accumulent en nombre infini depuis des millénaires ; dès lors elle ne serait plus une simple interpré­ tation parmi d’autres. Sous la forme à la fois fictive et non fictive que je vais lui donner, elle appartiendrait à l’élément d’une sorte bien étrange d ’évidence ou de certitude. Elle aurait la clarté et la distinction d’une expérience secrète au sujet d’un secret. Quel secret ? Eh bien voici : unilatérale­ ment assignée par Dieu, l’épreuve imposée sur le mont Moriah consisterait à éprouver, justement, si Abraham est capable de garder un secret : « de ne pas vouloir dire... », en somme. Jusqu’à l’hyperbole : là où ne pas vouloir dire est si radical qu’il se confond presque avec un « ne pas pouvoir vouloir dire ». Q u’est-ce que cela voudrait dire ? Il s’agit donc bien d’une épreuve, indubitablement, et le mot fait l’accord de tous les traducteurs : « Après ces événements, il advint que l’Élohim éprouva Abraham. Il lui dit Abraham ! Il dit “Me voici”. » (La demande de secret commencerait à cet instant : Je prononce ton nom, tu te sens appelé par moi, tu dis « Me voici » et tu t’engages par cette réponse à ne parler de nous, de cette parole échangée, de cette parole donnée, à personne d’autre, à me répondre à moi seul, uniquement, à répondre devant moi seul, moi seulement, en tête-à-tête, sans tiers ; tu as déjà juré, t’es déjà engagé à garder entre nous le secret de notre alliance, de cet appel et de cette co-responsabilité. Le premier parjure consisterait à trahir ce secret. Mais attendons encore pour voir comment cette épreuve du secret passe par le sacrifice de ce qui est le plus cher, le

plus grand amour au monde, l’unique de l’amour même, l’unique contre l’unique, l’unique pour l’unique. Car le secret du secret dont nous allons parler ne consiste pas à cacher quelque chose, à ne pas en révéler la vérité, mais à respecter l’absolue singularité, la séparation infinie de ce qui me lie ou m ’expose à l’unique, à l’un comme à l’autre, à l ’Un comme à lAutre) : « “Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va-t’en au pays de Moriah et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai.” Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit ses deux serviteurs avec lui, ainsi que son fils Isaac, fendit les bois de l’holocauste, se leva et s’en alla vers l’endroit que lui avait dit l’Elohim L » Autre traduction : « Et c’est après ces paroles : “L’Elohîm éprouve Abraham. /Il lui dit : Abrahâm ! Il dit : Me voici./Il dit : Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Is’hac,/va pour toi en terre de Moryah, là, monte-le en mon­ tée /sur l’un des monts que je te dirai.’VAbrahâm se lève tôt le matin et bride son âne./ Il prend ses deux adolescents avec lui et Is’hac son fils./Il fend des bois de montée. Il se lève et va vers le lieu que lui dit l’Elohîm 12. » Kierkegaard fut intarissable sur le silence d’Abraham. L’insistance de Crainte et tremblement répond alors à une stratégie qui mériterait à elle seule une étude longue et minu­ tieuse. Notamment quant aux puissantes inventions concep­ tuelles et lexicales du « poétique » et du « philosophique », de l’« esthétique », de l’« éthique », du « téléologique » et du

164

165

1. Genèse, XX, 1-3, tr. E. Dhormes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1972. (Je souligne.) 2. Ibid., tr. A. Chouraqui. (Je souligne.)

« religieux ». Autour de ce silence se concertent en particulier ce que j’appellerai des mouvements, au sens musical. Quatre mouvements lyriques de la narration fictive, autant d’adresses à Régine, ouvrent en effet le livre. Ces fables appartiennent à ce qu’on est sans doute en droit d’appeler de la littérature. Elles racontent ou interprètent à leur manière le récit biblique. Soulignons les mots qui scandent l’écho retentis­ sant de ces silences : « Ils allèrent trois jours en silence ; le matin du quatrième, Abraham ne dit pas un mot [...] Et Abraham se disait : “Je ne peux pourtant pas cacher à Isaac où cette marche le conduit.” » Mais il ne lui dit rien, si bien qu’à la fin de ce premier mouvement, on entend un Abraham qui ne s’entend à parler qu’à lui-même ou à Dieu, en luimême à Dieu : « Mais Abraham se disait tout bas : “Dieu du ciel, je te rends grâce, car il vaut mieux qu’il me croie un monstre que de perdre la foi en toi” h » Deuxième mouve­ ment : « Ils cheminèrent en silence [...] il prépara le bois en silence, et lia Isaac ; en silence il tira son couteau. » Dans le quatrième mouvement, le secret du silence est certes partagé par Isaac mais ni l’un ni l’autre n’ont percé le secret de ce qui s’est passé ; ils sont d’ailleurs bien décidés à n ’en point parler : «Jamais il n ’en fu t parlé au monde, et Isaac ne dit jamais rien à personne de ce qu’il avait vu, et Abraham ne soupçonna pas que quelqu’un avait v u 12. » Le même 1. S0ren Kierkegaard, Œuvres Complètes, t. V, op. cit., p. 106-107. 2. Id , ibid., p. 108-110. Ailleurs, Kierkegaard parle aussi d’un « vœu de silence », p. 117. Et tout ce qu’il appelle la suspension téléologique de l’éthique sera déterminé par le silence d’Abraham, par son refus de la médiation, de la généralité, de la loi du public (juris publics), du politique ou de l’étatique, du .divin ; le divin n’est que le « fantôme » de Dieu (p. 159), comme la généralité de l’éthique n’est que le spectre

166

secret, le même silence sépare donc Abraham et Isaac. Car ce qu’Abraham n’a pas vu, aura précisé la fable, c’est que Isaac l’a vu, lui, tirer son couteau, le visage crispé par le désespoir. Abraham ne sait donc pas qu’il a été vu. Il voit sans se voir vu. Il est à cet égard dans le non-savoir. Il ne sait pas que son fils aura été son témoin, mais un témoin désormais tenu au même secret, au secret qui le lie à Dieu. Est-il alors fortuit que ce soit dans l’un de ces mouve­ ments, dans l’une de ces quatre orchestrations silencieuses du secret que Kierkegaard imagine une grande tragédie du pardon ? Comment accorder ensemble ces thèmes du silence, du secret et du pardon ? Dans le troisième mouvement, après un énigmatique paragraphe qui voit passer furtivement les silhouettes d’Agar et d’Ismaël dans la songerie pensive d’Abraham, celui-ci implore Dieu. Se jetant à terre, il demande pardon à Dieu : non pour lui avoir désobéi, mais exsangue de la foi ; alors qu’Abraham n’est pas, il ne doit pas, il ne peut pas être un « fantôme, un personnage de parade sur la place » (p. 144). « Abraham ne peut parler », Kierkegaard le répète souvent, en insistant sur cet impossible ou cet im-pouvoir, sur le « il ne peut pas » avant tout « il ne veut pas » ; car il est comme passif dans sa décision de ne pas parler (p. 198, 199, 201 et passirn), dans un silence qui n’est plus le silence esthétique. Car toute la différence qui compte ici, c’est la diffé­ rence entre le secret paradoxal d’Abraham et le secret de ce qui doit être caché dans l’ordre esthétique et qui doit être au contraire dévoilé dans l’ordre éthique. L’esthétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le récompense ; l’éthique, elle, requiert la manifestation au contraire ; l’esthétique cultive le secret, l’éthique le punit. Or le paradoxe de la foi n’est ni esthétique (le désir de cacher) ni éthique (l’interdiction de cacher) (cfi p. 217 sq). Ce paradoxe de la foi va pousser Abraham dans la scène tout aussi paradoxale du pardon. Kierkegaard nous en donne à la fois la fiction et la vérité, la fiction vraie que reste peut-être toute scène de pardon.

pour lui avoir obéi au contraire. Et pour lui avoir obéi au moment où il lui donnait un ordre impossible, doublement impossible : impossible à la fois parce qu’il lui demandait le pire et parce que Dieu, selon un mouvement sur lequel nous aurons à revenir nous-mêmes, reviendra sur son ordre, l’in­ terrompra et le rétractera, en quelque sorte - comme s’il avait été pris de regret, de remords ou de repentir. Car le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, à la différence du Dieu des philosophes et de l’onto-théologie, c’est un Dieu qui se rétracte. Mais il ne faut pas se hâter de donner des noms plus tardifs au re-trait de cette rétractation d’avant le repen­ tir, le regret, le remords. À suivre ce troisième mouvement, au début de Crainte et tremblement, Abraham demande ainsi pardon pour avoir été disposé au pire sacrifice en vue d’accomplir son devoir envers Dieu. Il demande pardon à Dieu pour avoir accepté de faire ce que Dieu lui-même lui avait ordonné. Pardon, mon Dieu, de t’avoir écouté, lui dit-il en somme. Il y a là un paradoxe que nous ne devrions pas cesser de méditer. Il révèle en particulier une double loi secrète, une double contrainte inhérente à la vocation du pardon. Elle ne se montre jamais comme telle mais elle laisse toujours entendre : je ne te demande pas pardon pour t’avoir trahi(e), blessé(e), pour t’avoir fait mal, pour t’avoir menti, pour avoir parjuré, je ne te demande pas pardon pour un méfait, je te demande par­ don au contraire pour t’avoir écouté(e), trop fidèlement, par trop de fidélité à la foi jurée, et de t’avoir aimé(e), de t’avoir préféré(e), de t’avoir élu(e) ou de m ’être laissé(e) élire par toi, de t’avoir répondu, d’avoir dit « me voici » - et dès lors de t’avoir sacrifié l’autre, mon autre autre, mon autre autre en tant qu’autre préférence absolue, le mien, les miens, le

meilleur de ce qui est le mien, le meilleur des miens, ici Isaac. Isaac ne représente pas seulement celui qu’Abraham aime le plus chez les siens, c’est aussi la promesse même, l’enfant de la promesse h C’est cette promesse même qu’il a failli sacrifier, et voilà pourquoi il demande encore pardon à Dieu, pardon pour le pire : d’avoir accepté de mettre fin à l’avenir, et donc à tout ce qui donne sa respiration à la foi, à la foi jurée, à la fidélité de toute alliance. Comme si Abra­ ham, parlant en son for intérieur, disait à Dieu : pardon d’avoir préféré le secret qui me lie à toi plutôt que le secret qui me lie à l’autre autre, à tout autre car un amour secret me lie à l’un comme à l’autre, comme au mien. Cette loi réinscrit l’impardonnable, et la faute même, au cœur du pardon demandé ou accordé, comme si l’on avait toujours à se faire pardonner le pardon même, des deux côtés de son adresse ; et comme si toujours le parjure était plus vieux et plus résistant que ce qu’il faut se faire pardonner comme une faute, comme tel ou tel parjure, mais ce qui déjà, la ventriloquant, prête sa voix et donne son mouvement à la fidélité de la foi jurée. Loin d’y mettre fin, de la dis­ soudre et de l’absoudre, le pardon alors ne peut que prolon­ ger la faute, il ne peut, lui donnant la survie d’une inter­ minable agonie, qu’importer en lui cette contradiction de soi, cette invivable contestation de soi-même, et de l’ipséité du soi lui-même. Voici alors ce troisième mouvement : « Le soir était paisible quand Abraham, sur son âne, s’en alla seul à Morija ; il se jeta le visage contre terre ; il demanda pardon à Dieu de son péché [autrement dit, Abraham ne demande pas pardon à1

168

169

1. S0ren Kierkegaard, Œuvres complètes, op. cit., p. 116-117.

Isaac mais à Dieu ; un peu comme l’Épiscopat français ne demande pas pardon aux Juifs mais à Dieu, tout en prenant la communauté juive à témoin, selon ses propres termes, du pardon demandé à Dieu. Ici, Abraham ne prend même pas Isaac à témoin du pardon qu’il demande, lui, Abraham, à Dieu pour avoir voulu mettre Isaac à mort], pardon d’avoir voulu sacrifier Isaac, pardon d ’avoir oublié son devoir pater­ nel envers son fils. Il reprit plus souvent son chemin solitaire, mais il ne trouva pas le repos. Il ne pouvait concevoir que c’était un péché d’avoir voulu sacrifier à Dieu son bien le plus cher, pour lequel il eût lui-même donné sa vie bien des fois ; et si c’était un péché, s’il n’avait pas aimé Isaac à ce point, alors il ne pouvait comprendre que ce péché pût être pardonné ; car y a-t-il plus terrible péché ? » Dans cette fiction de type littéraire, Abraham juge luimême son péché impardonnable. Et c’est pourquoi il demande pardon. On ne demande jamais pardon que pour l’impardonnable. O n n ’a jamais à pardonner ce qui est par­ donnable, voilà l’aporie du pardon im-possible que nous méditons. Jugeant lui-même son péché impardonnable, condition pour demander pardon, Abraham ne sait pas si Dieu lui a pardonné ou lui aura pardonné. De toute façon, pardonné ou non, son péché sera resté ce qu’il fut, impar­ donnable. C ’est pourquoi la réponse de Dieu, au fond, n ’importe pas autant qu’on pourrait le croire ; elle n ’affecte pas en son essence la conscience infiniment coupable ou le repentir abyssal d’Abraham. Même si Dieu lui accorde pré­ sentement son pardon, même si on supposait encore, au conditionnel passé, qu’il le lui aurait accordé, ou au futur antérieur qu’il le lui aura accordé en suspendant son bras, en lui envoyant un ange et en lui permettant cette substi-

tution du bélier, cela ne change rien à l’essence impardon­ nable du péché. Abraham le ressent lui-même dans le secret de toute façon inaccessible de son for intérieur. Quoi qu’il en soit du pardon. Abraham reste au secret, et Dieu aussi, qui, dans ce mouvement, ne paraît pas et ne dit rien h De cette approche kierkegaardienne, je tiendrai compte mais ma lecture n’en dépendra pas pour l’essentiel. Ce qui paraît seulement devoir être rappelé ici, c’est une sorte d’axiome absolu. Lequel ? L’insistance résolue de Johannes de Silentio sur le silence d’Abraham répond à la logique, à la visée et à l’écriture très originales de Crainte et tremble­ ment, Lyrique dialectique. Bien entendu, je fais déjà allusion, pour des raisons qui se préciseront plus loin, à l’immense scène des fiançailles avec Régine et de la relation au père ; comme pour La Répétition de Constantin Constantius, publiée la même année sous un autre pseudonyme, il s’agit chaque fois d’une sorte de Lettre au Père avant la lettre - avant celle de Kafka - signée par un fils qui publie sous pseudonyme. Ma propre insistance sur le secret correspond à une autre décision de lecture que je vais tenter de justifier. Néanmoins, avant toutes ces décisions, un factum demeure incontestable, qui fonde l’axiome absolu. Personne n ’oserait le récuser : le récit très bref de ce qu’on appelle « le sacrifice d’Isaac » ou « Is’hac aux liens » (Chouraqui) ne laisse aucun doute sur ce fa it : Abraham garde le silence, du moins quant à la vérité de ce qu’il s’apprête à faire. Pour ce qu’il en sait mais aussi bien pour ce qu’il n’en sait pas et finalement n ’en saura jamais. De l’appel et de l’ordre singuliers de Dieu, Abraham ne dit rien à personne. Ni à Sara, ni aux siens, ni

170

171

1. Saren Kierkegaard, Œuvres complètes, op. cit., p. 109.

aux hommes en général. Il ne livre son secret, il ne le divulgue dans aucun espace familial ou public, éthique ou politique. Il ne l’expose à rien de ce que Kierkegaard appelle la généralité. Tenu au secret, tenu dans le secret, gardé par le secret qu’il garde à travers toute cette expérience du par­ don demandé pour l’impardonnable demeuré impardon­ nable, Abraham prend la responsabilité d ’une décision. Mais d’une décision passive qui consiste à obéir et d ’une obéis­ sance qui est cela même qu’il a à se faire pardonner — et d’abord, si l’on suit Kierkegaard, par celui-là même à qui il aura obéi. Décision responsable d ’un secret double et doublement assigné. Premier secret : il ne doit pas dévoiler que Dieu l’a appelé et lui a demandé le plus haut sacrifice dans le tête-àtête d’une alliance absolue. Ce secret, il le connaît et le par­ tage. Second secret, mais archi-secret : la raison ou le sens de la demande sacrificielle. À cet égard, Abraham est tenu au secret tout simplement parce que ce secret reste secret pour lui. Il est alors tenu au secret non parce qu’il partage mais parce qu’il ne partage pas le secret de Dieu. Bien qu’il soit comme passivement tenu en fait à ce secret qu’il ignore, comme nous, il prend aussi la responsabilité passive et active, décisoire, de ne pas poser de question à Dieu, de ne pas se plaindre, comme Job, du pire qui semble le menacer à la demande de Dieu. O r cette demande, cette épreuve est au moins, dès lors, et voilà qui ne peut être une simple hypo­ thèse interprétative de ma part, l’épreuve qui consiste à voir jusqu’à quel point Abraham est capable de garder un secret, au moment du pire sacrifice, à la pointe extrême de l’épreuve du secret demandé : la mort donnée, de sa main, à ce qu’il

aime le plus au monde, à la promesse même, à son amour de l’avenir et à l’avenir de son amour.

172

173

2. L e P ère, le F ils et la L ittérature

Pour l’instant, laissons là Abraham. Revenons à cette prière énigmatique, « Pardon de ne pas vouloir dire... », sur laquelle, un jour, comme par hasard, un lecteur pourrait tomber. Le lecteur se cherche. Il se cherche en cherchant à déchif­ frer une phrase qui, fragmentaire ou non (les deux hypo­ thèses sont également vraisemblables) pourrait bien s’adresser aussi à lui. Car cette quasi-phrase, il aurait pu, au point où il en est de sa perplexité suspendue, se l’adresser lui-même à lui-même. De toute façon, elle s’adresse aussi à lui, elle, aussi à lui dès lors que, jusqu’à un certain point, il peut la lire ou l’entendre. Il ne peut pas exclure que cette quasiphrase, ce spectre de phrase qu’il répète et peut maintenant citer à l’infini, « Pardon de ne pas vouloir dire... », soit une feinte, une fiction, voire de la littérature. Cette phrase fait visiblement référence. C ’est une référence. Un lecteur fran­ cophone en comprend les mots et l’ordre syntaxique. Le mouvement de la référence y est irrécusable ou irréductible, mais rien ne permet d’arrêter, en vue d’une détermination pleine et assurée, l’origine et la fin de cette prière. Rien ne nous est dit de l’identité du signataire, du destinataire et du référent. L’absence de contexte pleinement déterminant pré­ dispose cette phrase au secret et à la fois, conjointement, selon la conjonction qui nous importe ici, à son devenirlittéraire : peut devenir une chose littéraire tout texte confié

à l’espace public, relativement lisible ou intelligible, mais dont le contenu, le sens, le référent, le signataire et le des­ tinataire ne sont pas des réalités pleinement déterminables, des réalités à la fois non-fictives ou pures de toute fiction, des réalités livrées, comme telles, par une intuition, à quelque jugement déterminant. Le lecteur alors sent venir la littérature par la voie secrète de ce secret, un secret à la fois gardé et exposé, jalousement scellé et ouvert comme une lettre volée. Il pressent la litté­ rature. Il ne peut pas exclure l’éventualité de sa propre para­ lysie hypnotisée devant ces mots : peut-être ne pourra-t-il jamais répondre à la question, ni même répondre de cette ruche de questions : qui dit quoi à qui, au juste ? qui semble demander pardon de ne pas... ? de ne pas vouloir dire, mais quoi ? qu’est-ce que ça veut dire ? Et pourquoi ce « pardon » au juste ? L’enquêteur se voit donc déjà dans une situation qui ne serait plus celle d’un interprète, d’un archéologue, d’un herméneute, d’un simple lecteur en somme avec tous les statuts qu’on peut reconnaître à celui-ci : exégète de textes sacrés, détective, archiviste, mécanicien de machine à traitement de texte, etc. Peut-être devient-il déjà, outre tout cela, une sorte de critique littéraire, voire de théoricien de la littérature, en tout cas un lecteur en proie à la littérature, vulnérable à la question qui tourmente tout corps et toute corporation lit­ téraires. Non seulement « qu’est-ce que la littérature ? », « Quelle est la fonction de la littérature ? » Mais « quel rap­ port peut-il y avoir entre la littérature et le sens ? entre la littérature et l’indécidabilité du secret ? » Tout est livré à l’avenir d’un « peut-être ». Car cette petite phrase semble devenir littéraire à détenir plus d’un secret, et Rembrandt, 1645. Haarlem. Abraham et Isaac. Genèse, XXII, 1-9.

175

d’un secret qui pourrait, peut-être, peut-être, n ’en être pas un, et n ’avoir rien de cet être caché dont parlait encore Crainte et tremblement : le secret de ce qu’elle signifie en général, et dont on ne sait rien, et le secret qu’elle semble avouer sans le dévoiler, dès lors qu’elle dit « Pardon de ne pas vouloir dire... » : Pardon de garder le secret, et le secret d’un secret, le secret d’un énigmatique « ne pas vouloir dire », d’un nepas-vouloir-dire-tel-ou-tel secret, d’un ne-pas-vouloir-direce-que-je-veux-dire - ou de ne pas vouloir dire du tout, point. Double secret, à la fois public et privé, manifeste dans le retrait, aussi phénoménal que nocturne. Secret de la littérature, littérature et secret auxquels semble alors s’ajouter, de façon encore peu intelligible mais sans doute non fortuite, une scène de pardon. « Pardon de ne pas vouloir dire. » Mais pourquoi « pardon » ? Pourquoi devrait-on demander pardon de « ne pas vouloir dire... » ? Le lecteur fabuleux, le lecteur de cette fable dont je me fais ici le porte-parole, il se demande s’il lit bien ce qu’il lit. Il cherche un sens à ce fragment qui n ’est peut-être même pas un fragment ou un aphorisme. C ’est peut-être une phrase entière qui ne veut même pas être sentencieuse. Cette phrase, « Pardon de ne pas vouloir dire », se tient simple­ ment en l’air. Même si elle est inscrite dans la dureté d’une pierre, fixée blanc sur noir au tableau ou confiée noir sur blanc à la surface immobile d’un papier, saisie sur l’écran lumineux (mais d’apparence plus aérienne ou liquide) d’un ordinateur qui ronfle légèrement, cette phrase reste « en l’air ». Et c’est de rester en l’air qu’elle garde son secret, le secret d’un secret qui n’en est peut-être pas un, et qui, de ce fait, annonce la littérature. La littérature ? À tout le moins ce que, depuis quelques siècles, nous appelons la littérature.

ce qui s’appelle la littérature, en Europe, mais dans une tra­ dition qui ne peut pas ne pas hériter de la Bible, y puisant son sens du pardon mais lui demandant à la fois pardon de la trahir. C ’est pourquoi j’inscris ici la question du secret comme secret de la littérature sous le signe apparemment improbable d’une origine abrahamique. Comme si l’essence de la littérature, stricto sensu, au sens que ce mot d’Occident garde en Occident, n ’était pas d’ascendance essentiellement grecque mais abrahamique. Comme si elle vivait de la mémoire de ce pardon impossible dont l’impossibilité n ’est pas la même des deux côtés de la frontière supposée entre la culture abrahamique et la culture grecque. Des deux côtés, on ne connaît pas le pardon, si je puis dire, on le connaît comme l ’im-possible, mais l’expérience de cette impossibilité, c’est du moins mon hypothèse, s’y annonce comme diffé­ rente. Intraduisiblement différente, sans doute, mais c’est la traduction de cette différence que nous tenterons peut-être ici, plus tard. Le secret peut-être sans secret de cette phrase qui se tient en l’air, avant ou après une chute, selon le temps de cette chute possible, ce serait une sorte de météorite. Cette phrase paraît aussi phénoménale qu’un météorite ou une météorite (ce mot a deux sexes). Phénoménale, cette phrase paraît l’être, car d’abord elle paraît. Elle apparaît, cela est clair, c’est même l’hypothèse ou la certitude de principe. Elle se manifeste, elle paraît mais « en l’air », venue on ne sait d’où, de façon apparemment contingente. Contingente météorite au moment de toucher un sol (car une contingence dit aussi, selon l’étymologie, le toucher, le tact ou le contact) mais sans assurer de lecture pertinente (car la pertinence dit aussi, selon l’étymologie, le toucher, le tact ou le contact).

176

177

Restant en l’air, elle appartient à l’air, à l’être-en-l’air. Elle a sa demeure dans l’atmosphère que nous respirons, elle demeure suspendue en l’air même quand elle touche. Là même où elle touche. C ’est pourquoi je la dis météorique. Elle se tient encore suspendue, peut-être au-dessus d’une tête, par exemple celle d ’Isaac au moment où Abraham lève son couteau au-dessus de lui, quand il ne sait pas plus que nous ce qui va se passer, pourquoi Dieu lui a demandé en secret ce qu’il lui a demandé, et pourquoi il va peut-être le laisser faire ou l’empêcher de faire ce qu’il lui a demandé de faire sans lui en donner la moindre raison : secret absolu, secret à garder en partage quant à un secret qu’on ne partage pas. Dissymétrie absolue. Autre exemple, tout près de nous, mais est-ce un autre exemple ? Je pense à tel moment inouï à la fin de la Lettre au père de Kafka. Cette lettre ne se tient ni dans la littérature ni hors littérature. Elle tient peut-être de la littérature mais elle ne se contient pas dans la littérature. Dans les dernières pages de cette lettre, Kafka s’adresse à lui-même, fictivement, plus fictivement que jamais, la lettre qu’il pense que son père aurait voulu, aurait dû, en tout cas aurait pu lui adresser en réponse. « Tu pourrais répondre », « Tu aurais pu répondre » (Du kônntest... antworten), dit le fils, ce qui résonne aussi comme une plainte ou un contre-grief : tu ne me parles pas, en fait tu ne m ’as jamais répondu et ne le feras jamais, tu pourrais répondre, tu aurais pu répondre, tu aurais dû répondre. Tu es resté secret, un secret pour moi. Cette lettre fictive du père, incluse dans la lettre semifictive du fils, multiplie les griefs. Le père (fictif) reproche à son fils (qui se le reproche donc à lui-même) non seulement son parasitisme mais à la fois de l’accuser, lui, le père, et de

lui pardonner et par là de l’innocenter. Ce père spectral, Franz Kafka ne le voit pas plus, en lui écrivant, en s’écrivant à lui-même par la plume fictive de son père, qu’Isaac ne voit venir et ne comprend Abraham, qui lui-même ne voit pas Dieu, ne voyant pas venir Dieu ni où Dieu veut en venir au moment de tous ces mots. Que dit ce père spectral à Franz Kafka, à ce fils qui le fait ainsi parler, en ventriloque, à la fin de sa Lettre au père, lui prêtant sa voix ou lui donnant la parole mais aussi lui dictant sa parole, lui faisant écrire, en réponse à la sienne, une lettre à son fils, dans une sorte de fiction dans la fiction ? (Théâtre dans le théâtre, « the play’s the thing». Nous épelons ainsi, dans cette scène du secret, du pardon et de la littérature, la filiation des filiations impossibles : celle de Isaac que son père fut prêt à tuer, celle de Ffamlet - qui refuse le nom de fils proposé par le roi, son beau-père, l’époux de sa mère, son father in law, son père selon la loi [« A little more than kin, and less than kind », répond-il en aparté quand le roi l’appelle « my son », acte I, sc. Il], celle de Kierkegaard qui eut tant de mal avec le nom et la paternité de son père, celle de Kafka enfin dont la littérature n’instruit en somme, d’un génitif l’autre, que le procès de son père. La littérature commen­ cerait là où on ne sait plus qui écrit et qui signe le récit de l’appel, et du « Me voici ! », entre le Père et le Fils absolus). Que dit donc le Père par la plume du Fils qui reste maître des guillemets ? Sélectionnons ses arguments dans un réqui­ sitoire dont le motif dominant reste l ’impossibilité du mariage, pour Kafka, en raison d’une identification spéculaire au père, d’une projection identificatoire à la fois iné­ vitable et impossible. Comme dans la famille d’Abraham, comme dans Hamlet, comme dans ce qui lie La Répétition à

178

179

Crainte et tremblement au bord du mariage impossible avec Régine, la question de fond est celle du mariage, plus pré­ cisément le secret du « prendre femme ». Me marier, c’est faire et être comme toi, être fort, respectable, normal, etc. O r je le dois et c’est à la fois interdit, je le dois et donc je ne le peux pas ; voilà la folie du mariage, de la normalité éthique, aurait dit Kierkegaard 1 : ...le mariage est l’acte le plus grand, celui qui garantit l’indépendance la plus respectable, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement lié à toi. Il y a quelque chose de fou à vouloir sortir de là, et chacune de mes tentatives est presque punie de folie (Hier hinauskommen zu wollen, bat deshalb etwas von Wahnsinn, und jeder Versucb wird fast damit gestraft) [...] j’avoue qu’un fils comme moi, un fils muet, apathique, sec, dégénéré (déchu, verfallener Sohn) me serait insupportable, il est probable que, à défaut d’une autre possibilité, je le fuirais, j’émigrerais, comme tu as voulu le faire un jour à cause de mon mariage [nous sommes déjà, 1. On pourrait en suivre longuement la piste chez Kierkegaard. Je n’en retiens ici que ce signe : l’interprétation du geste « incompréhen­ sible » d’Abraham (Kierkegaard insiste sur cette nécessaire incompréhen­ sibilité, pour lui, du comportement d’Abraham) passe en particulier par le silence d’Abraham, par le secret gardé, fût-ce à l’endroit des siens, en particulier de Sara. Cela suppose une sorte de rupture du mariage dans l’instance hétéronomique, à l’instant de l’obéissance à l’ordre divin et à l’alliance absolument singulière avec Dieu. On ne peut pas se marier si on reste fidèle à ce Dieu. On ne peut pas se marier devant Dieu. Or toute la scène de la lettre au père, et surtout, en elle, la lettre fictive du père (littérature dans la littérature) est inscrite dans une méditation sur l’impossibilité du mariage, comme si là se tenait le secret de la littérature même, de la vocation littéraire : écrire ou se marier, voilà l’alternative, mais aussi écrire pour ne pas devenir fou en se mariant. À moins qu’on ne se marie pour ne pas devenir fou en écrivant. Fou d’écrire.

180

toujours, dans l’adresse spéculaire qui va bientôt devenir spéculaire du point de vue du père, cette fois, à qui Franz va feindre de donner la parole]. Ceci, donc, peut également jouer un rôle dans mon incapacité à me marier (bei meiner Heiratsunfdhigkeit). [...] Mais l’obstacle essentiel à mon mariage, c’est la conviction, maintenant indéracinable, que pour pourvoir à la subsistance d’une famille et combien plus encore pour en être vraiment le chef, il faut avoir toutes ces qualités que j’ai reconnues en toi, bonnes et mauvaises prises ensemble [...] Va donc te marier sans devenir fou ! (Und jetzt heirate, obne wahnsinnig zu werden !). Si tu avais un jugement d’ensemble sur ce qui, à mon sens, explique la peur que j’ai devant toi, tu pourrais me répondre (Du kônntest... antworten) : « [...] Tu te décharges de toute faute et de toute responsabilité (Zuerst lehnst auch Du jede Schuld und Verantwortung von dir ab), en cela donc, notre procédé est le même [Kafka fait donc dire au père qu’ils agissent tous deux en miroir et font de même]. Mais tandis qu’ensuite, tout aussi franc en paroles qu’en pensée, je rejette entièrement la faute sur toi, tu tiens à montrer un surcroît d’« intelligence » et de « délicatesse » (« übergescheit » und « überzartlich »), en m’absolvant, moi, de toute faute (mich von jeder Schuld freisprechen). Bien entendu tu n’y parviens qu’en apparence (tu n’en veux d’ailleurs pas davan­ tage), et malgré toutes tes « phrases » [tes façons de parler, tes tournures, ta rhétorique, « Redensarten »\ sur ce que tu appelles façons d’être, tempérament, contradictions, détresse, il apparaît entre les lignes qu’en réalité j’ai été l’agresseur, alors que dans tout ce que tu as fait, tu n’as jamais agi que pour ta propre défense. Parvenu à ce point, tu aurais donc, grâce à ta duplicité (Unaufrichtigkeit) obtenu un assez beau résultat, puisque tu as démontré trois choses (Du hast dreierlei beiviesen) : premièrement que tu es innocent, deuxième­ ment que je suis coupable, et troisièmement que, par pure générosité, tu es prêt non seulement à me pardonner (bereit bist, nicht nur mir zu verzeiben), mais encore —ce qui est à

181

1. Franz Kafka, «Lettre au père», dans Carnets, Œuvres Complètes, t. VII, éd. et tr. M. Robert, Cercle du Livre Précieux, 1957, p. 208-210.

réduire au J ence dans tout pardon, et d’abord parce qu’elle s’attribue c*tpablement une souveraineté. Mais il ne semble pas possibl de ^ re ta*re ^a phrase inverse : « Pardonne-moi de te d e r n i e r pardon, c’est-à-dire de te faire d’abord, par identificatiL1 demandée, porter ma faute, et le poids de la faute d'ave*' a me Pardonner. » L’une des causes de cette aporie du j*.fdon, c est qu’on ne peut pardonner, demander ou accorde 3 e pardon sans identification spéculaire, sans par­ ler à la pla^ de h autre et par la voix de l’autre. Pardonner dans cette cdentification spéculaire, ce n’est pas pardonner, car ce n’estf?as pardonner à l’autre comme tel un mal comme tel. La fin d, cette lettr e au fils, moment fictif de la tout aussi fictive LetC? au P^re>nous ne la commenterons pas. Mais elle porte D bond d’elle-même, peut-être, l’essentiel de ce passage see*^ du secret à la littérature comme aporie du pardon. L’crcusation que le père fictif ne retirera jamais, le grief qu’il & symétrise ou ne spécularise jamais (par la voix fictive du f ^ ’ selon cette legalfiction qu’est, comme la pater­ nité selon oyce, la littérature), c’est l’accusation de parasi­ tisme. E lle 'ourt tout au long de la lettre, de la fiction et de la fiction d-115 la bedon. C ’est finalement l’écriture littéraire elle-même 3 ue Pde accuse de parasitisme. Parasitisme, voilà tout S a. quoi son fils a voué sa vie, tout ce à quoi il avoue avoi rm pardonnablement voué sa vie. Il a fait la faute d’écrire au 5 eu de travailler ; il s’est contenté d’écrire au lieu de se marï-f norrnalement. Tout ici, au nom du père, au nom du pCe et du fils se parlant au nom du père, au nom du fils se «Énonçant au nom du père, sans saint esprit (à moins quelLrttérature ne joue ici la Trinité), tout accuse le parasitisme et tout s’accuse de parasitisme. Le fils est un

182

183

la fois plus et moins - à prouver et à croire toi-même, à l’encontre de la vérité d’ailleurs, que je suis également innocent '. Extraordinaire spéculation. Spécularité sans fond. Le fils se parle. Il se parle au nom du père. Il fait dire au père, prenant sa place et sa voix, lui prêtant et donnant à la fois la parole : tu me prends pour l’agresseur mais je suis inno­ cent, tu t’attribues la souveraineté en me pardonnant, donc en te demandant pardon à ma place, puis en m ’accordant le pardon et, ce faisant, tu réussis le coup double, le coup triple, et de m’accuser, et de me pardonner et de m ’innocenter, pour finir par me croire innocent là où tu as tout fait pour m ’accuser, exigeant de surplus mon innocence, donc la tienne puisque tu t’identifies à moi. Mais voici ce que rap­ pelle le père, en vérité la loi du père parlant par la bouche du fils parlant par la bouche du père : si on ne peut pas pardonner sans identification au coupable, on ne peut pas non plus pardonner et innocenter à la fois. Pardonner, c’est consacrer le mal qu’on absout comme un mal inoubliable et impardonnable. En raison de la même identification spéculaire, on ne peut donc innocenter en pardonnant. On ne pardonne pas un innocent. Si en pardonnant, on innocente, on est aussi coupable de pardonner. Le pardon accordé est aussi fautif que le pardon demandé, il avoue la faute. Dès lors, on ne peut pardonner sans être coupable et donc sans avoir à demander pardon de pardonner. « Pardonne-moi de te pardonner », voilà une phrase qu’il est impossible de

parasite — comme littérature. Car l’accusée à laquelle il est donc demandé de demander pardon, c’est la littérature. La littérature est accusée de parasitisme ; elle est priée de demander pardon en avouant ce parasitisme, en se repentant de ce péché de parasitisme. Cela est vrai même de la lettre fictive dans la lettre fictive. Celle-ci se voit ainsi poursuivie en justice par la voix du père telle qu’elle se trouve prêtée, empruntée ou parasitée, écrite par le fils : « O u je me trompe fort, dit le fils-père, le père par la voix du fils ou le fils par la voix du père, ou tu utilises encore cette lettre comme telle pour vivre en parasite sur moi (Wenn ich nicht sehr irre, schmarotzest Du an mir auch noch mit diesem Brief als solchem). » Le réquisitoire du père (parlant au fils par la voix du fils qui se parle par la voix du père) avait longuement développé auparavant cet argument du parasitisme ou du vampirisme. Distinguant entre le combat chevaleresque et le combat de la vermine parasitique (den K am pf des Ungeziefers) qui suce le sang des autres, la voix du père s’élève contre un fils qui est non seulement « incapable de vivre » (Lebensuntüchtig) mais indifférent à cette incapacité, insensible à cette dépen­ dance hétéronomique, peu soucieux d’autonomie puisqu’il en fait porter la responsabilité (Verantwortung) au père. Sois donc autonome ! semble lui ordonner le père intraitable. Exemple, le mariage impossible dont il est question dans la lettre : le fils ne veut pas se marier, mais il accuse le père de lui interdire le mariage, à « cause de la “honte” » (Schandej qui rejaillirait sur mon nom », dit le père sous la plume du fils. C ’est donc au nom du nom du père, un nom transi, parasité, vampirisé par la quasi-littérature du fils, que cette incroyable scène s’écrit ainsi : comme scène impossible du

pardon impossible. Du mariage impossible. Mais le secret de cette lettre, comme nous l’avions suggéré à l’occasion de Todtnauberg de Celan, c’est que l’impossible, le pardon im­ possible, l’alliance ou le mariage im-possible ont peut-être eu lieu comme cette lettre même, dans la folie poétique de cet événement qu’on appelle La lettre au père. La littérature aura été météorique. Comme le secret. O n appelle météore un phénomène, cela même qui apparaît dans la brillance ou le phainesthdi d’une lumière, ce qui se produit dans l’atmosphère. Comme une sorte d ’arc-en-ciel. (Je n ’ai jamais trop cru à ce qu’on dit que veut dire l’arc-en-ciel, mais je n’ai pas pu être insensible, il y a moins de trois jours, à l’arc-en-ciel qui s’est déployé au-dessus de l’aéroport de Tel Aviv alors que je rentrais de la Palestine, d’abord, puis de Jérusalem, quelques instants avant que cette ville ne soit, de façon absolument exceptionnelle, comme cela n’arrive presque jamais à ce degré, ensevelie sous une neige quasi diluvienne et coupée du reste du monde.) Le secret du météorite : il devient lumineux à entrer, comme on dit, dans l’atmosphère, venu on ne sait d’où - mais en tout cas d ’un autre corps dont il se serait détaché. Puis ce qui est météo­ rique doit être bref, rapide, passager. Furtif, c’est-à-dire, dans son passage éclair, peut-être aussi coupable et clandestin qu’un voleur. Aussi bref que notre phrase encore suspendue (« Pardon de ne pas vouloir dire... »). Question de temps. A la limite d’un instant. La vie d’une météorite aura toujours été trop courte : le temps d ’un éclair, d’un coup de foudre, d’un arc-en-ciel. O n dit que l’éclair de la foudre ou l’arcen-ciel sont des météores. La pluie aussi. Il est facile de pen­ ser que Dieu, même le Dieu d’Abraham, nous parle météo­ riquement. Il descend sur mous à la verticale, comme la pluie,

184

185

comme un météore. À moins qu’il ne descende en suspen­ dant la descente, en interrompant le mouvement. Par exemple pour nous dire « Pardon de ne pas vouloir dire... ». Non que Dieu lui-même dise cela, ou se rétracte ainsi, mais c’est peut-être ce que veut dire pour nous « le nom de Dieu ». Un lecteur fabuleux se trouve ici représenté. Il est au tra­ vail. Il cherche donc à déchiffrer le sens de cette phrase, l’origine et la destination de ce message qui ne transporte rien. Ce message est pour l’instant secret mais il dit aussi qu’un secret sera gardé. Et un lecteur infini, le lecteur d’infini que je vois travailler se demande si ce secret quant au secret vl avoue pas quelque chose comme la littérature même. Mais alors pourquoi parler ici d’aveu et de pardon ? Pour­ quoi la littérature aurait-elle à être avouée ? à être avouée pour ce qu’elle ne montre pas ? Elle-même ? Pourquoi le pardon ? Pourquoi le pardon, même un pardon fictif, seraitil ici demandé ? Car il y a ce mot de « pardon » dans la météorite (« Pardon de ne pas vouloir dire... »). Et qu’est-ce que le pardon aurait à voir avec le secret à double fond de la littérature ? O n aurait tort de croire que le pardon, à lui supposer déjà la verticalité, se demande toujours de bas en haut — ou s’accorde toujours de haut en bas. De très haut en ici-bas. Si les scènes de repentance publique et les pardons demandés se multiplient aujourd’hui, si elles semblent innover parfois en descendant du sommet de l’État, de la tête ou du chef de l’État, parfois aussi des plus hautes autorités de l’Église, d’un pays ou d ’un État-nation (la France, la Pologne, l’Al­ lemagne, point encore le Vatican), la chose n ’est pas sans

1. Saint Augustin juge cet acte « mirabilius » dans La Cité de Dieu. Cf. Robert Dodaro, « Eloquent Lies, Just Wars and the Politics o f Persua­ sion : Reading Augustine’s City ofG odin a “Postmodem’ World”», Augustinian Studies 25 (1994) p. 92-93. 2. Genèse VIII, 21, 22, tr. E. Dhormes, p. 26-27.

186

187

précédent, même si elle reste rarissime dans le passé. Il y eut par exemple l’acte de repentance de l’Empereur Theodosius le Grand (sur l’ordre de saint Ambroise) h Plus d’une fois Dieu lui-même semble se repentir, et marquer du regret, ou du remords. Il semble se raviser, se reprocher d’avoir mal agi, se rétracter et s’engager à ne plus recommencer. Et son geste ressemble au moins à un pardon demandé, à une confes­ sion, à une tentative de réconciliation. Pour ne prendre que cet exemple parmi d’autres, est-ce que Iahvé ne revient pas sur une faute après le déluge ? Est-ce qu’il ne se reprend pas ? Est-ce qu’il ne se repent pas, comme s’il demandait pardon, regrettant en vérité le mal d’une malédiction qu’il avait prononcée, quand, devant l’holocauste sacrificiel que lui offre Noé, et sentant monter vers lui le parfum agréable et apaisant des victimes animales, il renonce au mal déjà fait, à la malédiction antérieure ? Il s’écrie en effet : Je ne recommencerai plus à maudire le sol à cause de l’homme, car l’objet du cœur de l’homme est le mal, dès sa jeunesse, et je ne recommencerai plus à frapper tout vivant comme je l’ai fait : Tous les jours que la terre durera, Semailles et moisson, froid et chaud, Été et hiver, jour et nuit Point ne cesseront 2. 1

Dans une autre traduction, il faut souligner encore le mot de malédiction, le mot pour maudire qui sera bientôt suivi du mot de bénédiction. Car suivez Dieu. Que fait-il ? Que dit-il ? Après avoir confessé une malédiction passée, qu’il s’engage à ne plus répéter, après avoir en somme demandé secrètement pardon, en son for intérieur, comme pour se parler à lui-même, Iahvé va prononcer une bénédiction. La bénédiction sera une promesse, donc la foi jurée d ’une alliance. Alliance non seulement avec l’homme mais avec tout animal, avec tout vivant, promesse qu’on oublie chaque fois qu’on tue ou maltraite aujourd’hui un animal. Que la promesse ou la foi jurée de cette alliance ait pris la forme d’un arc-en-ciel, c’est-à-dire d’une météorite, voilà ce que nous devrions encore méditer, toujours sur la trace du secret, comme de ce qui allie l’expérience du secret à celle du météore. Je n ’ajouterai pas à m audire encore la glèbe à cause du glébeux [Adam] : Oui, la form ation du cœ ur du glébeux est un mal dès sa jeunesse. Je n ’ajouterai pas encore à frapper tout vivant, com m e je l’ai fait. Tous les jours de la terre encore, semence et moisson, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit ne chôm eront pas h

Dieu s’engage donc à ne plus refaire ce qu’il a fait. Ce qu’il a fait aura été le mal d’un méfait, un mal à ne plus1 1. Genèse VIII, 21, 22, tr. Chouraqui, p. 30.

188

refaire, et donc à se faire pardonner, fut-ce par lui-même. Mais se pardonne-t-on jamais à soi-même ? Immense question. Car si Dieu demandait pardon, à qui le demanderait-il ? Qui peut lui pardonner quelque chose, un méfait (question « quoi ») ? ou le pardonner, lui-même (question « qui »), pour avoir péché ? Qui pourrait lui par­ donner ou le pardonner, sinon lui-même ? Peut-on jamais demander pardon à soi-même ? Mais pourrais-je jamais demander pardon à quelqu’un d’autre, dès lors que je dois, semble-t-il, nous dit-on, m ’identifier assez à l’autre, à la vic­ time, pour lui demander pardon en sachant de quoi je parle, en sachant, pour l’éprouver à mon tour, à sa place, le mal que je lui ai fait ? le mal que je continue à lui faire, au moment même de demander pardon, c’est-à-dire au moment de trahir encore, de prolonger ce parjure en lequel aura déjà consisté la foi jurée, son infidélité même ? Cette question de la demande, cette prière du pardon demandé cherche son lieu introuvable, au bord de la littérature, dans le rempla­ cement de ce « à la place de » que nous avons reconnu dans la lettre du fils au père comme lettre du père au fils, du fils au fils comme du père au père. Peut-on demander pardon à quelqu’un d’autre que soimême ? Peut-on se demander pardon à soi ? Deux questions également impossibles, et c’est la question de Dieu (question du « qui »), du nom de Dieu, de ce que voudrait dire le nom de Dieu (question du « quoi »), la ques­ tion du pardon, nous en avions parlé, se divisant entre le « qui » et le « quoi ». Mais discréditant et ruinant d’avance aussi la distinction, ce partage impossible entre le « qui » et le « quoi ».

189

Deux questions auxquelles on est toujours tenu de répondre oui et non, ni oui ni non.

Est-ce que cela se pardonne ? Si on parle français, et si, sans autre contexte, on se demande ce que veut dire « se pardonner », et si c’est pos­ sible, on retient alors dans l’équivoque de cette grammaire, dans la locution « se pardonner », une double ou triple pos­ sibilité. D ’abord, mais tenons une telle éventualité pour accessoire, il y aurait cette passivité impersonnelle de la tour­ nure qui fait dire : « cette faute se pardonne » pour signifier « on la pardonne », « elle est pardonnée », « on peut la par­ donner » (it is forgiven, it is forgivable). Intéressons-nous davantage aux deux autres possibilités, à la réciprocité entre l’un et l’autre et/ou à la réflexivité de soi à soi : le « se par­ donner l’un l’autre » et/ou le « se pardonner soi-même ». Possibilité et/ou impossibilité qui sont marquées par deux syntaxes qui restent toutes deux, chacune à sa manière, identificatoires et spéculaires. Il s’agit là de ce qu’on pourrait appeler, en déplaçant un peu l’expression, une grammaire spéculative du pardon. Que fut, en son trajet destinai, la lettre du père inscrite dans la lettre au père, de Kafka ? dans la lettre du père de Kafka au fils et signataire de la lettre au père de Kafka, à travers tous les génitifs et toutes les signatures de cette généa­ logie pardonnante ? Irrécusablement, cette lettre du père au

fils fut aussi une lettre du fils au père et du fils au fils, une lettre à soi dont l’enjeu restait celui d’un pardon à l’autre qui fût un pardon à soi. Fictive, littéraire, secrète mais non nécessairement privée, elle resta, sans rester, entre le fils et lui-même. Mais scellée dans le for intérieur, dans le secret, dans le secrétaire en tout cas, d’un fils qui s’écrit pour échan­ ger sans échanger ce pardon abyssal avec celui qui est son père (qui devient en vérité son père et porte ce nom depuis cette incroyable scène du pardon), cette lettre secrète ne devient littérature, dans la littéralité de sa lettre, qu’à partir du moment où elle s’expose à devenir chose publique et publiable, archive à hériter, phénomène encore d’héritage - ou testament que Kafka n ’aura pas détruit. Car, comme dans le sacrifice d’Isaac qui fut sans témoin ou n ’eut de témoin survivant que le fils, à savoir un héritier élu qui aura vu le visage crispé de son père au moment où il levait le couteau sur lui, tout cela ne nous arrive que dans la trace laissée par l’héritage, une trace restée lisible autant qu’illi­ sible. Cette trace laissée, ce legs fut aussi, par calcul ou imprudence inconsciente, la chance ou le risque de devenir une parole testamentaire dans un corpus littéraire, devenant littéraire par cet abandon même. Cet abandon est aban­ donné lui-même à sa dérive par l’indécidabilité, et donc par le secret, par la destinerrance de l’origine et de la fin, de la destination et du destinataire, du sens et du référent de la référence demeurée référence dans son suspens même. Tout cela appartient à un corpus littéraire aussi indécidable que la signature du fils et/ou du père, aussi indécidable que les voix et les actes qui s’y échangent sans rien échanger (le « vrai » père de Kafka, pas plus qu’Abraham, n’a peut-être rien compris et rien reçu et rien entendu du fils ; il a peut-être

190

191

3. P lus qu ’U n

« Pardon de ne pas vouloir dire... »

été encore plus « bête » que toutes lesdites bêtes, l’âne et le bélier qui ont peut-être été les seules à penser et à voir ce qui arrive, ce qui leur arrive, les seules à savoir, dans leur corps, qui paie le prix quand les hommes se pardonnent, se pardonnent eux-mêmes ou entre eux ; je dis bien les hommes, et non les femmes ; la femme, dont nous verrons pourquoi et comment elle reste à « prendre » est visiblement absente, spectaculairement omise de ces scènes de pardon entre le père et le fils). Corpus aussi indécidable, donc, que l’échange sans échange d’un pardon nommé, demandé, accordé aussitôt que nommé, un pardon si originaire, a priori et automatique, si narcissique en somme qu’on se demande s’il a vraiment eu lieu, hors littérature. Car le père dit réel n’en a rien su. Un pardon littéraire ou fictif, est-ce un par­ don ? À moins que l’expérience la plus effective, l’endurance concrète du pardon demandé ou accordé, dès lors qu’elle aurait partie liée avec la postulation du secret, n ’ait sa des­ tinée gagée dans le don cryptique du poème, dans le corps de la crypte littéraire, comme nous le suggérions plus haut à propos de Todtnauberg, la scène du pardon entre Heideg­ ger et Celan. Le pardon, alors, ce serait le poème, le don du poème. Il n’a pas à être demandé. Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, il doit, pour l’essentiel, ne pas répondre à une demande. Dans le « se pardonner », dans la grammaire spéculative de La lettre au père, nous avions reconnu une scène de par­ don à la fois demandé et accordé - à soi-même. Cela semble à la fois requis et interdit, inévitable et impossible, nécessaire et insignifiant dans l’épreuve même du pardon, dans l’es­ sence ou le devenir-pardon du pardon. S’il y a un secret secret du pardon, c’est qu’il semble voué à la fois à rester

secret et à se manifester (comme secret), mais aussi à devenir, par là-même, par identification spéculaire, pardon à soi, par­ don de soi à soi, demandé et accordé entre soi et soi dans l’équivoque du « se pardonner », mais aussi bien annulé, privé de sens par cette réflexivité narcissique même*. D ’où le risque couru par sa nature relevée et relevante, par cette Aufhebung dont nous aurions le goût en citant une autre littérature qui assaisonne justement le code de l’idéalisme spéculatif avec le code du goût et de la cuisine, dans Le Marchand de Venise (« quand le pardon relève la justice », « ivhen mercy seasons justice »). On ne devrait demander par­ don qu’à l’autre, au tout autre, à l’autre infiniment et irré­ ductiblement autre, et on ne devrait pardonner qu’à l’autre infiniment autre —ce qui à la fois s’appelle et exclut « Dieu », autre nom du pardon à soi, du se-pardonner. Nous l’avions remarqué : après le déluge, il y eut la rétrac­ tation de Dieu (ne disons pas son repentir), ce mouvement de repli par lequel Dieu revient sur ce qu’il a fait. Alors il ne se retourne pas seulement vers le mal fait à l’homme, à savoir, précisément, à une créature que la malignité habite en son cœur, dès l’origine et de façon telle que le forfait de Dieu, le déluge, aurait déjà signifié une sanction, une réponse, la réplique d ’un châtiment correspondant au mal dans la chair de la créature, dans la créature comme chair. Ce mal dans le cœur de l’homme aurait déjà dû pousser celui-ci, d’ailleurs, à expier et à demander pardon : pardon contre pardon, comme on dit don contre don. La rétracta­ tion de Dieu, sa promesse de ne pas recommencer, de ne pas faire plus de mal, elle va bien au-delà de l’homme, seul accusé de malignité. Dieu se rétracte à l’égard de tout vivant. Il se rétracte devant lui-même, se parlant à lui-même, mais

192

193

au sujet de tout vivant et de l’animalité en général. Et l’al­ liance qu’il va bientôt promettre l’engage à l’égard de tout vivant. Nous ne pourrons pas nous enfoncer ici dans l’immense question (sémantique et exégétique) de la rétractation de Dieu, de son retour sur lui-même et sur sa création, de tous ces mouvements de réflexion et de mémoire qui le portent à revenir sur ce qu’il n’a pas bien fait, comme s’il était à la fois fini et infini (tradition qu’on pourrait suivre aussi chez Eckhart, Boehme, Hegel, etc.). Ces rentrées en soi, il ne faut pas se hâter de les traduire par « regret », « remords » ou « repentir » (bien que la tentation en soit forte et peut-être légitime). Considérons seulement le redoublement, la rétrac­ tation de rétractation, cette sorte de repentir de repentir qui enveloppe, en quelque sorte, l’alliance avec Noé, sa descen­ dance et les animaux. Entre deux retours sur soi de Dieu, entre deux rétractations, celle qui provoque et celle qui inter­ rompt le déluge, dans l’entre-temps de ces deux quasi-repen­ tirs de Dieu, Noé est, en quelque sorte, par deux fois par­ donné. À deux reprises, il trouve grâce. Comme si l’Alliance entre le père et le fils ne pouvait être scellée qu’à travers la répétition, le double re-venir, le re-venir sur soi de ce retrait ou de cette rétractation —de ce qu’il ne faut pas encore, j’y insiste, charger des apports qu’une psychologie, une théo­ logie ou une dogmatique à venir projetteront dans le regret, le remords ou le repentir. À moins que ces dernières notions ne dépendent, en leur fond sans fond, de ce retour sur soi de Dieu, de ce contrat avec soi dans lequel Dieu se contracte à revenir ainsi sur lui-même. Le contrat dissymétrique de l’Alliance semble alors supposer le double trait de ce re-trait

(Entzug, dirait-on en allemand), la ré-tractation redoublée de Dieu. Si les textes que nous allons lire semblent donc vouloir dire quelque chose (mais veulent-ils le dire ? ou nous demandent-ils pardon de ne pas vouloir dire ?), c’est peutêtre quelque chose qu’on devrait entendre avant même tout acte de foi, avant toute accréditation qui leur accorderait quelque statut que ce soit : parole révélée, mythe, production phantasmatique, symptôme, allégorie de savoir philoso­ phique, fiction poétique ou littéraire, etc. C ’est peut-être cette postulation minimale, cette définition nominale, qu’il faudrait alors articuler avec ce que nous appelions plus haut un « axiome absolu » : il appartient à ce qui est ici nommé Dieu, Iahvé, Adonaï, le tétragramme, etc., de pouvoir se rétracter, d’autres diraient « se repentir ». Appartient à ce « Dieu » le pouvoir de se rappeler, et de se rappeler que ce qu’il a fait n’était pas nécessairement bien fait, pas parfait, pas sans faute et sans défaut. Histoire de « Dieu ». D ’autre part, toujours à se contenter d’analyser la sémantique des mots et des concepts hérités, à savoir l’héritage même, il est difficile de penser une rétractation qui n’implique, au moins à l’état virtuel, dans le geste de l’aveu, un pardon demandé. Mais demandé par Dieu à qui ? Il n ’y a là que deux hypo­ thèses possibles, et elles valent pour tout pardon : celui-ci peut être demandé à l’autre ou à soi-même. Les deux pos­ sibilités restent irréductibles, certes, et pourtant elles reviennent au même. Si je demande le pardon à l’autre, à la victime de ma faute, donc, nécessairement, d’une trahison et de quelque parjure, c’est à l’autre auquel, par un mou­ vement de rétractation dont je m’affecte, m ’auto- et hétéroaffecte, je m’identifie au moins virtuellement. Le pardon se

194

195

Le premier moment de la rétractation divine survient quand, les hommes se multipliant à la surface de la terre, Dieu voit leur désir. O n ne dit pas qu’il en est jaloux mais qu’il voit les hommes désirer. Sa rétractation commence quand il voit le désir des hommes - et que la création de ce désir lui revient. Il s’aperçoit que les hommes s’aperçoivent que « les filles des hommes étaient belles ». « Ils prirent donc pour eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient élues h » Ils se les prennent, traduit Chouraqui, ces filles qui sont « bien ». Comme toujours, c’est le désir qui engendre la faute. Il est la faute. Il commande donc la logique du repentir et du pardon. Voyant que les hommes s’approprient les femmes, qu’ils prennent femmes (et comme dans La lettre au père, la scène du pardon, comme celle de la trahison et du parjure, tourne autour du « prendre femme »), Dieu dit (mais à qui ? Il se dit, donc) : « Mon esprit ne restera pas toujours dans l’homme, car il est encore chair. Ses jours seront de cent vingt ans. » (Dhormes). « Mon souffle ne durera pas dans le glébeux en pérennité. Dans leur égarement, il est chair : ses jours sont de cent vingt ans. » (Chouraqui.) Dieu alors « se repent », dit une traduction (celle de Dhormes qui note sans rire que les « anthropomorphismes abondent dans les récits des chapitres II, IV, Vl) ; il « regrette », dit une autre (celle de Chouraqui) pour rendre1

demande donc toujours, à travers la rétractation, à soi-même comme à un autre, à un autre soi-même. Dieu, ici, deman­ derait virtuellement pardon à sa création, à sa créature comme à lui-même pour la faute qu’il a commise en créant des hommes mauvais dans leur cœur — et d’abord, on va l’entendre, des hommes de désir, des hommes assujettis à la différence sexuelle, des hommes à femme, des hommes mus par le désir de prendre femme. En tout cas, avant qu’on lui reconnaisse aucun statut et aucune valeur, avant qu’on ait à y croire ou non, ce texte hérité donne à lire ceci : le pardon est une histoire de Dieu. Elle s’écrit ou s’adresse au nom de Dieu. Le pardon se passe comme une alliance entre Dieu et Dieu à travers l’homme. Il se passe à travers le corps de l’homme, à travers le travers de l’homme, à travers le mal ou le défaut de l’homme - qui n’est que son désir, et le lieu du pardon de Dieu, selon la généalogie, l’héritage, la filiation de ce double génitif. Dire que le pardon est une histoire de Dieu, une affaire entre Dieu et Dieu, au travers de qui nous nous trouvons, nous les hommes, ce n’est pas une raison ni une façon de s’en débarrasser. Du moins faut-il savoir que dès qu’on dit ou entend « pardon » (et par exemple « pardon de ne pas vouloir dire... »), eh bien, Dieu est de la partie. Plus précisément, le nom de Dieu est déjà murmuré. Réci­ proquement, dès qu’on dit « Dieu », chez nous, quelqu’un est en train de murmurer « pardon ». [Sans que le rapport de cette anecdote soit nécessaire avec ce que je suis en train d’avancer ici, je me rappelle qu’un jour Lévinas m’a dit, avec une sorte d’humour triste et de protestation ironique, dans les coulisses d ’une soutenance de thèse : « Aujourd’hui, quand on dit “Dieu”, il faudrait presque demander pardon ou s’excuser : “Dieu”, passez-moi l’expression... »]

1. Genèse VI, 1, 2, tr. Dhormes. Chouraqui: «E t c’est quand le glébeux commence à se multiplier/sur les faces de la glèbe, des filles leur sont enfantées./Les fils des Elohîm voient les filles du glébeux : oui, elles sont bien./Ils se prennent des femmes parmi toutes celles qu’ils ont choisies. »

196

197

un mot qui, semble-t-il, me dit-on à Jérusalem, voudrait dire quelque chose comme « il se console », il revient en arrière pour faire son deuil, en quelque sorte, en se consolant. Ce verbe ne serait pas sans rapport de ressemblance étymolo­ gique, comme souvent, avec le nom propre de Noah. Mais malgré la petite différence du « repentir » au « regret », les deux traductions que je vais citer s’accordent pour dire, selon la même expression, que Noé trouve « grâce » aux yeux de Iahvé. Ayant regretté ou s’étant repenti d’avoir fait le mal en créant un homme aussi malin, Dieu décide en effet d’exter­ miner la race humaine et de supprimer toute trace de vie sur la terre. Il étend ainsi l’anéantissement génocidaire à toutes les espèces de vivant, à toutes ses créatures, à l’excep­ tion gracieuse de Noah, des siens et d’un couple de chaque animal : Iahvé vit que la malice de l’hom m e sur la terre était grande et que tout l’objet des pensées de son cœ ur n ’était toujours que le mal. Iahvé se repentit d ’avoir fait l’hom m e sur la terre et il s’irrita en son cœur. Iahvé dit [mais à qui parle-t-il donc ? en secret ou tout haut ? N ’est-ce pas là l’origine de la littérature ?] : « Je supprimerai de la surface du sol les hom m es que j ’ai créés, depuis les hom m es jus­ qu’aux bestiaux, jusqu’aux reptiles et jusqu’aux oiseaux des cieux, car je me repens de les avoir faits. » Mais N oé trouva grâce aux yeux de Iahvé. Voici l’histoire de N oé h

Pour ce qui nous importe ici, je rappelle seulement, sans la lire tout entière, que la traduction de Chouraqui dit « regrette » et « j’ai regretté » au lieu de « se repentit » et « je1 1. Genèse VI, 5-8, tr. E. Dhormes.

198

me repens » —mais garde le même mot de « grâce » pour le sort fait à Noé. De quelque façon qu’on interprète la logique de cette scène, on hésite à jamais entre la justice et la perversion, aussi bien dans l’acte de lire que dans ce qui se donne à lire. La grâce que Noé trouve aux yeux de Iahvé, nous en connaissons la suite, a-t-on le droit de la traduire en « par­ don » ? Rien ne l’interdit, me semble-t-il. Dieu pardonne à Noé, seulement à lui, aux siens et à un couple d’animaux de chaque espèce. Mais en limitant de façon aussi terrible sa grâce, il châtie et détruit toute autre vie sur terre. O r il procède à ce pangénocide à peu près absolu pour châtier un mal et dans l’élan du regret pour un mal qu’il a en somme commis lui-même : avoir créé des hommes qui ont le mal au cœur. Comme s’il ne pardonnait pas les hommes et les vivants de sa propre faute, du mal qu’ils ont en eux, à savoir le désir, alors qu’il a commis, lui, la faute de le mettre en eux. Comme si en somme, du même coup, il ne se pardon­ nait pas lui-même le méfait, le mal fait de sa création, à savoir le désir de l’homme. Si on se demande encore comment et pourquoi, regrettant un méfait, un mal-fait dont il se console mal, il s’autorise aussi bien à gracier Noé et les siens qu’à châtier tous les autres vivants, alors tenons compte de deux attendus de cette sen­ tence. D ’une part, il est dit aussitôt après que Noé était un « juste ». S’il est ainsi gracié comme juste, et Dieu reconnaîtra en lui ce juste, c’est qu’en somme il est plus juste que Dieu lui-même, non pas du Dieu qui le reconnaît comme juste (il faut être juste pour cela) mais du Dieu qui a encore, lui, à regretter un mal dont il ne peut s’exempter ou qu’il a du mal à se pardonner. Comme si (je dis souvent « comme si » à des-

199

sein, comme si je ne voulais pas dire ce que je dis, et ce serait là l’entrée de la révélation en littérature), Dieu demandait par­ don à Noé ou devant Noé en lui accordant aussitôt après le pacte ou l’alliance. D ’autre part, en graciant aussi les couples d’animaux sur l’arche, en ne tuant pas la promesse de vie et de régénération, Dieu ne gracie pas seulement Noé, les siens et un couple de chaque espèce. En la justice de Noé, il gracie exemplairement une vie à venir, une vie dont il veut sauver l’avenir ou la re-naissance. L’Alliance passe par cette incroyable grâce dont il est vraiment difficile de savoir qui l’accorde à qui, au fond, au nom de qui et de quoi. Oui, au nom de qui et de quoi, ce châtiment, cette grâce et cette alliance ? En apparence, le mouvement va de Dieu à Noé et aux siens. Mais Dieu châtie et gracie pour se pardonner en se faisant pardonner, pour regretter le mal et se gracier luimême. Puis la grâce accordée à soi par la métonymie de Noé, au nom de Dieu au nom de Noé, voici qu’elle s’étend exem­ plairement, voire métonymiquement à toute vie, à toute la vie à venir, à re-venir. Juste avant le Déluge (V, 22), et après avoir regretté le mal dans la création, Dieu dit en effet à Noé : « J’établirai mon alliance avec toi... » (Dhormes), «Je lève mon pacte avec toi » (Chouraqui). Noé le juste est alors âgé de 600 ans. Au moment où il lui commandera de s’installer dans l’arche, Dieu lui dira « J’ai vu que tu étais juste devant moi », « Oui, j’ai vu, toi, un juste face à moi ». Le moment de l’Alliance se situe donc dans le grand abîme de ces quarante jours. Annoncé, promis au début du déluge, ce moment est répété, confirmé quand, alors que Noé fait monter des « holo­ caustes » (des « montées ») sur l’autel, Dieu annonce, sans regretter, certes, mais en promettant de ne plus recommencer, qu’il ne maudira plus la terre à cause de l’homme, dont le

200

cœur est mauvais, et qu’il ne frappera plus tout vivant. En bénissant Noé et ses fils, il confirme l’Alliance ou le Pacte mais aussi le pouvoir de l’homme sur tous les vivants, sur tous les animaux de la terre. Comme si l’alliance et le pardon abyssal allaient de pair avec cette souveraineté de l’homme sur les autres vivants. Souveraineté terrifiante, d’une terreur à la fois ressentie et imposée par l’homme, infligée aux autres vivants. Tout cela dans la spécularité d ’un Dieu qui a fait l’homme « à son image » (Dhormes), comme sa « réplique » (Chouraqui). Elohîm bénit Noé et ses fils. Il leur dit : « Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre ! La crainte et l’effroi que vous inspirerez s’imposeront à tous les animaux de la terre et à tous les oiseaux des deux. [Chouraqui : « Votre frémis­ sement, votre effarement seront sur tout vivant de la terre. » Dhormes devait d’ailleurs préciser en note : « La crainte et l’effroi que vous inspirerez, littéralement “votre crainte et votre effroi”. » Comme si la terreur ne pouvait être inspirée que pour être d’abord ressentie et partagée.] Tous ceux dont fourmille le sol et tous les poissons de la mer, il en sera livré à votre main. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l’herbe verte : je vous ai donné tout cela. Seulement vous ne mangerez point la chair avec son âme, c’est-à-dire son sang. Pour ce qui est de votre sang, je le réclamerai, comme vos âmes : je le réclamerai de la main de tout animal, je réclamerai l’âme de l’homme de la main de l’homme, de la main d’un chacun l’âme de son frère. Qui répand le sang de l’homme, son sang par l’homme sera répandu, car à l’image d’Elohîm, Elohîm a fait l’homme. Quant à vous, fructifiez et multipliez-vous, foisonnez sur la terre et ayez autorité sur elle '.1

1. Genèse IX, 1-17.

201

Promettant son Alliance avec l’homme et tous les vivants, Dieu alors s’engage à ne plus recommencer à faire mal. Il fera en sorte « qu’il n ’y ait plus de Déluge pour détruire la terre ». Mais pour éviter le méfait ou le forfait, il aura besoin d’un aide-mémoire, d ’un signe dans le monde, d’une mné­ motechnique qui ne sera plus seulement la spontanéité d’une mémoire vivante et auto-affective. Le signe en sera le météo­ rique arc-en-ciel : « L’arc sera dans le nuage et je le verrai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Elohîm et tout animal vivant en toute chair qui est sur la terre. » (« Je mémoriserai mon pacte », traduit Chouraqui.) Aussitôt après h il est rappelé que Cham vit la nudité de son père et le dit à ses frères. Est-ce un enchaînement for­ tuit ? La fable que nous ne cessons de raconter, l’ellipse du temps de toute l’histoire, c’est aussi la nudité du père. Après tant et tant de générations, quand cette alliance est renou­ velée avec Abraham, cela se passe encore entre deux temps, avant et après l’épreuve suprême. D ’abord, en un premier temps, Dieu annonce son alliance en ordonnant à Abraham d’être juste et parfait (XVII, 2), puis après ledit sacrifice d’Isaac, en un deuxième temps, il la confirme en jurant qu’il le bénira et multipliera sa semence (XXII, 16). Sautons d’un trait par-dessus tant de pardons ou de grâces, comme celle qu’Abraham demande pour les justes de Sodome (XVIII, 2233). Sautons d’un trait par-dessus tant de serments, par exemple la foi jurée dans l’alliance de Bersabée avec Abimelech, alliance qui se fait au nom de Dieu (XXI, 22-33),1 1. Genèse IX, 22.

202

juste avant l’épreuve du sacrifice d’Isaac. Revenons-en trop vite à ce que j’ai appelé en commençant l’axiome absolu. L’axiome nous oblige à poser ou à supposer une exigence de secret, un secret demandé par Dieu, par celui qui propose ou promet l’alliance. Un tel secret n ’a pas le sens d’une chose à cacher, comme semble le suggérer Kierkegaard. Dans l’épreuve à laquelle Dieu va soumettre Abraham, à travers l’ordre impossible (pour lequel l’un et l’autre ont en quelque sorte à se faire pardonner), à travers l’interruption du sacri­ fice qui ressemble encore à une grâce, à la récompense pour le secret gardé, la fidélité au secret implicitement demandé ne concerne pas essentiellement le contenu de quelque chose à cacher (l’ordre du sacrifice, etc.) mais la pure singularité du face-à-face avec Dieu, le secret de ce rapport absolu. C ’est un secret sans aucun contenu, aucun sens à cacher, aucun autre secret que la demande même du secret, à savoir l’ex­ clusivité absolue du rapport entre celui qui appelle et celui qui répond « Me voici » : la condition de l’appel et de la réponse, s’il y en a jamais, et qui soit pure. Il n ’y a dès lors plus rien de sacré au monde pour Abraham, puisqu’il est prêt à tout sacrifier. Cette épreuve serait ainsi une sorte de désacralisation absolue du monde. Comme il n ’y a pas non plus de contenu au secret même, on ne peut même pas dire que le secret à garder soit sacré, la seule sacralité qui reste. O n peut à la rigueur le dire « saint » (au sens de « séparé ») mais non sacré. (Si la littérature, la chose moderne qui porte légitimement ce nom, « désacralise » ou « sécularise » les Ecritures, l’Écriture sainte ou sacrée, elle répète alors, le met­ tant à nu et au monde, le rendant au monde, le sacrifice d’Isaac.) Comme si Dieu disait à Abraham : tu n ’en parleras à personne, non pas pour que personne ne sache (et en vérité,

203

ce n ’est pas une question de savoir) mais pour qu’il n’y ait pas de tiers entre nous, rien de ce que Kierkegaard appellera la généralité de l’éthique, du politique ou du juridique. Q u ’il n’y ait aucun tiers entre nous, aucune généralité, aucun savoir calculable, aucune délibération conditionnelle, aucune hypothèse, aucun impératif hypothétique, pour que l’alliance soit absolue et absolument singulière dans l’acte d ’élection. Tu t’engageras à ne t’en ouvrir à personne. (On dirait aujourd’hui : tu ne te confieras à personne, tu ne feras confiance à aucun membre de ta famille, tu ne t’en ouvriras ni aux tiens, ni aux proches, ni aux amis, fussent-ils les plus proches parmi les proches, tu ne laisseras rien soupçonner aux confidents absolus, ni à ton confesseur, et surtout pas à ton psychanalyste.) Si tu le faisais, tu trahirais, tu parjurerais, tu tromperais l’alliance absolue entre nous. Et tu seras fidèle, sois-le, à tout prix, dans le pire moment de la pire épreuve, même si tu dois pour cela mettre à mort ce qui t’est le plus cher au monde, ton fils, c’est-à-dire en vérité l’avenir même, la promesse de la promesse. Pour que cette demande ait le sens d ’une épreuve, il faut que la mise à mort d ’Isaac ne soit pas le véritable objet de l’injonction divine. Quel intérêt Dieu aurait-il d’ailleurs à la mort de cet enfant, fût-elle offerte en sacrifice ? Il ne l’aura jamais dit ni voulu le dire. La mise à mort d ’Isaac devient alors, éventualité plus mons­ trueuse encore, comme secondaire. En tout cas ce n’est plus la chose à cacher, le contenu d’un secret à sauver. Elle n’a aucun sens. Et tout sera suspendu à cette suspension du sens. L’injonction, l’ordre, la demande de Dieu, son impérieuse prière ne s’adressent, pour la mettre à l’épreuve d’un appel absolument singulier, qu’à l’endurance d ’Abraham. Il y va seulement de sa détermination, de son engagement passif-

et-actif à ne-pas-pouvoir-vouloir-dire, à garder un secret jusque dans les pires conditions, donc inconditionnellement. À entrer avec Dieu dans une alliance inconditionnellement singulière. Simplement pour répondre., de façon responsable, d ’une coresponsabilité engagée par l’appel. C’est l’épreuve de l’inconditionnalité dans l’amour, à savoir dans la foi jurée entre deux singularités absolues. Pour cela il faut que rien ne soit dit et que tout cela au fond, à la profondeur sans fond de ce fond, ne veuille rien dire. « Pardon de ne rien vouloir dire... » Il faudrait en somme que le secret à garder soit au fond sans objet, sans autre objet que l’alliance inconditionnellement singulière, l’amour fou entre Dieu, Abraham et ce qui descend de lui. Son fils et son nom. Avec ce qui descend de lui, pourtant, la singularité est scellée mais nécessairement trahie par l’héritage qui confirme, lit et traduit l’alliance. Par le testament lui-même. Q u’est-ce que la littérature aurait à faire avec le secret testamentaire de ce « pardon de ne pas vouloir dire... », avec l’héritage de cette promesse et cette trahison, avec le parjure qui hante ce serment ? Q u ’est-ce que la littérature aurait à voir avec un pardon pour le secret gardé qui pourrait être un « pardon de ne pas vouloir dire... » ? Autrement dit, en quoi la littérature descend-elle d’Abraham, à la fois pour en hériter et le trahir ? Et pour demander pardon du parjure ? « Pardon de ne pas vouloir dire... » La littérature est-elle ce pardon demandé pour la désacralisation, d’autres diraient religieusement la sécularisation d’une sainte révélation ? Un pardon demandé pour la trahison de l’origine sainte du par­ don même ?

204

205

Attendu que la littérature (au sens strict : comme institu­ tion occidentale moderne), implique en principe le droit de tout dire et de tout cacher, en quoi elle est inséparable d’une démocratie à venir ; attendu que la structure supposée fictive de toute oeuvre exonère le signataire quant à la responsabilité, devant la loi politique ou civique, du sens et du référent (de ce que veut dire et vise, exhibe ou encrypte le dedans de son texte qui peut donc toujours ne s’arrêter à poser aucun sens et aucun référent, ne rien vouloir dire), tout en aggravant d’autant, jusqu’à l’infini, sa responsabilité pour l’événement singulier que constitue chaque œuvre (responsabilité nulle et infinie, comme celle d’Abraham) ; attendu que les secrets ou effets de secrets encryptés dans un tel événement littéraire n ’ont pas à répondre ou à cor­ respondre à quelque sens ou réalité dans le monde et qu’ils en appellent à une suspension à cet égard (non pas à la suspension de la référence, mais à la suspension, à la mise entre parenthèses ou entre guillemets de la thèse du sens déterminé ou du référent réel, de leur arrêt ; d’où la vertu proprement phénoménologique, donc météorique, du phéno­ mène littéraire) ; attendu que la littérature est le lieu de tous ces secrets sans secret, de toutes ces cryptes sans profondeur, sans autre fond que l’abîme de l’appel ou de l’adresse, sans autre loi que la singularité de l’événement, Xoeuvre ;

Rembrandt, 1655. Haarlem. Le sacrifice d’Abraham. Genèse, XXII, 1-12. 206

attendu que ce droit littéraire à la fiction suppose une histoire qui institue une autorisation (le statut d ’un auteur irresponsable et hyperresponsable) à la décision performative de produire des événements qui, en tant qu’actes de langage, sont autant d ’adresses et de réponses ; attendu que l’avènement de ce droit implique l’alliance indissoluble entre une extrême autonomie (la liberté démo­ cratique de tous et de chacun, etc.) et une extrême hétéro­ nomie (ce droit est donné et peut être repris, il est limité à la frontière précaire du contrat qui délimite le littéraire à partir de critères externes : aucune phrase n’est littéraire en soi ni ne dévoile sa « littérarité » au cours d’une analyse interne ; elle ne devient littéraire, elle n ’acquiert sa fonction littéraire que selon le contexte et la convention, c’est-à-dire depuis des pouvoirs non littéraires) ; alors la littérature hérite, certes, d’une histoire sainte dont le moment abrahamique reste le secret essentiel (et qui niera que la littérature reste un reste de religion, un lien et un relais de sacro-sainteté dans une société sans Dieu ?), mais elle renie aussi cette histoire, cette appartenance, cet héritage. Elle renie cette filiation. Elle la trahit au double sens du mot : elle lui est infidèle, elle rompt avec elle au moment même d’en manifester la « vérité » et d’en dévoiler le secret. À savoir sa propre filiation : possible impossible. Cette « vérité » est à la condition d’un reniement dont la ligature d’Isaac impliquait déjà la possibilité. De cette double trahison la littérature ne peut que deman­ der pardon. Point de littérature qui ne demande, dès son 208

premier mot, pardon. Au commencement, il y eut le pardon. Pour rien. Pour ne rien vouloir dire. Nous nous interrompons ici au moment où Dieu jure. Suspendant lui-même le sacrifice, dépêchant son ange pour une deuxième adresse, il crie, il appelle Abraham et jure. Mais il ne jure que devant lui-même, il le dit, il l’avoue ou le revendique. Comment pourrait-il faire autrement ? Pour­ rait-il vouloir dire autre chose que cette tautologie qui ne veut rien dire ? A cet instant, mais depuis ce seul instant, l’autonomie et l’hétéronomie ne font plus qu’Un, oui, plus qu’Un. « L’Ange de Iahvé appela Abraham une deuxième fois du haut des cieux et dit : “Par moi-même j ’a i juré - oracle de Iahvé— que, puisque tu as fait cette chose et tu n ’as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et je multiplierai ta race comme les étoiles des cieux et comme le sable qui est sur le rivage de la mer, si bien que ta race occupera la Porte de ses ennemis” h » « Le messager de IhvH crie à Abraham/une deuxième fois des ciels./Il dit : l‘J e le jure par moi, harangue de IhvH :/oui, puisque tu as fait cette parole/ et que tu n ’as pas épargné ton fils, ton unique,/oui, je te bénirai, je te bénirai,/je mul­ tiplierai ta semence,/comme les étoiles des ciels, comme le sable, sur la lèvre de la mer :/ta semence héritera la porte de ses ennemis” 12. »

1. Genèse XXII, 15-17, tr. E. Dhormes. (Je souligne.) 2. Ibid., tr. A. Chouraqui. (Je souligne.)

Table

Donner la mort 1. Les secrets de la responsabilité européenne .............. 2. Au-delà : donner à prendre, apprendre à donner —la mort ........................................................................ 3. À qui donner (savoir ne pas savoir) ......................... 4. Tout autre est tout autre..........................................

15 56 79 114

La littérature au secret Une filiation impossible 1. L’épreuve du secret : pour l’Un comme pour l’Autre............................................................................. 2. Le Père, le Fils et la Littérature ............................... 3. Plus qu’U n .................................................................

163 173 190